Dans le grec classique ce mot désignait l’assemblée plénière des citoyens appelés à la gestion des affaires publiques, des ehklètoï. Le terme en gardera un petit air de distinction et de solennité. Il est vrai que plus tard on l’appliquait aussi à toute assemblée populaire ; même la turbulente réunion publique d’Éphèse (Actes 19.32 ; Actes 19.39 et suivant) est appelée ekklêsia. Le judaïsme hellénistique et les LXX dénomment ekklêsia l’assemblée du peuple d’Israël sous le regard de Dieu (en hébreu qâhâl, q’hâl Yahvé). C’est cette signification religieuse, transposée sur le plan chrétien, que le Nouveau Testament a maintenue. Le terme implique un jugement de valeur que précisent les épithètes : Église de Dieu (1 Corinthiens 1.2 ; 1 Corinthiens 10.32 ; 1 Corinthiens 11.22 ; 1 Corinthiens 15.9 ; Galates 1.13 ; 1 Thessaloniciens 2.14 ; 1 Timothée 3.5 ; 1 Timothée 3.15), Église du Christ (Romains 16.16), Église du Seigneur (Actes 20.28), Église en Christ (Éphésiens 3.21). L’ekklêsia est donc le peuple élu de la Nouvelle Alliance, l’Israël de Dieu (Galates 6.16), la vraie postérité d’Abraham (Romains 9.7), les douze tribus dans la dispersion (Jacques 1.1), la congrégation des vrais circoncis (Philippiens 3.3), l’assemblée des saints (1 Corinthiens 14.33), que Dieu a appelée à se retirer du monde, mais qui n’en a pas moins une mission à remplir dans l’histoire concrète. C’est l’assemblée à la fois idéale et empirique dans laquelle Dieu ou le Christ agissent par les dons de la grâce. Il n’y a qu’une Église (Matthieu 16.18). Si néanmoins le terme est appliqué à quelque communauté locale (1 Corinthiens 1.2 ; 1 Thessaloniciens 1.1 ; Romains 16.1) ou s’il est parlé d’églises au pluriel (1 Thessaloniciens 2.14 ; Romains 16.4 ; 1 Corinthiens 7.17 ; 1 Corinthiens 11.16 ; 1 Corinthiens 16.19, 2 Corinthiens 8.18 et suivant), ce ne sont pas uniquement telles communautés institutionnelles ou telles assemblées cultuelles dont il est question ; mais il s’agit d’églises concrètes en tant qu’elles sont diverses expressions tangibles du peuple de Dieu ; par suite, l’Église universelle n’est pas seulement une synthèse de communautés disséminées, mais une grandeur lumineuse dont les églises locales ne sont que le reflet différencié. C’est ce que Ignace d’Antioche (ad Smyrn., 8.2) définira dans la formule classique : « Là où est Christ, est l’Église catholique (universelle) ». En tout cas, la congrégation œcuménique, dénuée de toute détermination corporative, hiérarchique ou juridique, est le fait fondamental ; et la communauté locale n’en est que l’aspect microcosmique. Cette dernière doit donc aussi peu être assimilée aux associations cultuelles du paganisme hellénistique (thiasoï, éranoï) que la primitive Église de Jérusalem, qui se nommait probablement q’hâl ou k’nichta, voulait être confondue avec quelque synagogue juive (édah). Il semble bien que par le terme ekklêsia, désignation profane, mais noble dans le monde grec, on entendait précisément faire ressortir l’unicité de la congrégation chrétienne telle que la 1ère épître de Pierre, tout en n’employant pas expressément le mot, en déploie pourtant le contenu : « maison spirituelle, sacerdoce royal, nation sainte, peuple de Dieu » (1 Pierre 2.5 ; 1 Pierre 2.9 ; 1 Pierre 2.10).
Il n’y a que deux passages suivant lesquels Jésus aurait expressément employé le terme d’ekklêsia (Matthieu 18.15 ; Matthieu 16.18). Le premier de ces logia suppose une juridiction établie dans une communauté chrétienne entièrement organisée ; il est peu probable que cette parole soit sortie de la bouche de Jésus. Quant au second passage : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église », on en a également contesté souvent l’authenticité. Le fait est que son sens a été faussé par la controverse entre catholiques et protestants. Luther s’est certainement trompé en ne voulant découvrir dans ce terme de « pierre » et dans ce nom de « Pierre » que la foi, mais non la personne du disciple. Il s’agit effectivement d’une primauté de Pierre. Mais l’Église catholique, de son côté, fait erreur en assimilant à Pierre ceux qui s’appellent ses successeurs et en leur reconnaissant une prééminence décernée par le Seigneur en personne. Si on envisage le sens originaire du passage et si on admet en particulier l’interprétation que nous venons de donner de la notion d’ekklêsia, il n’y a aucune raison pour douter de l’authenticité de cette parole de Jésus et pour nier d’une part la constitution par le Christ d’une collectivité sacrée et, d’autre part, une espèce d’investiture de Simon de Capernaüm. Mais alors, qu’entendait Jésus par cette ekklêsia dont la personne du disciple devait être la pierre fondamentale ? Et d’abord, quelle est l’expression hébraïque ou araméenne dont Jésus peut s’être servi ? S’il a employé le terme qâhâl (q’hala en araméen), alors il entrevoyait une communauté reposant sur une nouvelle alliance entre Dieu et son peuple, et les disciples, Pierre en tête, en seraient les vrais représentants, le « reste qui ne périrait point ». Si Jésus, comme l’admet. M. K.-L. Schmidt, a employé le terme araméen k’nichta, il aurait songé à l’assemblée cultuelle et à la maison de réunion (« je bâtirai ») d’un petit groupement de fidèles. N’ayant pu gagner le peuple tout entier, Jésus se serait rabattu sur cette infime minorité. Cette fraction formerait cependant la vraie synagogue, le noyau de l’Israël idéal, et porterait en soi le germe du Royaume de Dieu. Si la conscience messianique de Jésus a inspiré cette vision, la prophétie de Daniel (Daniel 7.13 et suivant) serait, suivant M. Kattenbusch, la source (der Quellort) de l’idée de l’Église, le Fils de l’homme ayant pour mission de rassembler le peuple de Dieu et le peuple de Dieu devant s’incarner en lui, son maître et son roi. Alors l’institution de la sainte Cène est l’acte de consécration de la communauté des disciples de la synagogue de Jésus-Christ, garantie de l’avènement du Royaume de Dieu ; ou, autrement dit, le dernier repas du Christ est l’acte de fondation de l’ekklêsia. Quoi qu’il en soit, que Jésus ait parlé de Qâhâl ou de K’nichta, les deux expressions viennent confirmer ce que nous avons constaté sur le sens du terme grec : il s’agit d’une communauté messianique et eschatologique réunissant le peuple des élus, le vrai Israël des derniers jours, et annonçant le royaume de Dieu.
Aucun document ne nous renseigne directement sur l’idée de l’Église que se faisaient les premiers chrétiens. Nous ne pouvons qu’émettre des suppositions à ce sujet en analysant l’état d’âme qui régnait parmi eux et que les Évangiles synoptiques semblent refléter plus fidèlement peut-être que le livre des Actes. Établissons les faits et la situation intérieure qui en dérive. Après la mort de Jésus, un groupe de ses disciples s’est retrouvé à Jérusalem. Comme pour les Juifs, Jérusalem devait être la Ville sainte pour les chrétiens. N’était-elle pas un symbole ? L’image de la Jérusalem « d’En-haut » (Galates 4.26, cf. Apocalypse 3.12 ; Apocalypse 21.2 ; Apocalypse 21.9 ; Apocalypse 22.5) eût été invraisemblable si la « ville du grand roi » (Matthieu 5.36) n’avait pas été le siège effectif de la première communauté et le centre historique d’où devait rayonner le message du Royaume. C’est là qu’était mort lé Christ, qui, malgré sa fin honteuse, était le Messie. La foi messianique unissait les premiers croyants. Elle reposait sur le fait de la résurrection de Jésus. Les apparitions du Christ ressuscité constituèrent le fondement de la primitive Église. Pierre, ayant été le premier témoin d’une christophanie (1 Corinthiens 15.5), a eu, par là même, le privilège d’être le fondateur de l’Église. Il est indiscutable qu’il jouissait d’un prestige tout particulier. Paul et les Grecs, malgré certaines incompatibilités, n’ont pas contesté son autorité morale (Qu’ils aient consenti à adopter le néologisme Petros, cela prouve leur déférence à l’égard du premier témoin oculaire de la résurrection.).
Un autre trait caractérise cependant l’état d’âme de la primitive Église : l’espérance d’un prochain retour du Messie. C’est encore à Jérusalem que devait se produire la parousie. C’est là que les Douze, représentant la communauté eschatologique, régneraient sur douze trônes (Matthieu 19.28 et suivant). C’est là que se réaliserait l’ordre nouveau. Les apôtres devaient donc demeurer dans la Ville sainte sans se répandre dans le monde. C’est de là que le Royaume des cieux devait pourtant prendre son envolée. Mais d’autres que les Douze se chargeraient de la prédication missionnaire : les diacres, Étienne, Philippe. Il n’était pas étonnant que l’exaltation de l’attente se traduisît par des manifestations pneumatiques. L’Esprit se répandait sur les élus ; l’enthousiasme éclatait ; des extases et des exclamations glossolaliques étaient les signes de l’irruption des puissances transcendantes dans la sphère chrétienne ; des prophètes et des prophétesses surgissaient ; des miracles confirmaient le message apostolique. Des sacrifices d’ordre moral, renoncements et actes de foi audacieux, démontraient la présence de l’Esprit. Avant chaque réunion cultuelle, les frères se pardonnaient leurs péchés sept fois septante fois (Matthieu 18.22). On attendait avec angoisse l’avènement du Fils de l’homme et le grand jour du jugement. Les repas eucharistiques ouvraient des perspectives sur « la table du Seigneur dans son royaume » (Luc 22.30). Toute la vie religieuse était bouillonnante. L’Esprit et ses charismes s’adaptaient à des situations qui se renouvelaient sans cesse, et on trouvait la preuve de l’ingérence divine précisément dans le fait que rien n’était statique, arrêté, institutionnel.
Quelles conclusions cet état de conscience de la première génération et cet état de choses dans la primitive Église nous permettent-ils de donner sur la notion de l’Église qui régnait dans les milieux apostoliques de Jérusalem ? L’Église y était conçue comme la communauté des justes des derniers jours, comme une congrégation qui, tout en se distinguant du monde ambiant par sa foi enthousiaste, ne se détachait aucunement de la tradition du peuple d’Israël ; elle prétendait, au contraire, recueillir toutes les promesses que l’Éternel avait fait reposer sur la tête de ses enfants. Cependant, tout en observant les pratiques juives : la circoncision, les rites de purification, le sabbat, les prières au temple et les jeûnes, la communauté messianique avait introduit le baptême au nom de Jésus, ce qui devait finalement conduire au schisme. Toute l’attitude empirique de la primitive Église nous permet donc de retrouver la conception idéaliste de l’ekklêsia que nous ont déjà fait entrevoir notre enquête étymologique et linguistique ainsi que l’analyse de la parole que Jésus adressa à Simon Pierre : l’Église, le peuple de Dieu.
Cependant, à la longue, la conception enthousiaste de l’Église ne s’est pas maintenue à Jérusalem. On peut dire que Paul fut le seul continuateur de l’idéalisme primitif ; il en fut même le défenseur vis-à -vis de la tendance cléricale qui, peu à peu, s’insinua dans le cénacle de la Ville sainte.
La seconde génération montait. Selon Galates 2.9, trois hommes « sont regardés comme les colonnes » non seulement de la communauté de Jérusalem, mais de toute l’Église : Jacques, Céphas et Jean. Le groupe des apôtres de Jérusalem fondait son autorité sur les apparitions du Christ qu’avait accompagnées une vocation spéciale (Matthieu 28.10 ; Actes 1.8). Jacques, le frère du Seigneur, quoique n’ayant pas appartenu dès le début à la congrégation, devait, lui aussi, sa consécration à une christophanie (1 Corinthiens 15.7). Son prestige dépassa bientôt celui des apôtres. Il semble bien avoir été le directeur de la communauté (Actes 12.17 ; Actes 15.13 ; Actes 21.18). Pierre lui-même (Galates 2.12) n’ose pas se soustraire à ses injonctions. Les apparitions du Christ et l’ardeur enthousiaste qu’elles avaient suscitée ayant touché à leur terme dans l’Ascension, tout l’état d’âme des fidèles subit une certaine congélation. Il se forme une tradition reposant sur le souvenir des manifestations tangibles du Seigneur ; ce sont encore les protagonistes de Jérusalem qui en sont les gardiens et qui, par le témoignage de ce qu’ils ont vu de leurs propres yeux, garantissent la continuité de l’œuvre de Jésus. Ils s’érigent en arbitres pour toutes les questions qui intéressent l’Église. Ils réclament des droits ; ils se font dispenser de certains services subalternes (Actes 13.5). Une organisation s’ébauche. Les diacres se chargent de l’assistance publique, d’autres sont appelés à baptiser les néophytes. Envoyé de Jérusalem, Barnabas constitue l’Église d’Antioche (Actes 11.22). Un légalisme rigide s’associe aux nouvelles institutions. Des émissaires venus du centre religieux « épient la liberté » des communautés pauliniennes en Galatie (Galates 2.4). À Corinthe, des émissaires se présentent munis de lettres de recommandation (2 Corinthiens 3.1). On surveille l’attachement à la Loi des minorités judéo-chrétiennes disséminées dans le rayon hellénistique. Pierre prétend ne pas être uniquement chargé de l’apostolat dans la sphère juive. Enfin la collecte, que Paul a entreprise dans les églises de Macédoine et de Grèce « en faveur des saints » de Jérusalem, est un signe de la suprématie de la primitive Église. Cette collecte n’est pas un acte de charité spontanée, mais une contribution officielle analogue au tribut que les Juifs de la Diaspora étaient tenus d’adresser au Temple (1 Corinthiens 16.1 ; 1 Corinthiens 8.4 ; 2 Corinthiens 9.1-12). Paul la destine aux « pauvres » (qui sont peut-être identiques aux « saints ») en raison « des avantages spirituels » que toute l’Église doit à « la congrégation apostolique » (Romains 15.27). Il ne s’agit donc pas seulement d’une obligation morale, mais d’une espèce de redevance canonique. De même que toute communauté est chargée d’entretenir le missionnaire qui se consacre à elle, les églises pagano-chrétiennes subviennent d’office aux besoins de la métropole chrétienne. Tandis que dans les premiers temps on déposait l’argent aux pieds des apôtres, il semble maintenant exister, en dehors même de l’assistance paulinienne, une administration financière dûment établie (Actes 11.29 et suivant). Jérusalem est donc le centre d’une Église qui « s’étend jusqu’aux extrémités de la terre » (Actes 1.8), le chef-lieu du peuple de Dieu ; mais quoique transcendante dans ses origines, l’Église est devenue bien empirique dans ses organisations cultuelles, administratives et doctrinales ; prétendant être de droit divin, l’association théocratique des apôtres s’est donné un couronnement hiérarchique. Jacques, se détachant du groupe des trois, peut en quelque sorte être considéré comme le pontife de la nouvelle Église. En principe, la notion de l’Église est restée la même qu’au temps héroïque de l’enthousiasme initial (Actes 11.15). L’Église est toujours considérée comme l’Israël régénéré, objet des promesses divines, mais à la congrégation toute libre et spirituelle s’est substitué un organisme hiérarchique. C’est à cette conception cléricale que Paul oppose une idée de l’Église encore tout imprégnée du pneumatisme originaire. Voir Gouvernement de l’Église.
Paul n’a pas développé une doctrine de l’Église. L’épître aux Romains ne la mentionne même pas. Les spéculations de l’apôtre à ce sujet sont toutes fortuites. Nous pouvons néanmoins nous faire une idée très nette de sa conception. En défendant son propre apostolat — il le faisait lui aussi dériver d’une christophanie (1 Corinthiens 15.8) — il défend aussi la notion spirituelle de l’Église tout en lui imprimant la marque de son génie religieux et de sa mystique christocentrique. Ce n’est pas sur des personnes que repose l’Église ; quelque distinguées qu’elles fussent par des révélations divines et quel que fût l’attachement de Paul lui-même à la Ville sainte, ce n’est pas un endroit tel que Jérusalem et son temple qui pourrait prétendre à des prérogatives quelconques. Paul, fidèle à la spiritualité évangélique qu’exprimera Jean 4.24, affranchit l’Église de toute emprise personnelle et de toute suprématie topique. C’est le Christ qui occupe la place primordiale dans l’Église. Il n’est pas seulement celui dont on a vu la résurrection, mais une puissance toujours présente, vivante, agissante. Là où est le Kyrios, là où règne son Esprit, là est l’Église avec toutes ses promesses. Il en est le chef (Colossiens 1.18 ; Colossiens 2.19). Il en est le fondement (1 Corinthiens 3.11). Toute communauté à laquelle le Christ inspire sa vie devient une Église de Dieu ; elle devient le paradigme local de l’Église universelle dont Jérusalem n’est que le symbole. La foi chrétienne voit dans chaque assemblée de chrétiens unis en Christ toute la chrétienté, le reste d’Israël (Romains 9.27), garant de la rédemption de tout le genre humain. Chaque communauté est en quelque sorte une bouture gonflée de la sève même qui pénètre l’Église dans sa totalité. Dans cette notion de l’Église, la conception ecclésiastique est inséparable de la conception religieuse. Plus encore : cette mystique ecclésiastique revêt un caractère sacramentel. L’Église étant le corps du Christ animé de son Esprit ou de l’Esprit de Dieu, c’est le baptême qui en réalise l’unité mystique (Galates 3.26 et suivant, 1 Corinthiens 12.13). D’autre part la Cène symbolise, elle aussi, la communion au Seigneur (1 Corinthiens 12.13 ; 1 Corinthiens 10.16). Ainsi amalgamée, l’Église, ne faisant plus aucune différence de race et supprimant tous les antagonismes sociaux (Colossiens 3.11 ; Galates 3.28), sera l’assemblée des saints, ce terme ayant perdu son acception étroite et pharisaïque. La sainteté des saints (voir ce mot) n’est pas, comme pour les théocrates de Jérusalem, un habitus revêtu une fois pour toutes, une auréole inhérente à une grandeur historique. Étant donné que dans la vie chrétienne tout est grâce, la sainteté n’est pas une acquisition définitive, mais un point de départ. L’Église des saints est la congrégation des hommes justifiés, dont le salut est réalisé par l’Esprit et qui, baptisés en la mort du Christ, morts au péché, s’engagent à mener une vie nouvelle en toute justice et sainteté. Aussi les saints qui retombent dans le péché s’excluent-ils eux-mêmes de l’Église (Romains 16.17 et suivant). Autrement dit, la notion de l’Église s’adapte à la doctrine paulinienne de la justification. Étant dans ce monde, l’Église des saints n’est pas de ce monde. D’autre part, surnaturelle, préexistante même (Galates 4.21 et suivants, Éphésiens 1.4 et suivants), ayant droit de cité dans le ciel, elle est pourtant visible, et seules les puissances qui la régissent, le Christ ou le Pneuma (Esprit), sont invisibles.
Somme toute, la notion primitive de l’Église subsiste dans la conception de Paul. Celui-ci n’a jamais contesté le fait que l’Église chrétienne avait son foyer dans la communauté des premiers croyants qui, formée autour de Pierre, se fondait sur la foi en la messianité, la résurrection et la parousie du Seigneur. Les églises pagano-chrétiennes, en s’affranchissant de l’emprise de Jérusalem, ne rejetaient que les exigences théocratiques. Paul estimait qu’au lieu de vouloir être les directeurs autoritaires d’une institution œcuménique, les apôtres auraient dû, comme lui, n’avoir qu’une ambition, celle d’être les « serviteurs » de Christ (1 Corinthiens 3.5 ; 1 Corinthiens 4.1 ; 2 Corinthiens 6.4), ou de remplir les fonctions « d’ambassadeurs pour Christ » (2 Corinthiens 5.20), en renonçant à toute espèce de prestige ou de privilèges (Galates 2.6). Ce ne fut pas Paul, ce furent les hiérarques de la primitive Église qui furent infidèles à la pensée originelle de l’Église : peuple de Dieu. Paul s’en est tenu au principe de la première heure, à l’idée de l’ekklêsia, qâhâl ou k’nichta : « Si vous êtes à Christ, vous êtes la postérité d’Abraham, héritiers selon les promesses » (Galates 3.29).
Quoique, dans les communautés pauliniennes, l’organisation de la vie chrétienne fût purement religieuse, l’Esprit seul appelant les membres à remplir les fonctions voulues, une évolution vers l’Église institutionnelle s’y annonce. Obligé de réfréner l’exaltation pneumatique, Paul organise la vie cultuelle à Corinthe : Dieu n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix (1 Corinthiens 14.32). Parmi les charismes, il en est qui sont déjà orientés vers un service caritatif régulier (1 Corinthiens 16.15 ; Romains 16.1 et suivants). On discerne la silhouette de dignitaires ecclésiastiques. Il est question de directeurs spirituels (1 Thessaloniciens 5.12), d’évêques et de diacres (Philippiens 1.1). Une juridiction religieuse s’esquisse (1 Corinthiens 5.3). Pourtant l’idéalisme, l’enthousiasme et la charité évangélique ne semblent pas avoir été entravés par la rigidité d’une organisation institutionnelle. Les générations suivantes changeront d’orientation ; elles devront consolider les fondements terrestres de l’Église et garantir sa tradition contre des entreprises sectaires. Dans les épîtres pastorales, les fonctions de l’épiscope se précisent ; son activité directrice est consacrée au maintien d’une discipline sévère et de la doctrine pure, ainsi qu’à l’administration des organismes cultuels et sociaux. Peu à peu l’image de Paul, ouvrier de l’Église de Christ, s’effaça : Corinthe elle-même vénère en Pierre l’un de ses fondateurs. L’idéalisme mystique de la conception paulinienne de l’Église s’évapore. L’idée de l’Église en tant que corps du Seigneur s’épaissit : des velléités théocratiques du modèle juif et certaines spéculations grecques s’y sont insinuées. Dès le milieu du IIe siècle, il existe une véritable doctrine de l’Église : l’ekklêsia est le but suprême de la création et des dispositions salutaires de Dieu. L’idée valentinienne de l’éon de l’Église, qui se reproduira plus tard dans l’image de l’Église triomphante du catholicisme, décèle certaines affinités avec celle que trace l’épître aux Éphésiens (voir article), œuvre deutéro-paulinienne dans laquelle on pressent des spéculations gnostiques ou mandéennes. L’Église y apparaît comme un organisme universel, cosmique même (Éphésiens 1.23). Elle repose sur le fondement apostolique (Éphésiens 2.20), conception qui exigera comme corollaire celle de la succession sacerdotale. On y trouve des formules qui marquent énergiquement l’unité de l’Église : une foi, Alexandrie, patrie d’Apollos un baptême, un Seigneur (Éphésiens 4.4 ; Éphésiens 4.6) ; de même, dans l’Évangile de Jean, il est parlé d’un seul berger et d’un seul troupeau (Jean 10.16, cf. Apocalypse 7.17 ; 1 Pierre 5.2 ; Actes 20.29). On désigne toujours l’Église comme sainte ; il ne s’agit pourtant plus de la foi justifiante des membres, mais d’une qualité inhérente à l’institution elle-même (Éphésiens 5.26 et suivants, 1 Pierre 2.5). Enfin l’Église apparaît déjà comme l’épouse qu’a aimée le Christ (Éphésiens 5.25). Cette nouvelle notion idéaliste de l’Église ne se rapporte plus aux hommes qu’elle embrasse ; on distingue dorénavant l’idée platonicienne d’une congrégation divine qui ne comprend que des hommes purs, et, d’autre part, l’assemblée qui comprend la masse des chrétiens baptisés (2 Timothée 2.20 et suivants, cf. Matthieu 13.47-50). Il ne s’agit donc pas seulement du fait que, dans les communautés, le ministère fonctionnaire a remplacé le pneumatisme. Ce qui a été plus important pour le développement ultérieur, c’est que l’association des croyants, unis au Christ et unis entre eux, est remplacée par un institut ecclésiastique à base juridique, voire même de droit divin et, par suite, nimbé d’une autorité céleste. La résistance du paulinisme contre les tendances hiérarchiques ayant faibli, l’Église catholique se dresse. Se prévalant du fait que Pierre et Paul subirent le martyre à Rome, cette ville s’arroge les prérogatives apostoliques que l’Église primitive avait déjà fait valoir dans la seconde phase de son évolution, sous la direction de Jacques. C’est seulement la Réforme qui songea à rétablir, entre l’idée de la liberté spirituelle et celle de l’autorité interne, le bel équilibre que Paul, fidèle aux intuitions de l’Évangile, avait communiqué à sa notion de l’Église.
Numérisation : Yves Petrakian