Le don des langues est l’un des charismes d’apparence prodigieuse dont l’Église primitive a été gratifiée (voir Charisme). Les 1 Corinthiens 12 à 1 Corinthiens 14 sont la source de renseignements de beaucoup la plus importante, celle qui permet le mieux de caractériser le « parler en langues » (laleïn glôssaïs ou glôssê), la « glossolalie ».
D’autres textes, pourtant, doivent être examinés, et notamment Actes 2.1 ; Actes 2.13, où le fait mentionné semble, au premier abord, différent, ressortissant à la xénoglossie, ou parler en langues étrangères non apprises, plutôt qu’à la glossolalie.
Les Corinthiens qui ont consulté Paul, et Paul qui les conseille (1 Corinthiens 12.1), sont d’accord sur un point essentiel : le « parler en langues », la glossolalie est un charisme, un don de l’Esprit divin (1 Corinthiens 12.10 et suivants). Sans doute, certains membres de la communauté le contestaient-ils, puisque l’apôtre juge bon d’adresser cet avis : N’empêchez pas qu’on parle en langues (1 Corinthiens 14.39). Cependant, la majorité de l’Église n’avait pas besoin d’être encouragée, mais plutôt retenue sur cette voie qui n’était pas sans risques.
Le glossolale était généralement considéré comme l’inspiré par excellence (1 Corinthiens 14.27). Et Paul lui-même ne déclare-t-il pas : Je parle en langues plus que vous tous (1 Corinthiens 14.18) ? Néanmoins, son conseil est surtout de prudence vis-à-vis d’un charisme que, sur l’échelle des valeurs et des dons spirituels, il ne situe pas tout en haut (1 Corinthiens 14.19 ; 1 Corinthiens 14.23-28). Dans son langage charismatique, l’inspiré n’est plus sous le contrôle de son entendement pour régler sa parole ; c’est l’Esprit qui le mène et qui se sert de lui comme d’un instrument (1 Corinthiens 14.14 et suivants).
Le « parler en langues » ou « parler en esprit » (1 Corinthiens 14.2 ; 1 Corinthiens 14.13 ; 1 Corinthiens 14.14) est donc un langage automatique dont l’homme, possédé par l’Esprit, n’est pas le producteur conscient, mais l’organe passif. Le glossolale est dans une extase comparable à celle que Philon décrit en ces termes : « L’intelligence (nous) est chassée par l’invasion de l’Esprit (pneuma) divin ; quand l’Esprit se retire, l’intelligence revient » (Quis rer. div., 53).
Dans cet état mystique, l’affectivité déborde et submerge l’entendement ; elle n’est cependant pas toujours comme diluvienne et chaotique ; elle peut suivre le cours de l’Esprit, qui la dirige vers l’édification, l’intercession, l’action de grâces (1 Corinthiens 14.2 ; 1 Corinthiens 14.14 ; 1 Corinthiens 14.16).
Mais l’inspiré lui-même s’en rend à peine compte. Il parle à Dieu, non aux hommes (1 Corinthiens 14.2), et les sons qu’il émet restent mystérieux pour ceux qui l’écoutent. Ils ont besoin d’être interprétés (1 Corinthiens 14.2 ; 1 Corinthiens 14.27). Sans interprétation, le glossolale n’édifie que lui seul (1 Corinthiens 14.3 et suivant) et se sépare de la communauté (1 Corinthiens 14.16 et suivant). C’est pourquoi, s’il n’a pas d’interprète, que le glossolale se taise (1 Corinthiens 14.28).
La glossolalie ne se présente pas toujours avec les mêmes caractères : on peut en distinguer des genres différents (génê glôssôn, 1 Corinthiens 12.10 ; 1 Corinthiens 12.28). Ces genres ne dépendent pas seulement de l’interprétation, comme le voudrait Holsten, mais de la nature du phénomène, aux aspects variés comme ceux des langues dont les hommes se servent pour se communiquer leurs pensées (génê phônôn, 1 Corinthiens 14.10).
En dehors de toute interprétation, la glossolalie produit des effets divers sur ceux qui l’entendent. Il arrive que l’incrédule, saisi par le prodige, y discerne un signe divin (1 Corinthiens 14.22). Mais on peut y voir une manifestation de folie (1 Corinthiens 14.23). L’impression dominante est celle du mystère (1 Corinthiens 14.2).
La glossolalie peut donner l’impression d’une xénoglossie, d’un parler en langue étrangère (1 Corinthiens 14.21). Mais les langues humaines sont formées de paroles distinctes, et dont le groupement obéit à des lois. Il n’en est pas toujours ainsi pour la glossolalie (1 Corinthiens 14.9-11). Elle peut se comparer à des instruments dont on joue sans en observer les règles musicales (1 Corinthiens 14.7-9). Il arrive, également, qu’elle donne l’impression d’un langage angélique, soit par la douceur ou l’harmonie des sons, soit, peut-être, par la ferveur, l’onction ou la jubilation d’un rythme de prière, de louanges ou d’actions de grâces (1 Corinthiens 13.1).
La conclusion qui se dégage naturellement de ce passage, c’est que la glossolalie est un langage extatique, échappant au contrôle rationnel et fermé à l’entendement. Elle se présente sous des formes diverses et, vraisemblablement, depuis des émissions de sons inarticulés jusqu’à l’association de mots qu’aucun lien rationnel ne paraît unir, mais dont le groupement n’est pas de pur hasard et obéit peut-être à quelque loi spirituelle. De toutes façons, le glossolale a besoin d’être interprété.
L’effusion de l’Esprit le jour de la Pentecôte et ses premiers résultats sont du même ordre que les faits mentionnés par l’apôtre Paul. Le mot choisi par l’auteur des Actes pour désigner l’apparition des langues de feu ôphthêsan (Actes 2.3), est une sorte de terme technique appliqué aux visions surnaturelles (Cf. Luc 24.34 ; Actes 9.17 ; Actes 26.16 ; 1 Corinthiens 15.5 ; 1 Corinthiens 15.8 ; 1 Timothée 3.16). Paul a fait l’expérience de ces visions (optasiaï ; cf. 2 Corinthiens 12.1 ; Actes 26.19). Les manifestations verbales consécutives à la descente de l’Esprit sont, au premier abord, semblables au phénomène glossolalique. Sous la puissance de l’Esprit, c’est-à-dire automatiquement, extatiquement, les disciples commencent « à parler en d’autres langues (laleïn hétéraïs glôssaïs), selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer ».
L’expression hétéraï glôssaï = autres langues ou langues étrangères, sans autre développement, serait à rapprocher naturellement de 1 Corinthiens 14.21, où Paul applique à la glossolalie une parole ainsi présentée de Ésaïe 28.11 et suivants : « Je parlerai à ce peuple par des hommes d’une autre langue (en hétéroglôssoïs), et par des lèvres étrangères (en kheïlésin hétérôn). »
On pourrait également rapprocher de 1 Corinthiens 14.23 : « ils diront que vous êtes fous », la raillerie des auditeurs sceptiques, dans Actes 2.13 : « Ils sont pleins de vin doux » (cf. Éphésiens 5.18). Pierre, dans son discours explicatif, ne nie point l’apparence qui a pu suggérer cette remarque ironique ; il s’attache à montrer que la réalité n’est pas ce qu’ont cru les profanes, mais une possession de l’Esprit. Ses déclarations mêmes, en tant qu’elles sont explicatives, non, sans doute, du sens, mais de la cause des émissions phoniques, ressortissent à l’interprétation charismatique, à l’hermêneïa de 1 Corinthiens. Elles sont « proférées » (grec apophtheggesthaï, latin effari), suivant une formule également consacrée aux oracles pneumatiques (cf. Actes 2.4 et comparez Actes 26.25, et, dans LXX Ézéchiel 13.9 ; Michée 5.12 ; 1 Chroniques 25.1 ; Zacharie 10.2).
Malgré ces indications concordantes, le corps même du récit montre indubitablement que le rédacteur final a cru à un prodige d’un autre genre que la glossolalie. Le miracle ne consiste pas dans le fait que les auditeurs entendent proférer des sons qu’ils ne comprennent pas ; mais, au contraire, dans celui que tout le monde comprend, et que chacun entend parler dans sa propre langue (Actes 2.6).
Ce trait qui, pour le rédacteur, est essentiel, reparaît deux fois, sous une forme interrogative (Actes 2.8 ; Actes 2.11). L’énumération des peuples représentés vient encore accentuer le fait prodigieux. On a fait observer que les populations mentionnées soit d’après leur origine ethnique, soit par leur habitat, parlaient, en réalité, quatre langues (le zend, l’araméen, le grec et le latin), et, qu’au demeurant, le grec hellénistique (la langue commune, la koïnê) se trouvait être comme la seconde langue internationale de l’époque. Mais ces observations ne suppriment pas le fait que, pour le rédacteur, chacun a entendu parler dans sa langue maternelle, quelles que fussent, par ailleurs, ses connaissances linguistiques. C’est là que gît le miracle, alors même que le nombre des langues se réduirait à quatre (à la condition, naturellement, d’exclure les dialectes).
Ce fait acquis, trois interprétations de la pensée du rédacteur peuvent être et ont été envisagées.
Goethe, suivi par un petit nombre de théologiens, estime qu’il s’agit de « cette langue simple, universelle, dont la recherche a fatigué inutilement tant de puissants cerveaux. Chacun croit entendre sa langue parce que chacun comprend ». On a parlé, dans le même sens, de « langue élémentaire, espéranto mystique, langage mixte », etc. « Cette langue, d’après Billroth, aurait été la seconde par rapport à la langue primitive de l’humanité ; elle contenait les rudiments des langues historiques les plus diverses ; elle était aux véritables langues, plus tard parlées par les peuples chrétiens, ce que le christianisme primitif lui-même, avec ses signes et ses miracles, fut aux églises historiques et nationales des temps postérieurs ». Ce sont là fantaisies plus littéraires qu’exégétiques. L’usage de cette langue imaginaire aurait été inutile, car un second miracle d’audition ou d’interprétation eût été nécessaire.
Dans la seconde catégorie d’hypothèses, le miracle s’effectue non sur ceux qui parlent, mais sur ceux qui écoutent. Comme l’a indiqué Suarez, deux conjectures sont encore possibles : il pourrait y avoir eu soit miracle d’audition par perception réelle, en plusieurs langues, de paroles prononcées dans une seule, l’araméen ; soit miracle de compréhension, par une intelligence commune, malgré la diversité linguistique, du sens de ces paroles. La seconde de ces conjectures est celle d’un phénomène purement télépathique, d’une lecture de la pensée telle qu’on en cite de nombreux cas, dont quelques-uns paraissent bien observés. Mais le texte implique nettement que l’oreille des auditeurs a été frappée par des sons familiers : ceux de la langue maternelle de chacun en particulier.
Faudrait-il en conclure au prolongement auditif d’un phénomène d’ordre télépathique ? L’auteur, assurément, n’y a jamais pensé, non plus, d’ailleurs, qu’à la première des deux conjectures. Le verset (Actes 2.4) est formel : le miracle porte non sur les auditeurs, mais sur les disciples. Les langues proférées étaient étrangères (hétéraï) pour les disciples, mais familières à leurs auditeurs (hêmétéraï, verset 11). Il y a eu certainement, pour l’auteur, une émission réelle de sons réels, une manifestation phonique. Il faut même aller plus loin et reconnaître que, pour lui, ce prodige ressortit nettement à la « xénoglossie ». Le récit, dans son incohérence rédactionnelle, présente en somme une glossolalie interprétée comme une xénoglossie. Cette interprétation n’a-t-elle aucun fondement ? On ne saurait l’affirmer, car les frontières de la glossolalie et de la xénoglossie sont imprécises : la première, en tant que désignant simplement les automatismes phoniques, englobe la seconde. Mais l’auteur, en accentuant de manière exclusive un trait qui a pu se rencontrer aussi, bien que sporadiquement, dans la glossolalie corinthienne, a déplacé le centre de gravité du récit et mis ce dernier en équilibre instable. On se demande quel principe il a suivi dans son classement des races et des pays. L’ensemble doit-il être ordonné sous la rubrique Juifs et prosélytes, qui vient incidemment au lieu d’être en tête ou en conclusion ? Mais le rédacteur a voulu donner l’impression d’une beaucoup plus grande variété. Pourquoi mentionne-t-il également la Judée ? Déjà Tertullien lisait Armeniam et Jérôme Syriam, au lieu de Judoeam ; un grand nombre d’autres substitutions du même genre ont été proposées ; mais elles sont aussi gratuites qu’inutiles. D’autre part, aux versets (Actes 2.14) et suivants Pierre parle à la foule dans une seule langue et se fait comprendre. Si les auditeurs n’avaient connu que leurs propres idiomes, ce discours eût donc été l’occasion, comme le note Reuss, d’un nouveau miracle. Et, d’autre part, si tous ces gens parlent l’araméen ou bien le grec hellénistique, quelle était donc l’utilité d’un prodige de polyglottisme ou de xénoglossie ? Ces difficultés, qui font ressortir le caractère secondaire de la rédaction, laissent intacte la question de savoir pourquoi l’auteur les a risquées.
Von Dobschütz considère la scène de Actes 2 comme ayant été primitivement une manifestation visible du Christ, une christophanie. Des automatismes visuels, des « photismes » ont précédé, effectivement, les automatismes phoniques ; ils ont été accompagnés d’automatismes auditifs et tactiles : la sensation d’un souffle, d’un vent. Un bruit semblable à celui d’une bourrasque remplit toute la maison, et c’est alors que les disciples aperçoivent des langues séparées qui semblent de feu, et qui se posent sur chacun d’eux (Actes 2.2 ; Actes 2.3).
On pourrait invoquer ici un grand nombre d’exemples qui montrent comment les phénomènes d’inspiration ont très souvent été accompagnés de ces deux manifestations sensorielles : la perception d’un souffle, d’un vent, la perception d’une flamme, d’un feu. Le fait a été si courant qu’une véritable tradition mystique, susceptible à son tour d’action psychique intense et caractérisée, s’est formée, appelant ces deux impressions physiques comme un concomitant normal et nécessaire du phénomène essentiel de l’inspiration. À telles enseignes que, dans toutes les langues, les expressions mêmes qui servent à désigner l’esprit, le vent et quelquefois le feu, sont voisines, souvent interchangeables, et parfois identiques.
Ainsi rouakh, en hébreu ; pneuma, en grec ; spiritus, en latin, veulent dire également : souffle, haleine, vent ou esprit. Yahvé, comme les dieux homériques, a les vents pour messagers (Job 38.1 ; Ézéchiel 1.4 ; Psaumes 104.4) ; à son approche, les cimes des arbres font entendre comme un bruit de pas (2 Samuel 5.24). L’Esprit est comparé, identifié avec le vent (Ézéchiel 37.9 ; Jean 3.8, cf. 1 Rois 19.11).
À ces faits anciens l’on pourrait en adjoindre de plus récents et même de modernes (cf. Lombard, De la glossolalie…, p. 75 ; H. Bois, Le Réveil au Pays de Galles, p. 383). Le feu accompagnait, comme le vent, les manifestations de Dieu ou de l’Esprit (cf. Exode 3.2 ; Exode 19.18 ; 1 Rois 18.38 ; 1 Rois 19.12 ; Flavius Josèphe, Antiquités judaïques 8.4 ; cf. Matthieu 3.11; Luc 3.16). Les impressions lumineuses, ou « photismes », à caractère mystique, sont très fréquentes jusqu’à nos jours (cf. Lombard, O.C. ; H. Bois, O.E., pages 354ss ; Théâtre sacré des Cévennes ; Mémoires d’Abraham Mazel, p. 20).
Les termes glôssaï ôseï puros (langues comme de feu) ont également de nombreux parallèles. Le plus remarquable est l’expression hébraïque lechôn éch, qui veut dire littéralement : langue de feu ; si bien que, par extension, lâchôn seul, qui signifie langue, veut dire également tantôt flamme et tantôt parole. Il y a là comme l’aboutissement verbal d’une tradition mystique, et, en même temps, l’introduction au miracle des langues.
Il n’en demeure pas moins que, pour l’auteur des Actes, l’accent du récit de la Pentecôte ne porte pas sur une christophanie, mais sur une manifestation phonique de l’Esprit, sur une « hétéroglossie », qui, même dans sa conception particulière, demeure essentiellement une « pneumoglossie ».
Comment s’est effectuée la déviation rédactionnelle constatée ? La plupart des auteurs sont ici d’accord. Suivant la tradition juive, la fête de la Pentecôte était la commémoration de l’institution sinaïtique de la Loi. Or, le judaïsme contemporain de Jésus considérait déjà la Loi comme ayant été promulguée non seulement pour Israël, mais pour tous les peuples. À l’occasion de cette promulgation, afin de la rendre efficace, des prodiges ont eu lieu qui ne sont pas sans analogies avec ceux que rapporte, le chapitre 2 des Actes. Ainsi, Philon raconte comment le retentissement de la voix divine a porté jusqu’aux extrémités de la terre, pour atteindre ceux qui n’étaient pas présents au Sinaï (De Septenario). Cette voix qui descend du ciel, et dont la portée est universelle, est une voix de feu (pros pur phlogoeïdes métabalousa). Le feu descend du ciel comme un fleuve, et la flamme s’articule dans les divers dialectes (tês phlogos eïs dialecton arthrouménês). Cette description de Philon (De De-calogo, paragraphe 9 et 11) présente un parallèle très net avec le récit de la Pentecôte, et les traditions juives sur lesquelles il se fonde n’ont sans doute pas été sans influencer la rédaction des Actes.
L’auteur a eu vraisemblablement à sa disposition, non seulement la tradition orale, mais également une source ou plusieurs sources divergentes. Son récit, bien que secondaire, apporte une précieuse contribution à la connaissance et à la compréhension du charisme des langues dans l’Église primitive.
On vient de voir que la glossolalie n’avait pas été limitée à l’Église corinthienne, puisqu’il faut englober sous ce nom générique les automatismes phoniques les plus divers (génê glôssôn). Elle apparaît souvent dans les périodes d’effervescence religieuse ; il serait surprenant qu’elle eût absolument laissé indemnes les autres communautés pauliniennes. Pourtant, l’apôtre n’en fait mention, d’une manière certaine, que dans 1 Corinthiens 12-14. On a rapproché de 1 Corinthiens 14.39 ; 1 Thessaloniciens 5.19 : « N’éteignez pas l’esprit », avec la mention parallèle de la prophétie, et l’on en a conclu que la glossolalie, manifestation pneumatique par excellence pour les Corinthiens, était également connue à Thessalonique. Ce n’est qu’une hypothèse. On a voulu, de même, interpréter Colossiens 3.16 par 1 Corinthiens 14.15. Mais comment Paul recommanderait-il aux Colossiens des chants « pneumatiques », quand il les déconseille aux Corinthiens, sans d’ailleurs les prohiber absolument ? Le livre des Actes, en dehors du récit de la Pentecôte, sa contribution la plus importante, mentionne à deux reprises le charisme des langues, dont il fait le signe courant et l’effet habituel du baptême de l’Esprit (Actes 10.46 ; Actes 19.6). C’est un trait de lumière !
Il faut signaler également que la fin de Marc (Marc 16.17) fait allusion à la glossolalie (glôssaïs lalêsousin kaïnaïs)
On peut encore citer les passages où Paul mentionne ses propres charismes. Dans 2 Corinthiens 12.1 et suivants, l’apôtre invoque ses visions et révélations du Seigneur : il a été transporté jusqu’au troisième ciel ; il ne sait s’il était alors ou non dans son corps ; il a entendu des paroles mystérieuses qu’il n’est pas permis à l’homme de dire (arrêta rêmata, verset 4, cf. 1 Corinthiens 2.9 ; 1 Corinthiens 13.1). Les paroles ineffables (arrêta rêmata) sont entendues sans doute exclusivement. L’apôtre était, d’ailleurs, richement doté en propriétés de ce genre. Il n’a pas eu seulement des visions, des messages et des avertissements d’en haut (cf. Actes 16.9 ; Actes 18.9 ; Actes 22.17 ; Actes 23.11 ; Actes 27.23 ; Galates 2.2), mais aussi des impulsions motrices. Il a parlé en langues, et, vraisemblablement, de diverses manières : « plus que vous tous », déclare-t-il aux Corinthiens (1 Corinthiens 14.18). On a pensé que Galates 4.6 ; Romains 8.15-26 pouvaient impliquer une répercussion motrice et phonique de l’inspiration. Ce n’est qu’une conjecture fondée sur le fait que les réminiscences lointaines et les archaïsmes sont très fréquents dans le langage automatique. Mais la mention du seul terme araméen : abba (père) n’est pas suffisante pour que l’on puisse préciser cette simple supposition.
Les passages du Nouveau Testament où il est question du « parler en langues » font allusion à des phénomènes qui, dans leur variété, présentent cependant une certaine unité. Qu’il s’agisse de la glossolalie corinthienne ou de la xénoglossie ou pseudo-xénoglossie hiéro-solymite, nous avons affaire similairement à des états de conscience réduite, voire totalement obnubilée, où le mécanisme phonique, échappant au contrôle personnel, est actionné par une force d’apparence étrangère ; cette puissance mystérieuse est attribuée à l’Esprit ou identifiée avec lui.
« Glossolalie » (ou « pneumolalie », qui accentuerait la notion du charisme) pourrait être usité comme terme générique pour désigner les variétés du « parler en langues », d’après les indications ou simples allusions du Nouveau Testament. La glossolalie est un automatisme moteur de nature exclusivement phonique ; mais elle va de pair avec d’autres automatismes sensoriels ou moteurs qui forment son cortège habituel.
Le sens de l’expression biblique : « parler en langues, ou en langue ». L’expression se rencontre 11 fois chez Paul : 6 ou 7 fois (suivant les manuscrits) avec le substantif au pluriel (glôssaïs laleïn), dans 1 Corinthiens 12.30 ; 1 Corinthiens 14.5 ; 1 Corinthiens 14.6 ; 1 Corinthiens 14.23 ; 1 Corinthiens 14.39) et peut-être verset 18 ; 4 ou 5 fois avec le substantif au singulier (glôssê laleïn), dans 1 Corinthiens 14.2-4 ; 1 Corinthiens 14.13 ; 1 Corinthiens 14.27, et sans doute verset 18 (dans les manuscrits Sin., A, D, G, latin).
Il faut signaler, dans la même épître, les expressions voisines :
On rencontre encore l’expression parler en langues (laleïn glôssaïs) dans Actes 10.46 ; Actes 19.6 ; avec l’adjonction des déterminatifs : autres, les nôtres (hétéraïs, hêmétéraïs) dans Actes 2.4-11 ; avec l’épithète : nouvelles (kaïnaïs) dans Marc 16.17. Laleïn, signifiant : parler, désigne le langage en général, articulé ou inarticulé : des paroles, des cris, des sons.
Comme l’hébreu lâchôn, le latin lingua et le français langue, le terme grec glôssa désigne à la fois l’organe phonateur et le produit de la phonation ; il a, de plus, un sens technique, d’où trois catégories d’explications de l’expression « parler en langues ».
Les parallèles historiques-religieux invoqués par Bousset paraissent décisifs ; on peut en indiquer beaucoup d’autres, ainsi qu’on le verra dans le chapitre suivant. Nulle interprétation ne peut se faire, isolément, dans un abstrait philologique ; les textes replacés dans leur contexte littéraire doivent l’être également dans le plus grand contexte, celui de l’histoire.
« Glossolaler » ne peut tirer son origine de la scène, quelle qu’elle ait été, de la Pentecôte. L’histoire montre, que nous avons affaire, dans la glossolalie, à un phénomène général et fréquent, du moins quant à ses caractères externes.
Des deux premières catégories d’explications, on peut retenir quelque chose ; mais la troisième seule, sous une forme achevée, paraît adéquate. Le « parler en langues » peut être, sans doute, l’activité automatique d’un organe phonateur dont l’individu n’est plus maître ; ou un ensemble de termes étranges et inconnus ; mais c’est essentiellement, et avant tout, un langage spirituel, formé de phonations diverses, des plus élémentaires jusqu’aux plus complexes ; un langage inspiré, un langage des esprits, de l’Esprit.
Les automatismes sont très fréquents dans l’histoire religieuse, et les « verbo-moteurs » figurent en bonne place.
Les oracles antiques étaient généralement rendus par des prêtres ou des prêtresses, que certaines pratiques suggestives avaient mis en état de « trance ». Ils étaient donc habituellement obscurs, mystérieux, et devaient parfois ressortir à la glossolalie sous ses divers aspects.
Les termes grecs servant à désigner : le devin (mantis), la divination (manteïa), le sanctuaire des oracles (manteïon), et tous les termes dérivés sont de même racine que le verbe dont Paul s’est servi dans 1 Corinthiens 14.23 (maïnesihaï) et qui veut dire : être fou, hors de soi, en délire, égaré. « Proférer d’une bouche délirante » (maïnomenô stomati phihegges-thaï) était une expression consacrée pour marquer, dans la parole divinatoire, le moment d’inconscience et d’automatisme (cf. Jamblique, De Myst. Aeg., III, 8). Il y a là une véritable inspiration verbale communément admise. Plutarque estime que le dieu (Apollon) se sert de la pythie de Delphes pour se faire entendre, comme le soleil de la lune pour s’y réfléchir (Plut., De Pythioe oraculis). Platon (Timée) considère la divination comme un don, un charisme divin. L’homme dans son bon sens (ennous) ne peut atteindre à la mantique ; il faut que ses énergies conscientes (dunamis tes phronê-séôs) soient enchaînées par le rêve, la maladie ou quelque possession divine (enthousiastnos). La perte des facultés de contrôle et de direction de la pensée, du cœur, de l’âme, c’est-à-dire un état voisin de la folie (aphrosunê), telle est donc la condition préalable de l’inspiration. Divers moyens d’excitation peuvent être utilisés pour atteindre ce but, où l’homme est plein de Dieu (enthéos), en rupture d’équilibre, hors de lui, c’est-à-dire en extase (eksta-sis). Ces expressions sont appliquées par Aristote, non seulement aux devins, mais aussi aux poètes (Arist., Poet.). L’extase (voir ce mot) est comme une folie passagère (alienatio mentis), mais une folie sacrée, une « hiéromanie », qui permet à l’âme détachée du corps de s’unir à la divinité. De même le poète, suivant Platon, « est un objet sacré, mais vain et fragile, jusqu’à ce qu’il soit en dieu et hors de soi (enthéos kaï ekphrôn), jusqu’à ce que sa raison ne réside plus en lui » (ton). D’après Philon, le prophète inspiré « ne produit absolument rien qui lui appartienne en propre ; mais il est le truchement d’un autre qui lui « injecte » tout ce qu’il apporte au moment où, possédé par Dieu, dans l’inconscience, il a été privé de son jugement et a livré la citadelle de l’âme ; alors l’Esprit divin a fait irruption et s’y est établi, jouant de toute l’instrumentation vocale » (Phil., De spec. leg., IV, 8.49). Le dieu procède par allusions et par insinuations (Heraclite) ; ses oracles sont obscurs et parfois décevants (Dion Chrysost., Oratio, 10) ; leur interprétation demande quelquefois à être interprétée (Cicéron, De div., 2.56). Platon attribue ce rôle aux prophètes (Timée), et, d’après Stobseus (Serm., 79), l’homme qui interprète les oracles du dieu est lui-même suscité par le dieu. L’interprétation est donc un charisme comme dans 1 Corinthiens ; mais Platon ne le distingue pas de la prophétie.
Les cultes à mystères (voir ce mot) ont ressuscité ou ranimé la mantique exaltée là où elle s’était atténuée ou avait disparu ; les orgies dionysiaques ont joué un rôle particulièrement important dans cette manière de réveil (voir Dionysos). Aussi dit-on de Dionysos : « ce démon-là est un devin ; il fait prédire ce qui doit arriver à ceux dont il s’empare et qu’il met en délire » (Euripide, Bacch.). Un exemple typique et singulièrement instructif des origines et des répercussions mystiques de certains automatismes d’inspiration nous est donné par l’évolution du culte d’Apollon. Le dieu de l’harmonie devait être, au début, quelque divinité naturiste, comme l’indiquent certains qualificatifs qu’il a conservés (dieu du loup, de la forêt, du lait, des pâturages) ; il était, sans doute, l’objet d’un culte analogue à celui de Cybèle ou de Dionysos. Par sa conjonction avec Hélios, il est devenu le dieu solaire, qui, parfois, se distingue mal de Zeus lui-même ; il est le dieu de la lumière, de la sagesse, de l’harmonie, des arts, de la musique ; un symbole ou un groupe de symboles sans réalité religieuse. Mais, à plusieurs reprises, il se trouve en contact avec des divinités inférieures qu’il absorbe et qui lui infusent un peu de leur vitalité : ainsi à Amyclée, en Laconie, où il rencontre le dieu Hyacinthe, du cycle mystérique de Déméter-Cybèle ; de même à Delphes, où il s’assimile le culte chthonien de Gaïa et de son partenaire, le serpent Python. Plus tard, affaibli et moribond, il retrouve la vie à l’approche et au voisinage de Dionysos qui devient son associé. La Pythie n’était plus qu’une sage conseillère, prudente et réservée, comme il sied à une prêtresse du dieu de la mesure. Mais voici Dionysos qui l’enivre comme une bacchante : elle retrouve l’extase et les inspirations directes. Après avoir bu au torrent sacré et mâché la feuille de laurier, la pythie monte sur le tripode, au-dessus de l’antre souterrain d’où s’échappent les vapeurs de Gaïa (la terre). Bientôt le délire sacré la saisit ; elle prononce des paroles incohérentes ; elle vaticine. Alors les prêtres du sang le plus noble de Delphes, les saints (osioï), s’exercent à interpréter sa glossolalie, survenue sous la double action des gaz méphitiques et d’un Apollon nouveau ou renouvelé. La divination est ainsi revenue à ses origines mystiques.
Plutarque nous apprend que les formes poétiques et les termes archaïques devaient être fréquents dans les oracles de la pythie, et il en cite quelques exemples (ouvrage cité). Ce langage extatique devait donc donner parfois l’impression d’une xénoglossie. Les cas de ce genre ne sont pas rares dans l’histoire de la glossolalie. Hérodote cite le fait, qu’il qualifie de fort extraordinaire, d’un inspiré d’Apollon qui, parlant généralement en grec, se met à vaticiner en carien (8.135). Dans sa biographie d’Alexandre Abonoticus, Lucien rapporte plusieurs traits de ce genre, et il conclut à l’imposture. Aurait-il raison, que ces détails présenteraient un intérêt comme imitant des automatismes réels ; mais l’on sait combien il est difficile de discerner, chez les désintégrés psychiques, la simulation de la vérité : c’est parfois un mélange où des psychologues spécialisés ne s’y reconnaissent pas toujours. Philostrate, moins sceptique, ajoute foi aux miracles de son héros, Apollonius de Tyane, auquel il fait dire : « Je sais toutes les langues des hommes sans en avoir appris aucune… j’ai même connaissance de ce qu’ils taisent ! » (Vita Apoll., 1.19). La supercherie se rencontre, ainsi que le pensait Lucien, mais elle laisse intacte l’expression spontanée d’une mantique ou d’une glossolalie qui se retrouvent à travers les âges, dans toutes les civilisations et chez tous les peuples (cf. Rohde, Psyché, 2).
Les primitifs sont généralement les plus aptes à entrer dans cet état automatique où l’esprit « intrancé » donne libre cours au subconscient (cf. R. Allier, La conversion chez les non-civilisés ; Le non-civilisé et nous). Le chamanisme mongol présente un cas particulièrement intéressant par ses ressemblances avec les formes les plus élémentaires du nebiisme (prophétisme) hébreu (cf. Radloff, Das Schatnanentum)
Les charismes de l’Église primitive trouvent, d’après Reuss, de frappantes analogies dans l’histoire d’Israël (Les Prophètes, I, p. 24). L’opinion fut assez répandue dans la théologie traditionnelle que les glossolales de l’Église primitive étaient les héritiers des prophètes hébreux. Elle se fondait sur la parole de Joël, citée par Pierre : (Actes 2.17) « Vos fils et vos filles prophétiseront ». En fait, l’histoire du prophétisme hébreu, surtout à ses débuts, offre de nombreux cas d’automatismes sensoriels ou moteurs procédant du même état de désintégration psychique. Il y a une mantique juive dont la désignation, comme chez les Grecs, est identique à celle du délire, de la démence ou de la folie. Le terme consacré : hithnabbé désigne également l’action du voyant qui prophétise, du devin qui vaticine, du poète qui chante, de l’inspiré qu’agite la possession divine, du fou qui fait entendre des propos incohérents ou qui se livre à des gestes désordonnés.
Le terme mechougga, qui veut dire insensé, est parfois appliqué aux prophètes (cf. 1 Samuel 21.15 ; 2 Rois 9.11 ; Jérémie 29.26). Quand Moïse eut choisi les 70 anciens, l’Esprit de Dieu les saisit, et ils prophétisèrent sans pouvoir s’arrêter (Nombres 11.25 ; Nombres 11.30). Saül rencontre une troupe de prophètes et, contagionné, il se met à vaticiner ; il est changé en un autre homme (1 Samuel 10.6-10 ; 1 Samuel 18.10 ; 1 Samuel 19.19-24 ; 1 Rois 18.28 et suivants). L’histoire de Balaam bénissant Israël alors qu’il voulait le maudire (Nombres 23-24) est un exemple d’automatisme prophétique (cf. Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, IV, 6.5 ; Tertulien, Adversus Marcionem, 4.28).
Les chuchotements (metsaftsefim) ou sifflements, les marmottages des nécromants et des devins (voir Divination) du temps d’Ésaïe (Ésaïe 8.19) sont peut-être voisins de la glossolalie rudimentaire, celle du chamanisme par exemple. Les nécromants imitaient, sans doute, la vox exigua (Virg., En., 2.492) des habitants du Cheol ; mais il faut remarquer que cette imitation répondrait parfaitement aux modifications du timbre de la voix qui accompagnent souvent le remplacement du moi officiel par une personnalité seconde. Le prophétisme supérieur n’a pas échappé aux désintégrations psychiques et aux automatismes les plus variés. La formule consacrée : ainsi parle l’Éternel, qui affirme si fortement l’origine du message et la réalité de Dieu, recouvre un fond riche et mouvant de faits psychologiques. L’impression de contrainte est l’un des éléments essentiels de l’inspiration prophétique (Amos 3.8 ; Jérémie 20.9 ; Ézéchiel 2.2 ; Ézéchiel 3.14 ; Ézéchiel 8.1). Le faux prophète, c’est celui qui « prend sa langue » pour débiter des oracles de sa façon (Jérémie 23.31), tandis que le vrai prophète est saisi par Yahvé qui s’empare de sa langue, et lui met ses paroles dans la bouche (Jérémie 8.9). Il y a donc, même chez les Hébreux, une grande variété d’automatismes phoniques, depuis les plus élémentaires jusqu’aux plus élevés (le niveau spirituel étant, d’ailleurs, indépendant de la complexité). Voir Prophète, 2.
Justin Martyr affirme à plusieurs reprises que l’Église de son temps est encore dotée de charismes (Tryph., 82, 88, 39). Irénée mentionne la glossolalie comme un don prophétique répandu dans l’Église. Tertullien reproche aux Marcionites d’être dénués de charismes, et, notamment, de ne pouvoir produire de psaume, de vision, de prière « en extase, c’est-à-dire hors de sens » (1n ecstasi, id est amentia). Lui, au contraire, peut en invoquer un grand nombre (Adversus Marcionem, 5.8). Ailleurs Tertullien parle d’une sœur qui tombait en extase et qui unissait aux visions des entretiens mystiques avec les anges ou avec le Seigneur ; (cf. 1 Corinthiens 14.2 ; 1 Corinthiens 13.1) elle entendait ainsi des mystères (cf. 2 Corinthiens 12.4). Le montanisme, auquel Tertullien finit par se rattacher, abonda en charismes divers, et notamment en manifestations glossolaliques. Montanus, d’après Épiphane (Hoer., 48.4), décrit ainsi l’inspiration, à la manière antique : « Voici, dit le Seigneur, l’homme est comme une lyre, et moi, comme l’archet, je m’élance vers elle. L’homme dort, mais je veille. C’est moi qui ôte de leur poitrine le cœur des hommes, et qui leur donne un cœur nouveau ». Un anonyme antimontaniste, cité par Eusèbe (Histoire ecclésiastique, V, 16.7), donne à entendre que le montanisme commença par des manifestations glossolaliques et divinatoires d’origine démoniaque. Montan et ses deux acolytes, les prophétesses Prisca et Maximilla, auraient ainsi reçu comme un charisme diabolique. Weinel signale des formules d’invocation utilisées chez les gnostiques et dont certaines ressemblent étrangement aux incantations des papyrus magiques. On peut se demander, effectivement, si les assemblages incohérents de syllabes qui ressemblent au babil d’un petit enfant n’auraient pas été primitivement « glossolales ».
À partir de la crise montaniste, l’Église prend nettement position contre le charisme des langues. « Le prophète ne doit pas parler en extase », tel est le titre significatif d’un écrit qui exprime la doctrine officielle (Miltiade, d’après Eusèbe, Histoire ecclésiastique, V, 17.1). Pour échapper au reproche d’infidélité à la tradition primitive, l’orthodoxie interprète dans le sens rationnel et rassis les passages dangereux du Nouveau Testament. La conception de l’auteur des Actes sur le miracle xénoglossique de la Pentecôte est encore accentuée ; elle déborde sur les textes pourtant si expressifs et clairs de 1 Corinthiens. À propos de 1 Corinthiens 14.22, Calvin déclare : « Le don des langues servait à la nécessité, afin que les Apostres ne fussent point empeschez par la diversité de langues qui est par les pays, de semer l’Évangile par tout le monde ». Il soutient cette opinion curieuse, reprise, plus curieusement encore, de nos jours, par Kohler (Rev. Montaub., novembre 1911) : le danger à Corinthe, c’était l’ostentation de ceux qui, par vanité, parlaient des « langues estranges », inconnues de leurs auditeurs.
Parmi les signes de possession démoniaque, le Rituel romain mentionne le fait de parler ou de comprendre une langue qu’on ne connaît pas (Ignofa lingua loqui pluribus verbis vel loquentem intelli-gere). Ce fut souvent un chef d’accusation dans les odieux procès en sorcellerie. Il y aurait ici un chapitre à écrire sur la doctrine et la chronique des contrefaçons diaboliques des charismes divins. On pourrait mentionner également les irruptions blasphématoires qui, souvent, par le jeu des lois psychologiques, furent la traduction négative de la doctrine ecclésiastique ; leur mécanisme est analogue à celui des irruptions charismatiques. Il est probable que Paul y fait allusion dans 1 Corinthiens 12.3, lorsqu’il dénonce la formule d’exécration anathèma lésons (Jésus anathème). Comp, 1 Corinthiens 3.16 et Romains 8.15 (cf. Weinel, Die Wirkungen des Geistes und der Geister, p. 72). La psychiatrie et la psychanalyse se sont efforcées de mettre au clair l’étrange processus de ces inversions, dont le type général est extrêmement fréquent sous des formes bien différentes (cf. Ribot, Les maladies de la volonté, pages 73ss ; S. Freud, Introduction à la psychanalyse ; et divers ouvrages du même auteur).
Malgré les condamnations et les désaveux officiels, jamais la glossolalie n’a cessé de se manifester en marge de l’Église et même dans l’Église. Sainte Hildegarde et sainte Thérèse, saint Vincent Ferrier et saint Louis Bertrand, suivant l’histoire ou la légende, auraient « xénoglossé », ce qui rentre dans le même cadre et s’oppose formellement au rituel et à la discipline de Rome. On montre encore à Wiesbaden des spécimens manuscrits de la langue inconnue parlée par Hildegarde, et l’on y reconnaît sans peine la notation d’une glossolalie qui, pour avoir été subconsciente, n’en a pas moins obéi à certaines lois : celles de la mémoire, de l’association et de la formation du langage. Cependant c’est dans l’hérésie que se trouvera naturellement le terrain le plus favorable aux floraisons du parler en « langues ». Un renseignement succinct de Guilbert de Nogent permet de croire que les sectes cathares ont pratiqué la glossolalie.
Le prophétisme cévenol en offre de nombreux cas, parmi des manifestations extatiques fort variées. Les prophéties étaient généralement intelligibles et du type le plus élevé, ce qui les distingue très nettement des formes élémentaires de la glossolalie ; ce qui pourtant les en rapproche et les fait rentrer dans le même grand cadre, c’est qu’elles sont en deçà ou au delà des frontières du conscient habituel, et qu’elles s’en éloignent, suivant une dégradation ou une gradation insensibles, en direction de l’inconscient total. Isabeau Vincent et les petits prophètes du Dauphiné étaient dans un état nettement somnambulique lorsqu’ils recevaient leurs inspirations. « On la tire, on la pousse, on l’appelle, on la pique jusqu’au sang, on la pince, on la brûle, rien ne la réveille ; ainsi, elle est dans une entière privation de l’usage de tous les sens… » (Jurieu, au sujet d’Isabeau Vincent, dans ses Lettres Pastorales, tome 3, livre 3, p. 59). Quant aux discours prononcés en état de semi-conscience par les inspirés des Cévennes, ils n’en gardent pas moins un caractère automatique bien accusé. « Tous ceux que l’inspiration fait parler ont ceci de commun, c’est que les paroles sont formées dans leur bouche sans qu’ils y contribuent par aucun dessein » (Théâtre sacré des Cévennes, p. 126). Voici, entre beaucoup, deux témoignages typiques par leur précision et par la personnalité des témoins : « Je déclare solennellement », dit Jean Cavalier, « et sur le serment que je fais devant Dieu, que les paroles qui sont prononcées par mes organes se forment sans dessein de ma part, et qu’elles découlent inopinément de ma bouche, sans que mon esprit participe à cette opération merveilleuse par aucune méditation précédente, ni par aucune volonté présente de parler sur le champ. » — « Je sens », affirme Élie Marion, « que cet Esprit forme dans ma bouche les paroles qu’il me veut faire prononcer… Il y a des fois que le premier mot qui me reste à prononcer est déjà formé dans mon idée ; mais assez souvent, j’ignore comment finira le mot que l’Esprit m’a déjà fait commencer. Pendant que je parle, mon esprit fait attention à ce que ma bouche prononce, comme si c’était un discours récité par un autre » (Avertissements prophétiques, p. 6s).
Les prophètes cévenols, comme les inspirés de Corinthe, ont connu divers genres de « langues », dont certaines, qu’il fallait interpréter, ont pu faire penser à une xénoglossie (cf. déposition de Jacques Dubois, dans le Théâtre sacré…, p. 33 ; Antoine Court, dans ses Mémoires, au sujet de la prophétesse Thibaude). Élie Marion a pratiqué une sorte de glossolalie modulée, dont le type achevé sera donné dans le hwyl gallois (E. Marion, Avertissements…). Mais si les réveillés du Pays de Galles s’expriment souvent en gallois archaïque et presque oublié, les inspirés cévenols parlent généralement en bon français, qu’ils connaissent mal. Il y a donc, dans les deux cas (et d’ailleurs, malgré l’apparence, pour la même raison que, de part et d’autre, il s’agit du langage religieux), semi-xénoglossie, comme il y a tous les degrés d’automatismes et de subconscience (cf. Théâtre sacré…, p. 42).
Sur les états extatiques, et, notamment, la glossolalie des prophètes cévenols, consulter encore : J.-D. Benoît, Les Prophètes huguenots, thèse Montauban 1910 ; divers ouvrages et article de Ch. Bost, depuis ses Prédicants… des Cévennes, 1912, jusqu’à son édition des Mémoires inédits d’Abraham Mazel et d’Élie Marion…, 1931.
Non seulement la glossolalie n’a pas disparu, mais il n’est pas certain qu’elle ait décru avec la civilisation moderne. C’est même au XIXe et au XXe siècle que l’on en trouve le plus grand nombre de manifestations observées, dans divers mouvements protestants.
Il faut mentionner l’irvingisme et ses émissions phoniques (utterances). Edouard Irving (1792-1834), pasteur de l’Église d’Ecosse et prédicateur éminent, ayant subi l’influence de certains qui recherchaient et cultivaient tous les charismes de l’Église primitive, tomba dans l’illuminisme. Destitué, il fonda un groupe qu’il nomma l’Église apostolique. Il s’efforça d’y combiner des formes solennelles et la culture des charismes, de la glossolalie en particulier. Il voyait dans l’irruption glossolalique un signe de la présence de l’Esprit, quel que fût le genre de « langue ». L’historien Carlyle, qui avait été son ami, donne de l’un des étranges « meetings » une description scandalisée (Thomas Carlyle, J.-A. Froude, pages 213-214). Les Irvingiens ne songeaient nullement à s’excuser de leurs manifestations, dont l’étrangeté leur apparaissait comme la marque même de l’Esprit. Irving est allé jusqu’à écrire que sans le caractère inintelligible des utterances, « rien ne prouverait que c’est bien l’Esprit saint qui parle et non pas un homme ». Son collaborateur le mieux doué, Baxter, décrit l’irruption glossolalique, dont il a fait l’expérience personnelle, en termes analogues à ceux du prophétisme huguenot ou de la mantique grecque : « Les organes de la prononciation étaient mis en mouvement… », c’était un mélange de sons incompréhensibles, mais qui paraissaient ordonnés, avec de temps à autre des mots latins ou français ; on crut parfois entendre de l’espagnol ou de l’italien, mais sans jamais en rien retenir. Il s’agissait donc d’une glossolalie à forme xénoglossique (cf. R. Baxter, Narrative of Facts…, p. 133).
Parmi les mouvements protestants ou autres qui ont connu et pratiqué la glossolalie, on peut mentionner les Adventistes millerites, vers 1840, aux États-Unis, et, dans le même pays, vers 1873, les Adventistes à charisme (Gift Adventists) ; les Mormons, dont le fondateur, Joseph Smith (1805-1844), identifiait les émissions phoniques mystérieuses, dont ses adeptes et lui-même avaient été gratifiés, avec le « parler en langues » du Nouveau Testament, et, plus haut encore, avec la langue primitive, celle d’Adam et Eve au jardin d’Éden. Les notations qui en ont été faites présentent un mélange d’expressions incompréhensibles, avec des formes empruntées à diverses langues : dialectes indiens, allemands, anglais, etc.
On peut signaler encore comme manifestant une forme de charisme glossolalique : les Shakers, signifiant : trembleurs, d’Amérique, ainsi dénommés parce qu’ils considéraient les automatismes gestuels comme le principal signe de la présence de l’Esprit ; divers mouvements russes issues de l’Église orthodoxe, mais totalement émancipées. Le Pentecôtisme, étroitement apparenté aux mouvements de Réveil, doit être mentionné avec eux.
Finney, le grand revivaliste américain, dont la valeur morale et religieuse ne se conteste pas, fut gratifié de la glossolalie ; mais il n’en abusa pas plus que saint Paul.
D’autres réveilleurs ou réveillés furent moins sages ; leur conduite était conséquente à leur conception de l’Esprit, de ses signes et de ses moyens. En 1841-42, à la suite d’un Réveil, déferle en Suède une véritable marée d’automatismes religieux, où les émissions phoniques tiennent une place essentielle. Le caractère morbide en est si net que l’on appelle ces états extatiques : la maladie du prédicateur (Predigerkrankheit). Les sujets atteints tombent habituellement sur le dos ; puis, en état de « trance », à demi ou totalement insensibles, ils poussent le « rop », le cri, c’est-à-dire une explosion de sons variés, de paroles et de chants qui dure parfois jusqu’à trois heures de suite. Enfin, c’est le réveil, sans aucun souvenir du rêve.
Au début du siècle, une ère de vastes et puissants mouvements religieux s’est ouverte avec une riche floraison de charismes, parmi lesquels, en bonne place, la glossolalie. En 1902, c’est le Réveil de Torrey et Alexander en Australie. En 1904, celui du Pays de Galles, caractérisé, ainsi qu’on l’a vu, par des automatismes phoniques, et notamment par le hwyl, sorte de cantilène plus ou moins cohérente, et qui surgit dans un état de moindre conscience. En 1905, l’action des Réveils australiens et gallois se fait sentir avec une extraordinaire puissance dans la mission galloise en Hindoustan. Une nouvelle Pentecôte, avec fracas d’ouragan, visions de flammes, de formes lumineuses, et manifestations glossolaliques aussi vives que variées, se répand comme une vague sur les assemblées. Le Saint-Esprit pénètre comme un feu visible dans les corps et les embrase sans les consumer : c’est le « baptême de feu », caractéristique de ce Réveil.
Le baptême de l’Esprit, dont un des signes est la glossolalie, accompagnée d’autres charismes et notamment de celui de guérison, caractérise ce mouvement revivaliste qui a pris le nom de Pentecôtisme. Il semble avoir débuté à Topeka (Kansas) en 1900, et, dès son origine, la glossolalie y prit une place essentielle. C’est au point que lorsqu’après ses premiers grands succès à Los Angeles, à Chicago, et du Texas au Canada, il fut importé en Allemagne en 1907, on l’appela « le mouvement des langues et de la Pentecôte » (Zungen und Pfingstbewegung). Suivant cette doctrine, le parler en langues est le signe constant du complet baptême, de l’Esprit, qui doit parfaire la simple réception de l’Esprit. Sans l’entière effusion spirituelle et son charisme, il manque à la vie chrétienne son faîte et sa couronne. L’Esprit peut être là ; mais il ne s’est pas encore répandu avec abondance et puissance. La description des réunions pentecôtistes en Amérique ou en Allemagne ressemble parfois singulièrement à celle que Carlyle faisait des meetings irvingiens ; il paraît même que le Pentecôtisme ait poussé, quelquefois, l’exaltation et l’illuminisme plus loin que l’irvingisme. Dans un mouvement de cette nature et de cette extension, il arrive immanquablement que se manifestent des courants assez variés suivant la personnalité des « leaders ». Cependant la doctrine des initiateurs continue à donner le ton, et si rien ne la contrecarre, elle déroule ses conséquences normales. Or, les manifestations extatiques, même les plus choquantes, décrites par de nombreux et impartiaux observateurs, sont dans la ligne des principes, à telles enseignes que nul Pentecôtiste orthodoxe ne songerait à s’en excuser, puisqu’il y voit la marque de l’Esprit.
Excitation, délire, cris, sifflements, rugissements, chutes, automatismes somatiques, où l’individu, homme ou femme, perd totalement conscience de sa dignité, n’ont point laissé indifférent un psychologue religieux aussi averti qu’Eddison Mosiman ; son psychisme robuste en a été remué. Dans la richesse de ses manifestations variées, le Pentecôtisme présente, en abondance, tous les faits signalés au cours de cet historique. Des exemples typiques ont été relevés par les observateurs ; ils constituent, pour le psychologue, des documents d’un grand intérêt. On signale également la glossolalie psalmodiée ou chantée sous des formes diverses, dont certaines sont analogues au hwyl gallois, tandis que d’autres en sont bien différentes. On a même observé ce que l’on pourrait appeler la « glossographie » ou la « xénographie ». Une fillette de dix ans, Irène Piper, de Chicago, parlait en langues ; on lui donna de quoi écrire, et elle se mit à tracer, automatiquement, dans le sens vertical, deux pages d’hiéroglyphes que l’on prit pour du chinois, et qu’elle aurait été bien incapable d’imaginer ou d’écrire à l’état de veille.
Le processus de propagation de la glossolalie présente un très grand intérêt. Ici encore, le Pentecôtisme a donné lieu à de précieuses observations qui confirment les renseignements de l’histoire. On rencontre tous les cas : ceux d’acquisition ardemment désirée, invoquée, recherchée, mais sans technique particulière ; ceux d’invasion brutale après lutte et refus du moi officiel. Les expériences, relatées par eux-mêmes, des pasteurs A.-E. Street du mouvement américain, ou Paul du mouvement allemand, sont caractéristiques entre bien d’autres. Elles reproduisent, parfois, jusqu’aux termes des témoignages des prophètes camisards et de la mantique de tous les temps et de tous les pays. C’est toujours la première impression, avant que le sujet ait perdu conscience, d’être saisi, agi par une puissance irrésistible : « Une force extraordinaire me tint courbé à terre… ma mâchoire inférieure se mit à remuer toute seule, ainsi que ma langue ; la puissance me pénétra comme un flot… et je parlai en langues… » (M.W., ancien dans une station missionnaire de Chicago) ; « … la forme du Seigneur vint sur moi, et, pendant tout le jour, ne cessa de travailler mon corps… un travail si intense se produisait déjà dans ma bouche que mes mâchoires, ma langue et mes lèvres faisaient des mouvements sans que j’y fusse pour rien ; quand j’essayai de parler à haute voix, c’était en vain : aucun mot allemand ne correspondait aux positions prises par les organes buccaux ; et les mots des autres langues connues de moi ne s’y adaptaient pas davantage… je compris que ma bouche parlait silencieusement dans une langue étrangère ; il me sembla qu’il se formait dans mes poumons un organe qui émettait des sons adaptés aux positions successives de ma bouche en mouvement. Il fallait que cela se fît avec une grande rapidité… , les sons semblaient sortir en tourbillonnant ; ainsi apparut une langue singulière qui fut prise pour du chinois ; dès lors, les glossolalies se succédèrent » (pasteur Paul, de Steglitz, personnalité marquante du Pentecôtisme allemand).
Il faut signaler aussi le développement de la glossolalie par l’exercice, qui la rend de plus en plus facile et complexe. « Oh ! attendez », disait un évangéliste pentecôtiste au sujet d’une femme qui balbutiait comme un nourrisson, « le Saint-Esprit en tirera bientôt quelque chose de mieux. »
Les émissions glossolaliques sont généralement accompagnées de phénomènes somatiques divers : chute brusque, mouvements de rotation, contractions musculaires, convulsions, tremblements, etc. Ces faits sont considérés comme des signes de la présence et de la puissance de « l’Esprit »… « quand je remarquais que des sourcils ou des paupières s’agitaient d’une certaine façon, je savais que cela venait de Dieu » (témoignage d’une femme pentecôtiste). Des automatismes sensoriels variés entrent également dans le cortège habituel des émissions glossolaliques : visions, auditions, impressions tactiles, etc. et même cénesthésiques. Le don de guérison est signalé partout, et il a même été question de plusieurs cas de résurrection.
Prévisions, prédictions, seconde vue, lecture de pensée, et toutes manifestations semblables, accompagnent également le mouvement des langues ou de la Pentecôte.
Le charisme de discernement des esprits est également pratiqué par les Pentecôtistes et leur sert à déceler les glossolalies démoniaques, pour exorciser les esprits parleurs. L’exorcisme est d’ailleurs couramment utilisé contre la maladie. C’est ainsi que procède l’introducteur du Pentecôtisme en France ; nous l’avons entendu, en 1932. Il est juste de reconnaître que jusqu’ici ses réunions, d’ailleurs généralement encadrées dans l’Église locale qui le reçoit ou qui choisit le parti de l’accueillir au lieu de s’opposer à lui, n’ont pas donné lieu aux manifestations surprenantes plus haut signalées.
Enfin le charisme d’interprétation va de pair avec celui des langues, qu’il soit donné au glossolale ou à d’autres. Il présente, lui aussi, ses processus d’invasion et ses modalités ; la traduction peut être soufflée, parlée, suggérée, ou même inscrite devant les yeux de l’interprète comme sur un tableau.
Il serait facile de multiplier indéfiniment les exemples historiques déjà nombreux, mais sans rien ajouter d’essentiel. De leur ensemble se dégage, une impression perplexe sur les faits extatiques en général, et sur la glossolalie en particulier ; mais on ne peut juger sainement de l’histoire sans en avoir au moins tenté la psychologie.
L’exégèse et l’histoire ont besoin de la psychologie pour s’élever jusqu’à une juste appréciation de la glossolalie en tant que fait naturel. À la philosophie religieuse de tenter l’exploration du surnaturel possible.
Saint Paul, au cours de ses avis sur les dons spirituels, exhorte les Corinthiens à n’être pas comme de petits enfants par l’intelligence, mais seulement par la simplicité du cœur ; autrement dit, à ne pas retomber en enfance (1 Corinthiens 14.20 ; 1 Corinthiens 14.13). Le conseil est assez transparent et se justifie parfaitement, suivant la psychologie la plus avertie. L’infantilisme du langage glossolalique est généralement très net. Quelques remarques sur la genèse du langage peuvent donc aider à la compréhension du mécanisme de la glossolalie.
Les premiers sons, comme les gestes, les attitudes, les jeux de physionomie du petit enfant, sont des réflexes purs, qui expriment, sans intention, les émotions élémentaires. Ce sont pour l’entourage des symptômes, avant d’être des signes remarqués, recherchés et voulus par l’enfant. Dès qu’il y a signe phonique, il y a langage. Ce sont, d’abord, des sons inarticulés ; puis, bientôt, après des exercices joués, « consonantiques » ou vocaliques, les premières syllabes. Ce qui donne occasionnellement à ces sons leur signification, c’est l’émotion particulière dont ils sont chargés, et qui se traduit par l’intonation ; chaque son, chaque syllabe de ce vocabulaire très pauvre deviennent ainsi susceptibles d’exprimer tout un monde d’impressions, d’appétits et de désirs naissants. Ce rôle spécial de l’émotivité ne disparaît point complètement avec l’évolution du langage. On sait que bien des termes ont pour nous, à côté de leur sens général, une acception particulière qui vient de notre état, de notre profession, de notre âge, du milieu affectif où ils baignent. De même, une simple exclamation, un cri ou un juron peuvent traduire un fond riche et mouvant de sensibilité. Ainsi, dans tous les cultes, certaines formules consacrées que la tradition offre à l’émotion, parfois congestionnée, pour lui servir de soupape de sûreté ou d’exutoire verbal. Au cours de son développement, le langage de l’enfant revient souvent à ses origines instinctives dans le jeu verbal qui, comme tout jeu d’enfant, a sa raison profonde et sa finalité secrète. C’est d’abord une gymnastique des organes phonateurs, puis un entraînement psychique et un enrichissement des associations verbo-motrices et verbo-auditives. Ainsi s’expliquent le babil du petit enfant, puis, quelque temps après, ces ludismes verbaux, rabâchages sans fin, ritournelles de mots, dont les enfants se gargarisent, depuis les mélopées allitérantes et assonantes jusqu’aux premières glossopoïèses ; enfin, ces créations verbales parfois si curieuses, qui vont de simples compléments personnels à la langue maternelle, encore peu connue, jusqu’aux essais plus ambitieux de langages secrets ou d’argots scolaires. L’instant délicieux vient toujours, et revient souvent, où l’enfant se laisse prendre à son manège et où le jeu, d’apparence le plus complexe et le plus décidé, rejoint ses origines instinctives.
Les caractères essentiels et les étapes progressives du langage enfantin : réflexe, émotivité, rôle sémantique de l’intonation, articulation progressive, exercice-jeu, trouvent de multiples parallèles dans le langage du non-civilisé et ont laissé des traces dans tout langage adulte. L’ontogenèse est une condensation de la phylogénèse ; l’imitation et l’éducation viennent accélérer une marche héréditaire où la cadence lente des siècles doit s’accorder au rythme des jours.
L’étude des glossopoïèses enfantines ne révèle naturellement rien d’essentiellement nouveau ; mais des assemblages phoniques, des constructions verbales, des ordres syntaxiques formés d’éléments connus et associés suivant des lois connues. Bien qu’il soit impossible de pénétrer suffisamment le psychisme enfantin, son présent, son passé, pour en déterminer toutes les associations particulières, on peut affirmer tranquillement qu’aucune glosso-poïèse n’échappe aux inductions tirées d’un nombre suffisant de faits cruciaux.
Il en est exactement de même dans celles des adultes. Les plus curieuses et les mieux observées sont vraisemblablement les somnambuliques ou hypnotiques, dont le cas le plus remarquable est celui d’Hélène Smith, étudié par Flournoy (Th. Flournoy, Des Indes à la planète Mars, étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie). La médium croit incarner diverses personnalités dont elle endosse l’allure, les gestes et le langage, voire l’émotivité ; mais le psychologue l’a pourtant retrouvée sans peine sous ses plus extraordinaires déguisements. Ses diverses formations linguistiques, dont le martien fut la plus remarquable et la plus célèbre, n’ont apporté rien de nouveau, et leur mystère s’est éclairci à la lumière de quelques lois très simples. Dans les quarante textes qu’il a recueillis et étudiés de près, Flournoy n’a vu qu’un « travestissement enfantin du français ». « Cet idiome fantaisiste est évidemment l’œuvre naïve et quelque peu puérile d’une imagination enfantine, qui s’est mise en tête de créer une langue nouvelle, et qui, tout en donnant à ses élucubrations des apparences baroques et inédites, les a coulées, sans s’en douter, dans les moules accoutumés de la seule langue réelle dont elle eût connaissance » (pages 216, 223, 230). M. Henry (Le langage martien, Paris 1901) a retrouvé l’origine de la majorité des mots forgés par M Smith. Ils procèdent, suivant diverses lois, qui sont celles des altérations et déformations du langage, de termes existants, presque tous français. M. Henry distingue, dans un ordre que l’on pourrait souhaiter meilleur, puisqu’il s’agit d’associations variées : la métonymie, l’association, la suggestion, le contraste, la contamination. Dans une existence antérieure à sa vie martienne, M Smith, princesse hindoue, chanta une chanson qu’elle traduisit en français. L’étude de cette xénoglossie n’avait permis de reconnaître que des racines sanscrites, d’origine explicable, mais nul dialecte hindou.
On constate, dans la glossolalie, un processus et des phénomènes analogues à ceux qui viennent d’être signalés. Les expressions élémentaires sont tout à fait semblables à celles du petit enfant. Ce sont, au début, de simples réflexes, exutoires émotifs les plus rudimentaires, sans relation mentale avec les impressions envahissantes. Le rôle de l’émotion demeurera prédominant sous les formes les plus complexes. Ce rôle est manifeste dans ces refrains si fréquents, et qui ressemblent singulièrement aux ritournelles de l’enfant, dans cette espèce de liturgisme glossolalique.
La glossolalie ressortit non seulement à la psychologie religieuse, mais également à la clinique. Toute question de cause initiale ou finale étant réservée, la pathologie connaît des états d’apparence identique ou voisine, dans les affections nerveuses ou mentales. Dubois, le psychiatre bien connu, écrit : « J’ai souvent vu des garçons qui souffraient de paraplégie, de mutisme, d’aphonie hystérique, et qui, dans des crises délirantes, émettaient des termes sans signification, souvent dans une langue inconnue et couramment ». Boris Sidis va jusqu’à affirmer, outrepassant peut-être son droit médical strict : « Le dit don des langues est un phénomène d’automatisme très connu. Il ne comporte aucun secret ». Les exemples d’hypermnésie dans certaines maladies mentales, ou sous l’action de certains produits, sont fréquents. D’autre part, diverses variétés de désordres phoniques peuvent être provoquées par des états morbides.
Les annales du spiritisme, toute supercherie mise à part, ce qui n’est pas toujours facile, révèlent bien des cas intéressants. Le plus remarquable est celui d’Hélène Smith. On distingue chez elle :
L’hypnotisme présente aussi un grand intérêt par les nombreux parallèles des glossolalies religieuses dont il permet de faire une étude expérimentale. L’hypnotisé retrouve la mémoire de choses qui, depuis longtemps, étaient oubliées ; son hypermnésie peut acquérir une précision et une intensité fabuleuses. Dédoublements de personnalité, lectures de pensées, guérisons sont des faits qui s’observent fréquemment dans la pratique de l’hypnotisme. Ce qui caractérise l’hypnose et en règle les automatismes, c’est une suggestibilité anormale. Mais, comme l’ont montré les spécialistes, la suggestibilité, dans certaines limites qu’il est difficile de tracer, est une propriété de l’être normal ; d’autre part, la dissociation du conscient et du subconscient varie suivant une gamme dont les intervalles sont impossibles à fixer. Cette observation doit être mise en parallèle avec celle qui a déjà été faite sur les automatismes phoniques, dont certains paraissent impliquer une perte totale de la conscience psychologique, tandis que d’autres s’effectuent dans une semi-conscience et sur le seuil subliminal. Les conditions de l’hypnose, telles que Sidis les a décrites, sont également celles des états extatiques : la fixation de la pensée, la perception uniforme, la réduction de la volonté, la limitation du champ de la conscience, la disparition des idées. Les états post-extatiques et les états post-hypnotiques présentent également des analogies, dont la principale semble être une perméabilité accrue de la subconscience et une aptitude croissante aux automatismes, dans le clair-obscur d’états crépusculaires qui envahissent de plus en plus le champ de l’esprit.
Le milieu le plus favorable aux états hypnoïdiques et aux automatismes, c’est une « foule psychologique », c’est-à-dire, suivant Le Bon, une foule à l’unisson, unifiée, homogène. « À certains moments, une demi-douzaine d’hommes peuvent constituer une foule psychologique, tandis que des centaines d’hommes réunis par hasard peuvent ne pas la constituer » (Gustave Le Bon, Psychologie des foules, p. 13). L’élément nombre est peut-être plus important que ne le dit Le Bon ; mais il est certain que l’unification psychique est l’essentiel. La foule peut être inhibitive ou répulsive à quelques natures fortes ; mais la plupart des hommes ont une tendance, parfois irrésistible, à subir son action et à se mettre à l’unisson.
Un véritable infantilisme se manifeste alors chez l’individu le plus raisonnable, qui perd, plus ou moins complètement, le contrôle de lui-même, devient semblable au primitif et laisse agir le subconscient.
Rien d’étonnant, par conséquent, que les automatismes extatiques en général, et les phoniques en particulier, aient comme terrain de choix une foule religieuse. Dans beaucoup de cas observés, le glossolale, si individualiste et réservé fût-il habituellement, a eu besoin, à un moment donné, d’une réunion particulière pour mettre le sceau à sa recherche et pour obtenir l’étincelle.
C’est que nulle foule n’est aussi aisément unifiable qu’une foule religieuse (cf. Murisier, Les Maladies du sentiment religieux, p. 147) ; elle l’est dans la mesure même où le lien le plus fort est une foi commune. Il faut, pour effectuer cette espèce de combinaison mentale qui constitue la foule psychologique, l’étincelle. Une circonstance favorable, un mot, un geste anonymes peuvent en tenir lieu ; mais c’est habituellement le rôle du chef, du « leader », de la faire jaillir.
Le Bon a esquissé magistralement le portrait du meneur de foule. Le meneur a d’abord été le plus souvent un mené ; il s’est laissé prendre, pénétrer, par l’idée que, maintenant, il propage. Les procédés dont il se sert instinctivement ou de propos délibéré tendent à provoquer la libération du subconscient par un débordement affectif. Il ne cherche pas à agir sur l’intelligence, mais sur le sentiment. Quelques idées très simples sont présentées d’une manière absolue, sans raisonnements et sans nuances, en formules massives et qu’on enfonce à coups réitérés. La rapidité des suggestions ne laisse pas au conscient ébranlé le temps de se ressaisir, le frappe et le harcèle jusqu’à ce qu’il ait abdiqué.
Le meneur de foule est rarement une personnalité équilibrée ; on relève souvent chez lui un curieux alliage d’asthénie psychique et d’exaltation du moi, une dualité foncière, une instabilité morale et une capacité d’automatismes beaucoup plus accusée que chez l’homme ordinaire. Sa maîtrise apparente des foules comporte donc une large part d’illusion ; le psychologue le juge et le distingue d’un véritable chef.
Toutes ces observations psychologiques s’appliquent aussi aux mouvements religieux où l’on cultive l’extase et ses automatismes, notamment la glossolalie.
Il demeure que la révélation du subconscient dans les états automatiques, ses profondeurs, sa sûreté, sa richesse, ses incroyables possibilités, ont quelque chose de merveilleux. C’est ici que le ciel et l’enfer peuvent se rencontrer. Un admirable mécanisme reçoit le grain, d’où qu’il vienne, et le moud pour en tirer un aliment ou un poison. Le mécanisme est neutre ; il s’agit de savoir qui le commande et pour quel but. La psychologie l’ignore ; c’est à la réflexion religieuse d’explorer à tâtons ce champ mystérieux.
Si le concours de la psychologie est indispensable, il n’est que transitoire ; c’est une étape nécessaire vers les ultimes solutions qui ressortissent à la métaphysique. Le psychologue ne veut pas toujours le reconnaître : c’est l’erreur du « psychologisme ». Le psychologisme, incompatible avec une foi positive, prétend enfermer l’homme dans son cercle, et lui interdire tout recours à la transcendance. L’expression achevée en a été donnée par Feuerbach.
La philosophie religieuse ne saurait admettre cette prétention, et cela pour des raisons de logique aussi bien que de foi. En effet, le démontage, pièce après pièce, du mécanisme psychique, conscient et subconscient, n’implique nullement que la machine marche seule, et sans conducteur ; il paraît même frivole et vain de le supposer.
Toutes les relations établies entre la suggestion et l’autosuggestion ne sauraient enfermer le sujet en lui-même, le condamnant ainsi à ne rien acquérir, dans une étrange variété de solipsisme. Même envisagé sous cet angle particulier de la suggestion, le problème que la psychologie pose, sans pouvoir le résoudre, nous met en direction de Dieu. Car, du moment qu’il y a un objet, un autre, l’action, la suggestion d’un autre, hétéro-suggestion, le suggestionneur pourrait être Dieu.
Qui, raisonnablement, assure au psychologue que Dieu ne prend jamais les leviers de commande ? Du moment qu’il y a commande, il y a forme quelconque de souveraineté ; et pourquoi pas, la souveraineté de Dieu ? Du moment qu’il y a direction, il y a, de quelque manière, transcendance ; et pourquoi le transcendant ne serait-il pas Dieu ?
Le fait que les automatismes extatiques ont affaire avec le subconscient n’implique donc pas nécessairement que Dieu en soit absent. L’argument du psychologisme ne porte pas ; mais la psychologie aura encore son mot à dire lorsqu’il faudra comparer les états spirituels ou dits tels, pour en déterminer le rôle, les relations et peut-être le rang dans une hiérarchie dont le principe est donné par la foi.
D’après un certain nombre de médecins, tous les automatismes religieux sont des états morbides, et, d’une manière plus générale, tous les inspirés religieux sont des malades qu’il faut soigner. Les observations cliniques auxquelles il a été fait allusion paraissent donner à leur thèse absolue une ombre de raison.
Quelques hommes religieux assez mal inspirés croient pouvoir les atteindre en se plaçant sur leur propre terrain. Étant donné l’interdépendance du physique et du moral, rien d’étonnant, disent-ils, qu’une puissante action de Dieu ait comme résultat inévitable le bouleversement du frêle organisme humain ! Et pourquoi pas comme condition ? renchérit William James. « Si, vraiment, il existe au-dessus des réalités sensibles un domaine supérieur d’où puisse découler l’inspiration religieuse, il n’y aurait rien d’impossible à ce qu’une des principales conditions pour la recevoir fût d’être névropathe » (W. James, L’Expérience religieuse, p. 23).
La grande majorité des penseurs chrétiens considéreront de telles suppositions comme parfaitement irrecevables et comme scandaleuses dans une apologie de la foi. Ils ne sauraient imaginer, sans le sentiment d’un blasphème, que le Dieu d’une conscience éclairée, le Dieu de la Révélation chrétienne, en soit réduit à de telles nécessités pour agir sur ses créatures. Argumenter de telle sorte, c’est véritablement propier religionem religionis perdere causas C’est autrement qu’il convient de répondre à l’hypothèse pathologique.
Tout d’abord, il n’est pas vrai que tous les automatismes aient les mêmes caractères morbides. L’étude psychologique a montré combien même il est difficile d’en distinguer les frontières dans la vie normale.
D’autre part, il est essentiel de distinguer entre les automatismes qui sont provoqués par une maladie et ceux qui sont le contre-coup morbide et nullement obligatoire d’un état qui, en soi, n’a rien d’anormal. Ainsi, dans une étude sur la conversion de Paul (Rev. Montaub., 1910), M. Kreyts a distingué des variétés très différentes d’automatismes sensoriels ou hallucinatoires : les unes d’origine organique, par infection ou intoxication ; les autres d’origine psychique ; parmi ces dernières, on pourrait en distinguer qui seraient la répercussion des états émotifs provoqués par une action surnaturelle. « Ces hallucinations sont donc des traductions de phénomènes de nature et d’ordre très différents, non dans leur mécanisme, mais dans leurs causes et leurs conséquences. »
Enfin, il est essentiel d’affirmer en face de cet envahissement, vraiment pathologique, de la vie religieuse, que la grande majorité des croyants ne saurait admettre un instant la prétention d’aveugles qui, non seulement leur apprennent comment ils voient, mais les plaignent d’y voir. Le croyant authentique sait que rien n’est plus normal en lui que sa foi, source intarissable d’énergie, de confiance, de calme et d’équilibre.
C’est pourquoi, en présence du problème douloureux que créent les extases pathologiques, car il en existe incontestablement, le croyant doit affirmer, au nom de son expérience et de sa foi, que la morbidité de ces états n’est ni le moyen, ni le but, ni l’effet naturel de l’action divine, mais un contre-coup dévié, une rançon de la misère et du péché de l’homme !
Le glossolale chrétien considère son langage extatique comme un charisme, comme un don de l’Esprit. Il va jusqu’à constituer ses automatismes phoniques en signe et en critère de l’Esprit. Il paraît donc indispensable de se mettre au clair sur la notion d’Esprit pour juger sainement de cette prétention.
Le Nouveau Testament, replacé dans son cadre historique, nous révèle comme à l’arrière-plan et dans la pénombre une doctrine alors courante des esprits, et qui ressemble, d’ailleurs, singulièrement à celle des non-civilisés d’aujourd’hui. Les faits extraordinaires, inexpliqués sont attribués aux esprits. Il y a un classement et une hiérarchie des esprits.
Satan règne sur les démons et cherche à réaliser par eux ses desseins hostiles à Dieu. Les démons peuvent se saisir d’un homme, d’un animal, pour les habiter, les posséder et les diriger à leur erré. Il y a des maladies et des manifestations démoniaques où l’homme, ses membres, sa langue, sa voix, ne lui appartiennent plus, mais sont les instruments d’une pensée diabolique.
Le Saint-Esprit peut se saisir d’un homme d’une manière analogue, mais pour les fins de Dieu.
Comment, pratiquement, distinguer leur action, l’action de l’Esprit saint de celle des esprits mauvais ? Grave problème qui est, au fond, celui d’aujourd’hui, sous les modifications de doctrines et de forme. Il ne devrait pourtant plus se poser maintenant, car le Nouveau Testament lui a donné une solution claire et définitive.
Les contemporains de Jésus ne pouvaient pas s’y reconnaître, absorbés qu’ils étaient par le préjugé du merveilleux. Les données du problème, essentiellement moral puisqu’il s’agissait, en somme, de distinguer l’Esprit du mal et l’Esprit saint, étaient ainsi totalement embrouillées, et la question, singulièrement grave, se réduisait à une compétition thaumaturgique, dans le genre de celle de Moïse et des magiciens. Dans cette conjoncture, l’enseignement de Jésus apportait toute la lumière et toutes les précisions nécessaires. L’un des traits essentiels de cet enseignement a justement été de détacher l’attention des disciples du prodige physique pour la diriger vers le surnaturel moral. Par sa prédication, son attitude, sa vie, Jésus fixait définitivement la nature et les voies de l’Esprit, la nature et les voies du Dieu-Esprit, qui veut que ses adorateurs l’adorent en esprit et en vérité.
Au temps de la mission paulinienne, et dans le milieu neuf de l’Église pagano-chrétienne, le problème s’est reposé avec plus d’acuité que jamais à propos de la glossolalie. La glossolalie a été le point de rencontre, le terrain de conflit de l’antique notion et de la conception nouvelle ; chose étrange, il en a souvent été de même, ainsi qu’on l’a vu, dans l’histoire et jusqu’à nos jours.
La glossolalie acquiert, de ce chef, un intérêt permanent ; elle oblige à prendre position, et elle devient ainsi la pierre de touche du véritable esprit de l’Évangile.
Paul met continuellement l’accent sur les valeurs proprement religieuses et morales, sur les qualités morales de l’Esprit, cette puissance de Dieu. Quand la communauté corinthienne s’attache à la glossolalie prodigieuse comme à l’essentielle manifestation spirituelle, Paul n’hésite pas à la mettre en bas de la hiérarchie des charismes, et il dirige l’attention vers ces charismes invisibles qui sont vraiment de même nature et de même qualité que l’énergie invisible de Dieu. C’est dans les fruits de la vie chrétienne que cet Esprit se manifeste avec prédilection, et, par-dessus tout, dans l’amour.
La pensée johannique est, sur ce point, exactement semblable à celle de Paul (cf. M. Goguel, La notion johannique de l’Esprit)
Les manifestations extatiques, et la glossolalie en particulier, sont-elles des dons, des procédés ou des répercussions de l’Esprit ?
La plupart des inspirés répondent : des charismes, des dons. L’argument scripturaire, qu’ils invoquent souvent, n’est valable que dans le cadre historique, psychologique et critique ; en dehors de ce cadre, c’est le triomphe de l’interprétation particulière.
Le glossolale invoque le plus souvent le merveilleux de ses automatismes, et notamment sa passivité. Cette espèce d’argument dénote une ignorance totale des lois psychologiques et une méconnaissance regrettable de l’esprit du Nouveau Testament, tel qu’il a été brièvement rappelé dans le paragraphe précédent. On a vu comment le merveilleux et la passivité se rencontraient dans de très nombreux cas qui ressortissent à des mystiques diverses, contradictoires, ou à la clinique.
L’argument que l’on pourrait appeler affectif est certainement plus relevé, mais n’est pas décisif. Les états d’euphorie, si appréciables soient-ils, dans certaines limites, n’ont rien de spécifiquement religieux. Il y a des procédés purement physiques, ou des produits que l’on ingère, qui provoquent de véritables extases dont on finit par ne plus pouvoir se passer.
L’argument affectif devient singulièrement émouvant lorsqu’il engage la vie intérieure avec ses expériences de joie surnaturelle et de paix céleste. Comment ne pas être touché, comment ne pas être ébranlé par certains témoignages qui expriment et qui appellent ce qu’il y a de plus sacré dans la vie religieuse ?
Il ne saurait être question de mettre en doute la valeur et l’authenticité d’une conversion sincère, ni d’en réduire quoi que ce soit ; mais, au contraire, d’en rehausser l’élément spirituel et d’en accroître ainsi le prix.
Quant à l’action de la glossolalie sur la vie intérieure, elle est très discutable et très discutée, même par des hommes religieux qui ne sont pas suspects de rationalisme excessif. Il ne semble pas que les charismes extatiques en général, et la glossolalie en particulier, aient avec la vie intérieure le rapport nécessaire, organique et profond que croient la grande majorité de ceux qui en ont été gratifiés.
On admettra que les mouvements revivalistes où la glossolalie est mise au premier plan ont provoqué des guérisons, des conversions, des sanctifications.
« Les seuls états d’âme qui puissent prétendre sérieusement à une origine divine authentique sont ceux qui rendent le sujet plus fort et meilleur, animé d’un plus grand zèle pour ses devoirs et d’un dévouement plus sincère et plus actif au service de ses semblables. » (Flournoy, Le génie religieux, conférence de Sainte-Croix.)
Sans vouloir dénier tout zèle apostolique aux mouvements où l’on cultive la glossolalie, on est obligé de constater que ce zèle n’est pas de même qualité que celui de Paul, et qu’il s’enferme un peu partout dans des cellules restreintes au lieu de les ouvrir largement sur le monde.
On a souvent décrit, et quelquefois avec les traits d’une satire excessive, ces milieux fermés où l’orgueil spirituel s’épanouit et prolifère comme dans un bouillon de culture, où le monde est jugé, condamné sans appel, dans l’ignorance totale et systématique des problèmes qui l’agitent, parfois si justement. Ah ! ce n’est pas de là que viendra jamais la rédemption du monde ! Et cependant, il y a Quelqu’un qui a dit : « Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver ! » (Jean 12.47, cf. Jean 3.17). Cette parole est, pour nous, décisive ; car ce Quelqu’un, c’est celui dont son apôtre a affirmé qu’il est le Kurios, le Pneuma : le Seigneur et l’Esprit (2 Corinthiens 3.17).
Les voies et moyens de l’Esprit sont conformes à la nature de l’Esprit.
L’Esprit est ordonné, car Dieu, d’où il procède et dont il est l’image, est un Dieu d’ordre, fidèle à sa Parole et à ses lois.
Chez ceux qui sont nés de l’Esprit, suivant le conseil de l’apôtre, tout se fait avec ordre et avec bienséance (1 Corinthiens 14.40).
Avec l’autorité de son inspiration profonde et de sa vie chrétienne, Paul a dressé son échelle de valeurs ; par-dessus tous les charismes véritables ou fictifs, il établit les trois choses qui demeurent : la foi, l’espérance et l’amour ; et la plus grande, c’est l’amour ! (1 Corinthiens 13.13)
Ainsi, dans le désarroi de problèmes imprévus, et sans données suffisantes, Paul, de sa sûre intuition religieuse, a saisi la solution définitive, celle qui répond aux exigences de la raison comme de la conscience chrétienne. Le charisme authentique et prévalant, c’est un charisme constructeur, ordonnateur, un charisme qui édifie le chrétien et la chrétienté (1 Corinthiens 14.26). Comment en serait-il autrement, puisqu’il est un don de l’Esprit ? l’Esprit n’est-il pas le Seigneur, et le Seigneur l’Esprit (2 Corinthiens 3.17) ? Or, le Seigneur, c’est le Fils de l’Homme, qui n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et pour se donner en échange de beaucoup ; c’est celui qui s’est laissé clouer sur la croix pour la rédemption du monde.
À ceux qui se consument dans l’égoïste et vaine recherche d’une exaltation nécessairement temporaire, il faut montrer l’exigence inéluctable de l’Esprit, dont les charismes véritables ne sauraient contredire la nature et la fin. La nature du charisme, c’est le don pour le don, l’amour dans le service, le service dans l’amour. Sa fin, c’est le salut de l’homme, et le salut du monde ! H. Cl.
Numérisation : Yves Petrakian