Lors de la construction de la tour de Babel Dieu confondit les langues pour séparer les hommes, comme aux jours de la Pentecôte il donna miraculeusement de nouvelles langues pour recueillir son peuple. Mais l’un et l’autre de ces événements remarquables donnent lieu à une série de questions épineuses qu’il n’est ni facile ni même possible de résoudre toutes. Pour traiter ce sujet, il faudrait en avoir fait une étude longue et spéciale ; peu d’hommes font ce travail et nous devons nous borner à des généralités.
La confusion des langues est-elle la conséquence immédiate de l’intervention divine, et fut-elle la cause de la dispersion ? ou bien, au contraire, la différence des langues a-t-elle été la suite naturelle de la dispersion des hommes ? Cette dernière manière de voir n’appartient pas aux rationalistes seuls, mais aussi à beaucoup de théologiens chrétiens très respectables, à Grégoire de Nysse en particulier, qui ne voit dans le récit de Moïse (Genèse 11), qu’une chose fort simple et fort naturelle, savoir, que les hommes s’étant séparés pour un motif quelconque, il résulta de leur dispersion que, chacun faisant quelques changements à la langue qu’il avait apprise de ses pères, ils finirent par ne plus pouvoir s’entendre. D’un autre côté, le texte littéral du récit sacré semble favoriser davantage l’autre opinion, que Dieu, par un effet subit de sa toute-puissance, fit oublier aux hommes, ou à la plus grande partie d’entre eux, leur langue primitive, et leur en apprit de nouvelles, ou les força de s’en créer d’autres, par le besoin de se comprendre et l’impuissance où ils se trouvaient de se servir de la langue qu’ils avaient parlée précédemment.
À cette question se rattache celle de savoir quelle est la langue primitive, celle que tous les hommes parlaient avant le jour de la confusion. Nous laissons entièrement de côté toutes les théories et tous les débats relatifs à l’histoire de la langue naturelle de l’humanité, de cette langue innée que quelques savants idéologues prétendent devoir exister au moins virtuellement, bien que personne ne la connaisse ; la langue étant une affaire de convention, et, dans tous les cas, le langage naturel ne pouvant plus se retrouver nulle part ni jamais, à cause de l’existence actuelle des langues connues, la question serait pour le moins nécessairement sans solution, et il y a peut-être quelque avantage à n’y pas perdre son temps.
Il y a peu de langues qui n’aient revendiqué l’honneur d’être la langue primitive, l’hébreu, le chaldéen, l’arabe, le syriaque, le chinois, et jusqu’au flamand (voir Gorope Becan, Origines, etc., Anvers, etc.) ; et devant cette concurrence d’ambitions, on se demande avant tout si cette langue primitive n’est peut-être pas éteinte, et si nous la connaissons encore. Voici comment Preiswerk résout cette question dans sa grammaire hébraïque, « Nous devons admettre, dit-il, que l’ancienne langue des pieux ancêtres du genre humain s’est conservée dans la famille de Héber, fidèlement et indépendamment de la confusion de langage des autres peuplades, et que la langue que nous connaissons sous le nom de langue hébraïque remonte jusqu’aux premiers jours de l’humanité. Entre plusieurs raisons qui prouvent que l’hébreu était la langue des patriarches, nous n’en citerons qu’une : c’est que les noms propres des patriarches jusqu’à Adam sont évidemment hébreux ». La même thèse a été soutenue et savamment traitée d’abord par Calmet, puis, de nos jours, par Hsevernick ; Winer et d’autres savants n’hésitent pas, en revanche, à se prononcer fortement en faveur de la priorité du sanscrit. On comprend que, pour discuter cette question, il faudrait entrer dans des développements que le travail actuel ne permet pas, dans des recherches et des digressions de philologie et de linguistique qui n’intéresseraient que fort peu de lecteurs, pas même tous ceux qui pourraient les comprendre. L’ouvrage de Haevernick est celui qui se recommande le plus aux savants sous ce rapport, et plusieurs rationalistes, ordinairement assez injustes pour ceux qui ne partagent pas leurs idées, ont parlé de ce travail avec grande estime.
Outre l’hébreu (2 Rois 18.26 ; Néhémie 13.24 ; Esther 8.9), la Bible fait encore mention de quelques autres langues, le cananéen (Ésaïe 19.18), le chaldéen (Daniel 1.4), l’araméen, que les mages parlaient à la cour de Babylone (Daniel 2.4), et qui est aussi employé dans quelques édits des gouverneurs perses en Palestine (Esdras 4.7 ; cf. 2 Rois 18.26), l’asdodien (Néhémie 13.24), et dans le Nouveau Testament le syro-caldéen, le grec, le latin et le lycaonien (Jean 19.20 ; Actes 14.11 ; 21.37 ; Apocalypse 9.11 ; Luc 23.38), sans parler des langues qui furent parlées le jour de la Pentecôte (Actes 2.8).
On ne trouve du reste chez les Juifs aucune trace d’interprètes, sauf un seul cas (Ésaïe 36.11) où il ne s’agissait pas même d’une langue différente, mais seulement d’un autre dialecte de la même langue. De cette absence de truchemans on peut conclure, semble-t-il, que l’étude des langues étrangères ait été assez cultivée des Juifs, sinon par goût, du moins par nécessité, car ils avaient de continuels rapports de commerce avec les Égyptiens, par exemple, et avec les Assyriens ; le grec cependant paraît avoir fait exception, et l’on raconte que Jérusalem étant un jour assiégée par les Asmonéens, fut livrée par un Juif qui parlait grec, et que depuis ce temps on maudit quiconque parlerait cette langue perfide et traîtresse.
La question du don des langues ne peut être traitée par la science ; elle ressort de la foi. L’on ne peut rien ajouter ni retrancher à tout ce qui est raconté (Actes 2 et 1 Corinthiens 14) ; et pour celui qui se tient à cette révélation avec un cœur simple et pur, la lumière ne lui manquera pas. Ce miracle subsista dans l’Église aussi longtemps qu’il le fallut pour la conversion et l’affermissement des païens ; il subsistait encore aux jours d’Irénée. Dieu seul connaît à cet égard ce qu’il doit donner à son Église, mais chaque fidèle doit savoir ce qu’il doit demander.