Dans nos Bibles françaises, ce livre est le deuxième des livres dits historiques, suivant immédiatement le livre de Josué. Il occupe le même rang dans la Bible hébraïque, étant le second des Nebiim richônim (ou prophètes de la première série).
Les Bibles hébraïques lui donnent le titre de chôfetim, traduit dans les versions grecques par krital, c’est-à-dire juges, traduction suivie par la Vulgate et toutes les autres versions ; cette traduction n’est pas heureuse et donne des notions fausses sur les personnages dont l’ouvrage s’occupe (Voir l’explication du mot à la fin du présent article.).
Ce livre contient l’histoire de la période s’étendant de la mort de Josué à la naissance de Samuel. Il comprend trois parties nettement séparées :
Il se divise en deux fragments :
Diverses notices concernant la période de la conquête, et reproduisant des données tantôt identiques à celles de Josué, tantôt complémentaires, tantôt contradictoires. Le début : « Après la mort de Josué… » (verset 1) est contredit par Juges 2.6-9, où Josué est encore vivant et où sa mort est racontée ; cf. aussi Josué 15.13-19 et Juges 1.12-15. Donc, les faits racontés chapitre 1 devraient être reportés à l’époque de Josué, ou bien il faudrait supposer qu’ils ont été antidatés dans ce livre. Mais il est plutôt probable que la suscription originale portait « après la mort de Moïse » et que cette correction est due à un rédacteur postérieur qui, trouvant les récits de la conquête dans Josué, ne pouvait admettre que celle-ci fût encore à faire.
C’est bien, en effet, en présence d’une conquête non encore faite que nous met le chapitre 1. Qui partira le premier en campagne ? Le sort désigne Juda, qui s’adjoint Siméon et remporte la victoire sur le roi de Jérusalem Adoni-Bézek (déformation évidente de Adoni-Tsédek de Josué 10.1 ; Josué 10.15) ; la ville de Jérusalem est prise et brûlée (verset 8), en contradiction avec verset 21 qui dit que les Jébusiens habitants de cette ville n’en furent pas chassés. Aux versets 10 et suivant, Juda conquiert Hébron et Débir, donnée en désaccord avec versets 12-15, qui attribuent à Othniel la prise de Débir, et avec verset 20, qui parle de Caleb comme conquérant de Hébron. Contradiction encore, entre verset 18, qui parle de la conquête de trois villes philistines par Juda, et verset 19, qui dit que cette tribu ne put chasser les habitants de la plaine. Au verset 21, Benjamin ne peut chasser les Jébusiens de Jérusalem, donnée déjà fournie (mais à propos de Juda) par Josué 15.63. Viennent ensuite : aux versets 22-26, la prise de Béthel par la maison de Joseph ; aux versets 27-33, la liste des villes non prises par Manassé, Éphraïm, Zabulon, Asser et Nephthali ; et, aux versets 34 et suivant, le refoulement de Dan dans la montagne par les Amoréens, que plus tard la maison de Joseph assujettit à un tribut. Les données de ce chapitre 1 apparaissent donc assez confuses, contradictoires et fragmentaires. Elles concernent surtout Juda, qui seul (à l’exception de Joseph pour Béthel) fait des conquêtes. Après Juda, plus de tirage au sort des tribus ; nulle mention d’Issacar ni de Lévi ; Benjamin même (verset 21) doit être remplacé par Juda (cf. Josué 15.63).
Le récit de la conquête, dans Juges 1, doit-il être mis en opposition avec celui de Josué ? Faut-il donner la préférence au premier sur le second ? Les raisons suivantes s’y opposent :
Les deux livres ont dû employer les mêmes sources. Mais, tandis que, d’après Juges, les tribus partent isolément pour la conquête, d’après Josué elles agissent toutes ensemble et se partagent le pays après l’avoir conquis. Cette divergence est due au rédacteur deutéronomique qui a fait un tableau d’ensemble de la conquête, en trois campagnes, et par toutes les tribus réunies : il a dû, pour cela, faire violence à ses sources, JE, qui ne connaissaient rien de semblable. Ces sources ont servi pour Josué et pour Juges, mais ce dernier s’est borné, pour le chapitre 1, à leur emprunter de simples notes très brèves sur la conquête.
Reproches adressés par l’ange de Jéhovah au peuple, dans une localité nommée Bokim. Ce discours, qui n’a de lien ni avec le chapitre 1 ni avec la suite du chapitre 2, est un hors-d’œuvre parénétique dû à un rédacteur postérieur. La localité inconnue de Bokim est, soit une déformation de Béthel (voir LXX), soit la même localité, voisine de Béthel, où se trouvait le chêne des pleurs (bâkoût ; v. Allox-Bacuth), sous lequel fut ensevelie la nourrice de Rébecca (Genèse 35.8).
Les verset 6-9 du chapitre 2, qui sont la reproduction textuelle de la fin de Josué (Josué 24.28-31) le relient directement à ce livre dont il doit être la continuation.
Dans une introduction d’un souffle élevé (Juges 2.10-3.6), l’auteur veut dégager la signification religieuse des événements qu’il va raconter, faire en quelque sorte la philosophie historico-religieuse de la période des Juges. Comment était-il possible, en effet, qu’après avoir enfin conquis et s’être partagé le pays promis à leurs ancêtres, les enfants d’Israël, au lieu de jouir d’une paix bien gagnée, aient dû combattre longtemps encore pour la possession de ce sol sacré ? Pourquoi Jéhovah a-t-il permis que son peuple fût même assujetti parfois à ceux qu’il avait vaincus ? On avait déjà répondu que Jéhovah l’avait permis :
Ils sont treize : Othniel, Éhud, Samgar, Débora, Gédéon, Abimélec, Thola, Jaïr, Jephté, Ibtsan, Élon, Abdon et Samson. Mais il existe entre eux de grandes différences. Une même formule inaugure les histoires de six d’entre eux : Othniel, Éhud, Débora, Gédéon, Jephté et Samson : « Les enfants d’Israël firent encore ce qui est mal aux yeux de l’Éternel, qui les livra entre les mains de (Ici le nom de l’oppresseur) pendant (durée de la sujétion)… ; alors les enfants d’Israël crièrent à l’Éternel, qui leur suscita un libérateur (Ici le nom et l’histoire du juge) ». Ces juges furent tous des chefs de guerre, et l’on raconte de quelle façon ils remportèrent la victoire sur l’oppresseur.
À côté de ces juges, que l’on a pris l’habitude d’appeler les « grands juges », les notices qui sont consacrées aux autres sont très succinctes et rédigées sur un autre plan : « Après lui (Il s’agit du juge précédent) se leva (ici le nom du nouveau juge). Il fut juge en Israël pendant (ici le nombre d’années). Puis il mourut et fut enterré à… » On les appelle les « petits juges ». De Thola, par exemple, il est dit qu’il se leva pour délivrer Israël, mais nous ignorons de qui ou de quoi ; et de Samgar, qu’il battit 600 Philistins avec un aiguillon à bœufs ; Jaïr eut trente fils montant trente ânons, etc. Seul Abimélec, fils de Gédéon, a plus d’allure, mais loin d’être un libérateur d’Israël, il fut un fratricide et un tyran. Ainsi il y a deux classes de juges et il nous paraît évident que l’ouvrage primitif, tel que l’avait conçu et rédigé l’auteur de l’introduction, ne comprenait que les six grands juges.
D’après 1 Rois 6.1, on évaluait à quatre cent quatre-vingts ans la période s’étendant de la sortie d’Égypte à la quatrième année du règne de Salomon. Ce chiffre, divisé par quarante ans, durée d’une génération d’après les chronologistes bibliques, représenterait douze générations, de la sortie d’Égypte à Salomon. Si l’on compte une génération pour le séjour au désert, une pour Josué, une pour Héli, une pour Samuel, une pour Saül, une pour David, on arrive au total de six générations. Il en resterait donc six pour la période des juges, ce qui correspond exactement aux six grands juges dont trois sont d’ailleurs dits avoir jugé chacun durant quarante ans (Othniel, Débora, Gédéon). Il est vrai que si l’on additionne tous les chiffres figurant dans le texte, soit pour les grands juges (périodes d’oppression et périodes de paix), soit pour les petits juges, on arrive à quatre cent dix ans pour cette période. On a remarqué que le total des années attribuées aux cinq petits juges, Thola, Jaïr, Ibtsan, Élon et Abdon, était le même, à une unité près, que celui des cinq périodes d’oppression : Araméens (Juges 3.8), Moabites (Juges 3.14), Cananéens (Juges 4.3), Madianites (Juges 6.1) et Ammonites (Juges 10.8). On en a tiré la conclusion que ces cinq juges avaient été ajoutés pour combler les interrègnes. Cette observation et d’autres montrent le caractère artificiel de tous ces chiffres. Il nous paraît donc tout à fait vain de tenir compte de cette chronologie, sauf à titre de renseignement sur la formation littéraire du livre des Juges.
On a supposé qu’ils ont été ajoutés aux grands pour assurer le total de douze, correspondant aux douze tribus d’Israël. Pourquoi sont-ils sept ? Parce qu’Abimélec parut, par la suite, indigne d’être rangé parmi les libérateurs d’Israël ; il fut donc écarté, et, pour le remplacer, on imagina le personnage de Samgar, fils d’Anath (Juges 3.31), dont le nom est mentionné dans le Cantique de Débora (Juges 5.6) où il fait figure d’oppresseur. Il y a donc eu méprise. Le caractère tardif de l’introduction de Samgar est encore établi par les variantes des versions grecques, dont plusieurs manuscrits ont inséré la notice le concernant après Juges 16.31, soit à la fin de l’histoire de Samson.
Nous ne croyons pas que les petits juges aient été ajoutés pour arriver au total de douze. Il serait logique, en effet, que, dans ce cas, chaque juge appartînt à une tribu différente. Or tel n’est pas le cas, et nous sommes dans l’incertitude à ce sujet pour la plupart d’entre eux. En outre, ils se succèdent sans interruption comme dans une liste généalogique. Ne faut-il pas voir là l’indication que leurs noms sont les vestiges d’une liste complète de juges inspirée par de tout autres préoccupations que celles de l’auteur du livre, et fondée sur d’autres renseignements ? (cf. les généalogies de P dans le Pentateuque).
C’est l’histoire-type, répondant pleinement à la conception de l’auteur de l’introduction. Mais elle revêt un caractère assez artificiel et l’on est enclin à douter de l’historicité des maigres données qu’elle contient.
Ce récit est vivant et présente tous les caractères de l’authenticité. Glorifiant le héros benjamite, il célèbre un haut fait guerrier qui n’a rien de spécifiquement religieux ni même moral. Plusieurs commentateurs pensent qu’il est la combinaison de deux sources. D’après l’une d’elles, Éhud aurait demandé publiquement une audience privée au roi de Moab, au moment de la remise du tribut (Juges 3.18, 19b). D’après l’autre, Éhud, après avoir accompagné ses gens sur le chemin du retour, serait revenu seul et aurait pénétré directement dans l’appartement royal privé, où le roi se trouvait seul, et aurait prétexté avoir un oracle de Dieu à prononcer (Juges 3.19 ; Juges 3.20), au lieu d’un secret à dire (Juges 3 19 b). D’après une des sources encore, le roi aurait eu sa résidence sur la rive gauche du Jourdain (Juges 3 19 a) ; d’après l’autre, sur la rive droite (Juges 3.28). Aucune de ces observations n’est absolument concluante. Tout ce que l’on peut accorder, à notre avis, c’est un peu de désordre dans le texte et le manque de précision pour certains détails.
L’histoire de Débora (voir ce mot) a été transmise sous deux formes distinctes : un récit en prose (Juges 4) et un poème lyrique, peut-être contemporain des|événements (Juges 5). Les différences entre le poème et le récit du chapitre 4 sont les suivantes :
Pour délivrer son peuple des hordes madianites qui viennent chaque année piller son territoire, Jéhovah lui suscite un libérateur, Gédéon (voir ce mot), de la tribu de Manassé-Ouest. Celui-ci, devenu un zélateur jéhoviste, remporte, grâce à une ruse de guerre, une victoire décisive sur les Madianites ; les Éphraïmites, alertés par lui, s’emparent des deux rois ennemis, Oreb et Zéeb, et les tuent aux bords du Jourdain. La campagne semble devoir être terminée par ce fait d’armes. Mais, dès Juges 8.4, on retrouve Gédéon poursuivant, au delà du Jourdain, deux autres rois madianites, Zébach et Tsalmuna, et les tuant de sa main, après leur avoir fait avouer le meurtre de ses frères. Il y a là évidemment le reste d’une tout autre histoire : le théâtre de la lutte est différent, les noms des rois aussi ; et ici, Gédéon s’est mis à la poursuite des Madianites, non pour obéir à un ordre divin, mais pour venger le meurtre de ses frères. Le premier récit (Juges 6.11-8 3) contient des répétitions et anomalies qui, pour plusieurs critiques, proviendraient de la combinaison de deux sources, et qui nous semblent être le résultat de nombreuses amplifications et interpolations. Sous sa forme primitive, le premier récit pourrait se reconstituer comme suit : Juges 6.2 ; Juges 6.5 ; Juges 6.33 ; Juges 7.1 ; Juges 7.11-22 ; Juges 7.24 ; Juges 8.1-3. La théophanie du début (Juges 6.11 et suivants), le renversement de l’autel de Baal, le signe miraculeux de la rosée, la grande armée réduite à 300 hommes par de curieux procédés de triage, sont des adjonctions, peut-être très anciennes pour quelques-unes, au texte primitif. Du chef guerrier au caractère rude, même cruel et énergique, tel que Gédéon nous apparaissait dans la teneur primitive du premier et du second récit, ces adjonctions ont fait un chef essentiellement religieux, un disciple des prophètes des VIIIe et VIIe siècles. Si son histoire a de cette manière gagné une valeur religieuse, elle a, par contre, moins de valeur historique. Cette tendance édifiante se retrouve dans la fin de l’histoire de Gédéon (Juges 8.22 ; Juges 8.35). À la suite de sa victoire, les Manassites (et non tous les Israélites) lui offrirent la royauté sur leur tribu, pour lui et pour ses fils. Il refusa (verset 23), prétextant que Jéhovah seul devait dominer sur eux. Or, cette affirmation est contraire aux faits relatés Juges 8.24-27 ; Juges 8.30-32 ; Juges 8.35 ; Juges 9.2 ; Juges 9.6, lesquels montrent que Gédéon accepta et établit sa cour à Ophra. Avec le butin d’anneaux d’or pris aux Madianites et que tous lui remirent sur sa demande, il fit confectionner un éphod, emblème divin, représentant Jéhovah ou consacré à Baal, et qui devint l’objet d’un culte idolâtrique du peuple. L’histoire de Gédéon se compose donc de deux récits successifs relatifs à des événements différents. Le premier de ces récits a été transformé en histoire sainte.
Cette histoire, suite immédiate de celle de Gédéon dont Abimélec fut un fils naturel, raconte comment prit fin tragiquement la royauté fondée par Gédéon. Le texte en est parfois obscur, mais le récit a une grande valeur pour nous, car il fournit des renseignements de première main sur les mœurs et les sentiments de cette époque, sur les relations existant entre les Israélites et les habitants du pays. Il fut écarté à très juste titre par l’auteur de l’histoire des Juges, car Abimélec ne combattit aucun ennemi d’Israël et sa mort fut le châtiment de ses crimes. Mais plus tard on jugea l’histoire d’Abimélec digne d’être recueillie, soit parce que, ayant succédé à Gédéon sur le trône de Sichem, Abimélec ne pouvait tomber dans l’oubli et que sa place était marquée dans la série de ceux qui avaient jugé Israël, soit parce que son histoire démontrait les conséquences tragiques de l’infidélité de Gédéon érigeant un éphod à Ophra, soit peut-être surtout parce qu’elle contient une critique mordante de la royauté : voir la fable de Jotham sur les arbres qui cherchent un roi (Juges 9.8 ; Juges 9.15).
L’histoire de Jephté (voir ce mot) est précédée d’une longue introduction développant la thèse de l’auteur du livre, et ne commence qu’à Juges 10.17. Les Galaadites dirigent une campagne victorieuse contre les Moabites (et non Ammonites, comme dit le texte actuel, ce qui rend toute l’histoire incompréhensible) qui avaient tenté de reconquérir Galaad, autrefois habité par eux avant l’arrivée des Israélites et sur lequel ils prétendaient faire valoir des droits historiques. Les Gadites, occupants de Galaad, font appel à un chef de bandes du pays de Tob en Basan, Jephté, qui avait été autrefois chassé par son clan. Celui-ci n’accepta qu’à condition de devenir le chef (probablement le roi) de la tribu (Juges 11.9 ; Juges 11.11). Après de longs pourparlers, Jephté attaqua les envahisseurs et les rejeta dans leurs frontières, mais ces combats ne sont point relatés. À ce récit principal en sont ajoutés deux autres, dont le caractère semble légendaire :
L’histoire de Samson (voir ce mot) est très différente de celle des autres juges. Elle conte les exploits plus ou moins légendaires d’un héros danite contre les Philistins, succession d’anecdotes originairement indépendantes et qu’on s’est efforcé de relier les unes aux autres pour en faire une histoire suivie. Les hauts faits de Samson montrent en lui un personnage d’une force herculéenne, d’un courage intrépide, d’un esprit vindicatif et rusé, et d’appétits très charnels ; il n’est point chef de guerre et n’a rien d’un héros religieux, ni dans ses sentiments, ni dans ses actes.
Or, au début de son histoire, se trouve un récit religieux relatif aux circonstances de sa naissance. L’ange de Dieu apparut un jour à sa mère, affligée de stérilité, et lui annonça un fils qui devrait être consacré à Jéhovah. Au moment où le futur père offrait un sacrifice d’actions de grâces au messager divin, une flamme s’éleva du rocher et l’ange disparut avec elle. Ce prélude de l’histoire de Samson apparaît comme une préface destinée à lui donner une signification religieuse. La même préoccupation se manifeste dans la tentative de terminer l’histoire de l’Hercule hébreu avant ses aventures avec Dalila et en laissant ignorer la capture et la mort d’un juge d’Israël devenu esclave des Philistins (voir Juges 15.20).
À la suite des histoires des juges se trouvent deux récits que l’on considère comme des appendices, car ils n’ont d’autre lien avec ce qui précède que d’être relatifs à la même période pré-royale.
Nous savons par Josué 19.47 que la tribu de Dan, fixée d’abord dans la région ouest de Jérusalem, fut contrainte par les Philistins de se chercher un autre habitat et qu’elle le trouva à l’extrémité nord de la Palestine. Le sanctuaire de Dan joua un grand rôle dans l’histoire subséquente d’Israël. Le récit narre les origines de ce sanctuaire et du clergé qui le desservait. La statue d’argent avait été dérobée au sanctuaire privé d’un Éphraïmite, au cours de la migration des Danites, et le Lévite, descendant direct de Moïse (Juges 18.30), il faut lire Moïse au lieu de Manassé qui était le prêtre de ce sanctuaire, fut enlevé avec les objets sacrés dont il était le gardien. Ce récit tout à fait archaïque a subi très peu de retouches, mais il doit être le résultat de la combinaison de deux sources parallèles, certains faits étant répétés deux fois dans le texte ou attribués à des personnes différentes (cf. Juges 17.3 ; Juges 17.4 ; Juges 17.4 ; Juges 17.5 ; Juges 18.17 ; Juges 18.18 et Juges 18.19 ; Juges 18.20). D’autre part les deux récits ont été si bien amalgamés qu’il est impossible de les reconstituer et que l’ensemble de la narration donne une impression de forte unité.
Tout au contraire du précédent, ce récit donne l’impression d’être fantaisiste et légendaire. Un lévite accompagné d’une femme passe la nuit à Guibéa de Benjamin. Assailli par les ignobles habitants de cette localité, il leur livre sa femme, qu’ils font mourir. À l’ouïe de ce crime, toutes les tribus israélites se lèvent comme un seul homme pour châtier la tribu coupable. Les Israélites finissent par remporter une victoire si complète que seuls 600 Benjamites survivent du massacre de leur tribu. Les chefs israélites décident de faire revivre la tribu coupable en procurant des épouses aux 600 survivants. Une attaque contre la ville de Jabès en Galaad permet de s’en procurer 400. Pour les 200 manquantes, on autorise les Benjamites à les enlever parmi celles qui prendront part à la fête annuelle de Silo.
Tout est invraisemblable dans ce récit. Les chiffres donnés sont d’une exagération fantastique. À elle seule l’armée benjamite compte 25 600 hommes, les autres tribus en alignent 400 000 dans les premiers combats, l’armée israélite perd 22 000+18 000, soit 40 000 hommes, tandis que l’armée benjamite n’en perd pas un seul. Le troisième jour, 25 000 Benjamites périssent et seulement 30 Israélites ! La guerre contre Jabès reproduit en partie celle contre les Madianites à l’époque de Moïse (Nombres 31) et le nombre des guerriers (12 000) est identique. Compare aussi, dans Juges 19.22-26 et Genèse 19.4-10 ; Juges 19.29 et suivant et 1 Samuel 11.6 et suivant, des faits analogues.
Nous avons donc affaire à une composition arbitraire fondée vraisemblablement sur un fait historique dont le souvenir précis s’est perdu. Plusieurs commentateurs distinguent deux sources parallèles dans ce récit, tandis que d’autres estiment que les divergences que présente la narration actuelle sont simplement le résultat d’adjonctions et de corrections successives.
C’est une erreur de vouloir retrouver, dans les histoires des Juges, les quatre documents : J, E, D, P, qui ont servi à la rédaction du Pentateuque et de Josué ; ces histoires sont indépendantes les unes des autres et d’origines diverses : ce sont tantôt des traditions conservées dans certaines tribus, tantôt des traditions locales. De là leur grande valeur historique et leur cachet archaïque si marqué. Transmises longtemps oralement, elles n’ont pas été, quelques-unes tout au moins, sans subir des modifications avant d’être recueillies par écrit (voir en particulier les histoires de Gédéon, de Jephté et de Samson). Furent-elles recueillies dans quelque ouvrage d’ensemble avant d’être mises en œuvre par l’auteur deutéronomiste ? Il n’est guère possible de répondre à cette question.
Quant au prélude, il appartient au document JE. Les notices sur les petits juges ont pu être extraites du document P. Des deux appendices, le premier reproduit une tradition très ancienne, le second est une composition hagiographique du plus mauvais goût dont nous ignorons l’auteur, appartenant certainement à la basse époque.
La variété des sources ne permet pas de leur fixer une date commune. L’ouvrage deutéronomiste qui groupe les histoires des grands juges a dû être rédigé au cours du VIIIe siècle avant Jésus-Christ, donc antérieurement au Pentateuque, car il témoigne d’un grand respect pour les traditions recueillies, même lorsqu’elles ne cadrent pas avec ses propres sentiments. Le livre, tel que nous le possédons, doit dater de l’époque postexilique sans que nous puissions préciser davantage.
Nous avons dit au début de cet article que la traduction de l’hébreu chofetim par le terme de juge n’est pas heureuse. L’histoire des chofetim montre clairement qu’ils n’avaient rien de commun avec des juges occidentaux. Ce furent des chefs improvisés en quelque sorte, qui, par leur ascendant personnel, entraînèrent leur tribu ou seulement leur clan au combat contre l’ennemi du moment. La victoire remportée, ils exercèrent ensuite un pouvoir suprême restreint sur leur tribu ou la région de leur habitat, en vertu du prestige acquis par cette victoire. Fils de leurs œuvres, leur pouvoir ne s’étant jamais étendu à l’ensemble du peuple d’Israël, et, à l’exception de Gédéon, n’ayant jamais été transmis à aucun héritier, ils furent désignés, faute de mieux, par le terme de chofetim. Les villes phéniciennes, Carthage en particulier, appelaient suffètes (ce qui est exactement le même mot) leurs magistrats temporaires élus. Les chofetim étaient donc de petits souverains temporaires. L’exercice de la justice étant considéré en Orient comme une prérogative du souverain, le chôfet était l’arbitre des conflits particuliers. Après l’établissement de la royauté en Israël, les fonctionnaires chargés par les rois d’appliquer les lois furent appelés chofetim, d’où naquit la méprise des traducteurs. Il serait donc plus exact de traduire les chofetim du livre par libérateurs
De tout ce qui a été dit précédemment, il ressort que la valeur historique du livre est considérable. Il renferme des documents uniques, d’une valeur inappréciable pour la connaissance de l’ancien Israël, au premier rang desquels figure le Cantique de Débora, perle de tout le livre. La valeur religieuse est moins évidente à première vue, surtout si l’on fait abstraction de la belle thèse de l’écrivain deutéronomiste. Et pourtant elle n’est pas à dédaigner. Certes les juges sont loin de nous donner l’exemple des vertus évangéliques, et nous nous demandons à bon droit si leur cœur n’était point partagé entre Jéhovah et Baal. Dans leur infériorité morale et religieuse, ils ont cependant rendu possible et préparé la venue des prophètes et celle de Jésus-Christ. Par eux, par leur action guerrière, Israël, le peuple élu, s’est affirmé, a assuré son avenir gros de tant de richesses religieuses. Lorsque les tribus israélites prirent pied sur le sol palestinien, les Cananéens leur étaient singulièrement supérieurs en civilisation et en connaissances religieuses cultuelles. À vues humaines, elles devaient être promptement assimilées et absorbées ; et cependant, tel ne fut point leur sort. Les juges furent les bons ouvriers qui par leurs combats travaillèrent à l’édification de la nation. Assurer la victoire des Israélites, c’était assurer celle de Jéhovah sur le tentateur et le séducteur Baal. C’était au nom de Jéhovah, c’était pour sauver son honneur atteint par l’humiliation de son peuple, que l’on partait en guerre. Son esprit s’emparait du chef qui appelait aux armes et décuplait son courage et ses forces ; une intense ferveur religieuse s’emparait des combattants et décidait de la victoire. Baal le Cananéen avait passé à l’arrière-plan. Les juges qui sonnaient de la trompette pour appeler à la guerre sainte provoquaient donc bien un réveil religieux et renversaient, symboliquement et effectivement, les images de Baal pour les remplacer par celles de Jéhovah.
Il avait donc raison, l’écrivain deutéronomiste, lorsqu’il affirmait que chaque fois qu’Israël abandonnait Jéhovah, commençait une ère d’affaiblissement national et que, lorsqu’il retournait à Jéhovah, il s’ensuivait un redressement ! Il avait raison lorsqu’il prétendait que, tout peuple élu qu’il fût, Israël n’en était pas moins tenu d’être fidèle à ses engagements, sous peine de perdre son élection ! La valeur religieuse du livre est là, dans cette vue élevée des choses, dans cette profonde philosophie de l’histoire.
ALB. S.
Numérisation : Yves Petrakian