Quoique les Hébreux dans leur alphabet aient des voyelles et des consonnes, de même que les autres peuples, il est vrai néanmoins que souvent en écrivant, ils ne mettent pas les voyelles avec les consonnes. Quelquefois les voyelles mêmes qui y sont ne se prononcent pas ; ou enfin ces voyelles ayant tantôt un son, et tantôt un autre ; étant tantôt longues, et tantôt brèves, il est très-malaisé à ceux qui n’ont pas une longue habitude dans la langue hébraïque, de lire comme il faut les livres écrits en hébreu.
C’est cette difficulté qui a donné occasion d’inventer, et de mettre en usage les points-voyelles, qui sont certains points qu’on met au-dessous ou au-dessus des consonnes, et qui suppléent aux voyelles, lorsqu’elles manquent dans l’écriture, ou qui en fixent le son, la quantité et la valeur, lorsqu’elles s’y rencontrent.
Les grammairiens comptent quatorze points-voyelles, savoir :
Cinq longs.
Camets a.
Tzeré. e.
Chirec long i.
Cholem o.
Schurech ou.
Cinq brefs.
Patach a.
Segol e.
Chirec bref l
Chametz chatuph o.
Kibbutz u.
Quatre très-brefs.
Scheva e muet.
Chateph patach a.
Chateph segol i.
Chateph cametz o.
Si l’on voulait s’en rapporter aux rabbins et à quelques grammairiens hébreux d’entre les chrétiens, sur l’antiquité de ces points-voyelles, il faudrait les croire aussi anciens que l’écriture même hébraïque, et en rapporter l’origine à Moïse ou à Esdras, ou aux anciens de la grande synagogue, qui vivaient du temps d’Esdras et de Néhémie. Mais les plus sensés croient que cette invention est beaucoup plus récente. Les uns en rapportent l’origine aux Massorèthes, ou aux docteurs de l’école de Tibériade, qui vivaient vers l’an 500 de Jésus-Christ. Le père Morin croit que c’est des Arabes que les Hébreux ont reçu et l’art de la grammaire, et l’usage des points-voyelles. Or les Arabes eux-mêmes ne commencèrent à écrire-qu’assez tard ; et lorsque l’empire des Mahométans s’établit vers l’an 622, il n’y avait pas longtemps qu’ils avaient l’usage des lettres. Les noms des points-voyelles, qui sont tous arabes, sont une preuve qu’ils tirent leur origine de ces peuples. De plus, les premiers grammairiens qu’aient eus les Juifs, étant arabes, et ayant écrit en cette langue, il est très-vraisemblable que les points-voyelles, qui sont de leur invention, viennent de la même source, d’où ils ont tiré leur art de grammaire.
Le père Morin, qui a examiné à fond toute cette matière, qui regarde l’antiquite des points-voyelles, montre qu’ils n’étaient point encore inventés ni au temps d’Origène, ni au temps de saint Jérôme, ni même au temps des docteurs qui ont composé le Talmud, lequel n’a été achevé qu’au septième siècle. Le même auteur, parcourant les différents ouvrages qui ont été composés par les Juifs aux huitième et neuvième siècles, les premiers vestiges qu’il rencontre des points-voyelles sont dans les écrits des rabbins Ben-oser, chef de l’école des Juifs occidentaux, et dans ceux de Ben-nepthali, chef de l’école des Orientaux, lesquels vivaient vers l’an 940, c’est-à-dire, vers le milieu du dixième siècle. Il s’ensuit que l’on ne peut guère placer le commencement des points-voyelles avant le milieu du dixième siècle. On peut voir le père Morin, Exercitat. Biblic., livre 2 exercit. 28, chapitres 1, 2, 3, et seq et les Prolégomènes de Vallon, proleg. 3, n. 38 et suivants, et les autres écrivains qui ont travaillé sur les prolégomènes de l’Écriture, comme M. Dupin, le P. Frassen, et le P. Thomassin dans sa méthode d’étudier par rapport à l’Écriture.
Les Juifs d’aujourd’hui se servent de points-voyelles, et de bibles imprimées avec ces points, pour leur usage ordinaire. Mais les livres dont on se sert publiquement dans la synagogue, les rouleaux dans lesquels ils lisent solennellement le texte sacré, sont encore sans points-voyelles ; comme dans les commencements, les Samaritains ne mettent pas non plus de points-voyelles dans leur Pentateuque, écrit-eleanciens caractères hébreux. Le scrupule des uns et des autres à cet égard est une preuve de la nouveauté des points-voyelles.
On avait cru qu’Esdras avait mis les points-voyelles dans les Bibles hébraïques, jusqu’au temps d’Élie lévite, juif allemand qui, vers le milieu du seizième siècle, écrivit contre cette opinion, et soutint qu’on n’avait mis les points-voyelles qu’après la clôture du Talmud, vers l’an 500 de Jésus-Christ ; que jusqu’alors la manière de lire le texte sacré, et d’y suppléer les voyelles, s’était conservée Uniquement par la tradition. Tous les Juifs, tant ceux qui rapportent les points à Esdras que ceux qui les rapportent aux Massorèthes, soutiennent que la manière de lire suivant cette ponctuation est d’une autorité divine, et qu’il n’est pas permis d’y faire le moindre changement. Mais la plupart de nos critiques, même ceux qui tiennent qu’Esdras mit les points-voyelles, soutiennent que c’est une invention purement humaine, et qu’on ne se doit faire nulle difficulté d’y toucher, lorsque la suite du discours, l’analogie, ou la bonne critique présentent un meilleur sens. Voyez les principales raisons que les deux Buxtorf père et fils ont apportées pour prouver l’antiquité des points-voyelles.
1° Deux anciens livres nommés Bahir et Zohar, écrits le premier un peu avant la naissance de Jésus-Christ, et le second un peu après, parlent expressément et en plus d’un endroit des points-voyelles.
2° Les Massorèthes de Tibériade, à qui l’on attribue l’invention des points-voyelles, ne paraissent pas avoir eu assez de capacité pour cela. Nul auteur ancien ne la leur attribue. Aben-Ezra, rabbin du douzième siècle, est le premier qui leur en fasse honneur.
3° Depuis que l’Hébreu a cessé d’étre la langue vulgaire des Juifs, c’est-à-dire, depuis la captivité de Babylone, il n’était pas possible d’enseigner cette langue sans le secours des points-voyelles : donc ils sont au moins depuis Esdras, et ils ont toujours été en usage depuis ce temps-là.
4.° En ruinant l’autorité des points-voyelles, et en les réduisant au rang des inventions purement humaines, on abandonne le texte a une lecture incertaine et à des explications arbitraires, ce qui est renverser la certitude et l’autorité des Écritures saintes.
Mais on peut répondre à ces raisons,
1° Que les livres Dahir et Zohar n’ont pas, à beaucoup près, l’antiquité qu’on veut leur donner. On trouve dans ces livres mêmes des choses qui n’ont pu être écrites que plus de mille ans après le temps auquel on veut qu’ils aient été écrits : nul auteur ancien ne les a ni connus ni cités.
2° Les Massorèthes de Tibériade ont certainement subsisté longtemps en Judée ; et indépendamment de l’idée qu’on a de leur capacité et du témoignage d’Aben Ezra et d’Élie lévites, on sait très-certainement que les points-voyelles n’étaient pas inventés avant leur temps.
3° Que depuis que la langue hébralque a cessé d’être vivante et parlée par les Juifs, la nécessité des points-voyelles n’a pas été telle qu’on veut faire croire. Les Samaritains, qui ne savent pas mieux l’hébreu que les Juifs, n’ont pas de points-voyelles encore aujourd’hui ; ils lisent cependant le texte hébreu en caractères samaritains.
Les Arabes n’ont eu des points-voyelles qu’assez tard. On peut très-bien s’en passer dans leur langue ; de même que dans l’Hébreu, le Syriaque et le Chaldéen, même dans l’hypothèse que ces langues ne seraient pas vivantes, pourvu que l’on conservât l’ancien caractère, pourvu qu’on parlât une langue qui eût beaucoup de rapport à celle dont on conserve le caractère ; et qu’enfin cette langue, toute morte qu’elle est, subsiste néanmoins dans l’office ecclésiastique, dans les prières, et même dans une infinité de termes écrits dans le langage du commerce et du peuple. Dans cette supposition, qui est le cas où se trouvent les Juifs d’à présent : à l’égard de l’Hébreu, la difficulté de lire l’Hébreu sans points-voyelles est infiniment moins grande qu’on ne s’imagine : on sait certainement que plusieurs Juifs, qui n’entendent pas le fond de cette langue, ne laissent pas de lire l’Hébreu sans points, et de l’écrire de même. Cela prouve, quoi qu’on en puisse dire, que l’on a pu se passer de points pendant plusieurs siècles, et qu’on pourrait s’en passer encore aujourd’hui : ajoutez qu’il n’est pas vrai que la langue hébraïque soit absolument dénuée de voyelles ; elle en a trois ou quatre ; savoir, l’Aleph, le Jod, le Vau et le Haïn ; le Hébreux et le Heth sont des aspirations. Ces lettres et ces aspirations se trouvent à tout moment dans le texte : une seule voyelle fait lire tout un mot. Il faudrait entendre cette langue, pour bien juger de la force de ces raisons.
4° La quatrième preuve qui concerne l’autorité de ces points-voyelles ne regarde qu’indirectement leur antiquité ; et l’on peut très-aisément rétorquer l’argument contre ceux qui le font, en l’appliquant aux langues grecque et latine, qui ont toujours eu des voyelles. Ne peut-on pas, sans toucher aux voyelles, donner dix sens divers à un passage, souvent sans rien changer, ni aux paroles, ni aux accents, ni à la ponctuation, et bien davantage, si l’on veut y faire quelques dérangements ? Est-ce à dire qu’on abandonne le texte sacré à une lecture incertaine, et à des explications arbitraires ? Y a-t-il une langue au monde où l’on ne tombe à tout moment dans des équivoques, des amphibologies, des incertitudes, et tout cela, malgré les points, les accents et les voyelles ? J’avoue que l’Hébreu sans points-voyelles y est plus sujet qu’aucune autre langue ; mais la tradition, le bon sens, la suite des discours, l’usage, sont des règles qui rectifient ces prétendus inconvénients ; et où en serait-on, si l’on était obligé de suivre toujours servilement la leçon et la ponctuation des Massorèthes ? Combien de passages heureusement rétablis, ou expliqués en recourant aux anciennes versions, et en abandonnant la manière de lire des Massorèthes ?