Il est peu de sujets sur lesquels on ait plus écrit que celui de la poésie des Hébreux. Depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, on a écrit les volumes sur la métrique, le rythme et la musique de ces chants ; on les a considérés dans le fond et dans la forme, dans leur contenu et dans la diction ; on a recherché la pensée et son enveloppe ; on a distingué les genres de poésie, et l’on a pesé les phrases, les mots, les syllabes, les lettres. Les poètes et les commentateurs ont consacré, les uns leurs talents, les autres leurs travaux, à pénétrer bien des mystères, à signaler bien des beautés. Et cet ensemble de travaux qui pourrait faire croire soit à des découvertes intéressantes, soit à une grande difficulté de la matière, n’a à peu près rien produit, rien expliqué de ce qui eût dû être expliqué.
Ce que l’on connaît généralement sous le nom de poésie des Hébreux se réduit pour nous au contenu des livres poétiques de l’Ancien Testament ; si nous les divisons d’après les formes de notre esthétique, nous y trouvons des écrits didactiques et des poésies lyriques, les premiers s’adressant davantage à la réflexion, les autres au sentiment, au cœur. Quelques critiques, anciens ou modernes, ont voulu voir dans le livre de Job, et dans le Cantique des Cantiques, une troisième forme de poésie, un germe de poésie épique ou dramatique ; mais ce point de vue, qui embrassait même le Pentateuque, ne résiste pas à l’examen, et, réfuté depuis longtemps, il est presque généralement abandonné. Plusieurs oracles des prophètes sont un mélange de poésie lyrique et de poésie didactique, comme aussi dans les écrits à proprement parler didactiques, on trouve par intervalles des fragments purement lyriques.
La poésie a été chez les Hébreux ce qu’elle a été chez tous les peuples du monde ; elle a pris naissance dans de profondes et vives impressions, et s’est manifestée d’abord sous la forme qui exprime le mieux les émotions de l’âme, sous la forme lyrique ; dans le principe, elle s’unissait presque toujours à la musique, peut-être même à la danse (Juges 16.25 ; 1 Samuel 18.6). De grands événements nationaux, de grandes victoires, de grandes délivrances, furent les premiers sujets de ses chants, et comme au point de vue des Hébreux fidèles, toutes choses procédaient immédiatement de Dieu, la poésie lyrique prit dès son origine une couleur théocratique, elle eut une tendance éminemment religieuse, et avec elle cet élan, cette hauteur, cette grandeur saisissante qui la caractérise. Il semble que des femmes surtout furent dès les premiers temps remplies de cet esprit lyrique ; nous les voyons, en effet, se produire au milieu du peuple avec tout l’enthousiasme de l’inspiration (Exode 15.20 ; Juges 3.1 ; 11.34 ; 21.21 ; 1 Samuel 18.7 ; Psaumes 68.25). La poésie lyrique atteignit sa plus haute perfection sous David, ce grand maître en qui elle se personnifia pour ainsi dire, et qui ne fut sans doute pas sous l’influence des écoles de prophètes autant qu’on a voulu le croire ; il l’introduisit avec toute sa grandeur et sa pompe dans le sanctuaire national, où elle devint un des ornements les plus beaux et les plus bénis du culte public.
Après David, il paraît que les prophètes et les lévites continuèrent seuls de la cultiver, voir Coré ; mais ils le firent dans le même esprit que leur maître, et avec le même succès, la même force et la même fraîcheur, jusqu’aux temps qui suivirent l’exil, quoique l’on remarque parmi les grands chantres de cette époque, ces traces de fatigue ou d’épuisement qui accompagnent toujours la décomposition d’une nationalité, l’épuisement d’un pays qui va mourir. On ne saurait déterminer jusqu’à quel point la poésie lyrique fut appliquée par les Hébreux à des sujets profanes, à chanter l’amour, la joie ou l’amitié ; il n’est pas même établi qu’elle ait jamais perdu son caractère purement religieux, et Winer, qui insiste sur l’existence d’une poésie profane lyrique des Hébreux, ne nous paraît pas avoir prouvé que Tholuck, en la niant, soit aveuglé par une « pédantesque partialité ». Les passages qu’il cite (Ésaïe 9.2 ; Jérémie 7.34 ; 25.40 ; 48.33 ; Amos 6.5), ne prouvent pas nécessairement ce qu’il croit y voir.
Le recueil des poésies appartenant au genre lyrique comprend :
a) Des chants et des hymnes adressés à Dieu, soit comme dominateur du monde (Psaumes 8 et 104), soit comme chef de la nation (Psaumes 47, 66, 67 et 75), soit comme providence particulière par rapport à quelques événements de l’histoire nationale (Psaumes 46, 48, 75, etc.). Un grand nombre de ces chants étaient spécialement affectés au culte public (Psaumes 15, 24, 68, 81, etc.), et l’on a cru pouvoir distinguer, dans plusieurs, des chœurs et des voix seules s’entre-répondant ; le psaume 118 serait à cet égard l’exemple le plus frappant, et les divers essais qui ont été faits pour retrouver la suite et le caractère des interlocuteurs (notamment le Cantique de la Victoire, de M. Bost), montrent que c’est un travail à la fois facile, intéressant, utile et instructif. Il faut se rappeler, d’ailleurs, que les psaumes se chantaient ordinairement par le maître chantre, et que les chœurs, généralement parlant, n’intervenaient que pour certains répons, comme cela se voit encore dans les synagogues, et comme pour les prières on en trouve aussi des exemples dans les Églises romaine et épiscopale.
b) Des complaintes, élégies, et lamentations, ayant pour objet les malheurs des individus, ou ceux de la nation, quelquefois l’un et l’autre ensemble (cf. 1 Samuel 1 ; Lamentations 1-5 ; Psaumes 7, 44, 50, 102, 109, etc.). Le recueil des Psaumes peut-être considéré comme une anthologie de la poésie lyrique des Hébreux ; il renferme des morceaux des deux genres que nous venons d’indiquer. On a voulu voir la trace d’un troisième genre dans
c) Le Cantique des Cantiques ; les rationalistes en ont conclu à l’existence d’une poésie érotique chez les Hébreux, et Winer répète ici l’un de ses mots favoris, c’est que la pédanterie dogmatique ou historique peut seule ne pas admirer dans ce cantique un chant d’amour empreint de toute l’ardeur des passions de l’Orient.
Quant à la poésie didactique, elle paraît avoir pris naissance dans les proverbes, les dictons populaires, les sentences profondes, les énigmes ; on a toujours remarqué, en effet, que ces résumés de la sagesse universelle affectaient volontiers une forme figurée et un certain rythme qui ils fissent ressortir dans la mémoire et dans l’imagination, et nulle part cette sagesse populaire n’est plus riche, plus ancienne, plus profonde que dans l’Orient. Le livre de Job est la plus ancienne apparition de ce genre de poésie ; des sages s’entretiennent comme dans le Makemath des Arabes ; leurs paroles ne s’élèvent pas toujours fort haut, mais la conclusion du livre est l’expression d’une sagesse, peut-être peu étendue, mais sûre, morale, et ferme. Salomon forme une seconde époque (1 Rois 10) ; ses Proverbes réunis en recueil, avec les sentences de quelques autres sages, l’Ecclésiaste, et un certain nombre de Psaumes, sont ce qu’il y a de plus caractéristique en ce genre dans la poésie hébraïque (Psaumes 1, 133, 32, 50, etc.) ; on trouve quelquefois aussi dans les prophètes quelques oracles émis en forme de sentences, ou de paraboles (2 Samuel 12.1-4 ; Ésaïe 5.1-6). Les discours de Jésus portent presque tous le même caractère, et montrent combien ce genre était encore conforme à l’esprit des Juifs de son temps. Et l’on n’a pas de peine à comprendre que lorsque la poésie venait donner une forme vivante, brillante, à des pensées déjà fortes en elles-mêmes, pleines dans leur brièveté, sublimes dans leur simplicité, elles exaltassent l’enthousiasme religieux, et produisissent des impressions tout à la fois rapides et durables, sur le génie des Hébreux.
On s’est donné beaucoup de peine pour découvrir dans la poésie hébraïque un mètre, des pieds, des vers, une rime, un rythme quelconque, mais tous ces efforts ont échoué ; d’une part, parce que la véritable prononciation de la langue est perdue, parce que nous n’avons plus que des données incomplètes, souvent inexactes, sur les sons, la ponctuation, et la longueur des voyelles ; de l’autre, parce que ces ornements de la poésie profane ancienne et moderne, paraissent avoir en effet manqué aux règles de la poésie des Hébreux. Ce qui la distingue en effet de la prose, c’est ce qu’on est convenu d’appeler le parallélisme des membres, parallélisme qui réunit pour les opposer, les comparer, ou les confirmer, plusieurs idées analogues, dans une seule et même phrase. Ce parallélisme est appelé synonyme quand les membres de phrases qui se correspondent, expriment une même idée en des termes différents (Genèse 4.23 ; Juges 14.14 ; Psaumes 2.10 ; Jérémie 2.12-27) ; antithétique, lorsque les membres de la phrase opposent deux idées l’une à l’autre (Psaumes 20.8 ; Ésaïe 1.3) ; synthétique, lorsqu’ils expriment une même idée, mais avec une gradation dans le choix des mots, et d’une manière progressive (Psaumes 19.8-10 ; 91.13) ; dans ce dernier cas il y a identité quand, les mêmes mots étant reproduits, la force de la pensée ne consiste que dans l’addition d’images ou de définitions supplémentaires (Psaumes 48.11-12 ; 104.18). Ce parallélisme des idées est souvent accompagné de la répétition des mêmes mots (Genèse 4.23 ; Job 6.5 ; Psaumes 19.8 ; 20.8 ; 118.2-3) ; de la rime (Genèse 4.23 ; Job 16.12) ; souvent aussi, la phrase se compose de plusieurs membres dont les deux premiers sont opposés au deux derniers, ou plusieurs à un seul (cf. Psaumes 31.11 ; 40.16 ; Michée 1.4 ; Job 10.1 ; etc.). Pour faire mieux comprendre l’idée du parallélisme, nous en citerons un exemple ; il est tiré de Jérémie 2.26-27.
De même que le voleur est confus lorsqu’il est surpris,
Telle devrait être la confusion d’Israël,
De ses rois et de ses princes,
De ses sacrificateurs et de ses prophètes,
De tous ceux qui disent au bois : Tu es mon père !
Et à la pierre : Tu m’as donné la vie.
Les deux premières lignes, dit Dahler, comparent deux objets l’un à l’autre : l’idée générale, la maison d’Israël, est ensuite décomposée en cinq espèces, distribuées dans les quatre lignes suivantes ; mais la cinquième espèce est distribuée en deux lignes parallèles, et tout cela forme un ensemble harmonieux et sans affectation. Ce passage du parallélisme simple au parallélisme composé, était de nature à prévenir l’uniformité, et peut-être la monotonie, qui accompagne souvent la poésie lyrique.
On découvre sans peine des strophes distinctes dans plusieurs psaumes, tels que les 42, 43, 107, etc. Les psaumes mahaloth, ont un rythme plus rapide et plus vif que les autres. Kœster a publié plusieurs travaux dans lesquels il s’attache à démontrer que le genre strophique est beaucoup plus ordinaire dans les psaumes, qu’on ne le pense d’ordinaire, et que si l’on ne découvre pas toujours facilement la division des strophes, c’est que cette division repose sur le même principe que le parallélisme des phrases, sur une espèce d’irrégularité calculée qui souvent déjoue les recherches, et qui introduit plus de variété dans l’ensemble. On trouve assez de strophes variées dans les poésies lyriques françaises, pour qu’il soit aisé de comprendre qu’il en ait existé de semblables dans la poésie hébraïque. La version des Hagiographes de Perret-Gentil, et la Paragraph-Bible de Londres, font ressortir le parallélisme, et la distinction des strophes, autant du moins qu’il est possible de le faire.
Remarquons encore parmi les artifices poétiques des poètes hébreux, la disposition acrostiche d’un certain nombre de psaumes ; dans quelques-uns le changement des lettres a lieu d’un verset à l’autre ; ailleurs trois versets, ailleurs encore huit, forment des espèces de strophes dont chacune commence par une des lettres de l’alphabet, depuis la première jusqu’à la dernière ; voir Psaumes 25, 34, 119, 145 ; Lamentations 1, 2, 4 ; Proverbes 31.10ss.
Cet artifice était-il destiné à faciliter la mémorisation de ces vers ? était-ce un jeu de l’esprit, une entrave que le poète s’imposait à lui-même ? y avait-il là une signification maintenant perdue ? nous l’ignorons, mais cette dernière supposition est la moins probable.
En plaçant dans le parallélisme des membres la principale différence qui distingue la poésie de la prose, nous ne contestons pas qu’il ait pu y avoir encore d’autres différences, un rythme particulier, des pieds et des rimes ; Josèphe, Origène, Eusèbe et saint Jérôme, paraissent avoir connu encore toutes les beautés de la poésie hébraïque, et avoir possédé le secret de ses règles ; ils parlent, et leur grande science les mettait à même de parler en connaissance de cause, de vers héroïques, de trimètres, et de pentamètres ; saint Jérôme va jusqu’aux vers alcaïques, iambiques, et saphiques pour les Psaumes ; et il voit des hexamètres et des pentamètres dans les cantiques du Deutéronome et d’Ésaïe, dans le livre de Job et dans ceux de Salomon. Quant à Leclerc (Hist. abrégée de la poésie chez les Hébreux), il essaie de prouver dans sa dissertation que la poésie des Hébreux était rimée à peu près comme la poésie française, opinion qui n’a pas manqué de partisans. D’un autre côté, Scaliger et d’autres, estiment et soutiennent qu’il n’y a ni mesures, ni pieds, dans les vers hébreux, et que cette langue, non plus que la plupart des langues sémitiques, n’est pas susceptible de cette espèce de gêne poétique.
Quoi qu’il en soit de cette question, il faut avouer que le vrai caractère de la poésie est dans la diction même, et que celle-ci se distingue par un choix de mots et de locutions qui ne se rencontrent jamais, ou du moins fort rarement dans les ouvrages en prose, ou qui, lorsqu’ils s’y trouvent, ont dans la prose une signification et une portée différente que dans la poésie ; la forme grammaticale même des noms, des pronoms suffixes, des verbes, et les règles de la syntaxe, s’éloignent également de la forme ordinaire, et des règles qui sont constamment observées dans les ouvrages en prose. La préférence de certaines expressions est fondée sur la préoccupation du poète d’éviter les termes et les formes de langage journalières, ordinaires et communes ; souvent celui-ci était conduit à se servir de certaines formes anciennes comme plus simples, plus grandes, et plus énergiques ; peut-être aussi que son choix était déterminé dans certains cas, par des considérations de rythme et de mesure. Sous ce rapport on peut considérer les poètes hébreux comme les poètes classiques de l’antiquité profane, parce que la poésie est la même partout, ses exigences partout semblables ; il a dû y avoir des licences poétiques chez les uns comme chez les autres.
Le cercle d’idées des poètes hébreux se meut principalement dans la sphère de l’Orient, il touche à la nature et à l’histoire de la Palestine, aux époques diverses de la vie nationale, aux grands événements de l’existence du peuple de Dieu. Un certain nombre d’images semblables se reproduisent chez les uns et les autres, et si l’on en excepte quelques-uns, Job, Amos, Habakuk, Ézéchiel, on a la clef de tous quand on a la clef de l’un d’eux : l’intelligence d’Ésaïe, par exemple, entraîne promptement l’intelligence des autres prophètes considérés comme poètes. Il serait intéressant de comparer sous ce rapport la poésie hébraïque à la poésie orientale et à celle de l’Occident, aux classiques anciens et aux chantres du Moyen Âge, à Homère et à Ossian.
L’élévation de la pensée qui atteint chez plusieurs prophètes la hauteur la plus sublime, cette simplicité pleine d’expression, cette variété pleine d’unité, ces figures, ces sentiments, cette action, tout cela réuni, qui pourrait se retrouver chez les poètes profanes, est encore relevé par l’idée religieuse qui anime, entoure, vivifie tous ces élans, qui est le centre et le fond de la poésie elle-même chez les Hébreux.
Paul donne aux poètes païens le nom de prophètes, parce que chez les païens les poètes passaient pour inspirés ; il en cite deux (Actes 17.28 ; Tit. 1.12). Le premier était natif de Cilicie, comme Paul ; il avait dit : « Nous devons commencer par Jupiter, qu’il ne nous est pas permis d’oublier. Tout est plein de Jupiter, il remplit les rues, les places et les assemblées des hommes : toute la mer et les ports sont remplis de ce Dieu, et en tous lieux nous avons tous besoin de Jupiter ». Paul, en faisant un extrait de ce passage lui donne la vérité qu’il n’a pas ; il purifie l’erreur et argue de ces paroles obscures et fausses, pour démontrer que dans toute conscience d’homme il reste un sentiment secret, une croyance confuse, mais invincible, à l’existence d’un Dieu tout-puissant et présent partout. Le second jouissait, d’après ce que rapportent Plutarque et Diogène de Laërte, d’une grande réputation de prophète, et ils citent de lui plusieurs prédictions qui, si elles sont vraies, ont été accomplies d’une manière remarquable.