La Bible : ce nom réveille le souvenir des plus saintes émotions qui aient fait battre le cœur humain ; il rappelle à la pensée toutes les hautes espérances qui relèvent l’existence terrestre de son assujettissement à la loi de la souffrance et de la mort et qui la rattachent à un ordre de choses parfait, objet de nos meilleures aspirations. On peut dire que ce livre est entre les livres ce que le Fils de l’homme a été parmi les hommes. C’est ce qu’exprime ce nom de « Bible » ou « le Livre », mot qui est proprement un pluriel grec (biblia : les livres) et que, le latin du moyen-âge a transformé en un singulier féminin, sans doute pour désigner cet ensemble d’écrits comme le livre par excellence, le moyen indispensable à chaque homme pour réaliser sa divine destination.
La Bible n’est pas à proprement parler un livre unique ; c’est un tout comprenant soixante-six écrits, composés durant les quinze siècles qui ont précédé la venue de Jésus-Christ et pendant le siècle qui l’a suivie, et, s’il est permis de hasarder ce chiffre, par une cinquantaine d’auteurs1 qui, sauf saint Luc, ont tous été d’origine juive. Les trente-neuf qui forment le premier recueil, appelé l’Ancien Testament, sont écrits presque entièrement en langue hébraïque ; les vingt-sept que comprend le second recueil, le Nouveau Testament, ont été composés en grec ; c’était la langue qui, depuis les conquêtes d’Alexandre-le-Grand, était devenue en quelque sorte la langue universelle. Le lien qui réunit en un tout ces soixante-six écrits est la pensée commune du règne de Dieu qui doit s’établir un jour au sein de l’humanité.
Dieu accomplit, en effet, une œuvre à l’égard des hommes, œuvre d’éducation et de rédemption, qui doit aboutir à la parfaite réalisation du Bien sur la terre. Mais cette œuvre ne peut s’accomplir sans le concours de l’homme. Êtres libres, nous devons nous y associer avec connaissance de cause, soit pour travailler à son accomplissement en nous-mêmes, soit pour la propager au sein de l’humanité. Pour l’un comme pour l’autre de ces buts, il est indispensable que nous connaissions et comprenions ce travail divin, et la Bible est le moyen permanent dont Dieu a voulu se servir pour procurer aux hommes cette connaissance. qu’il nous soit permis de développer en quelques mots cette pensée.
En créant l’homme à son image, Dieu s’est proposé, de donner l’existence à un être qu’il pût élever jusqu’à lui, associer à sa vie sainte et initier à ses pensées d’amour envers tous les êtres, afin de faire de lui l’organe de son activité et d’être un jour tout en lui. Aussi commença-t-il immédiatement à son égard un travail éducatif, dont l’acte le plus caractéristique fut un commandement propre à élever l’homme de la dépendance de ses instincts naturels à la pleine domination de lui-même, à la liberté morale.
Cette œuvre d’éducation ne cessa point lorsque, par sa désobéissance, l’homme rompit volontairement le lien spirituel qui l’unissait à Dieu ; mais elle changea de nature. Tout en travaillant à élever l’homme, Dieu dut s’occuper de son relèvement, d’éducative, son œuvre devint rédemptrice, libératrice. Par la faute qu’il avait commise, l’homme s’était attiré deux maux : il avait encouru la condamnation divine et il était tombé sous l’esclavage de ses penchants. Jésus l’a dit : « Celui qui fait le péché est esclave du péché ». Une fois ce principe d’opposition à la volonté divine, l’amour prépondérant du moi, introduit dans la nature humaine, il ne pouvait que produire ses fruits. Si donc la haute destination de l’homme devait se réaliser encore, une délivrance, était nécessaire, délivrance qui, d’un côté, devait être l’œuvre de Dieu, mais qui, de l’autre, ne pouvait s’accomplir chez l’homme sans son consentement et sa coopération. On comprend ainsi : 1° pourquoi le travail d’éducation dut devenir en même temps une œuvre de rédemption ; et 2° pourquoi cette rédemption dut nécessairement être accompagnée d’une œuvre de révélation. Si l’homme, comme être libre, devait concourir activement à sa propre délivrance, et par conséquent connaître le plan de Dieu. à son égard, il fallait que ce plan lui fût révélé ; car par lui-même il n’eût pu le découvrir ; il eût ignoré jusqu’à l’intention de Dieu de lui faire grâce et de le sauver. L’acte par lequel Dieu fait connaître à l’homme ses pensées envers lui, c’est la révélation.
Il y a une révélation primitive, universelle, permanente, celle que Dieu opère, dès le commencement, dans le cœur de l’homme par le moyen des œuvres de la nature qu’il a placées sous nos yeux comme un tableau toujours présent, où nous pouvons contempler et étudier ses admirables perfections, en particulier sa puissance, sa sagesse et sa bonté2. En face de ce spectacle, il suffit à l’homme, de ses sens, de son intelligence et de quelque réflexion pour entrevoir, à travers tant de causes agissantes et d’effets produits, tant de moyens appropriés à tant de buts bienfaisants, la cause première d’un tel univers, l’auteur intelligent et bon d’un pareil ouvrage.
À cette révélation s’en joignit, dès l’origine, une plus intime et plus éloquente encore, sans laquelle la révélation extérieure eût difficilement été comprise ; nous voulons parler de la voix solennelle qui proclame dans la conscience humaine la loi morale, la distinction du bien et du mal, l’obligation de choisir le premier et de rejeter le second. Cette voix, indépendante de notre volonté et de nos penchants, nous révèle Dieu comme l’être saint, comme le législateur qui prescrit le bien et condamne le mal, comme le juge qui punit l’un et récompense l’autre, comme l’être à l’œil duquel rien n’échappe. C’était cette révélation, que Dieu donne incessamment de sa présence et de sa volonté par le double moyen de la nature et de la conscience, que l’apôtre avait en vue quand il disait aux païens d’Asie-Mineure « Dieu ne s’est pas laissé sans témoignage3 ». C’est là le point de départ de tout sentiment religieux chez les hommes, le point d’appui de toute l’éducation par laquelle Dieu cherche à les élever à lui, le principe de l’idée plus ou moins confuse de l’être divin, qui a formé de tout temps et forme encore aujourd’hui le fond du paganisme même le plus dégradé.
Mais cette révélation primordiale, par laquelle Dieu manifeste incessamment à l’homme son existence et les traits fondamentaux de sa nature, ne nous fait pas connaître les plans de sa sagesse à notre égard. Par les beautés de la nature et la voix sainte de la conscience, nous pouvons bien pressentir la perfection de Dieu et l’excellence de sa volonté. Mais ces moyens naturels ne sauraient nous instruire des desseins précis de cette volonté et de ses vues envers nous. Pour que l’homme connaisse la position sublime à laquelle Dieu l’appelle, il faut une révélation d’une nature différente, à laquelle devait le préparer l’usage fidèle de la révélation première que nous venons de décrire.
Cette révélation supérieure est celle qui, comme nous le disions, ne saurait manquer d’accompagner l’œuvre de rédemption destinée à arracher l’homme à son état de dégradation et à le rendre de nouveau capable de réaliser sa sainte destination. Et comme c’est par Jésus-Christ que cette réhabilitation a été accomplie, c’est aussi en lui que nous avons reçu l’interprétation, de cette œuvre, la révélation parfaite. Jésus a dit à ses apôtres : « Je ne vous appelle pas serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que son maître fait ; mais je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai entendu de mon Père4 ». Que s’il manque encore quelque chose à cette communication céleste, il promet d’y suppléer par l’envoi de l’Esprit de vérité qui dira aux apôtres « tout ce qu’il aura entendu du Père5 ». Et maintenant, connaissant les plans de l’amour divin en sa faveur, l’homme peut s’associer librement et activement à leur réalisation envers lui-même et envers le monde.
Entre la révélation primitive et cette dernière révélation, se place une série de révélations intermédiaires, qui ont accompagné et secondé le travail éducatif que Dieu n’a pas cessé d’accomplir depuis la chute de l’homme jusqu’à la venue de Jésus-Christ. Nous ne parlerons pas ici des communications divines dont l’Écriture fait mention antérieurement à celles qui ont fondé et maintenu l’existence du peuple d’Israël. Nous nous arrêtons spécialement à ces dernières, qui forment la révélation israélite proprement dite. Elle a été le trait d’union entre la révélation primitive et la révélation finale. Elle a servi à conserver la lumière de la première prête à s’éteindre, et à préparer la dernière, comme l’aurore prélude à l’apparition du soleil ; c’est celle qui nous intéresse plus particulièrement ici, puisque nous allons nous occuper spécialement de l’Ancien Testament.
Quand Dieu appela Abraham à émigrer de la Mésopotamie pour aller habiter une contrée plus occidentale, le pays de Canaan, sa patrie était déjà envahie par l’idolâtrie. Ce n’est pas seulement l’Écriture qui nous l’apprend ; les nouvelles découvertes qui ont fait connaître la contrée et même la ville où habitait primitivement Abraham, ont fourni les preuves incontestables du paganisme effréné qui y régnait. Le monothéisme, la croyance au vrai Dieu, au Dieu unique et saint, cette foi primitive de l’humanité, dont la conservation était la condition indispensable de la rédemption future, n’avait plus qu’un petit nombre de représentants, qu’un seul peut-être, Abraham lui-même. L’isoler de son milieu naturel, le transporter au loin chez des peuples avec lesquels il n’avait rien de commun, afin de fonder par son moyen un peuple nouveau, ce fut là le premier acte de l’œuvre rédemptrice, le commencement décisif de l’histoire du salut. Par là, Dieu se forma l’instrument qui devait lui servir d’organe auprès de toutes les autres familles de la terre6, pour leur transmettre la bénédiction par laquelle il répondait à la foi et à l’obéissance d’Abraham. Dès le commencement, Dieu dirigea le développement de la famille d’Abraham, il maintint chez elle le flambeau de sa connaissance qui s’éteignait partout ailleurs. Plus tard, il la tira de nouveau du milieu dans lequel il l’avait transplantée et où elle menaçait de se corrompre, et la transporta, pour des siècles, de Canaan en Égypte. Puis, l’arrachant brusquement de ce dernier pays, il l’emmena au désert, où il pourvut à sa conservation. Par la loi qu’il lui donna, il en fit un peuple complètement séparé de tous les autres et qu’en même temps il sanctifia pour son service par le culte qu’il institua dans son sein.
Or, chacune des phases de ce travail éducatif fut accompagnée d’une révélation propre à en faire comprendre le sens. Quand Dieu (Élohim) appela Abraham, il se révéla à lui en prenant le nom de El-Schaddaï, le Dieu puissant, qui dispose en maître des forces de l’univers. Au moment de la sortie d’Égypte, ce Dieu-Élohim se révéla à Moïse, et par lui au peuple, en sa qualité de Jahvé (Jéhova)7 ; ce nom n’était pas entièrement inconnu auparavant, mais ce n’était pas encore celui sous lequel Dieu était ordinairement invoqué. C’est ce nom que nous traduisons par le mot l’Éternel : « Celui qui est et qui sera», l’être qui existe par lui-même, non plus seulement donc l’Être puissant, mais l’Être absolu, celui qui seul est dans le plein sens du mot, qui n’a pas, comme tous les autres, passé du néant à l’existence, mais qui possède l’existence comme sa nature, celui par la volonté duquel seul, par conséquent, tout autre être existe et qui seul tient dans sa main le cours de l’histoire de l’humanité et de l’univers. Il se donne à Israël comme son Dieu national. Par Lui, toute l’humanité, tout l’univers doivent concourir au bien de ce peuple qui porte en son sein le salut du monde. La révélation de Dieu comme Schaddaï plaçait la religion israélite au-dessus des autres, sa révélation comme Jéhova en fait la religion unique. Il y a dans ce nom le démenti le plus absolu donné à l’existence de toute autre divinité, une déclaration de guerre à outrance adressée à toute divinisation de la créature, et à toute religion polythéiste. C’est là la raison pour laquelle ce nom divin se trouve placé comme à la base de l’existence du peuple élu.
Voilà le principe sur lequel fut établie la législation du Sinaï et la constitution israélite. Par cette révélation d’Élohim comme Jéhova, Israël devient le premier-né de Dieu, la première nation éclairée de sa connaissance ; il est le peuple enrôlé pour travailler au renversement du paganisme, le champion du règne et de la gloire de Dieu ici-bas.
Ainsi, dès ses premières origines, l’histoire du salut a été accompagnée et même en quelque sorte créée par une série d’actes de révélation. Les agents de l’œuvre divine, Abraham, Moïse, ont été élevés à la connaissance du dessein de Dieu, afin de se consacrer à son exécution ; et, par leur intermédiaire, leur peuple entier a reçu communication de cette lumière, afin de se l’approprier et de la réaliser dans sa vie collective et individuelle.
Nous ne poursuivrons pas cette histoire dans ses détails ; quiconque l’a étudiée, sait qu’elle est soumise toute entière à la même loi. Les révélations prophétiques ont éclairé chacune des phases de l’œuvre divine au sein du peuple : David, Salomon, Roboam, leurs successeurs, le peuple en général jusqu’à la captivité, ont été visités par la lumière prophétique destinée tantôt à les humilier, tantôt à les relever, tantôt à les diriger. Comme les entretiens d’un père avec son enfant accompagnent chacune des mesures qu’il croit devoir prendre pour activer ses progrès, ainsi les révélations divines appuyaient nécessairement les dispensations extérieures, réjouissantes ou douloureuses, dont Israël était l’objet, et travaillaient à les rendre fécondes pour son développement moral et intellectuel. La construction du temple, la captivité de Babylone, le retour de l’exil, toutes ces phases décisives ont été annoncées ou interprétées par les instructions prophétiques. C’était la condition de l’influence morale qu’elles devaient exercer. Nous constatons ici une loi que Dieu lui-même a énoncée, quand il a dit : « cacherai-je à Abraham ce que je m’en vais faire ? Car je sais qu’il enseignera à ses enfants, après lui à marcher dans mes voies » (Genèse 18.17-19). Cette même loi, le prophète Amos la formule également en disant : « Dieu accomplira-t-il quelque chose qu’il ne le fasse connaître à ses serviteurs les prophètes ? » Pour éduquer son peuple et préparer la rédemption, Dieu n’a pas seulement agi comme maître des événements ; il a parlé, afin d’expliquer ses actes. Enfin, lorsque est venu le moment de réaliser le don suprême, celui du salut, il n’en a pas agi autrement ; et, comme nous l’avons vu, la révélation parfaite a été l’un des éléments essentiels de l’œuvre finale.
Nous pouvons maintenant comprendre ce qu’est la Bible.
Elle n’a point été composée comme un catéchisme destiné à révéler un système de vérités religieuses ou de préceptes moraux ; c’est le tableau gradué d’une histoire dont Dieu dirige le cours, parce que cette histoire est celle du développement de son propre règne, le compte-rendu de l’œuvre par laquelle se réalise sur la terre le plan divin. Cette œuvre, dans son développement, renferme toujours deux ordres de faits étroitement unis ; les actes divins et les paroles divines ; les dispensations historiques et les révélations qui les éclairent. Ces deux facteurs de l’histoire que nous retrace la Bible, ne nous sont connus que par elle. Nous ne pouvons donc nous associer à l’œuvre de Dieu, soit pour nous l’assimiler nous-mêmes, soit pour la présenter à d’autres, que par le moyen de ce document. C’est là ce qui fait sa valeur unique, sa dignité incomparable ; c’est là ce qui justifie son nom de Livre des livres.
On a contesté souvent l’idée d’une série d’interventions et de révélations divines qui auraient accompagné l’histoire d’Israël et de l’humanité. Les uns admettent, il est vrai, un développement dans la conscience humaine et dans l’histoire du monde, et reconnaissent que ce progrès est conforme à l’intention de l’invisible Créateur ; mais ils nient qu’il y mette lui-même la main en manière quelconque. Il suffit, pensent-ils, pour l’opérer, de l’exercice des facultés naturelles dont Dieu nous a doués au commencement : la raison, la conscience, la volonté. Au moyen de ces dons, l’homme est appelé à progresser spontanément. Tout naturellement ses connaissances s’accroissent, ses notions morales s’épurent, sa volonté, se rectifie, et le progrès se consomme sans qu’il soit besoin pour cela d’une intervention directe de la divinité.
Ou bien l’on concède la nécessité d’une certaine coopération divine ; mais on envisage ce concours d’en-haut comme continu et purement intérieur. On pense que l’Esprit infini soutient et stimule l’esprit humain dans son progrès, en faisant éclore successivement les germes de vérité et de sainteté qu’il a primitivement déposés en lui, et en dirigeant en même temps les événements extérieurs, pour les faire concourir au développement intellectuel et moral de l’humanité.
Au premier de ces deux points de vue, qu’est la Bible ? La réunion de deux éléments hétérogènes qu’il faut avoir soin de séparer ; l’un comprenant toutes les vérités naturellement écrites dans la conscience et dans la raison humaines, toutes les nobles intuitions morales dont la Bible est devenue l’interprète le plus populaire ; l’autre comprenant tous ces récits d’interventions et de révélations surnaturelles qui abondent dans la Bible, et dont il faut attribuer l’origine uniquement à la superstition et à l’ignorance des temps anciens. Il faudra donc trier dans ce livre l’élément vrai, qui n’est autre que le fruit de nos connaissances naturelles, et l’élément fictif qui, dans des siècles moins éclairés, a servi d’enveloppe au premier.
D’après le second point de vue, les interventions divines dont il est fait mention dans les Écritures, ne seraient pas de pures fictions ; elles représenteraient seulement, sous une forme imparfaite et un peu grossière, le concours incessant que Dieu prête à l’esprit humain dans son travail ; et tout ce que nous aurions à faire pour être dans le vrai à l’égard de la Bible, ce serait d’interpréter cet élément surnaturel de manière à le réduire au fait tout simple d’un secours providentiel, d’une coopération constante, par moments plus extraordinairement marquée, de l’Esprit divin à l’activité humaine.
À priori, on ne peut déclarer inadmissible l’un ou l’autre de ces points de vue sur l’histoire en général et sur la Bible en particulier. Rien n’empêche que Dieu n’ait suivi, dans l’éducation humaine, l’une ou l’autre de ces deux marches. La première serait plus conforme à l’intuition déiste, d’après laquelle Dieu, après avoir donné l’existence à l’homme, le laisse se tirer d’affaires par lui-même, sans plus s’occuper de lui que s’il n’était pas son ouvrage, se bornant à le regarder agir et lutter.
La seconde est plus en rapport avec la conception panthéiste de l’univers, d’après laquelle, Dieu vit lui-même dans le monde et dans l’homme, tous deux étant sa manifestation plutôt que son œuvre.
Mais il y a une troisième conception de la relation entre Dieu et l’homme, et par là même aussi une troisième manière de considérer la Bible. On peut concevoir que Dieu ait, par amour, créé l’homme à sa ressemblance, c’est-à-dire comme être libre, qu’il se soit proposé de contracter avec lui une relation morale, un rapport d’amour, et de le faire participer enfin à sa félicité et à son activité. De cette conception résulte immédiatement l’idée d’un travail éducateur de Dieu à l’égard de l’homme, et, si l’homme vient à se détourner du bien, l’idée d’une œuvre rédemptrice de Dieu envers cette créature coupable, mais aimée. C’est à cette troisième intuition que correspond la conception biblique de l’histoire de l’humanité et, par conséquent aussi, la notion de la Bible d’après la Bible elle-même.
Entre ces trois intuitions possibles, c’est à l’histoire qu’il appartient de décider : les faits seuls peuvent nous apprendre laquelle de ces voies a été suivie. Sans doute, nous ne connaissons l’histoire sur bien des points que par la Bible ; mais il existe toute une série de faits dont nous avons le moyen de contrôler la réalité, indépendamment de toute autorité particulière attribuée aux documents bibliques. Voici les principaux de ces faits :
Il nous paraît donc qu’entre les trois conceptions exposées plus haut, l’histoire a décidé : Dieu est intervenu ; il s’est manifesté en actes et en paroles ; et la Bible est le document dans lequel ont été consignées et conservées, par sa volonté, ses dispensations envers les hommes et les révélations par lesquelles il leur a donné graduellement l’intelligence de ses desseins.
Mais devons-nous pour cela envisager la Bible comme un livre dicté directement par l’Esprit divin aux hommes qui l’ont rédigé ? On a souvent compris dans ce sens la parole ainsi traduite : « Toute l’Écriture est divinement inspirée», et on a cru pouvoir faire de la Bible un recueil d’oracles tombés du ciel, que ses auteurs n’auraient fait que consigner. Mais la Bible elle-même n’autorise pas une pareille, conception.
Les écrivains de l’Ancien Testament, quand ils racontent l’histoire du peuple, citent fréquemment les sources où ils puisent les faits qu’ils rapportent : ce sont des écrits plus anciens que les leurs, et nous n’avons aucun droit d’étendre à ceux-ci la notion d’inspiration directe que nous prétendrions appliquer à l’écrivain biblique. Dans le Nouveau Testament, l’un des quatre évangélistes, saint Luc, nous déclare qu’il n’a composé son Évangile qu’après avoir recueilli tous les renseignements qu’il a pu obtenir sur l’histoire du Sauveur9 ; aurions-nous le droit d’étendre le don de l’inspiration absolue aux diverses personnes qu’il avait consultées ?
Il y a plus : quelquefois les récits parallèles d’un même fait, contenus dans différents livres bibliques, ne s’accordent pas entièrement ; ce cas se présente même dans nos récits évangéliques. Ces différences n’ont aucune importance si l’on envisage les Écritures comme destinées à nous faire connaître l’œuvre de Dieu pour le salut de l’humanité ; mais elles nous paraissent décisives pour exclure une conception de la Bible qui laisserait supposer que l’Esprit divin s’est quelquefois contredit lui-même.
Il y a dans le Nouveau Testament une foule de citations tirées de l’Ancien, et le sens donné par l’écrivain chrétien aux passages qu’il cite n’est pas toujours exactement conforme au sens que ce passage avait dans l’original hébreu. Cette différence résulte parfois de ce que les auteurs du Nouveau Testament citent fréquemment l’Ancien d’après la version grecque faite à Alexandrie et dite des Septante, version qui s’écarte bien souvent du vrai sens du texte hébreu, d’autres fois, les apôtres paraissent citer simplement de mémoire. De pareils faits seraient inexplicables si, dans tous ces cas, c’était l’Esprit saint qui s’était cité lui-même. Comment aurait-il pu le faire inexactement ?
Enfin, on ne saurait méconnaître chez les écrivains sacrés toute la réalité des émotions et des sentiments humains. Sans doute l’Esprit saint domine les mouvements de leur âme ; mais ces mouvements n’en sont pas moins ceux de la personne même qui les exprime. Si l’on constate une certaine variété dans la manière dont ils conçoivent et présentent la pensée du salut divin, d’où cela vient-il, si ce n’est de ce que chacun d’eux a un passé qui l’a rendu apte à saisir ce salut sous un certain aspect plutôt que sous un autre ? Ce fait n’exclut nullement l’action révélatrice de l’Esprit, mais il montre qu’il faut la comprendre de manière à ne pas écarter le concours des expériences personnelles de l’écrivain sacré dans la formation de sa conception religieuse. Entre l’Ancien et le Nouveau Testament il y a aussi des différences résultant de la nature progressive de la révélation divine. Ainsi quand les auteurs de certains psaumes maudissent leurs ennemis personnels ou ceux du peuple, israélite ; au point de vue de la révélation qu’ils avaient reçue, celle de la loi, ils ont raison : « Œil pour œil, dent pour dent ». Mais quand la révélation aura fait un pas de plus et que la charité aura triomphé de la loi, il ne sera plus possible aux organes de l’Esprit divin de parler ainsi, et les accents du pardon remplaceront les appels à la juste rétribution. Dans des cas comme ceux-là, le partisan de l’inspiration absolue devra reconnaître, pour le moins, que l’Esprit saint a voilé momentanément une partie de sa lumière pour s’accommoder à l’état d’imperfection des époques plus anciennes, en vue desquelles il inspirait l’auteur sacré.
Pour toutes ces raisons, nous ne saurions envisager la Bible comme exposant d’un bout à l’autre et à titre égal une révélation divine immédiate. Elle est, comme nous l’avons dit, non la révélation elle-même, mais le document des révélations que Dieu a données dans le cours de l’histoire du salut.
Il y a dans la Bible des parties qui reproduisent directement ces révélations : c’est le cas dans les nombreux passages où l’écrivain sacré, après avoir reçu la communication divine, déclare lui-même qu’il énonce ce que l’Éternel lui a dit ; ainsi bien souvent chez les prophètes ; ainsi encore chez saint Paul lorsqu’il expose son Évangile, dont il a reçu la connaissance par Christ lui-même, ou lorsqu’il rapporte certain fait particulier, tel qu’il l’a reçu du Seigneur10. Il y a d’autres parties dans lesquelles la relation entre l’acte révélateur et la teneur du texte biblique est moins directe ; ainsi dans les portions historiques puisées soit dans la tradition nationale ou dans la narration apostolique, soit dans les souvenirs personnels de l’auteur, soit dans le récit plus ancien de quelque témoin des faits. La révélation porte plutôt alors sur le point de vue auquel les faits nous sont présentés. Car l’Esprit saint, en général, ne révèle pas l’histoire, mais il en dévoile le sens et il donne à l’écrivain de la contempler et de la reproduire sous son vrai jour. Par exemple, lorsque les historiens de l’Ancien Testament prononcent un jugement sur les événements et sur les hommes, ne semblent-ils pas avoir en mains la balance divine ? Ou quand chacun des évangélistes présente l’une des faces de la gloire spirituelle de Jésus-Christ, ne touchons-nous pas du doigt l’accomplissement de cette promesse du Seigneur lui-même : « Quand l’Esprit de vérité sera il me glorifiera [en vous]11 ». qu’importe si, à côté de cela, l’écrivain vient à commettre dans sa narration une inexactitude de détail, à mettre par exemple deux aveugles ou deux démoniaques là où les autres narrations ne parlent que d’un seul ? Jésus en est-il moins pour cela la lumière du monde, le pain de vie de nos âmes ? Il y a aussi des portions qui expriment moins une révélation nouvelle que les sentiments produits chez l’écrivain ou les réflexions qui lui sont suggérées par les révélations antérieures. On remarque souvent chez les prophètes qu’après avoir énoncé la parole divine qui a été formée dans leur cœur par l’Esprit, ils en font le texte d’un développement et le point de départ d’applications pratiques, sous la direction du même Esprit qui leur a donné la révélation proprement dite. Dans les Psaumes (nous parlons de ceux qui ne sont pas prophétiques), dans les Proverbes, Job, l’Ecclésiaste, nous trouvons non l’expression d’une révélation actuelle, mais le fruit des révélations précédentes que s’est assimilées un membre de la communauté israélite et qu’il reproduit tantôt sous la forme de chants de douleur ou d’hymnes de reconnaissance, tantôt sous celle de méditations et de sentences propres à diriger les pensées et la vie de son peuple.
On peut appliquer une appréciation analogue à ces écrits du Nouveau Testament qui, sans être apostoliques quant à leurs auteurs, le sont quant à leur esprit, comme les épîtres de Jacques et de Jude ; compagnons d’œuvre des apôtres, les auteurs de ces écrits partent de la révélation générale accordée aux apôtres touchant la personne et l’œuvre de Christ et la reproduisent avec l’autorité et les lumières de leurs expériences personnelles. De tels écrits peuvent être envisagés comme la transition entre les écrits apostoliques proprement dits, qui forment le noyau du Nouveau Testament, et ceux dont se compose la littérature chrétienne des âges subséquents.
Malgré ces différences entre les écrits bibliques, il faut se garder de méconnaître la ligne de démarcation très distincte qui les sépare, dans leur ensemble, des autres ouvrages juifs ou chrétiens. Sans vouloir présenter ici une théorie du fait de l’inspiration, nous essayerons cependant de donner une idée des caractères distinctifs qui font des écrits bibliques un tout à part, marqué d’un sceau divin spécial.
La Bible est l’écho le plus immédiat de l’œuvre et des révélations divines pour le salut de l’humanité. C’est le document voulu de Dieu et inspiré par lui, pour en conserver au monde la connaissance authentique. Mais la Bible est quelque chose de plus que cela. Monument du travail passé de Dieu, elle est encore l’agent de son travail actuel et futur. Elle reste, jusqu’à la fin des temps, le moyen indispensable par lequel se continue l’œuvre rédemptrice. Il n’est pas difficile de se représenter ce que deviendrait dans le monde et dans chaque âme l’œuvre du salut, si la Bible venait à manquer.
Sans doute l’union de l’Esprit divin et de l’esprit humain, dont, la Bible est le fruit, reste pour nous un mystère. Il n’en est pas moins vrai que ce fait sublime s’impose à notre conscience, et que tout fidèle qui se fait de la lecture journalière de la Bible une sainte habitude, peut ratifier ce mot d’un théologien de nos jours13 : « d’autres livres me parlent de Dieu, dans la Bible, c’est Dieu qui me parle de lui-même ».
Puisse la publication de la Bible annotée faciliter à plusieurs l’intelligence et l’appropriation du contenu de ce livre, que l’on pourrait appeler le Journal des relations entre Dieu et l’homme ! Puisse-t-elle contribuer à créer dans nos églises de langue française un nombreux public, qui, avide de se nourrir journellement de l’aliment descendu du ciel pour donner la vie au monde, le trouve et le reçoive en Jésus-Christ, la substance des Écritures juives et chrétiennes ! Ce sont elles qui nous apprennent à le connaître, Lui qui devait venir, qui est venu et qui revient !
À Lui, dans l’unité avec le Père, soit la gloire !