Le mot targoum, dérivé d’un verbe sémitique qui signifie en assyrien « parler », est employé par la littérature rabbinique dans le sens de traduction, version. C’est ainsi qu’on parle d’un Targum yâvânî qui est la version grec des LXX, d’un Targum Akilas qui est la version grec d’Aquila, etc. (voir Texte de l’Ancien Testament, II, 3). Plus spécialement, on entend par targum une version de l’Ancien Testament en langue araméenne. Dans ce sens, le mot se rencontre pour la première fois dans la Mischna (Yadaïm, IV, 5) ; mais le participe passif du verbe targem se trouve déjà dans le livre canonique d’Esdras (4.7). De là, le mot metourgemân, abrégé en tourgemân = interprète, qui est à la base des mots français : truchement, anciennement tru-cheman, et dragoman ou drogman.
Ces versions araméennes de l’Ancien Testament seuls, les livres de Daniel et d’Esdras-Néhémie n’ont pas été traduits ; ils contiennent des parties écrites déjà en araméen — doivent leur origine à la disparition de l’hébreu comme langue parlée et à son remplacement par l’araméen. Elles ont été faites pour les besoins du culte synagogal, donc but tout pratique, comme les versions grecques de l’Ancien Testament. Cette coutume est très probablement déjà attestée par le livre de Néhémie (Néhémie 8.8), où le terme mephôrâch est, dans le Talmud (B. Meg., 3a), expliqué par le mot « targoum ». Il était d’ailleurs moins choquant pour un Juif orthodoxe de voir l’Ancien Testament traduit en araméen que dans une autre langue, car Dieu, ainsi que le rappelle le Talmud de Jérusalem (Sota, 7.2), s’était servi de cette langue dans le Pentateuque (Genèse 31.47), dans les Prophètes (Jérémie 10.11) et dans les Hagiographies (Esdras 4.7 ; Esdras 6.18 ; Esdras 7.12-26 ; Daniel 2.4-7.28).
L’usage synagogal pour l’emploi des Targums était le suivant, d’après le Talmud (B. Meg., 24a, 25ab). En ce qui concerne le Pentateuque, le lecteur lisait un verset, et le traducteur le traduisait ou le paraphrasait immédiatement, et ainsi de suite. Le traducteur ne devait avoir aucun texte écrit sous les yeux, mais il pouvait avoir étudié un targum écrit avant de se rendre à la synagogue. Certains passages qu’on lisait ne devaient pas être rendus en langue vulgaire, notamment des passages pouvant choquer le sens moral (par exemple Genèse 35.22 ; 2 Samuel 11.2 ; 2 Samuel 13.1 et suivants), et surtout ceux dont Dieu avait expressément prescrit la lecture en langue sacrée, comme par exemple la bénédiction sacerdotale (Nombres 6.24 ; Nombres 6.26). Pour les textes prophétiques, le lecteur lisait trois versets qu’interprétait ensuite le traducteur, lequel, en ce cas, pouvait être la même personne que le lecteur (cf. Jésus à Nazareth, Luc 4.16-27) ; il pouvait se servir du texte de l’Ancien Testament et même d’une version araméenne. Pour les Hagiographes (voir ce mot), la plus grande liberté était laissée aux lecteurs aussi bien qu’aux traducteurs. Les Psaumes et le livre d’Esther pouvaient même être lus et paraphrasés par dix personnes (B. Meg., 21b).
La rédaction finale des targums qui nous sont parvenus n’est pas antérieure à la période talmudique, car ni Origène ni Jérôme n’ont pu se procurer un targum araméen écrit. Mais ces versions sont fondées sur une tradition orale qui, pour certaines parties, pourrait même remonter jusqu’aux derniers siècles avant l’ère chrétienne.
Le Talmud (B. Schabb., 115a) mentionne un targum écrit du livre de Job datant d’avant la destruction du Temple en 70. Certaines citations que le Nouveau Testament donne de passages de l’Ancien Testament sont plus près de l’interprétation targoumique que du texte hébreu : par exemple Matthieu 2.6 comparé à Michée 5.1, ou Éphésiens 4.8 comparé à Psaumes 68.19. Un passage comme 1 Corinthiens 10.1 ; 1 Corinthiens 10.3 est certainement d’origine targoumique (cf. Nombres 9.15ss ; Exode 16.15). Et la traduction araméenne de Psaumes 22.2 qui se lit dans Matthieu 27.16 et dans Marc 15.34 prouve que, du temps de Jésus, on pouvait citer les Psaumes en araméen. M. Noeldeke a démontré que, si le Targum Yerouchalmi rend le passage Deutéronome 33.11 par ces mots : « Ceux qui haïssent le grand-prêtre Jean ne se relèveront pas », il fait allusion au prince et grand sacrificateur Jean Hyrcan (135-105 avant Jésus-Christ) ; or, ce passage targoumique doit être nécessairement contemporain de ce personnage, car plus tard Jean Hyrcan a été tellement méprisé par les Juifs orthodoxes qu’on n’aurait plus pensé à lui rendre cet hommage.
Le plus ancien des targums que nous possédons est celui d’Onkelos sur le Pentateuque, nommé aussi Targum schel Thora (version de la Loi). Le Talmud semble identifier cet Onkelos avec Akilas, auteur d’une version grecque du Pentateuque, car ce que le Talmud babylonien (Meg., 3a) dit d’Onkelos, le Talmud de Jérusalem (Meg., 1 9) le dit d’Akilas. Comme il est impossible d’admettre que l’auteur de la version grecque soit en même temps celui du targum araméen, « targum d’Onkelos » signifierait : « targum à la manière d’Akilas » ; ce serait un ouvrage anonyme, et Onkelos n’aurait pas existé. Cette explication suppose l’identité des deux noms Akilas et Onkelos, transformation qu’on ne peut pas expliquer de façon satisfaisante. M. Schiller-Szinessy (clans EB, 9e édition, volume 23, p. 63) pense que le nom Onkelos pourrait provenir du grec [Êu]aggelos qui serait l’équivalent du nom juif-babylonien Mebassér, et qui aurait été déformé par opposition contre l’Évangile. Dans ce cas, Onkelos serait un personnage historique ayant vécu à la fin du Ier et au commencement du IIe siècle de l’ère chrétienne, s’il est permis de rapporter à lui ce que le Talmud raconte, à plusieurs reprises, d’un nommé Onkelos, fils de Kalonikos (B. Guitt., 56b) ou de Kalonimos (Ab. Zara), prosélyte et disciple de Gamaliel, mais sans préciser que cet Onkelos serait l’auteur d’un targum. L’ouvrage qui lui est attribué est une version minutieuse du Pentateuque. Seuls, certains passages poétiques, comme Genèse 49, Nombres 24 ; Deutéronome 32 et Deutéronome 33, sont paraphrasés. Quant au reste, le traducteur s’éloigne du texte hébreu uniquement pour éviter des anthropomorphismes et, en général, des expressions qu’il juge indignes de Dieu. Pour être plus compréhensible à ses lecteurs, il remplace des noms anciens par des désignations plus modernes : Shinéar (Genèse 10.10) est changé en Babel, les Ismaélites (Genèse 37.25) en Arabes, etc. L’auteur écrit en araméen palestinien, mais la rédaction finale de son ouvrage a été faite en Babylonie, comme le prouvent certains indices linguistiques. Ce targum a joui d’une grande autorité parmi les Juifs ; le Talmud et les Midraschim le citent souvent. Il a été publié pour la première fois à Bologne en 1482, puis dans la Polyglotte du cardinal Ximénès, à partir de 1514, et traduit en latin par le réformateur strasbourgeois Paul Fagius sous le titre : Thargum, i. e. Paraphrasis Onkoli chaldaica in sacra Biblia ex Chaldoeo in latinum fidelissime versa, addiiis in singula fere capita succinctis additionibus, Argentorati 1546. Une édition critique du Targum d’Onkelos est due à A. Berliner (Berlin 1884).
Il existe encore un autre targum du Pentateuque, que l’on a attribué à Jonathan, auteur présumé d’un targum sur les Prophètes, et que pour cette raison on a nommé le Targum du Pseudo-Jonathan. Mais il est préférable de nommer ce targum : Targum Yerouchalmi, les initiales TY (tav iod) ayant été mal interprétées. Ce targum, qui renferme une foule de légendes et d’autres récits haggadiques, nous est transmis en deux recensions : le Targum Yerouchalmi I qui concerne le Pentateuque entier, et le Targum Yerouchalmi II, fragmentaire. Il est écrit dans le dialecte palestinien de l’araméen ; souvent d’ailleurs il est cité comme targoum ères Yisraèl (targum du pays d’Israël). La rédaction finale du Yerouchalmi I ne peut être antérieure au VIIe siècle, car une fille et une femme de Mahomet y sont mentionnées à propos de Genèse 21.21. Mais nous avons déjà dit que ce targum contient des parties très anciennes, et M. Noeldeke déclare avec raison qu’il est une « mine des opinions religieuses de différents siècles ». Le Pseudo-Jonathan ou Yerouchalmi I a été imprimé pour la première fois à Venise, en 150.1 ; les fragments du Targum Yerouchalmi II ont été ajoutés à la Bible rabbinique en 1517. On désigne finalement comme Yerouchalmi III quelques fragments qui se trouvent dans les éditions du Pentateuque de Lisbonne 1491, de Salonique 1520, de Constantinople 1546 et de Venise 1591.
Mentionnons encore l’existence d’un targum samaritain du Pentateuque, écrit dans le dialecte araméen des Samaritains, mais dont le texte nous est parvenu dans un état très défectueux.
Nous possédons un targum sur les Prophètes (antérieurs et postérieurs) qui est attribué à Jonathan ben Uzzièl . Meg., 3a). D’après le Talmud (B. Baba bathra, 134a), ce Jonathan aurait été disciple de Hillel. Mais son existence est douteuse. Car Jonathan pourrait être une traduction de Théodotion, auteur d’une version grecque de l’Ancien Testament ; en ce cas, « Targum de Jonathan » signifierait « targum à la manière dé Théodotion ». La rédaction finale de ce targum a eu lieu en Babylonie comme celle du Targum d’Onkelos ; elle n’est pas antérieure au IVe siècle, car elle suppose l’existence du Targum d’Onkelos : elle le connaît et elle s’en sert, chose naturelle, les besoins du culte exigeant avant tout un targum sur le Pentateuque, qui était récité en entier dans la synagogue, alors que les livres prophétiques ne l’étaient pas. Le Talmud babylonien cite d’ailleurs ce targum comme « Targum du R. Joseph » ; or, celui-ci vivait en Babylonie au IVe siècle. La partie concernant les prophètes antérieurs a été imprimée pour la première fois à Leiria en 1494, le targum complet dans la Bible rabbinique de 1517. Ce targum a eu une grande autorité ; témoin le Talmud, qui dit (6. Meg., 3a) : Paraphrasin prophetarum scripsit Jonathan filius Usielis ex ore Haggai, Sacharioe et Malachioe. Tum commota est terra Israelis ad CCCC para-sanças, eçressa est filia vocis, signifiant : bath qôl, un semblant de voix, et dixit : Quis Me qui revelavit sécréta mea filiis hominum ? Constitit Jonathan f. U. super pedes suos et dixit : Ego sum Me qui revelavi sécréta tua filiis hominum. Notamment en ce qui concerne les prophètes postérieurs, le Targum de Jonathan est une paraphrase du texte hébreu, et non pas une traduction.
Le Targum de Jonathan est le seul complet sur les livres prophétiques que nous possédions. On a découvert des fragments d’un autre targum sur ces livres dans le Codex Reuchlinianus daté de l’année 1105 et conservé à Karlsruhe.
Les targums sur les Hagiographes, tous anonymes, ne paraissent pas avoir joué de rôle important dans la synagogue ; ce sont plutôt des travaux privés sans caractère officiel. Celui des Proverbes n’est même pas fait sur le texte hébreu ; il est un remaniement du texte syriaque de la Pechitto. Celui des Psaumes est tantôt une traduction textuelle de l’hébreu, tantôt une paraphrase très développée. Les versions araméennes des cinq Megilloth sont de véritables midraschim : celle du Cantique des Cantiques est un panégyrique du peuple d’Israël, tandis qu’un targum du livre d’Esther connu sous le nom de Targum Shênî contient de nombreuses légendes, surtout sur Salomon et Jérémie. Tous ces écrits sont d’origine relativement récente ; le Targum Shênî paraît même n’avoir été terminé qu’au XIIIe ou XIVe siècle. Ils ont été imprimés pour la première fois dans la Bible rabbinique de 1517, à l’exception du targum des Chroniques, découvert au XVIIe siècle dans un manuscrit de la bibliothèque d’Erfurt et édité en 1630.
Sauf la version d’Onkelos, les targums ne peuvent guère être considérés comme témoins du texte hébreu de l’Ancien Testament. Ce qui constitue leur valeur, c’est qu’ils sont les représentants les plus anciens de l’exégèse juive. Ils nous initient aux questions religieuses et théologiques qui agitaient le peuple juif dans le dernier siècle avant et dans les premiers siècles après le commencement de notre ère. Ils usent des textes de l’Ancien Testament avec la plus grande liberté, projetant les idées et même les institutions de leur temps dans le passé. C’est ainsi que les scribes étudiant la Loi dans la synagogue existent déjà au temps de Débora ! Ils vont parfois jusqu’à dire le contraire de ce que disent les textes. Le passage Malachie 2.16 : « Je hais la répudiation, dit l’Éternel », est interprété dans ces termes : « Si tu la hais [ta femme], renvoie-la ! » Autre exemple : le meurtre d’Abel est motivé par une discussion avant eu lieu entre les deux frères sur la réalité de la vie éternelle et du jugement divin. Pierre Bayle, dans le Dictionnaire historique et critique (art. Abel), considère cette discussion comme « un mauvais commencement des disputes de religion et un fâcheux présage des désordres épouvantables qu’elles devaient causer dans le monde ». Nous trouvons dans les targums les points essentiels de la théologie rabbinique : la transcendance de Dieu, nom qui est souvent remplacé par des expressions abstraites comme « la parole » (Memra) » , la présence » (Chekhina [voir ce mot]) ou « la majesté » (Yeqara) ; la préexistence de la Thora ; une angélologie très développée ; les notions du jugement, de la mort seconde (à propos de Ésaïe 22.14 ; Ésaïe 65.15), de la géhenne, de la résurrection. Mais ce sont surtout les idées messianiques qui préoccupent les targou-mistes et notamment l’auteur du Targum des Prophètes. L’avenir glorieux du peuple d’Israël semble être son sujet de prédilection. Il trouve le Messie même en un grand nombre de passages qui, dans le texte, n’en parlent nullement. C’est surtout un Messie guerrier et vainqueur dont la fonction principale est la prière d’intercession. Mais il connaît aussi un Messie souffrant (à propos de Ésaïe 53) et même (à propos de Zacharie 12.10) — comme l’auteur de l’Apocalypse d’Esdras — un Messie mourant, fils de Joseph et précurseur du Messie triomphant, fils de David. L’ensemble de ces idées théologiques confère aux Targums une très grande importance pour l’exégèse du Nouveau Testament.
Ch. J.
Numérisation : Yves Petrakian