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Dieu
Dictionnaire Biblique Westphal Calmet

1. Introduction

La connaissance de Dieu est progressive et historique. Dieu a parlé à nos pères à plusieurs reprises, signifiant : d’une manière fragmentaire et par des individus différents, et de plusieurs manières, signifiant : visions, songes, discours directs ; cf. Nombres 12.6, déclare Hébreux 1.1. Le caractère graduel et progressif de la connaissance de Dieu parmi les hommes est affirmé par tous les écrivains bibliques. Aux temps d’ignorance (Actes 17.30) succèdent le temps de la grâce et le jour du salut (Ésaïe 49.8). L’épithète « nouveau » se retrouve fréquemment et marque la nature successive de l’enseignement donné : nom nouveau (Ésaïe 62.2), champ nouveau (Jérémie 4.3), esprit nouveau (Ézéchiel 11.19 ; Ézéchiel 18.31), terre nouvelle (Ésaïe 66.22 etc.). Jésus, plus qu’aucun autre, a opposé le présent au passé révolu, par sa formule : « Mais moi, je vous dis (Matthieu 5.22 ; Matthieu 5.28 etc.). Dans l’entretien avec la Samaritaine, il a marqué qu’en ce qui concerne le culte à rendre à Dieu il y a une heure qui vient, après laquelle le mode d’adoration du Père changera totalement (Jean 4.21). Dieu parle dans la succession des siècles ; sa voix est écoutée, mais il est impossible de comprendre son message si l’on n’examine la durée des temps et les bornes des demeures humaines (Actes 17.26), c’est-à-dire l’histoire et la géographie. Toutefois l’histoire de la révélation divine ne se poursuit pas d’une manière progressive et régulière. Dieu abandonne (Deutéronome 31.17 ; Ésaïe 54.7 ; Ésaïe 54.8), cache sa face (Ézéchiel 39.23, etc.), parle rarement (1 Samuel 3.1), livre à eux-mêmes les incrédules (Romains 1.24-31), selon les époques et les peuples. La Bible ne cherche donc pas à donner une doctrine de Dieu, mais une histoire de Dieu, féconde en accidents imprévus.

2. Le Dieu de l’Israël primitif

Il est tout à fait impossible de définir avec précision la conception de Dieu de la période antémosaïque, vu l’époque tardive et les remaniements des rédactions historiques dont nous disposons. Comment échapper aux interprétations, aux modifications involontaires des écrivains bibliques venus plusieurs siècles après les événements ? On a essayé de signaler surtout les faits et les coutumes qui paraissent les plus anciens. La présence de Jéhovah apparaît liée à certains lieux, certains arbres, certaines sources (Genèse 12.6 ; Genèse 13.18 ; Genèse 35.7 ; Josué 24.26). Les peuples primitifs conçoivent difficilement une divinité détachée de tout socle local. L’arche de l’alliance résolut plus tard le problème en représentant la présence invisible de Jéhovah comme attachée à un objet non géographique. Jusque-là ce sont les résidences locales particulières de Jéhovah qui dominent. Or la multiplicité des résidences sacrées entraîne presque inévitablement le polythéisme. S’il est impossible de tirer des conclusions certaines de la forme Élohim, à terminaison plurielle, appliquée à l’être divin, du moins peut-on dire que l’usage fait de ce mot n’exclut pas les dieux multiples de la nature. Jacob revenant de chez Laban se trouve dans un camp d’Élohim, d’êtres divins qui l’environnent (Genèse 32.1). Les esprits des morts s’appellent des Élohim (1 Samuel 28.13 ; Ésaïe 8.18). L’être corporel mystérieux qui lutte bras à bras avec Jacob à Péniel s’appelle Élohim (Genèse 32.28). Mention est également faite à diverses reprises des idoles théraphim que l’on trouve dans les maisons particulières (Genèse 31.30 ; 1 Samuel 19.13 ; 1 Samuel 19.16), dans les temples (Juges 17.5 ; Juges 18.14 ; Osée 3.4). Le vieux texte du Code de l’Alliance (Exode 21.5 ; Exode 21.6) parle aussi de l’Élohim de la porte, dont l’image (sculptée ?) se trouvait sur le seuil de la maison. Mais si des traces d’animisme et de polythéisme sont certaines, elles sont impossibles à systématiser. Ce qui semble en tout cas avoir été, dès le début, étranger à Israël, c’est l’idée d’une famille divine, d’une mythologie nationale. Jéhovah n’a ni femme ni enfant, n’engendre pas et n’est pas engendré. La transcendance de Dieu, sa distinction absolue d’avec la race humaine, paraît remonter très haut dans les conceptions religieuses d’Israël. Le vieux mythe de la tour de Babel symbolise cette séparation nécessaire de Dieu et des hommes et enseigne la distance qui les sépare. Cette idée devait trouver plus tard dans la notion de création sa forme philosophique la plus achevée, en mettant en évidence la distinction absolue de l’esprit et de la matière et la supériorité hiérarchique du premier.

3. Jéhovah, le Dieu d’Israël

À mesure que l’idée nationale se précise en Israël, se précise également l’idée de Jéhovah, son Dieu. La religion d’Israël a toujours été une religion nationale, raciale et elle l’est encore aujourd’hui. Jéhovah et Israël grandissent ensemble, luttent ensemble, traversent ensemble le désert, vainquent ensemble les Cananéens. La tradition est unanime à placer l’origine d’Israël en tant que peuple appartenant à Jéhovah dans les scènes qui ont eu pour théâtre le mont Sinaï. C’est dans cette montagne que Jéhovah apparaît pour la première fois à Moïse (Exode 3.15 ; Exode 4.24) ; c’est là qu’il se manifeste au peuple d’Israël comme son Dieu (Exode 20 ; Juges 5.5). Jéhovah est un esprit de montagne, le dieu de l’orage, du tremblement de terre, du volcan. Certains auteurs ont conclu d’Exode 24.16 ; Exode 24.17 que le Sinaï, fumeux et ardent, fut effectivement ou symbolise un volcan en activité. Le feu (voir ce mot) est l’élément qui précède Jéhovah (Ésaïe 30.27) ; le vent qui brûle est son souffle (Ésaïe 40.7) ; il habite dans le buisson ardent (Exode 3.2), dans les charbons embrasés (Psaumes 18.9), au milieu d’une colonne de feu et de fumée (Exode 13.22). Jéhovah est un feu dévorant (Deutéronome 4.24). Ses jugements se manifestent par le feu céleste (1 Rois 18.38 ; 2 Rois 1.12 ; Ésaïe 10.17). Son approche est signalée par le feu, la fumée, l’orage, l’arc-en-ciel (Nahum 1.3-5 ; Psaumes 18.8-16 ; Genèse 9.13). Ce Dieu fort est un guerrier (Exode 15.3). Son peuple est Israël = Dieu combat. Les ennemis d’Israël sont les ennemis de Jéhovah (Nombres 10.35). Nul ne résiste lorsque Jéhovah combat (Deutéronome 33.27 ; Deutéronome 33.29). Cette idée du Dieu guerrier s’exprime aussi dans les mots : Jéhovah Sebaoth, Éternel des Armées (voir article suivant, paragraphe 4), expression dont le sens primitif est discuté et qui désigne parfois les armées célestes (étoiles), mais aussi les armées d’Israël (1 Samuel 17.45).

Le droit a sa source dans les volontés du Dieu auquel Israël appartient. C’est au nom de Jéhovah que les anciens et les rois rendent la justice, concluent des contrats (Genèse 31.49-53 ; 1 Samuel 20.42 etc.). La justice de Jéhovah est souvent sociale, nationale plus qu’individuelle dans ses arrêts. Elle punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la 3e et la 4e génération. Elle punit le peuple entier (famine, peste, guerre) à cause de la faute d’un de ses chefs. Mais elle s’occupe aussi de la moralité interne, secrète des individus. Elle punit Caïn contre lequel aucun bras humain ne se lèvera (Genèse 4.15) ; Jéhovah ne laisse pas impunie la violation d’alliances politiques séculaires (2 Samuel 21.1). Un acte généreux est appelé la bonté de Dieu (2 Samuel 9.3).

Ce serait une erreur de penser que les Hébreux ne sont pas arrivés de très bonne heure à l’idée que la puissance de Jéhovah dépasse infiniment le territoire géographique d’Israël. Israël n’a jamais trouvé les limites de son Dieu. À mesure qu’il découvrit le monde, il s’aperçut que son Dieu l’avait déjà précédé. Jéhovah bénit Jacob en Mésopotamie et Joseph en Égypte. Il déploie son bras à la mer Rouge ; en son honneur, on chante le Chant de la Mer (Exode 15). Il habite le ciel (Genèse 11.5). Il fait pleuvoir du ciel (Genèse 19.24). L’armée des cieux est à sa droite et à sa gauche (1 Rois 22.19). Israël chercherait en vain un endroit de la nature d’où son Dieu serait exclu. Mais ce sont les prophètes qui de ce Dieu, vainqueur partout où les intérêts d’Israël l’appellent, feront le Dieu unique, s’occupant également et en tout temps de toutes les nations.

4. Le Dieu des prophètes

Avec les premiers prophètes (Amos, Osée, Ésaïe) nous arrivons, en effet, à une conception moins raciale de l’activité de Jéhovah. Ce n’est pas que ces prophètes aient eu le sentiment d’apporter une notion nouvelle de Dieu. Ils invitaient, au contraire, leur peuple à revenir au passé religieux lointain d’Israël et s’opposaient au pullulement récent des dieux étrangers. C’est sur la montagne de Jéhovah, au Sinaï, qu’Élie va retremper sa foi et son courage et écouter la voix du Dieu des sommets et de la foudre (1 Rois 19). Mais de l’opposition aux dieux étrangers, favorisés par des reines étrangères, naîtra une conscience religieuse distincte du sentiment patriotique. Les prophètes jugeront et condamneront leurs rois nationaux au nom de Jéhovah. La fidélité à Dieu s’opposera ainsi au loyalisme monarchique, la piété au patriotisme. Jéhovah punira son propre peuple (Amos 2.4-13 ; Osée 10.7 ; Osée 13.7). Ce Dieu dont les intérêts se séparent des intérêts politiques immédiats de son peuple, c’est le Dieu de la justice (Amos 5.24 ; Ésaïe 1.17 ; Ésaïe 5.7 etc.) ; c’est le Dieu qui a fait le ciel et la terre, les Pléiades et Orion (Amos 4.13 ; Amos 5.8) ; c’est le Dieu qui utilise à son gré les autres nations pour châtier son peuple (Ésaïe 9.10), qui prend l’Assyrien pour verge de sa colère (Ésaïe 10.5 ; Jérémie 25.9). Derrière les péripéties de l’histoire des peuples, les prophètes discernent le ferme dessein de Jéhovah qui punit et récompense, qui prépare le triomphe mondial de Jérusalem (Ésaïe 2.2-4). Si l’idée de la justice de Dieu, supérieure à tous les privilèges de race, utilisant tous les peuples pour sa manifestation, apparaît ainsi chez les premiers prophètes, Israël n’en reste pas moins le but unique de la pédagogie divine et le centre de l’histoire. Le salut d’Israël et de Juda marquera le terme de son effort (Jérémie 23.5).

Il ne faudra rien de moins que les cruelles épreuves de l’exil, les méditations des prophètes sur la destruction politique totale d’Israël, pour que l’idée du Dieu aux préoccupations universalistes l’emporte définitivement. Ézéchiel décrira la gloire de Jéhovah (Ézéchiel 1 et Ézéchiel 10) en termes dépouillés de tous souvenirs judaïques et pénétrés au contraire d’expressions religieuses babyloniennes. Le second Ésaïe verra en Jéhovah celui qui est le premier et le dernier (Ésaïe 44.6), le créateur de la lumière et des ténèbres (Ésaïe 45.7 ; Ésaïe 40.22 ; Ésaïe 48.13 etc.). Toutes les nations sont devant lui comme une goutte d’eau (Ésaïe 40.15) et elles sont toutes également appelées (Ésaïe 55.5). Le Dieu d’Israël est devenu non plus seulement celui qui utilise tous les peuples, mais celui qui les aime et les appelle à lui, si bien que la maison de Jéhovah sera une maison de prière pour tous les peuples (Ésaïe 56.7). Jérusalem restera cependant à jamais le centre religieux de toute la terre.

5. Conceptions postexiliques

Pendant la période qui va de l’Exil à Jésus-Christ, l’idée de Dieu devient plus abstraite, plus philosophique, moins colorée d’histoire. L’idée du Dieu créateur, de l’Esprit organisateur de la matière par la puissance du Verbe, est affirmée en tête du Code sacerdotal. Dieu est très loin et son trône est au plus haut des cieux. Il est le Maître des cieux et de la terre. Toutes les images anthropomorphiques disparaissent. Dieu n’entre plus en contact avec les hommes que par des messagers, des anges qui le représentent plus ou moins complètement, ou bien par des personnalités abstraites, des hypostases comme la Parole, la Sagesse. Quant à Dieu lui-même, on évite de prononcer son nom et on nie la possibilité d’un contact direct avec lui. La traduction des LXX altère volontairement le texte hébreu de manière à faire disparaître les affirmations naïves d’autrefois. Dans Exode 19.3, Moïse ne monte plus vers Dieu, mais vers la montagne de Dieu. Dans Exode 24.10, Moïse et les 70 ne voient plus Dieu mais la place où se tenait le Dieu d’Israël. Dans les Targums (voir ce mot), l’homme n’est plus créé à l’image de Dieu, mais à l’image des anges. Quand le fidèle songe à la puissance de Jéhovah, c’est l’ange qui est devant sa face (Ésaïe 63.9), l’Esprit saint (Ésaïe 63.10) qui se présentent à son esprit. C’est ainsi que les Israélites étaient préparés à l’idée d’un messager de Dieu qui ne serait pas seulement un prophète, mais participerait intimement à la nature et à la volonté du Dieu lointain, invisible et intouchable.

6. Le Dieu de Jésus

Avec Jésus nous arrivons à celui qui a affirmé être seul en mesure de donner de Dieu une image vraiment exacte, vue de l’intérieur et non de l’extérieur (Matthieu 11.27). Jésus cependant rattache son enseignement à la tradition religieuse de son peuple qu’il veut vivifier et accomplir. Il voit dans le : « Écoute Israël, je suis Jéhovah, ton Dieu », le commandement premier et indépassable (Marc 12.29). Il reprend l’affirmation du prophète que c’est le temple de Jérusalem qui sera une maison de prière pour toutes les nations (Marc 11.17, cf. Matthieu 5.35). Jésus glorifie également, à la suite des prophètes, le Dieu de la nature qui a son trône dans le ciel et la terre pour marchepied (Matthieu 5.34 ; Matthieu 11.25; Luc 10.21), qui revêt magnifiquement les lis des champs et nourrit les oiseaux de l’air (Matthieu 6.25; Luc 12.24), qui connaît les besoins des hommes (Luc 12.30), qui fait mouvoir même les montagnes sur les appels de la foi et de la prière (Matthieu 17.20). Mais si Jésus signale ainsi le séculaire effort de Dieu pour se révéler à Israël par Moïse et les prophètes et à l’humanité entière par la nature harmonieuse, il n’en unira pas moins Dieu et l’homme d’une manière nouvelle, organique, en appelant Dieu le Père céleste et les hommes les fils du Père. Jésus conserve les images de ses prédécesseurs pour désigner les relations de Dieu avec les hommes : un Roi et ses sujets (Matthieu 18.23 ; Matthieu 22.2), un Berger et ses brebis (Luc 15.3), un Maître et ses serviteurs (Matthieu 18.25 ; Matthieu 20.1 ; Matthieu 25.14 etc.). Mais il y a hétérogénéité de nature entre un Roi et ses sujets, un Berger et ses brebis ; aussi ces images sont-elles éparses et passagères dans les Évangiles, tandis que l’expression du Père céleste se retrouve vingt fois dans Matthieu, cinquante fois dans Jean. Jésus a voulu affirmer ainsi un lien naturel, impossible à répudier, entre Dieu et la race humaine dans sa totalité. Dieu est inévitablement tourné vers l’homme et l’homme est inévitablement tourné vers Dieu. Dieu et l’homme sont donnés en même temps : un homme avait deux fils (Luc 15.11). Dieu n’existe pour Jésus que le jour où il devient Père. Ainsi l’interprétation religieuse et l’interprétation morale sont inséparablement liées. La parabole de l’enfant prodigue nous montre le père et le fils incomplets et malheureux tant qu’ils sont séparés, mais incomplets d’une manière inégale. Le fils, en effet, n’est fort que des dons de son père ; il n’a rien à lui que sa part d’héritage ; incapable de rien acquérir, il ne sait que perdre ce qu’il a reçu. Mais, dans sa ruine totale, il n’a pas aliéné sa qualité de fils et ce dialogue rédempteur peut toujours s’échanger : « Mon père, j’ai péché. Mon fils que voici est revenu à la vie ». Rester fils (Luc 15.31) ; devenir fils (Matthieu 5.45) ; redevenir fils : (Luc 15.24) tels sont les trois chemins où s’engage l’humanité croyante. Jésus a renversé l’idée ancienne que Dieu se tient isolé des pécheurs sur une montagne sainte et inaccessible. Il y a de la joie dans le ciel quand un pécheur se repent (Luc 15.7), même si sur la terre tous les pharisiens murmurent. Dieu ne s’écarte pas des pécheurs mais va au-devant d’eux ; il ressemble à cet homme qui convoqua pour un grand souper les pauvres et les estropiés (Luc 14.21), à ce berger qui alla chercher la centième brebis, perdue au désert (Matthieu 18.12). Au lieu de mépriser les petits, songeons que leurs anges dans les cieux voient continuellement la face du Père qui est dans les cieux (Matthieu 18.10).

Ainsi l’idée centrale des Évangiles est celle de la paternité de Dieu dans laquelle se fondent toutes les notions précédentes, celle de l’antériorité et de la suprématie de Dieu, celle de l’universalité dans l’espace et de la continuité dans le temps de l’amour de Dieu. Jésus a choisi l’image la plus propre à diminuer l’usure des siècles, et la variation des idées politiques, celle d’une autorité naturelle. Il a lié l’idée de Dieu à celle de la famille. Il n’y avait pas de moyen plus sûr d’en assurer l’intelligibilité universelle. On objectera peut-être que l’expression de Royaume de Dieu, ou des cieux, est dans les Synoptiques plus fréquente et plus centrale que celle de Père céleste (dans Matthieu, Royaume des cieux, ou de Dieu, se trouve 36 fois, et le nom de Père appliqué à Dieu, 20 fois). L’image de Roi serait-elle vraiment préférée à celle de Père ? Ce serait oublier que l’expression de Royaume des cieux est empruntée par Jésus à la langue religieuse courante et n’a pas un contenu spécifiquement monarchique. Cette expression a si peu de vigueur interne que les Synoptiques substituent facilement à « Royaume de Dieu » des équivalents comme Évangile, Nom (Luc 18.29, parallèle Matthieu 19.29 ; Marc 10.29-Marc 13.10, parallèle Matthieu 24.14) ; Vie (Marc 9.47, parallèle Matthieu 19.29) ; Gloire (Matthieu 20.21, parallèle Marc 10.37). Nous trouvons même dans Matthieu 26.29 l’expression de Royaume du Père, et celle de Royaume du Fils de l’homme dans Matthieu 16.28 où l’idée monarchique semble bien effacée. Jésus n’a pas cherché à développer l’image pourtant si familière à ses auditeurs des prérogatives royales de Dieu, et il est instructif de constater que dans la théologie johannique et paulinienne l’expression Royaume de Dieu se raréfie tandis que celle de Père céleste se multiplie. S Le Royaume de Dieu (voir article) est refoulé dans l’avenir, c’est une perspective eschatologique ; Dieu sera Roi plus tard ; dans le monde présent, Dieu est connu comme Père.

Dieu est Père de trois manières distinctes :

  1. il est Père de Jésus, mon Père (Matthieu 26.39 ; Matthieu 26.52; Luc 2.49 etc.) ;
  2. il est Père de tous les hommes, le Père (Luc 10.22 ; Matthieu 23.9 ; Matthieu 24.36 ; Matthieu 28.19, et d’innombrables passages dans Jean) ;
  3. il est Père des disciples, notre Père (Matthieu 6.9), votre Père (Matthieu 10.29).

7. Le Dieu de la théologie apostolique

Ainsi Jésus a donné de Dieu une idée avant tout religieuse et pratique. L’activité, la suprématie, l’amour de Dieu dans la vie quotidienne sont affirmés, mais Jésus ne s’attarde pas aux interrogations que la pensée réfléchie peut poser au sujet du Père céleste. Il était inévitable cependant que des disciples s’arrêtassent sur les divers sens dans lesquels Dieu est connu comme un Père.

Le premier de ces sens était celui qui exprime les relations particulièrement intimes de Dieu et du Christ Jésus. Déjà les Synoptiques signalaient le mystère des relations du Père et du Fils (Matthieu 11.27). La pensée paulinienne constatera qu’il est difficile de savoir lequel, du Père ou du Fils, a l’initiative et la responsabilité du salut. Sans doute, il semble que Dieu ait tout fait, tout fixé (Galates 4.4), tout convenu (Romains 3.25). Mais le Christ n’a pas été un instrument passif entre les mains de Dieu. Le Christ annonce la paix et ouvre l’accès du Père (Éphésiens 2.18) ; il est celui qui étant riche s’est fait pauvre afin que par sa pauvreté nous fussions enrichis (2 Corinthiens 8.9) ; c’est parce qu’il s’est dépouillé lui-même, s’est rendu obéissant jusqu’à la mort que Dieu l’a souverainement élevé (Philippiens 2.9). Le don du salut est donc à la fois l’œuvre du Père et celle du Fils. En un sens, c’est la face du Christ qui est illuminée par la gloire de Dieu (2 Corinthiens 4.6). Mais il n’est pas moins exact de dire que pour nous la face de Dieu est transformée par la pensée qu’il n’a pas épargné son Fils (Romains 8.32) et par le souvenir des souffrances du Christ (2 Corinthiens 1.5 ; Colossiens 1.24). Engagée dans cette voie, la pensée chrétienne devait se demander comment la rédemption s’était passée en Dieu lui-même (Colossiens 1.20) et attribuer au Christ une activité divine, antérieure et étrangère au drame historique dont Jésus de Nazareth avait été le héros (Colossiens 1.16 ; Éphésiens 1.22 ; 1 Corinthiens 8.6). C’est ainsi que la réflexion chrétienne s’écartera de la notion purement religieuse du Père céleste des Synoptiques et arrivera pour exprimer Dieu dans sa totalité à des formules trinitaires (2 Corinthiens 13.13 ; Matthieu 28.19 ; voir Trinité).

Le second de ces sens — amour du Père céleste pour tous les hommes — devait aussi être précisé et restreint par la pensée apostolique. Paul insistera sur le changement profond apporté par la venue du Christ dans les relations de Dieu avec les hommes. En Christ, ce n’est pas une idée nouvelle qui apparaît, ce sont toutes choses qui deviennent nouvelles (2 Corinthiens 5.17). Il ne s’agit pas d’un progrès, si décisif soit-il, dans notre connaissance de Dieu, mais d’un changement d’ordre métaphysique dans les rapports de Dieu et du monde (2 Corinthiens 5.19 ; Romains 5.6-11). L’arrivée du Christ ne peut pas se comparer à l’ascension d’un ou plusieurs degrés de plus dans la connaissance de Dieu, mais uniquement à l’acte créateur lui-même, à la parole : que la lumière brille au sein des ténèbres (2 Corinthiens 4.6). La pensée de Paul est pleinement théologique, systématique. Il veut démontrer que tout genou doit fléchir dans les cieux, sur la terre et sous la terre au nom de Jésus (Philippiens 2.10). Il ne voit que ténèbres, péché dans l’humanité naturelle. Tous, Juifs et Grecs, sont sous l’empire du péché et coupables devant Dieu (Romains 3.9 ; Romains 3.19). Christ est venu annoncer la paix à ceux qui étaient loin et à ceux qui étaient près, et c’est en lui seulement que nous avons accès auprès du Père (Éphésiens 2.18). Ces vues devaient inévitablement rétrécir la notion si généreuse du Père céleste que Jésus avait présentée, et elles ont entraîné la pensée chrétienne vers une conception exclusivement judiciaire de l’activité divine. Dieu est lié par un code dont il ne peut jamais s’affranchir, par un événement historique qui est le fondement unique de la grâce et du pardon (1 Corinthiens 3.11). Dieu est essentiellement celui qui justifie. Le pardon de Dieu est une chose dont on comprend exactement les modes et les raisons et aussi les limites. De plus, si Dieu juge, il est jugé aussi au nom des mêmes principes juridiques (Romains 3.4 ; Romains 3.6). Il se préoccupe de se justifier lui-même. Il veut montrer aux hommes tantôt son amour, tantôt sa colère, sa puissance, la richesse de sa gloire (Romains 9.22). Ces préoccupations doctrinales, apologétiques, chez le Dieu de Paul servent à appuyer la doctrine de la prédestination et devaient ramener la pensée chrétienne à la notion d’un Dieu sévère et terrible qui rappellerait plus l’exclusivisme du Jéhovah du Sinaï que le Père céleste des Synoptiques.

La théologie johannique devait, elle aussi insister sur les ténèbres où est plongée l’humanité sans Christ. Sur l’opposition entre le monde et les enfants de Dieu, voir Jean 14.17 ; Jean 17.25 ; 1 Jean 3.1 ; 1 Jean 4.5 ; 1 Jean 5.19. Sur la nécessité absolue de la nouvelle naissance pour pouvoir voir le royaume de Dieu, voir Jean 3.3 ; Jean 3.5. Sur l’obligation de croire au Fils premièrement pour pouvoir voir la vie, voir Jean 3.36 ; 1 Jean 2.19. Assurément, Dieu désire sauver le monde entier, mais c’est le monde qui se juge lui-même en préférant les ténèbres à la lumière (Jean 3.19). Dieu est lumière (1 Jean 1.5). Le Christ est lumière (Jean 8.12), mais les ténèbres se refusent à recevoir la lumière (Jean 1.5) et le monde ne la connaît pas (Jean 1.10). Pour ceux qui sont nés de Dieu, pour les enfants, la lumière véritable vient d’apparaître (1 Jean 2.8). Que ceux-là sachent marcher dans la lumière (1 Jean 1.7), demeurer dans la lumière (1 Jean 2.10), fuir le monde et ses ténèbres, et l’amour du Père sera en eux (1 Jean 2.15). Cette révélation nouvelle, c’est que Dieu est esprit, que le culte qui lui est agréable est un culte en esprit et en vérité, indépendant de tout sanctuaire et tout socle géographique (Jean 4.21 ; Jean 4.24). Les préoccupations nationales, historiques, qui jouent un si grand rôle chez le Dieu de Paul, disparaissent dans la théologie johannique. La Parole était en Dieu dès le commencement (Jean 1.1) ; le Fils a reçu toutes choses des mains du Père (Jean 3.35) et possédait sa gloire auprès de Dieu avant que le monde fût (Jean 17.5). L’amour de Dieu se manifeste dès le commencement. Il aime le premier (1 Jean 4.19). Aussi l’opposition entre le Dieu d’avant Jésus-Christ, et le Dieu d’après Jésus-Christ, est-elle moins brutale que chez Paul. Assurément, l’amour de Dieu se manifeste essentiellement en ce que Dieu a envoyé son Fils unique pour nous sauver (1 Jean 4.9), mais l’amour est un des aspects éternels et permanents de Dieu. Dieu est amour : cette définition se suffit à elle-même. La première épître de Jean aime à répéter : Dieu est amour, celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, là où Paul dirait : Dieu est en Christ, celui qui demeure en Christ… Aussi la théologie johannique devait-elle entraîner la pensée chrétienne du côté du Dieu intemporel des mystiques et des philosophes, l’éloigner non seulement du Dieu des Juifs, mais même du Dieu de Paul qui, à une date précise de l’histoire, a fait toutes choses nouvelles.

Conclusion

Il y aurait lieu également de signaler le Dieu de la prédication missionnaire aux païens, celui du livre des Actes, qui n’est pas tout à fait celui des Évangiles ni des Épîtres, mais les dimensions mesurées de cet article interdisent tout espoir d’être complet. Ce qui ne peut manquer de frapper le lecteur de cette esquisse rapide, c’est l’élan de la pensée religieuse biblique pour se dépasser toujours elle-même dans sa définition de Dieu ; c’est la conviction de plus en plus profonde du mystère impénétrable de Dieu exprimée par Jésus et par Paul (Romains 11.33) en termes inoubliables ; c’est la certitude continue que c’est Dieu qui cherche l’homme et non l’homme qui cherche Dieu. Le mot par excellence de tous les écrivains bibliques est : « Ainsi parle Dieu ». Pour eux, l’histoire dépose en faveur de l’initiative, de l’agression divine. Si, sur ce fait, l’accord est fondamental, ces écrivains se diviseront sur les représentations verbales et intellectuelles de Dieu qu’ils proposeront. La moins liée au cadre d’une époque précise, la plus éternelle dans sa forme parce que la plus profondément humaine dans sa définition, est celle que nous présente le Jésus des Évangiles Synoptiques (Voir article suivant).

V M.


Numérisation : Yves Petrakian