Ces affections malheureuses, affligeantes, effrayantes, dont les Évangiles renferment divers exemples, appartiennent au nombre des faits qui ont suscité le plus de débats dans l’Église chrétienne, et parmi les théologiens. Il est impossible d’approfondir ici tout ce qu’il y a de grave dans les questions qui ont été soulevées à ce sujet ; l’essentiel, les traits généraux devront suffire. L’Écriture nous montre partout que la source du bien et du mal n’est pas dans l’humanité elle-même. Elle montre le bien comme quelque chose d’absolu, le mal comme étant seulement relatif, quoique réel ; le principe du bien existe seul, le mal n’est pas un principe, mais une position, une opposition, une négation. La rédemption n’est possible qu’autant que le mal est en dehors de l’humanité, dans une sphère d’esprits plus élevée ; si l’humanité était elle-même le mal, le péché, la corruption, il n’y aurait plus lieu à restauration, à rédemption ; on ne rachète que ce qui est perdu, mais non le principe même de la destruction. De même que le principe du bien se manifeste dans les anges de lumière, le mal s’individualise dans les esprits de ténèbres, et l’influence pernicieuse de ces forces occultes se révèle dans ceux que l’Écriture appelle possédés, comme il se manifeste aussi d’une manière plus spirituelle, plus intérieure dans ceux qui sont appelés d’une manière générale les méchants. Les représentants du mal dans le monde sont d’une part les faux prophètes, les antichrists, les méchants, qui ne sont jamais appelés des possédés, quoiqu’il soit dit de Judas Iscariot que Satan entra en lui (Jean 13.27) ; de l’autre, les possédés. Chez ces derniers le mal moral est toujours accompagné de certaines affections maladives, principalement de crampes épileptiques, en même temps que la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes est émoussée ou détruite. Ces affections ne constituent cependant, pas le caractère exclusif, ni même distinctif, de la possession, car elles peuvent se reproduire en d’autres circonstances purement accidentelles, sans qu’il s’y joigne aucune influence morale ; un possédé est muet (Luc 11.14), mais il peut se rencontrer des muets qui ne soient pas possédés, des hommes à qui l’on a coupé la langue, d’autres encore qui ont cette infirmité de naissance et qui glorifient Dieu dans leur vie ; un possédé est fou, maniaque, mais un autre peut l’être aussi, peut avoir eu l’esprit dérangé par un accident, une peur, sans qu’on puisse conclure à une possession chez lui.
Si l’on rassemble les traits communs aux démoniaques dont parle l’Écriture, on y voit le résultat d’un singulier mélange d’affections morales, et d’affections physiques antécédentes. La possession apparaît comme un châtiment.
En premier lieu, elle présuppose toujours un certain degré de culpabilité morale, de désordre, non que l’âme ait par méchanceté recherché le mal comme mal, mais asservie à un corps sensuel, elle s’est adonnée sous son empire aux plaisirs des sens et particulièrement à la volupté, tout en résistant intérieurement à des péchés qui lui répugnaient, qui la dégoûtaient. L’étincelle du bien n’était point éteinte ; profondément ensevelie, elle fumait encore et n’attendait pour se rallumer que le moment où l’âme, retrouvant la conscience de son affreux état, soupirerait après la délivrance. Le résultait de cet état moral, et c’est un second trait caractéristique des démoniaques, un affaiblissement général de l’organisme et notamment du système nerveux ; et plus l’influence des nerfs sur les facultés est grande, plus cet affaiblissement devait réagir d’une manière fâcheuse sur l’organisme intellectuel, et sur l’harmonie de la vie intérieure tout entière.
Ce désaccord moral, cette désorganisation, devait se produire avec d’autant plus de force que le malheureux avait davantage le sentiment qu’il était la seule cause de son malheur, qu’il était l’auteur de son mal, et que ce qu’il avait fait, il ne lui était pas possible de le défaire. Le méchant, celui qui a vécu dans des péchés extérieurs plutôt qu’intérieurs, qui n’a pas ruiné son corps par le mal, conserve un certain équilibre de ses facultés ; il peut, comme Judas, être poussé au désespoir et au suicide, mais non à la folie qui suppose de violents combats entre la conscience et l’esprit de ténèbres.
À côté de cet état de faiblesse morale et physique, on remarque chez les possédés les maladies qui découlent ordinairement d’un état semblable ; des crampes, des courbatures (Luc 13.11 ; cf. v. 16) ; des attaques épileptiques (Luc 9.39 ; Matthieu 17.15) ; le mutisme et la surdité (Matthieu 9.32 ; 12.22), provenant, non d’une destruction des organes, mais de la paralysie continue, ou momentanée, des nerfs ou des muscles qui communiquent à la langue ou à l’oreille ; surtout enfin une mélancolie touchant à la folie et parfois à la fureur (Matthieu 8.28 ; Marc 5.2 ; Luc 8.27) ; après leur guérison, ils sont appelés sages, en bon sens (Marc 5.15 ; Luc 8.35). À ce point de vue, l’opinion rationaliste qui voit dans les possédés des malades (Matthieu 4.24 ; 8.16 ; 13.22 ; Actes 8.7 ; Luc 8.2), se justifie parfaitement sans qu’il soit même nécessaire de recourir à toutes les citations de la médecine ancienne et moderne ; mais elle est fausse en ce qu’elle ne considère que le côté extérieur, matériel du mal, tandis que l’Écriture va jusqu’à la cause première de la maladie, la possession du pécheur par un esprit malin, impur.
En quatrième lieu, tous ces démoniaques semblent aspirer vers la délivrance, ils semblent attendre même la guérison ; ils se présentent, non comme les plus méchants, mais comme les plus malheureux des hommes, et s’il n’y a en eux qu’une étincelle de désir, d’espérance ou de foi, elle suffit à les rendre capables de recevoir les forces d’en haut que Jésus est venu leur apporter. Chez le méchant endurci, qui a laissé le péché prendre possession de son âme et de son corps, on ne trouve pas cette réceptivité ; le lieu de la guérison n’existe plus. Chez les possédés, on voit la lutte entre le bien et le mal sous sa forme la plus hideuse, mais enfin c’est une lutte, et jusqu’à ce qu’elle soit terminée, il n’y a ni vainqueur, ni vaincu. La foi reste donc en germe dans leur cœur, et c’est à ce germe que peut se rattacher leur guérison.
Remarquons encore que la conscience individuelle semble par moments se fondre chez eux sous l’influence ennemie de l’esprit des ténèbres. Ils parlent du point de vue des démons ; le possédé parle comme s’il était possesseur, ou plutôt celui-ci parle par l’organe du premier, sans toutefois pouvoir jamais étouffer sans retour la conscience individuelle du malheureux, qui continue de se faire entendre par moments. Cet état rappelle l’extase, la plénitude de l’esprit, les langues étrangères de Paul (1 Corinthiens 14), où l’individualité était nécessairement effacée par l’influence puissante de l’esprit de vérité et de sainteté. On ne doit donc pas se représenter le possédé comme une espèce d’être double, mais plutôt comme un individu en la puissance d’un autre, se débattant sous sa main malfaisante et obtenant quelques moments lucides où il reparaît comme libre avec son individualité personnelle.
Sixièmement enfin, la possession est toujours accompagnée, chez ses victimes, d’une espèce de seconde vue, d’une capacité de pressentiment plus grande, d’une clairvoyance somnambule, qui leur fait reconnaître en Jésus l’influence qu’il doit exercer sur le règne des esprits (Luc 8.38 ; cf. 8.2 ; 11.24) ; ce phénomène concorde avec l’idée que nous avons admise, que les affections nerveuses sont le fondement, la base de la possession en tant que maladie et dans sa partie physique, et l’histoire du magnétisme animal montre combien la faculté de seconde vue s’unit facilement et naturellement à une grande surexcitation nerveuse. On comprend aussi de cette manière les divers langages des possédés, qui tantôt jettent un coup d’œil vif et profond dans le sanctuaire de la vérité, tantôt mêlent à leurs paroles de grossières rêveries, des mots qui n’ont point de sens ; ils rappellent, par le décousu de leurs discours, ces fous dont quelques sentences, pour être frappantes de vérité, brillantes dans une nuit de ténèbres, n’en sont pas moins, au milieu de toutes celles qui les entourent, un douloureux témoignage du désordre affreux qui règne dans leur intelligence.
Les Juifs rapportaient comme Jésus, à l’influence de mauvais esprits, plusieurs de ces cas de maladie (Actes 5.16 ; 10.38). Josèphe, pour sa part, mais ce n’est qu’une opinion individuelle, pensait que c’étaient les âmes des méchants qui, craignant de se rendre au lieu de leur supplice, cherchaient à s’emparer du corps d’un vivant pour y habiter. Chasser les démons hors du corps des possédés, les exorciser, était le seul remède à ces terribles affections (cf. Matthieu 12.27 ; Luc 9.49 ; Actes 19.13). Jésus, par une parole, opérait le miracle, mais les Juifs avaient aussi des exorcistes, et ceux-ci, au dire de Josèphe, se servaient de formules magiques qu’ils disaient avoir été données par Salomon, et qui étaient en rapport avec certaines racines ou certaines pierres. Comme on avait remarqué que les crises de la possession variaient avec les phases de la Lune, au moins chez certaines personnes, et qu’elles paraissaient se rattacher à la lunaison, l’on avait donné à ces malheureux le nom de lunatiques (cf. Matthieu 4.24 ; 17.15).
On distinguait l’obsession de la possession, la première étant une action extérieure et non intérieure du démon sur le corps ou sur l’esprit ; à peu près, dit Calmet, comme un importun qui suit et fatigue un homme dont il a résolu de tirer quelque chose. Ainsi Saül, qui était de temps en temps animé d’un mauvais esprit, était regardé comme obsédé et non comme possédé (1 Samuel 16.21). Cependant cette distinction des Juifs est peut-être arbitraire, et les caractères qui distinguent l’obsession de la possession, ne sont pas tellement définis, qu’on puisse décider à laquelle de ces deux affections doivent appartenir certains faits où l’on reconnaît cependant l’influence du mauvais esprit ; si l’intermittence constituait l’obsession, elle se retrouvait pourtant chez des hommes que l’Évangile appelle possédés (Matthieu 4.24 ; 17.15).
La frappante analogie qui se présente entre les cas de possession rapportés par l’Évangile et plusieurs maladies connues, a séduit bien des théologiens et leur a fait admettre une explication dite naturelle, la négation de la possession. Les forces prodigieuses de certains fous dans leurs moments de folie, la misanthropie d’autres individus qui ne veulent se laisser approcher de personne, tant de gens qui se croient changés en loups, en chapeaux, en beurre, qui se croient rois ou princes, d’un autre côté, les épileptiques avec toutes les horreurs de leur mal, toutes ces choses dont on peut trouver la cause prochaine dans un dérangement physique, un échauffement des intestins, une irritation de la bile, une lésion du cerveau, une affection des nerfs, paraissent tenir de si près à l’organisme qu’on en est venu à méconnaître l’action, plus éloignée parce qu’elle est plus profonde, des méchants esprits.
D’un autre côté, l’on s’est demandé comment il se fait qu’il n’y ait plus de possédés. Avant de répondre, posons une question et demandons-nous : N’y a-t-il en effet plus de possédés ? La question peut évidemment se poser ainsi, mais nous n’essaierons pas de la résoudre pour le moment ; rappelons seulement que plusieurs médecins distingués renoncent à expliquer, comme à guérir, certaines maladies qu’ils ne comprennent pas, et dont ils disent qu’elles ne sont pas naturelles ; rappelons une possession racontée par le missionnaire Rhénius aux Indes Orientales, 1818, et demandons-nous quels noms les apôtres, s’ils entraient, de nos jours, dans quelques-uns de nos hospices d’aliénés, donneraient à plusieurs d’entre eux.
Mais, acceptant la question comme on la pose, pourquoi n’y a-t-il plus de possédés ? l’acceptant avec nos réserves, c’est-à-dire, pourquoi en voit-on moins maintenant qu’au temps de Jésus, nous répondrons :
1°. Il est sûr que, sous ce rapport, comme sous tant d’autres, l’esprit de l’Évangile a exercé une influence bénie sur l’humanité, et que les manifestations du mal, sous sa forme la plus repoussante, paraissent avoir été adoucies et modifiées ; par une interprétation à la fois fausse et exagérée de 1 Jean 3.8, on a été jusqu’à prétendre que le diable ne pouvait plus exercer aucune influence sur l’Église de Christ, ce qui ne pourrait être vrai tout au plus que des vrais membres de cette Église, et encore ! Mais, si l’on repousse l’exagération, la vérité reste vérité, et, dans la lutte entre le bien et le mal, qui se livre sur la terre, le mal a gagné du terrain.
2°. La croyance aux mauvais esprits est moins répandue, moins vivante qu’elle ne l’était aux jours de Jésus, et tel malheureux, épileptique ou fou, sera sous l’influence d’un démon sans que la pensée lui en vienne, non plus qu’au médecin qui le soigne. Ce qu’il dira ou fera sera mis sur le compte d’un cerveau dérangé. Lorsqu’on est sous l’influence de certaines préoccupations, on rapporte tout à un seul centre, à une même idée, comme, au contraire, on attend une évidence palpable pour arriver à d’autres idées étrangères à l’esprit, inconnues ou inattendues. Pendant le règne du choléra, la plus légère indisposition pouvait être envisagée comme un symptôme de la maladie ; en dehors de son règne, et lorsqu’on n’y pense plus, on attend qu’il soit entièrement déclaré pour commencer à y croire. Il en est de même des causes de la possession ; dans l’ancienne alliance, on ne voit guère de cas de démoniaques non qu’ils fussent plus rares peut-être, mais parce que l’idée des esprits infernaux n’avait pas été mise en aussi grande évidence qu’elle le fut plus tard ; les Juifs y pensaient moins, et ne donnaient pas à la maladie dont ils ne supposaient pas la cause un nom tiré de cette cause même. Dans la chrétienté moderne, l’incrédulité a jeté de si profondes racines, l’erreur a prévalu en tant de lieux, que la croyance aux esprits de ténèbres a été comme voilée, et ceux mêmes qui en sont possédés n’en ont qu’imparfaitement la conscience ; or, ce n’est pas le méchant esprit lui-même qui se révélera, son triomphe est de rester ignoré. Nous reconnaissons donc que le nombre des possessions a diminué, qu’il est peut-être rare, et nous voyons dans ce fait la salutaire influence de ce rédempteur qui doit un jour rétablir entièrement l’harmonie dans le monde moral et dans le monde physique ; mais nous ne pensons pas que le mal ait cessé ; il ne cessera que lorsque sa cause même, le péché, aura disparu.