Ce terme se trouve souvent dans l’Écriture, et les Pères l’entendent ordinairement, dans le sens moral, du démon, qui est le serpent tortueux et ennemi. Les Juifs tiennent qu’au cinquième jour de la création du monde, Dieu créa deux animaux, l’un nommé Hénoch, et l’autre Léviathan. Hénoch fut mis sur la terre, pour y vivre, et Dieu lui donna l’herbe de mille montagnes pour sa nourriture. Léviathan fut laissé dans l’eau, où il avait été créé, et où il demeure, en attendant le jour du jugement, où il sera tué, et servi sur la table du festin des élus.
Le terme Léviathan, selon son étymologie, signifie un grand poisson ou un monstre marin. Leviath peut marquer ce qui est joint, collé, lié ensemble ; et than, un grand poisson, comme qui dirait le grand poisson chargé d’écailles, collées et serrées l’une contre l’autre. On sait que le crocodile est fort long et fort grand, et qu’il a des écailles si fortes et si épaisses, qu’elles sont impénétrables aux traits des chasseurs et aux pointes des pécheurs. Nous croyons donc que Léviathan signifie le crocodile.
Le crocodile, dit Bosc (Nouv. Diction d’Histoire natur. ; Paris, Déterville), est un genre de reptiles de la famille des lézards, qui offre pour caractère un corps couvert d’écailles, dont les supérieures et les inférieures sont plus grandes et en forme de petites plaques ; quatre pattes très-apparentes, et dont les postérieures sont palmées ; une queue comprimée ; une langue courte, attachée presque entièrement à la mâchoire inférieure.
Le nom de crocodile rappelle l’idée d’un animal redoutable par sa grandeur et sa férocité, d’un animal qui n’a point d’égal dans sa famille, et qui se rend le tyran des eaux de la zone équinoxiale, dans l’ancien et dans le nouveau monde.
En effet, dit Lacépède, il surpasse, par la longueur de son corps, et l’aigle et le lion, ces fiers rois de l’air et de la terre ; et si on excepte l’éléphant, l’hippopotame, les cétacés et quelques serpents démesurés, il ne trouve point d’égal dans la nature.
Si les crocodiles l’emportent sur la plupart des animaux, par la grandeur de leur taille et par l’étendue de leur puissance, ils sont aussi mieux protégés qu’eux par la nature. Leur peau est presque partout couverte de petits boucliers à l’épreuve de l’épée et de la balle ; ils ont, de plus, l’aspect très-effrayant, principalement par leur regard ; leur gueule, garnie de dents longues et nombreuses, semble être un vaste gouffre, toujours prêt à engloutir ce qui en approche. Leur démarche grave concourt encore à l’effet général qu’ils produisent sur l’imagination. Mais ils ne sont féroces que par besoin, et un crocodile qui est rassasié, n’est pas un ennemi dangereux, ainsi que l’avait déjà observé Aristote.
Les anciens, reprend Bosc, n’ont connu qu’un seul crocodile, celui du Nil. Aujourd’hui ou en connaît au moins trois, et peut-être sept… Le crocodile du Nil a le museau oblong, la mâchoire supérieure échancrée, pour laisser passer la quatrième dent d’en bas ; les pieds de derrière entièrement palmés (Voyez Crocodile). Il se trouve dans toute l’Afrique… Il était autrefois commun dans tout le cours du Nil ; mais actuellement on ne le trouve plus que dans la haute Égypte. Il acquiert jusqu’à trente pieds de long.
Les anciens Égyptiens ont fait des dieux ces crocodiles, leur consacrèrent la ville d’Arsinoé, et les enterrèrent dans les tombeaux de leurs rois.
Dom Calmet croit, il nous l’a dit, que le léviathan de Job est le crocodile.
Job fait une peinture admirable du Léviathan, aux chapitres 40 et 41 de son livre, et il n’y dit rien qui ne s’explique très-naturellement du crocodile (Job 12.20-21 ; 41.1-2). D’autres l’expliquent de la baleine ou du mulart, qui est un très-gros poisson qui se trouve dans la Méditerranée. D’autres entendent, sous le nom de Léviathan en général, tous les gros poissons et les monstres marins. Plusieurs anciens l’ont expliqué allégoriquement du démon. Bochart montre au long que c’est le crocodile. Il le prouve par un endroit du Talmud, au Traité du Sabbat, où il est dit que le calbit, ou chien marin, est la terreur du léviathan ; il prétend que ce calbit est le poisson nommé ichneumon, qui se jette dans la gueule du crocodile, lui ronge les entrailles, et ne sort de son ventre que par le trou qu’il se fait en rongeant.
Voici donc ce que Job dit du Léviathan : Pourrez-vous enlever le léviathan avec l’hameçon, et lui lier la langue avec une corde ? Le crocodile est-il de ces poissons que l’on prend à l’hameçon, et à qui on lie la langue, ou que l’on enfile par la bouche ou par les ouïes, pour les porter où l’on veut ? Il ne demande pas cela comme une chose périlleuse ; mais comme une chose très-impossible, et à laquelle on ne s’exposait pas, sans témérité. Hérodote raconte une manière de prendre le crocodile avec l’hameçon ; mais apparemment cela n’était pas encore inventé du temps de Job. Cet historien dit qu’on jette un morceau de chair de porc, avec un gros et fort hameçon, au milieu du Nil. Le pêcheur est sur le bord, où il fait crier un cochon de lait. Le crocodile s’avance, il engloutit la chair de porc avec l’hameçon ; le pêcheur le tire à bord, lui jette de la boue sur les yeux qui sont fort petits, à proportion du reste du corps ; après quoi il le met à mort.
Lui mettrez-vous un cercle aux naseaux, et lui percerez-vous la mâchoire avec, un anneau ? comme on fait aux animaux de service, aux chameaux, aux buffles, qu’on conduit ainsi, et qu’on dresse comme on veut. Le crocodile est-il de ces animaux doux et traitables ? Voyez Isaïe (Isaïe 37.29), où il parle de cette manière de percer les naseaux des bêtes de somme. L’hébreu de Job peut faire un autre sens : Lui mettrez-vous un jour dans les narines, ou percerez-vous sa mâchoire avec une épine, comme ces petits poissons qu’on porte ainsi enfilés au marché ? Vos amis le couperont-ils par morceaux, et ceux qui trafiquent le diviseront-ils en pièces ? Ou, selon d’autres : Les enchanteurs le couperont-ils, et les chananéens le mettront-ils en pièces pour le vendre ? Le charmera-t-on comme un serpent, et le fera-t-on crever par les enchantements ?
Mettez la main sur lui : souvenéz-vous de la guerre, et ne parlez plus ; ou, selon l’Hébreu : Mettez la main sur lui, et ne pensez jamais à la guerre : son espérance sera vaine ; il ne pourra seulement soutenir sa présence. Le crocodile est un animal très-redoutable ; le plus hardi guerrier n’osera seulement paraltre devant lui. On raconte qu’un certain Artémidore, ayant rencontré par hasard sur le sable un crocodile qui dormait, en fut si effrayé, qu’il en perdit l’esprit et la mémoire. Cnémon, dans Héliodore, fut tout troublé à la vue d’un crocodile, quoiqu’il ne l’eût vu qu’en passant, et plutôt son ombre que son corps. Job continue : Je ne serai pas assez cruel pour l’éveiller ; ce serait une grande témérité de le vouloir faire. Il n’y a que les Tentyriens capables de cette hardiesse ; ceux de Tentyre faisaient la guerre aux crocodiles.
Voici à présent une description plus détaillée de cet animal. Qui découvrira la superficie de son vêtement, et qui entrera dans le milieu de sa gueule ? Le crocodile dort pendant le jour sur le sable, et la gueule ouverte ; mais, tout endormi qu’il est, qui osera seulement l’approcher ? Son corps est semblable à des boucliers d’airain de fonte ; il est couvert d’écailles serrées et pressées l’une sur l’autre. Le crocodile est un des plus grands poissons de rivière que l’on connaisse. On en a vu de vingt-cinq à trente pieds de long. Il a la peau du dos si dure, qu’on ne la peut percer avec le fer. Elle est plus tendre sous le ventre ; c’est le seul endroit où on le puisse blesser.
Qui ouvrira l’entrée de sa mâchoire ? la terreur habite autour de ses dents. Cet animal a la tête oblongue, et la gueule extrêmement vaste. Il a trente-six dents fort solides et fort aiguës à la mâchoire d’en haut, et autant à la mâchoire d’en bas. Ces dents se joignent l’une dans l’autre, comme les dents d’une scie. Lorsqu’il ouvre la gueule, l’ouverture est si grande qu’il peut engloutir un homme entier ou même une génisse. Sa tête est oblongue et fendue presque jusqu’aux oreilles. On en a vu dans les Indes de si grands, qu’un homme de la belle taille pouvait demeurer debout entre ses mâchoires. On dit qu’ils ne remuent que la mâchoire d’en haut, au lieu que les autres animaux ne remuent que celle d’en bas. Mais cela ne se vérifie pas par les nouvelles observations.
Lorsqu’il éternue, il jette des éclats de feu, et ses yeux étincellent comme la lumière du point du jour. Il sort de sa gueule des lampes qui brillent comme des torches ardentes : il lui sort une fumée des narines, de son haleine il allume des charbons, et la flamme lui sort du fond de la gueule. Cette peinture poétique est admirable pour exprimer la vivacité des yeux du crocodile, lorsqu’il sort de l’eau, et la rapidité avec laquelle il poursuit sa proie, et la rapacité avec laquelle il la dévore. La force est dans son cou, la famine marche devant lui. Le crocodile est à-peu-près de la forme d’un lézard. Sa force consiste principalement dans son cou et dans sa tête. Il ravage tout dans les lieux où il se trouve ; il y tue les animaux, il désole les campagnes. On ne peut pas mieux exprimer cela qu’en disant que la famine marche devant lui.
Les membres de son corps sont liés les uns aux autres, les foudres tomberont sur lui sans qu’ils s’écartent. Son corps est tout muscle, tout nerf, il est en quelque sorte, impénétrable et invulnérable. Son cœur se durcira comme un rocher, il se resserrera comme l’enclume sur laquelle on bat sans cesse. Ces expressions expriment vivement la force, le courage, l’intrépidité du crocodile. Rien ne lui fait peur : Si quelqu’un l’attaque, ni l’épée, ni les dards, ni les cuirasses ne pourront subsister devant lui. Les voyageurs conviennent que la peau du crocodile est à l’épreuve des épées, des dards, des flèches, des armes à feu. Il faut le prendre sous le ventre, si l’on veut le percer : Il méprisera le fer comme la paille, et l’airain comme un bois pourri. L’archer le plus adroit ne le mettra point en fuite ; les pierres de la fronde sont pour lui une paille sèche.
Il fera bouillir le fond de la mer comme l’eau d’un pot, et il rendra les eaux comme un onguent, comme un parfum. Dans le style des Orientaux, les grands fleuves et les grands lacs sont quelquefois nommés des mers. Il y avait des crocodiles non-seulement dans le Nil, mais aussi dans les lacs. On adorait en Égypte ceux du lac Moeris ; on leur préparait soigneusement à manger, et on leur mettait de riches pendants d’oreilles et de précieux bracelets aux pieds. Lorsque le crocodile se remue avec impétuosité ou jette l’eau par sa gueule, il fait bouillir le fleuve ou le lac dans lequel il se trouve, comme une chaudière d’huile bouillante ; l’odeur qu’il laisse après lui est semblable à celle die musc. C’est ce que témoignent plusieurs bons auteurs. Non-seulement pendant sa vie il répand cette bonne odeur, sa chair même la conserve après sa mort ; ses œufs aussi sentent le musc. Lorsqu’ils sont blessés, il sort de leur blessure et de leurs entrailles une odeur pareille.
Il ne voit rien que de haut et de sublime, c’est lui qui est le roi de tous les enfants d’orgueil. On l’explique en disant que le crocodile est le roi des autres poissons ; mais il vaut mieux l’entendre des Égyptiens dénommés souvent dans l’Écriture (Ézéchiel 32.12 Psaumes 88.11 Isaïe 51.9 Job 26.12) sous le nom d’enfants d’orgueil ou d’orgueilleux. Le crocodile était leur dieu, leur roi ; ils lui rendaient des honneurs divins. Dans le style des Hébreux, sous le nom de roi, on entend souvent le dieu d’une nation ; tout le monde sait que les Égyptiens adoraient le crocodile, et que le crocodile était l’emblème ou la figure de l’Égypte.
Au chapitre 3 verset 8, Job dit : Que ceux qui maudissent le jour, et qui sont prêts d’éveiller le léviathan, maudissent le jour de ma naissance (Job 3.8). Nous croyons qu’il veut parler des Athlantes et des peuples de la haute Égypte, qui maudissent le soleil, parce qu’il les brûle par ses excessives ardeurs ; et qui sont assez hardis pour éveiller le crocodile, pour l’attaquer, le faire mourir et le manger. Ézéchiel désigne le roi d’Égypte sous le nom de grand Than, ou de grand dragon, de grand poisson (Ézéchiel 29.3). Isaïe (Isaïe 27.1) menace de frapper de mort léviathan le serpent droit ; c’est le roi de Babylone ; et léviathan, le serpent tortu, c’est le roi de l’Égypte. Le crocodile était considéré comme le roi des poissons d’eau douce ; et les Hébreux donnaient à tous les poissons le nom de serpents ou de reptiles. Le prophète-roi (Psaumes 73.14) dit que le Seigneur a créé le léviathan pour se jouer dans les eaux. C’est donc un animal aquatique.
La description de cet animal est poétique, suivant Virey (Nouveau Dict d’hist nat., au mot Léviathan. ; Paris, Déterville), et ne permet pas de déterminer à quelle espèce il appartient. « Les savants, dit-il, se sont longtemps occupés de rechercher à quelle espèce on devait le rapporter. Le savant Samuel Bochart assure dans son Hierozoicon, que c’est le crocodile ; cependant le texte de Job n’est pas assez précis pour qu’on puisse déterminer cet objet. Il y est dit : Pourrez-vous prendre le léviathan au hameçon, et lierez-vous sa langue avec une corde ? Placerez vous un anneau dans ses narines, et percerez-vous sa machoire ? etc. Or ces mots conviennent plus à la baleine qu’au crocodile, à ce qu’il me parait, en les comparant avec ceux qui suivent dans le chapitre 41. On trouve d’ailleurs dans Isaïe (Isaïe 27.1), que le léviathan habite dans la mer ; ce qui ne convient pas au crocodile, qui se tient dans l’eau des fleuves et eu sort souvent. Il paraît, par le passage du prophète, que le mot léviathan est générique, car il l’applique à deux espèces de dragons ou serpents marins. Les rabbins modernes, qui expliquent le Thalmud, regardent le léviathan comme un cétacé ou une espèce de baleine. Dans ce livre, au traité du sabath, le cabith, qu’on croit être un chien marin ou squale y est représenté comme étant la terreur du léviathan, ce qui annoncerait que ce dernier animal est quelque marsouin ou dauphin ; mais Bochart soutient que le cabiai est l’ichneumon, espèce d’animal carnivore (viverra ichneumon Linn) qui détruit les œufs du crocodile.
Je suis cependant porté à croire que le léviathan est un animal marin de la famille des cétacés, ou peut-être quelque poisson monstrueux, comme l’a pensé Jault ; mais il parait fort difficile de prouver l’une ou l’autre opinion, parce que l’Écriture s’exprime dans un style poétique et plus propre à frapper l’imagination qu’à décrire exactement les objets. Au reste, ce sujet n’est pas bien essentiel à approfondir, et l’on n’est pas moins bon chrétien pour n’avoir pu reconnaître au juste le vrai léviathan. Hobbes appelle de ce nom l’espèce de gouvernement qu’il a imaginé, et qui est aussi monstrueux que cet animal. »