Benjaminite de naissance, fils de Jaïr, et arrière-petit-fils de Kis, l’un de ceux qui avaient été emmenés captifs avec Jéchonias, demeurait à Suze avec Esther, sa cousine, orpheline de père et de mère. Il laissa sa jeune parente courir la carrière des honneurs, et la dirigea de ses conseils ambitieux, sages et politiques ; lui-même obtint à la cour une charge qui lui permit de correspondre avec Esther et de veiller à ses intérêts. C’est pendant qu’il faisait son service à la porte du roi, qu’il découvrit et déjoua une conjuration tramée contre Assuérus ; un si grand bienfait avait droit à une bien grande récompense ; mais il fut d’abord oublié, et ce fut plus tard seulement que Dieu le remit en mémoire à celui qui en avait été l’objet. Mardochée nourrissait en son cœur une haine jalouse et violente contre Haman, le favori du roi, haine qui n’avait peut-être d’autre motif qu’un instinct secret, un pressentiment confus, une mystérieuse antipathie, et la crainte devoir cet homme puissant travailler un jour à la perte de la favorite. Orgueilleux d’être Juif, orgueilleux d’être le plus proche parent de la reine, orgueilleux d’avoir sauvé la vie du roi, orgueilleux de trois titres qui, tous les trois, étaient inconnus ou oubliés, et dont seul il avait la conscience, il portait haut la tête, et refusait de se plier devant le visir qu’il haïssait et qu’il méprisait ; il aigrissait imprudemment celui qui, d’un mot, pouvait le perdre, lui et sa nation tout entière.
Et bientôt ce mot fut prononcé : dès qu’Haman eut connu l’origine méprisable de ce fils de captif, il demanda et obtint l’édit fatal, irrévocable (Esther 3.12.cf. Daniel 6.8-15) qui ordonnait la destruction de tous les Juifs par tout l’empire, au même jour. Mais Dieu en avait décidé autrement. Le roi, inquiet et agité, ne pouvait dormir ; il se fit lire les annales de son règne, et le nom de Mardochée lui rappela qu’aucun honneur n’avait récompensé le zèle d’un serviteur auquel il devait la vie. Cependant Mardochée avait pris le deuil ; il se promenait par la ville, couvert du sac et de la cendre, remplissant l’air des cris que lui arrachait la proscription de son peuple. Esther, instruite de ces manifestations de désespoir, en fit demander la cause, et Mardochée l’instruisit, et du décret obtenu par Haman contre les Juifs, et de la conduite qu’elle avait à tenir ; ses paroles étaient fortes et pressantes : « Qui sait si tu n’es point parvenue au trône pour un temps comme celui-ci ? » lui disait-il en terminant.
Il reparut à la cour, mais refusa, derechef, de se courber devant Haman. Sa mort fut résolue : un gibet fut dressé, et le favori, invité ce jour-là chez la reine, et devant y retourner le lendemain, se proposait de faire pendre le Juif entre les deux repas ; mais le roi le fit mander de bonne heure ; Haman, qui se croyait arrivé au faîte de la grandeur, concourut, sans le savoir, à l’élévation de Mardochée, et dut lui-même le revêtir, et le promener en triomphe par les rues de la ville. Le règne d’Haman finissait, celui de Mardochée commençait. Après tous ces honneurs, Mardochée retourna humblement à son poste ; c’est aussi là que l’appelait son devoir, et sa présence à la porte du roi ne fut pas sans influence sur la scène qui se passa le soir au jardin, après la collation, et qui se termina par la disgrâce et la mort d’Haman. Dès lors la parenté d’Esther et de Mardochée, bien loin d’être compromettante pour la première, fut un titre de plus à l’estime et à l’affection royale. Assuérus, ayant éprouvé la fidélité de l’un et de l’autre, dut désirer de s’attacher Mardochée, sûr de trouver en lui un soutien du trône ; il lui remit l’anneau royal, et le nomma grand visir à la place de son prédécesseur. Esther, en même temps, lui confia l’intendance des immenses propriétés d’Haman, qui avaient été confisquées. Mardochée se servit du pouvoir en faveur de ses coreligionnaires, et ne pouvant annuler un décret royal par un autre, ne pouvant révoquer l’ordre de destruction qui avait été envoyé contre les Juifs, il le neutralisa en prévenant ceux-ci, et leur permettant de s’armer pour leur défense. Dans cette lutte, les Juifs furent les plus forts, et probablement aussi les plus acharnés ; ils tuèrent 78000 hommes dans un seul jour, et le lendemain, par une faveur spéciale et exceptionnelle, le roi fit pendre les dix fils d’Haman pour plaire à Esther, à qui, sans doute, Mardochée l’avait demandé afin d’étouffer toutes les ambitions d’une famille rivale. Le premier ministre ne prévoyait pas sans doute autant de meurtres et d’assassinats ; il n’avait voulu que sauver les Juifs, et si les passions profitèrent de la lettre d’un décret pour se baigner dans le sang, il serait injuste de l’en rendre entièrement responsable.
D’un caractère fort et altier dans l’abaissement, mais toujours jaloux de la dignité de sa nation, et poursuivi de l’idée qu’il doit veiller à la sûreté de ses frères, confiant aussi peut-être dans des prophéties qu’il entend mal, ou dont il veut forcer et hâter l’accomplissement, ambitieux pour les siens plutôt que pour lui-même, il proteste, au péril de ses jours, contre une iniquité, et ne craint pas même de hasarder le bonheur et la vie de sa parente ; il veut qu’au jour de la détresse on se mette à la brèche, et Dieu récompense sa courageuse fidélité. Comblé d’honneurs, serviteur d’un roi païen, il se montre toujours le représentant des Juifs, et leur assure dans l’empire une position tranquille et honorable. La faveur populaire ne lui défaut pas plus que la confiance royale, et des cris de joie saluent son avènement au pouvoir.
Quant à la chronologie de cette histoire, le livre d’Esther nous offre trois dates : Vasti fut répudiée la troisième année d’Assuérus (1.3) ; quatre ans après, dans la septième année de son règne, Assuérus épouse Esther (2.16), et le décret de destruction est lancé dans sa douzième année (3.7). L’année où Mardochée découvrit le complot des deux eunuques n’est pas déterminée, et les paroles (2.22), ne jettent aucun jour sur la question. Il n’y eut, entre le décret de destruction et celui de la révocation, qu’un intervalle de deux mois et dix jours, et nous pouvons apprendre de là que, même dans les circonstances les plus critiques et les plus désespérées, le peuple de Dieu peut toujours se confier, avec assurance, en celui qui seul dispose des événements, et qui a promis que les portes du hadès ne prévaudront jamais contre son Église.