La morale est la science ou la doctrine qui s’attache à tracer des règles de conduite valables pour l’ensemble des hommes, en les fondant sur les notions du bien et du mal moral. On a dit que la morale est « la science du devoir et des devoirs », ou encore : « la science des lois qui doivent régir l’activité humaine ». Seulement, la recherche de ces lois est inséparable de la solution de questions qui touchent à l’origine et aux fins de l’homme, des choses et de l’univers, ce qui fait en définitive que la morale est inséparable de la métaphysique et de la religion ; et que si l’on veut l’en séparer, comme on le fait trop généralement aujourd’hui, on peut bien aboutir à des indications intéressantes, à un idéal élevé, à des préceptes de vie pratique recommandables, judicieux, utiles, nécessaires, mais qui, en définitive, dépendent de la volonté que précisément il s’agit de former, de dominer et de conduire.
Dans ce dictionnaire nous n’avons pas à énumérer, analyser et discuter les différents systèmes de morale, mais à constater que la Bible, qui a été pour tant de générations le livre de la Révélation, en même temps et par cela même est devenue la source d’une morale qui a pénétré notre société occidentale et contribué d’une manière irrésistible à élever le niveau de sa civilisation. De sorte qu’à ne la considérer que dans ses aboutissements, son influence et ses exigences essentielles, ses sommets, la Bible reste le livre de la morale la plus exigeante et la plus haute.
Seulement, il faut la regarder dans son action et son inspiration dominantes et de manière que les arbres n’empêchent pas de voir la forêt.
La Bible nous offre un tableau et une histoire de la vie humaine à différentes époques, dans un certain milieu. L’histoire du peuple d’Israël, qu’on a appelé si souvent le peuple de Dieu, est loin d’être édifiante, et nombreux sont les passages de la Bible dans lesquels ses adversaires ont pu puiser des arguments spécieux pour attaquer sa moralité. D’un certain point de vue, quand nous la jugeons en vertu de nos exigences morales qui sont pourtant issues d’elle, elle nous scandalise. Comme un des plus éminents parmi les théologiens actuels, Karl Barth, le remarque après beaucoup d’autres, « de grandes parties de la Bible sont presque inutilisables à l’école, pour l’enseignement de la morale, et il faut bien reconnaître qu’elles sont très pauvres en leçons de sagesse et en bons exemples ». Puis, « toujours en matière morale, que de sujets sur lesquels, hélas ! la Bible reste muette ! Quel maigre enseignement elle nous offre sur les grandes questions difficiles avec lesquelles nous nous débattons : le mariage, la civilisation, la vie politique. Qu’on pense seulement à ce problème d’une tragique actualité pour nous : la guerre. »
Toutes ces remarques sont justes. Et cependant, les plus hautes exigences morales de notre temps, et les conquêtes et les progrès moraux les moins incontestés sont dus à l’influence directe ou indirecte de la Bible. C’est que la morale biblique n’est pas un code, des règlements, des prescriptions et des ordonnances, — et pourtant nous savons à quel point la Bible abonde en tout cela ; — elle est essentiellement un dynamisme, une action spirituelle absolument inséparable de l’inspiration et de la révélation.
La Bible a ceci de saisissant, elle nous fait sentir ce qu’a d’extraordinaire et d’irrationnel ce fait : des exigences morales toujours plus hautes, plus amples et plus pures, aboutissant à l’idéal moral le plus absolu, surgissant et s’intensifiant à des époques et dans des milieux caractérisés avant tout par un sensualisme, un égoïsme et une brutalité révoltants. Dans la Bible, la morale nous apparaît comme une réaction et une protestation constantes contre le mal ambiant. Elle est une action irrésistible, un levain agissant dans quelques consciences tragiques, et elle fait désormais sentir à travers les siècles, en dépit des multiples résistances, ce qu’est le devoir absolu, — ce qui doit être, ce qu’on doit faire et finalement ce qu’il faut être. La morale biblique est indissolublement liée au sentiment de la volonté de Dieu ; elle est le rayonnement d’une communion de Dieu avec quelques hommes, et elle s’impose finalement parce qu’elle se fait sentir comme la volonté et la pensée de Dieu sur le sens de la personne et de la vie de l’homme.
L’Ancien Testament nous présente une action divine en lutte perpétuelle contre la manière de faire, de vivre, de penser et d’être qui caractérise cette portion restreinte d’humanité qu’est le peuple d’Israël. L’homme, au milieu de circonstances multiples et diverses, y est montré avant tout dans son état d’être pécheur. La misère de l’homme et son infidélité à sa vraie destinée, à sa fonction et à son Dieu, sont les traits caractéristiques de l’homme dans l’Ancien Testament qui n’est, entre autres, qu’un perpétuel réquisitoire contre les péchés d’Israël. D’autre part, d’une manière positive, à la déviation morale des hommes, les prophètes opposent comme la voie royale, salutaire — celle que saint Paul plus tard montrera comme une malédiction pour l’homme réduit à sa seule volonté — le « Soyez saints, car je suis saint » de JHVH ; ce qui est déjà, sous une forme moins populaire et moins parfaite, la même indication de morale absolue que formulera Jésus dans le sermon sur la montagne : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »
Cet idéal de sainteté que constamment les hommes s’efforcent d’abaisser jusqu’à eux et de proportionner à leurs capacités, il va s’amplifiant et se précisant, du Décalogue avec ses défenses et son Bien négatif, jusqu’à ce qu’il apparaisse dans le Nouveau Testament et en Jésus-Christ dans son accomplissement absolu et son épanouissement définitif.
Seulement, et c’est là le tragique de la Bible, cette direction normale de l’homme, cette morale accomplie qui, malgré l’homme, s’est manifestée à lui et imposée à lui, il s’est révolté contre elle, et se révolte constamment contre elle et se montre incapable de la réaliser. Elle est l’exigence de Dieu et réclame pour être pratiquée par l’homme la capacité de Dieu. C’est ainsi qu’elle devient inséparable de la vie religieuse et surnaturelle, qu’elle postule le plus complet des sacrifices, qui est le renoncement à soi-même, et le plus extraordinaire élan, qui est la foi en Dieu ; et c’est ainsi que la morale biblique pour être enfin pratiquée et révéler sa valeur salvatrice se confond avec la vie religieuse, avec ce que l’apôtre a appelé « la vie cachée avec Christ en Dieu ». Jésus lui-même l’avait résumée magnifiquement dans deux commandements que les anciens Israélites avaient laissés devenir lettre morte et préceptes à la fois magnifiques et vains : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée », et « tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
Ce qui est indéniable, c’est l’action profonde que la Bible a exercée au point de vue moral sur ceux qui en ont été les lecteurs attentifs, assidus et fervents. Elle a contribué d’une manière irrésistible à former non seulement le moralisme protestant, mais cette moralité scrupuleuse, exigeante et féconde qui a fait la force des peuples protestants. Et c’est ainsi que pour nous expliquer le secret de la vertu morale de la Bible, nous sommes amenés à conclure avec Karl Barth que, ici, l’essentiel, « c’est que nous sommes replacés devant cet « Autre », ce nouveau qui se dévoile dans la Bible ». « Ici, l’essentiel, ce n’est pas l’action de l’homme, mais l’action de Dieu ; ce ne sont pas les différents chemins que nous devons prendre si nous avons de la bonne volonté, mais les forces nécessaires d’abord pour créer une volonté bonne ; ce n’est pas de savoir comment se développe et se confirme ce que nous entendons par le mot « amour », mais de reconnaître qu’il existe un Amour éternel, l’amour comme Dieu l’entend, qui est là et qui jaillit ; ce n’est pas d’apprendre comment nous pouvons être consciencieux, honorables et secourables dans notre vieux monde accoutumé, au milieu de ses traditions et de ses lois, mais de découvrir qu’un monde nouveau est fondé et s’étend, le monde dans lequel Dieu règne, Dieu et sa morale. » « Voyez-vous, c’est cela qu’il y a derrière Abraham et Moïse, derrière le Christ et ses apôtres, le monde du Père dans lequel la question morale est résolue parce qu’elle va de soi. Et c’est cela le sang du Nouveau Testament qui voudrait passer dans nos veines : à savoir la volonté du Père qui veut être faite sur la terre comme au ciel. » « … Il y a dans la vie des milliers d’impasses, d’où l’on ne peut sortir pour prendre le chemin du Royaume des cieux qu’en revenant d’abord en arrière. Mais il est sûr que la Bible, si nous la lisons avec attention, nous mène droit au point où il faut prendre une décision : accepter ou rejeter la souveraineté de Dieu. Tel est précisément le monde nouveau de la Bible. Ce qu’elle nous offre, c’est la vie du grain de sénevé, magnifique, féconde, pleine d’espérance, un commencement nouveau à partir duquel tout doit devenir nouveau ».
Ch. Gd.
Numérisation : Yves Petrakian