Le supplice de la croix fut chez les Romains, jusque sous le règne de Constantin, l’infamante et cruelle peine des condamnés à mort, des esclaves, des criminels, des brigands, des émeutiers. Il fut établi en Judée à l’époque de la domination romaine, et, bien que Josèphe en cite un exemple antérieur, il n’y fut légalisé comme peine que dès ce moment. Après avoir été d’abord fouettés d’étrivières (Matthieu 27.26), ce que l’on considérait comme plus dur et plus infamant que les verges, les condamnés devaient porter jusqu’au lieu du supplice la croix à laquelle ils allaient être attachés (Matthieu 27.32 ; Jean 19.17). Ce lieu était ordinairement situé hors de la ville, et près d’une route fréquentée : là on les dépouillait de leurs vêtements (Matthieu 27.28 ; Jean 19.23-24), et après leur avoir donné un breuvage enivrant (cf. Matthieu 27.34), on les élevait sur la croix où des bourreaux armés de marteaux et de clous leur perçaient les mains, et les attachaient : on leur clouait aussi quelquefois les pieds, quoique ce ne fût pas général, et tantôt ensemble, tantôt séparément. Quelques auteurs pensent que pour empêcher le corps de s’affaisser sous sa pesanteur, on plaçait une espèce de marchepied sous les pieds du condamné, mais l’on ne voit aucune trace de cet usage dans les descriptions que les plus anciens auteurs nous ont données de la croix ; en revanche, ils nous parlent d’une sorte de chevalet ou grosse cheville fichée au milieu de la croix et sur laquelle le malheureux se tenait comme à cheval. Cet affreux supplice était aussi long qu’il était cruel ; aucun organe important n’était attaqué ; le sang ne coulait pas avec abondance, et la douleur partante des extrémités ne devait parvenir au centre que lentement, par degrés, mais toujours en augmentant. On peut croire que la posture peu naturelle et toujours la même du crucifié n’était pas un de ses moindres supplices ; un sang enflammé se portant à la tête et à la poitrine, et produisant de vives douleurs et de vives angoisses, l’excitation des muscles et des nerfs, puis peu à peu le tétanos, voilà ce que l’on peut supposer et dire sur un supplice que l’on ne connaît plus maintenant que par ouï-dire ; mais en décrire l’horreur comme on la sent, c’est impossible. Ce n’était ordinairement qu’au troisième jour que le malheureux expirait, et même on en a vu, doués d’une forte constitution, surmonter les douleurs de la croix, et ne mourir que de faim sur l’instrument de leur supplice. Chez les Juifs cependant, le supplice était abrégé par les lois toujours humanisantes de cette législation : le crucifié devait être enseveli le soir même du jour où il avait été pendu au bois (Deutéronome 21.23) ; c’est à cause de cela, et pour hâter la mort des condamnés, qu’on leur brisait les os avant le coucher du soleil (Jean 19.31-32 ; cf. Josué 8.29). Les anciens laissaient les cadavres sur la croix, exposés aux appétits des oiseaux de proie, et à toutes les intempéries d’un climat qui ne tardait pas à les décomposer et à en infecter l’air. Il n’y a guère qu’un demi-siècle que le même usage subsistait encore en Angleterre et dans quelques parties de l’Allemagne, et même afin que les parents ne vinssent pas enlever les corps de leurs proches, on plaçait des gardes autour de la croix. Les Juifs, au contraire, soit dans un intérêt hygiénique, soit surtout par respect pour la dignité humaine, ensevelissaient immédiatement leurs condamnés (Matthieu 27.60), mais ils ne leur accordaient le privilège de reposer dans les sépulcres de leurs familles, que lorsque leurs chairs avaient été déjà consumées dans les sépulcres publics ; c’est pour épargner à Jésus ce dernier déshonneur que Joseph d’Arimathée demanda la permission de l’ensevelir dans un sépulcre neuf de sa possession.
La crucifixion était un supplice bien connu des anciens ; on en trouve des traces chez les Égyptiens (Genèse 40.19), chez les Perses (Esther 7.10 ; Esdras 6.11), et chez les Juifs (Nombres 25.4 ; Josué 8.29 ; 2 Samuel 21.6). Les Grecs, les Carthaginois et les Romains nous en fournissent aussi des exemples nombreux. Josèphe raconte qu’Alexandre roi des Juifs, ayant fait crucifier huit cents de ses sujets rebelles, ordonna, par surcroît de cruauté, que l’on mît à mort au pied de leur croix, sous leurs yeux, et pendant qu’ils respiraient encore, leurs femmes et leurs enfants.
Il y avait des croix de différentes formes : c’étaient toujours deux pièces de bois croisées l’une sur l’autre, mais quelquefois comme un X, quelquefois comme un T, le plus fréquemment dans la forme la plus connue, celle que l’on donne aux crucifix et que l’on trouve sur presque toutes les gravures. C’est cette dernière forme que les anciens monuments et les médailles du temps de Constantin donnent à la croix sur laquelle fut glorifié le Sauveur des hommes. Saint Jérôme la compare à un oiseau qui vole, à un homme qui nage ou qui prie ayant les mains étendues horizontalement. Outre le tronc et les bras, elle avait donc une pièce qui était le prolongement du tronc, et qui s’élevait derrière la tête du crucifié ; c’est à cette pièce que fut attaché l’écriteau de Pilate : « Jésus, de Nazareth, roi des Juifs ». La croix avait, dit-on, 15 pieds de hauteur, et 7 ou 8 d’envergure ; mais l’on n’en sait rien.
Autres fables et fraudes pieuses. On dit que sainte Hélène, mère de Constantin, trouva la vraie croix et en envoya une partie en présent à son fils, qui la mit à Constantinople sur une colonne de porphyre ; l’autre partie, elle la renferma dans un étui d’argent, et la donna en garde à l’évêque de Jérusalem. « Or, avisons d’autre part, ajoute Calvin, combien il y en a de pièces par tout le monde. Si je voulais réciter seulement ce que j’en pourrais dire, il y aurait un rôle pour remplir un livre entier. Il n’y a si petite ville où il n’y en ait, non seulement en église cathédrale, mais en quelques paroisses. Pareillement il n’y a si méchante abbaye où l’on n’en montre. Et en quelques lieux, il y en a de bien gros éclats : comme à la Sainte Chapelle de Paris, et à Poitiers et à Rome, où il y a un crucifix assez grand qui en est fait, comme l’on dit. Bref, si on voulait ramasser tout ce qui s’en est trouvé, il y en aurait la charge d’un bon gros bateau. L’Évangile témoigne que la croix pouvait être portée d’un homme ; quelle audace donc cet étai de remplir la terre de pièces de bois en telle quantité, que trois cents hommes ne les sauraient porter ! Et de fait, ils ont forgé cette excuse que, quelque chose qu’on en coupe, jamais elle n’en décroît. Mais c’est une bourde si sotte et lourde, que même les superstitieux la connaissent ». Quant à l’écriteau, on le montre à Rome et à Toulouse.
Tout chrétien doit être affligé de voir ainsi profaner le sang de l’alliance, et faire un pareil trafic de choses saintes. On a tout voulu convertir en musée, en curiosités, en marchandises, et devant la croix on fait oublier aux pécheurs le salut de la croix ; la lettre tue l’esprit, et l’on ensevelit la pensée sous la forme. Nous ne blâmerons point ici la profusion des croix que l’on trouve dans les pays catholiques à tous les embranchements de routes, sur tant de maisons, dans tant de chambres : nous nous rappelons même avec émotion l’effet que produisit sur nous, il y a quelques années, la vue d’une croix que nous trouvâmes au bord d’un chemin, dans le voisinage d’Orléans, et sur laquelle étaient écrites ces paroles, pauvres de poésie, mais riches de sens et de piété :
Passant, devant la croix de ton Sauveur,
Pense qu’il est mort pour toi, pécheur.
Nous reconnaissons que plus d’une fois, assistant à de malheureuses messes et à de malheureux prônes, gémissant sur l’idolâtrie des prêtres aveugles que nous entendions, et des brebis égarées qui s’agenouillaient à certains signaux, nous nous consolions en regardant une croix qui s’élevait sur l’autel, et qui semblait protester contre tout cet appareil de superstitions et de séductions. C’est avec une double sympathie, mais avec les mêmes restrictions, que nous nous associons à ces paroles d’un théologien de la langue française : « Aussi longtemps que nous ne pouvons, chrétiens plus éclairés, pénétrer jusque dans le dernier hameau et dans la dernière chaumière des contrées qui professent la foi, pour y prêcher l’Évangile en esprit et en vérité, bénissons Dieu de ce qu’il s’y trouve encore quelques hommes qui appliquent sur la bouche de chaque mourant un crucifix... Si, pour plusieurs, des cérémonies de ce genre ne sont que des amulettes, également ces peuples en auraient eu d’autres, et d’autres plus mauvaises ; et pour plusieurs, aussi, ce sera la prédication de la vie ». (A. Bost, Recherches sur la constit. et sur les formes de l’Egl. chrétienne, p. 85). Mais il n’en reste pas moins vrai que ces croix sont, avec les autres symboles et reliques de l’Église de Rome, le pis dans le bien ; que partout où l’on peut avoir mieux elles sont un piège et un mal ; qu’elles tendent à ramener Christ sur la terre, et à ôter à la vérité sa vie et son esprit ; qu’elles matérialisent la religion pure de la nouvelle alliance ; qu’elles paralysent les efforts vers la sainteté ; qu’elles entravent les progrès de l’Esprit ; qu’elles retiennent les fidèles dans l’enfance, et que souvent elles les repoussent dans les ténèbres de l’ignorance et de la superstition.
Comme le chrétien doit suivre sur la terre les traces de son divin modèle, Jésus dit souvent que celui qui veut être son disciple doit porter sa croix après lui (Matthieu 10.38) ; paroles qui sont expliquées ailleurs par celles-ci, que tous ceux qui voudront vivre selon la piété souffriront persécution (2 Timothée 3.12). Paul nous dit encore qu’il est crucifié avec Christ (Galates 2.20) ; qu’il ne se glorifie qu’en la croix du Seigneur, par laquelle le monde lui est crucifié, et lui au monde (6.14) ; que ceux qui sont au Christ ont crucifié la chair avec ses affections et ses convoitises (5.24) ; que le vieil homme a été crucifié avec Christ, afin que le corps du péché soit détruit (Romains 6.6).