Le mot Bible désigna d’abord le recueil des Écrits sacrés de la religion juive ; puis, quand le Nouveau Testament eut été constitué, il fut appliqué à l’ensemble des saintes Écritures, document normatif de la religion chrétienne et plus spécialement des églises issues de la Réforme. Le mot Bible dérive du grec biblos qui désigne l’écorce intérieure du papyrus, avec laquelle on faisait le papier. Les livres écrits sur ce papier s’appelaient biblia. L’Église chrétienne, qui considérait les documents de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament comme les livres par excellence, les nomma, au Ve siècle biblia, les Bibles = la collection des livres. Jérôme les avait déjà appelés une « bibliothèque divine » ou sacrée. Le terme grec biblia, neutre pluriel transporté en latin, fut peu à peu regardé comme un singulier féminin, et « les livres » devinrent « le Livre » : la Bible. C’est ainsi qu’un titre destiné à faire ressortir la diversité des Écrits sacrés perdit sa signification première et parut au contraire avoir été choisi pour faire ressortir l’unité des saintes Écritures. Insensiblement la masse des chrétiens oublia, avec la multiplicité des ouvrages que renferme la Bible, la diversité de leur origine et la grande variété de leurs auteurs. On ne vit plus qu’un livre dont toutes les pages avaient la même inspiration, la même intention, avec un seul auteur : Dieu. Cette transposition, due à une assonance verbale, est intéressante à noter, parce qu’elle nous explique la cause première de toutes les résistances opposées par l’ensemble de l’Église à la science historique qui cherche à remettre chaque livre dans son milieu et à l’expliquer par son époque. On retrouve déjà l’expression « la Bible » en français au XIIIe siècle chez Joinville. Wiclef s’en servit, et, par Luther, elle devint le mot qui désigna dans la Réforme les saintes Écritures.
Les anciens Juifs disaient toujours pour la Bible hébraïque « les livres » (Daniel 9.2), ou, quand il s’agissait du Pentateuque, les livres de la loi, ou les livres de Moïse : (Néhémie 9.3 ; Néhémie 13.1) puis, les Écritures. Le mot grec biblia n’apparaît qu’avec le prologue du Siracide, et sa façon de désigner la troisième partie de l’Ancien Testament par l’expression « le reste des livres » montre que, pour lui, la Loi et les Prophètes étaient aussi des collections de livres. Cependant la tendance de faire ressortir l’unité et la divinité du recueil sacré faisait déjà employer aux Juifs du temps de Jésus l’expression « l’Écriture », lorsqu’il s’agissait de citations de l’Ancien Testament
La Bible chrétienne est divisée en deux parties, deux ouvrages d’inégale longueur, l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Le mot testament a besoin, lui aussi, d’être expliqué par son origine. Le terme latin testamentum, traduit en français par testament, désigne l’acte authentique dans lequel une personne exprime ses dernières volontés. Mais le mot grec diathèkè, traduit en latin par testamentum, a le double sens de testament et d’alliance. Il nous est venu par les LXX, qui traduisent ainsi le mot hébreu berith : alliance, contrat de Dieu avec son peuple. La traduction latine et l’usage ecclésiastique ont donc détourné l’expression primitive de son sens propre. Par abréviation, on s’est mis à dire l’Ancien Testament au lieu de « les livres de l’Ancien Testament » ; et c’est ainsi qu’on est arrivé à désigner la Bible hébraïque par un mot que Lucien Gautier a raison d’appeler « énigmatique », mot qui achève d’enlever à la Bible hébraïque son titre à caractère historique : les livres de l’Ancienne Alliance. Le mot testament, substituant, comme le mot Bible, l’idée d’unité à celle de diversité, y ajoute par surcroît l’idée d’immutabilité. Avec lui la collection d’écrits, ayant chacun son auteur, son milieu, son caractère historique et son intention religieuse, devient un texte unique, un tout d’une seule venue, composé de phrases et de mots sacrés et intangibles, expression d’une dernière volonté : la volonté de Dieu lui-même. À lui seul, le mot a contribué plus qu’on ne le pense à rendre la critique biblique impopulaire dans les églises, et à la faire considérer d’instinct comme une entreprise profane, attentatoire au caractère même des saintes Écritures : on ne touche pas à un testament.
L’Ancien Testament, la Bible hébraïque, dont Jésus se servait ainsi que ses compatriotes de Palestine, groupait les livres en trois recueils : la Loi, les Prophètes, les Écrits ou le Reste des livres
L’Ancien Testament palestinien ne renfermait pas les livres appelés apocryphes (voir Apocryphes). On les trouve dans la Bible grecque des LXX (voir Textes et versions de l’Ancien Testament), qui n’était pas à proprement parler un livre fermé, un canon (voir Canon) intangible et divin. Les Apocryphes (1 et 2 Esdras, Tobit, Judith, Additions à Esther ; Sagesse de Salomon, Siracide, Baruch, Lettre de Jérémie, Cantique des trois jeunes Hébreux, Suzanne, Bel et le Dragon, [la Prière de Manassé], 1 et 2 Macchabées, en tout quatorze livres) ont passé dans les traductions latines, et, par la Vulgate de Jérôme, soit entrés dans le canon de l’Église catholique. Celle-ci les intercale parmi les livres de l’Ancien Testament comme s’ils en faisaient partie intégralement, et le Concile de Trente (1546) rendit leur usage obligatoire. Les Protestants refusent aux apocryphes l’autorité canonique. Toutefois la Bible de Luther les maintient à titre documentaire et les place entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Il est regrettable que la Bible réformée n’en ait pas conservé au moins des extraits.
Les livres du Nouveau Testament ont été écrits, à une ou deux exceptions près, dans le siècle même de Jésus. Vers la fin du siècle suivant, le Nouveau Testament, tel que nous le possédons, était fixé. Son premier recueil fut, selon toute apparence, une juxtaposition des trois Évangiles synoptiques, Matthieu, Marc, Luc, ce que Justin Martyr appelle « les Mémoires des Apôtres ». L’Évangile de Jean vint plus tard compléter ce volume. On collectionna ensuite les lettres de l’apôtre Paul : Romains, 1 et 2 Corinthiens, Galates, Éphésiens, Philippiens, Colossiens, 1 et 2 Thessaloniciens, 1 et 2 Timothée, Tite, Philémon ; c’est sans doute à ce volume que la 2e épître de Pierre fait allusion quand elle parle de « toutes les lettres du bien-aimé frère Paul, dont les ignorants tordent le sens, comme ils le font à l’égard des autres écritures » (2 Pierre 3.16). Enfin, le reste des écrits, Actes, Hébreux, Jacques, 1 et 2 Pierre, 1, 2 et 3 Jean, Jude, vint compléter, parfois non sans discussions, le canon du Nouveau Testament, avec, comme pendant à Daniel, l’Apocalypse. On peut donc dire que le Nouveau Testament fut formé progressivement de trois recueils comme l’Ancien Testament : les Évangiles, les épîtres de Paul, le reste des livres. On a fait remarquer que la ressemblance va encore plus loin : le premier recueil ayant la grande valeur normative puisqu’il renferme la loi du Christ, et le troisième ayant eu plus de peine que les deux autres à établir son autorité à cause des contestations qu’avait soulevées l’admission de certains livres. Une fois le canon fixé, le Nouveau Testament ne tarda pas à suivre les destinées de l’Ancien : recueil des révélations divines et charte du peuple de Dieu, il fut bientôt considéré en bloc comme la Parole de Dieu.
À l’origine, les livres de la Bible ne renfermaient pas de divisions, sauf dans les cas exceptionnels des Psaumes ou de petits poèmes marqués par un titre spécial : Cantique de Débora, Paroles d’Agur, etc. La synagogue juive, pour faciliter les lectures du sabbat, divisa la loi en sections appelées paracha. Elle constitua aussi dans les livres des prophètes toute une série de fragments correspondant aux sections de la loi, et qu’on appelait : haphtarah
Il semble bien que l’apologiste Tatien, au IIe siècle, ait le premier marqué dans le Nouveau Testament un certain nombre de divisions marginales. Au IIIe siècle, Ammonien d’Alexandrie divisa le texte en sections dont Eusèbe se servit pour son Harmonie. Ces sections étaient beaucoup plus courtes que nos chapitres. On en trouve 355 dans Matthieu, 236 dans Marc etc. Au Ve siècle, un diacre d’Alexandrie, Euthale, établit des chapitres dans les Actes et les Épîtres. Il y en avait 40 dans les Actes, 19 dans les Romains, etc. Ces chapitres étaient divisés en lignes (grec stichoï) ou stiches (le terme est resté dans le français hémistiche), qui servaient pour calculer le paiement dû aux copistes et aussi pour rythmer la voix des lecteurs. Il y avait 2 560 stiches dans Matthieu ; on a calculé que le Nouveau Testament, qui renferme actuellement 7 959 versets, comptait 19 241 stiches. La division actuelle en chapitres paraît remonter à Lanfranc (Mort en 1089), grand érudit et conseiller intime du duc de Normandie, Guillaume le Conquérant. C’est sans doute à lui que l’aurait empruntée Étienne Langton (Mort en 1238), archevêque de Cantor-bérv. On la retrouve au XIIIe siècle dans l’index de la Bible du cardinal Hugues de Saint-Cher. Pour ce qui est de la division en versets, qui n’a jamais été admise dans les rouleaux de la synagogue, elle est sans doute due, pour l’Ancien Testament, au labeur des docteurs juifs qui fixèrent définitivement le texte hébreu (voir plus loin). Elle n’apparut qu’au XVe siècle, dans la Bible hébraïque du rabbin Nathan. Henri Estienne l’introduisit dans le Psalterium Quintuplex de Lefèvre d’Étaples (Paris 1508 et 1513), en la marquant par des chiffres. Son fils, Robert Estienne (1503-1559), vulgarisa l’usage de la numérotation pour toute la Bible. D’après ce que raconte le fils de celui-ci, Robert Estienne aurait composé la distribution en versets du Nouveau Testament pendant les arrêts d’un voyage à cheval entre Paris et Lyon. Cette numérotation parut pour la première fois dans le Nouveau Testament que Robert Estienne publia en 1551, aussitôt après la première impression du catéchisma ds Calvin.
Les langues de la Bible sont, pour l’Ancien Testament, l’hébreu et l’araméen ; pour le Nouveau Testament, le grec. L’Ancien Testament, dans son ensemble, fut écrit en hébreu et sans points-voyelles, c’est-à-dire avec les consonnes seulement, qui se suivaient de façon continue. On voit déjà par ce seul trait combien les chances d’erreurs furent grandes pour les copistes qui eurent à transcrire, ou pour les savants qui eurent à fixer le sens du texte original. L’hébreu, dialecte cananéen de la famille sémitique et très voisin de l’araméen, c’est-à-dire de la langue des Syriens, fut parlé dès les temps les plus reculés jusqu’à l’exil à Babylone, qui mit fin à la vie d’Israël comme peuple. Après leur retour sur les ruines de Jérusalem (538 avant Jésus-Christ), les Israélites, devenus la communauté juive, cessèrent de parler leur langue originelle pour adopter l’araméen qui avait cours dans toute l’Asie sud-orientale. L’hébreu ne fut plus conservé que comme langue sacrée, la langue des livres saints. On trouve cependant dans la Bible hébraïque quelques parties araméennes : Daniel (Daniel 2.4-7.28), Esdras (Esdras 4.8-6.18 ; Esdras 7.12-26), un verset dans Jérémie (Jérémie 10.11) et deux mots dans Genèse 31.47.
Au temps de Jésus, on parlait en Palestine un dialecte araméen, et certainement ce fut en cette langue que le Messie donna ses enseignements. Les premiers documents qui fixèrent les souvenirs de la vie du Seigneur durent être rédigés en araméen. Quand Papias dit que Matthieu écrivit en hébreu la collection des discours de Jésus (logia), il n’entend sans doute pas autre chose que l’araméen, car il serait fort étonnant que l’apôtre eût publié en langue archaïque des propos qu’il avait entendus de son Maître en langue populaire. Le souci de l’exactitude lui commandait de rendre les paroles de Jésus dans les termes où il les avait dites. Mais c’est s’avancer trop que de prétendre que tel ou tel livre du Nouveau Testament, sous la forme où nous le possédons, a été écrit d’abord en araméen, puis mis en grec. L’auteur de l’Évangile de Matthieu, qui traduisit en grec et encadra de récits les logia de l’apôtre (voir Évangiles synoptiques), fait par ailleurs des citations tirées des LXX, ce qui prouve qu’il maniait fort bien le grec. Quelque regret que l’on en puisse avoir, il faut reconnaître que les paroles que nous possédons de Jésus ne sont parvenues jusqu’à nous qu’à travers une traduction, la traduction dans une langue d’un tout autre génie que la sienne. Ceci doit nous amener, dans les cas difficiles, à nous attacher à l’esprit plutôt qu’à la lettre. On a prétendu, jusqu’à ces derniers temps, que le Nouveau Testament avait été écrit dans un dialecte spécial, qu’on appelait le grec hellénistique, différent du grec courant par des particularités qu’on attribuait surtout à l’influence de l’Ancien Testament et des formes de la pensée sémitique. Les papyrus et les inscriptions que l’on a découverts en ces dernières années prouvent que le grec du Nouveau Testament était bien la langue en usage au Ier siècle de notre ère dans tout le bassin de la Méditerranée. On appelle aujourd’hui ce grec la langue commune (koïnè). Il a donc fallu refaire toutes les grammaires du grec du Nouveau Testament pour le ramener à cette langue commune, sans toutefois méconnaître les traces occasionnelles des habitudes littéraires juives, mais en renonçant à voir dans celles-ci une influence prépondérante. Les auteurs de tel Évangile ou de telle épître pensaient sans doute en araméen et pouvaient à l’occasion chercher à rester le plus près possible du texte hébreu de l’Ancien Testament ; ils n’en étaient pas moins capables, en général, de fort bien écrire le grec de leur temps. Il est probable aussi que, dans plus d’un cas, tel récit évangélique n’est que la traduction plus ou moins libre d’une source provenant de Palestine et écrite dans la langue de ce pays. Voir Langue parlée par Jésus.
Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de se faire une idée de l’histoire du texte de la Bible dans ses origines. Nous ignorons ce qui, dès les premiers temps, a été fait pour sauvegarder dans leur teneur primitive les manuscrits des auteurs ; d’autre part, les procédés littéraires du milieu où l’Ancien Testament a vu le jour donnent à penser que les matériaux bibliques furent collationnés, fondus ensemble, remaniés par les rabbins avant et après l’exil jusqu’au moment, dont nous ne pouvons fixer la date, où le texte fut établi ne varietur et considéré comme sacré. Il est aisé de constater par la traduction grecque des LXX, commencée sous Ptolémée II (285-247 avant Jésus-Christ), achevée, semble-t-il, avant l’ère chrétienne, que le texte hébreu dont ses auteurs se servirent différait sensiblement en maints endroits du texte fixé par les Massorètes, savants juifs qui soumirent les manuscrits de la Bible hébreu à une étude minutieuse entre les VIe et IXe siècle après Jésus-Christ, et qui s’entendirent pour éditer un texte uniforme, le seul que nous possédions aujourd’hui. Il n’est donc plus à notre portée d’atteindre au texte hébreu primitif, sur lequel, toutefois, les Hexaples d’Origène (Mort en 254 après Jésus-Christ) — édition en six colonnes de l’Ancien Testament dont la première reproduit le texte hébreu en caractères carrés — et la Vulgate, traduction latin de Jérôme (Mort 420 après Jésus-Christ), nous fournissent, comme la traduction des LXX, de précieux renseignements.
Les origines du texte du Nouveau Testament ne sont guère plus claires que celles du texte de l’Ancien Testament. Les autographes écrits sur papyrus étaient fragiles, ils disparurent bientôt. Disparurent aussi toutes les copies faites pendant les trois premiers siècles. Les plus anciens témoins du Nouveau Testament que nous connaissions sont deux traductions, l’une syriaque et l’autre latine, qui devaient remonter, sous leur forme première, à la fin du IIe siècle de notre ère. À la fin du IVe siècle (382) Jérôme, sur la demande de Damase, évêque de Rome, traduisit la Bible en latin d’après les originaux hébreu et grec ; cette traduction éclipsa les versions latines précédentes et reçut le nom de Vulgate =[version] répandue. Malgré ses défectuosités, elle a été adoptée par le Concile de Trente en 1546 comme la Bible officielle, interprétation définitive et infaillible du texte des Écritures. Quant au texte grec lui-même, nous ne l’atteignons que vers l’époque où Jérôme préparait sa traduction latine au IVe siècle, dans deux manuscrits alexandrins rédigés en quelques-unes de leurs parties par le même copiste et qui portent le nom de Vaticanus et de Sinaïticus (voir Texte du Nouveau Testament). Ces copies et celles des siècles suivants, qui sont presque toutes fragmentaires, ne paraissent pas avoir été faites avec beaucoup de méthode. Elles ont souvent souffert de la négligence ou de l’incompétence, de la fatigue ou même des préoccupations dogmatiques des scribes, souffert aussi dans bien des cas de l’ignorance des correcteurs qui, croyant améliorer le texte ou le clarifier, en réalité l’altéraient. À mesure que l’Église s’étendit et gagna en culture, on s’efforça d’assurer la pureté du texte. Mais les différences sensibles entre les manuscrits rendent la tâche fort ardue, en sorte que les ressources de la science moderne elle-même n’excluent ni les occasions de doute, ni les chances d’erreurs. C’est pourquoi, malgré l’abondance des anciens documents, on ne peut reconstituer le texte primitif qu’approximativement.
Nous avons vu que la Bible était non un livre, mais une bibliothèque de livres, écrits en des temps et par des hommes les plus divers. Les pages qu’elle renferme ont été composées au cours de plus de mille ans. Les documents ou les traditions qu’elle met en œuvre peuvent remonter bien plus haut encore. Pour comprendre ses origines et entrer dans l’esprit de sa composition, il faut se souvenir qu’au temps où la masse des Orientaux ne pouvaient pas lire, les conteurs et les chantres, s’inspirant de récits ignorés de la foule, s’en allaient aux jours et aux lieux de fête ou de grand marché et racontaient aux peuples leur histoire. Ils le faisaient en un style rythmé qui n’était souvent ni poésie ni prose ; et, sous l’inspiration d’un génie à la fois naïf et pathétique, l’épisode touchant devenait une idylle, le geste héroïque une épopée. Puis vinrent les lettrés, prophètes, prêtres, scribes, annalistes nationaux qui transcrivirent ces œuvres populaires, les retravaillèrent et en fondirent les diverses sources en une seule narration. Mais ils ne parvinrent jamais à dépersonnaliser tout à fait l’œuvre des rhapsodes ni à supprimer leurs phrases cadencées. La Genèse, les livres des Juges, de Samuel, des Rois même, dans beaucoup de leurs parties narratives, sont en style rythmé, et l’on y rencontre des tableaux, des biographies, qui se détachent de l’ensemble comme un tout et qui sont d’un art achevé. Les œuvres historiques qui sortirent les premières de cette élaboration littéraire furent les deux grands documents de l’histoire sainte : le Jéhoviste et l’Élohiste, fondus en un seul récit au cours du VIIe siècle par un rédacteur qui appartenait au milieu des prophètes. À cause de ce caractère, on a appelé ces annales primitives, dont on retrouve des fragments jusque dans les livres des Rois : l’Écrit prophétique (JE). Après la ruine du royaume d’Israël, en 722, les prophètes se remirent à l’œuvre dans le royaume de Juda et rédigèrent les écrits du cycle deutéronomique (D) pour essayer d’épargner à Jérusalem le sort de Samarie que sa désobéissance avait perdue. À ce travail de rédaction appartiennent le Deutéronome et la composition définitive des livres de Josué, Juges, Samuel, Rois. Plus tard, après la chute de Sion, pendant et après l’exil, l’histoire d’Israël reçut un troisième apport : la littérature composée par les prêtres (P). L’auteur principal, qui mit en œuvre les archives du Temple et composa le code sacerdotal, fondit les documents qui venaient de l’école des prophètes avec ceux qu’il tenait des traditions du sanctuaire et donna vers le milieu du Ve siècle au livre de la Loi, le Pentateuque, sa forme définitive. Ce livre, composé sans doute sur les bords de l’Euphrate pendant l’exil, fut apporté par Esdras à Jérusalem et adopté par la communauté juive comme la charte définitive de sa religion. L’école des prêtres ne s’en tint pas là et rédigea plus tard, au cours du IIIe siècle, le livre des Chroniques, ouvrage conçu dans un tout autre esprit que le livre des Rois, et une histoire de la restauration opérée par Esdras et Néhémie. On voit par ces brèves indications à travers combien de remaniements et par quelle quantité et quelle variété d’auteurs nous sont parvenues les pages qui racontent dans notre Bible l’histoire du peuple élu.
Les découvertes modernes relatives aux archives de l’ancien monde sémitique, notamment celle du code d’Hammourapi, contemporain d’Abraham, nous interdisent d’exclure la possibilité que les Hébreux établis en Égypte aient eu entre les mains des documents écrits, fixant au moins quelques points du passé de leur race et de la législation patriarcale. Aucune raison scientifique ne s’oppose non plus à ce qu’un certain nombre de lois fixant l’alliance de Jéhovah avec son peuple, et certaines données concernant l’hygiène des tribus ou les péripéties de leur marche au désert, remontent à Moïse lui-même. Les critiques s’accordent généralement à reconnaître dans le cantique de Débora un morceau poétique contemporain des faits qu’il exalte. Israël avait donc au temps des Juges, c’est-à-dire bien avant l’an 1000 avant Jésus-Christ, la pleine maîtrise de sa langue et de son génie littéraire.
Parmi les livres prophétiques rédigés tantôt par le prophète lui-même, tantôt par ses disciples, le plus ancien est celui d’Amos qui est probablement le plus vieux livre de la Bible et qui date du milieu du VIIIe siècle ; puis vinrent Osée, Ésaïe, Michée… Le VIIIe siècle fut le siècle d’or des lettres hébraïques. Au VIIe siècle appartiennent Jérémie, Nahum, Habacuc, Sophonie ; au VIe siècle Ézéchiel en Babylonie, Abdias, le deuxième Ésaïe, resté probablement sur les ruines de Sion, Aggée, Zacharie (1-8). Malachie date du Ve siècle Quant à Daniel, qui est avant tout une Apocalypse et que la Bible hébraïque ne compte pas parmi les prophètes, il a vu le jour vers le milieu du IIe siècle avant Jésus-Christ. Des articles spéciaux marqueront la place des ketoubim dans la Bible. Disons seulement que les livres des Psaumes et des Proverbes, tout en étant de date relativement récente, renferment des matériaux de toutes les époques, dont les plus anciens peuvent fort bien remonter à David et à Salomon.
La composition du Nouveau Testament n’offre pas les mêmes difficultés que celle de l’Ancien Testament. Comme le dit Harnack : « Entre les années 30 et 70, et sur le sol de Palestine, tout ce qui s’épanouit dans la suite existait et était fixé ». L’extraordinaire commotion causée par le ministère, par la mort et la résurrection de Jésus avait certainement provoqué dans son entourage et parmi ses disciples toute une floraison de petits écrits et de lettres, où ceux qui l’avaient aimé avaient ordonné leurs souvenirs et par lesquels ses premiers adeptes s’efforcèrent de gagner les autres à leur croyance. Nous en avons la preuve par le prologue de Luc et par les épîtres de Paul. Le plus ancien ouvrage du Nouveau Testament est, selon toutes probabilités, la première épître aux Thessaloniciens, écrite une vingtaine d’années après la mort de Jésus. Puis vinrent la deuxième épître aux Thessaloniciens, la lettre aux Galates, celles aux Corinthiens, celle aux Romains qui doit dater du printemps 56. La lettre de Jacques est aussi parmi les plus anciennes. Quand parurent les Évangiles de Marc, disciple de Paul et de Pierre, de Luc, le seul parmi les auteurs du Nouveau Testament qui ne soit pas juif de naissance, et de Matthieu, dont le premier noyau est un recueil de discours de Jésus collationnés par l’apôtre Matthieu lui-même, toute une littérature chrétienne, écrite dans les années qui suivirent le ministère du Christ, pouvait fournir à leurs auteurs une documentation inestimable. Les derniers ouvrages apostoliques furent les écrits de Jean, qui datent de la fin du siècle de Jésus. Seules les deux petites lettres de l’Ancien (probablement Jean le Presbytre, disciple et successeur de Jean à Éphèse) et la deuxième de Pierre, sous sa forme actuelle, doivent avoir vu le jour au cours du IIe siècle Comme on le voit, la presque totalité des ouvrages qui nous documentent sur l’œuvre et l’enseignement de Jésus date du temps où ceux de ses contemporains dont la vie avait duré normalement existaient encore et étaient en état de contrôler ce qui était dit de lui. La composition du Nouveau Testament nous permet donc d’affirmer qu’il n’est aucun fondateur de religion, parmi ceux qui n’ont rien écrit eux-mêmes, dont l’histoire ait été entourée de garanties aussi sûres.
Un coup d’œil sur la composition de la Bible a suffi pour nous prouver que la Bible est un livre unique en son genre, unique par l’étendue des siècles qui ont vu naître sa littérature, unique par la diversité de ses auteurs, pâtres sans culture et historiens versés dans la science des généalogies, prêtres et prophètes, législateurs et moralistes, rois et philosophes, réformateurs et docteurs ; tous les ordres de préoccupations, toutes les intuitions du génie, toutes les formes de l’inspiration jusqu’aux discours du divin Fils de l’homme sont représentés dans ses pages ; unique enfin en ce sens que tout le monde de pensées qui s’y agite et y palpite tourne autour d’un seul objet : le dessein de Dieu, et se déroule constamment sur l’écran de l’histoire. D’abord c’est la vie aventureuse du nomade sémite, puis les mœurs sédentaires de la vie agricole avec les luttes mesquines entre tribus d’Israël. On assiste à la naissance de Jérusalem. À l’arrière-plan apparaît peu à peu la haute civilisation babylonienne. On suit la terreur qu’inspire l’approche des premiers conquérants. On voit passer et repasser sur le sol de la Palestine les armées formidables de l’Assyrie, de la Caldée, de la Perse, de la Macédoine et de Rome… , frémir et se révolter l’orgueil juif sous la férule des Césars, jusqu’au jour où, pour avoir crucifié son Messie, Jérusalem, livrée aux discordes, est emportée dans la tourmente. Tout ce drame vivant dont les scènes se succèdent et s’enchaînent avec une logique impressionnante et vraie, certifié siècle après siècle par les documents des milieux où il a été vécu, voilà ce qui élève la Bible à une hauteur dont n’approche aucun des autres livres religieux de l’humanité. La Bible n’apporte pas seulement une révélation de Dieu, elle expose une expérience humaine ; elle donne le précepte et l’exemple. Ceci nous amène à une importante constatation : on dit volontiers dans nos milieux protestants que les religions juive et chrétienne sont des religions qui ont à l’origine un livre porteur de la révélation de Dieu parmi les hommes. Dans un cas comme dans l’autre, cette manière de voir est erronée ; elle est périlleuse aussi. Quand une autorité extérieure est envisagée comme la manifestation directe, comme l’expression de la révélation divine, la logique humaine exige que cette autorité se présente sous le signe de l’infaillibilité. Or, il est aussi dangereux d’en venir à proclamer l’infaillibilité d’un livre écrit par des hommes, que de décréter l’infaillibilité d’un pontife qui participe lui aussi à l’infirmité de la créature. Mais Dieu n’a pas donné à son intervention rédemptrice dans l’histoire des fondements aussi fragiles. Pour ce qui est de la Bible dans toutes ses parties, elle n’a pas été une cause, mais un résultat. La révélation à laquelle elle rend témoignage a existé avant elle dans la vie et dans l’histoire.
Quand l’Ancien Testament a fixé la biographie des patriarches, ceux-ci avaient vécu, répondu à l’appel divin ; ils étaient déjà si loin dans le passé que l’historien qui nous les fait connaître a mélangé, sans s’en douter, à leur biographie personnelle des traditions ethniques. Quand les annalistes hébreux nous racontent la constitution du peuple élu par Moïse, toute la vie de Moïse, son action, les révélations qu’il a reçues, sont déjà dans le passé, au point que l’un de ses biographes nous décrit le tabernacle à travers les splendeurs du temple de Salomon. Le temps des rois nous est narré par un rédacteur qui leur reproche comme un crime la pluralité des sanctuaires, parce qu’il est déjà trop loin d’eux pour se rendre compte qu’avant la découverte du Deutéronome sous Josias, l’érection des sanctuaires était libre au point que de grands réformateurs comme Élie élevaient des autels loin de Jérusalem. Les livres des Prophètes ne sont que la rédaction, par eux-mêmes ou par leurs disciples, de résumés plus ou moins étendus de quelques-uns des discours où s’exprima l’action ardente de leur ministère. En bien des cas, ils ont été recueillis sans ordre et dans des conditions qui nous rendent difficile, parfois même impossible, de nous faire une idée de ce que fut la vie de ces hommes de Dieu. Le livre des Psaumes, recueil des cantiques du peuple juif, n’est que la réunion de plusieurs collections de chants où s’était exprimée depuis le temps de David, à travers tous les siècles, la piété individuelle et collective. Il va sans dire que ces livres, une fois écrits, ont eu une action souvent très grande sur le développement religieux d’Israël. Il n’en demeure pas moins que partout et toujours la révélation de Dieu, la réaction du peuple, l’expérience des croyants, la religion vivante du peuple élu dans ses milieux fidèles, ont précédé et provoqué le livre que nous lisons dans l’Ancien Testament. Ceci est un fait capital qui nous explique comment il se fait que ce Livre renferme en même temps que la part de Dieu : manifestation divine dans l’histoire, la part de l’homme : interprétation parfois erronée donnée par l’écrivain à l’intervention d’En-haut.
Le Nouveau Testament a eu la même origine et le même développement que l’Ancien Testament. Jésus, à notre connaissance, n’a rien écrit. Il n’a laissé aucun code religieux à ses disciples. Il a fondé ici-bas le Royaume de Dieu par sa parole révélatrice (voir Révélation) et par son exemple, par le baptême et par la Cène, puis il a ordonné à ses disciples de lui servir de témoins « jusqu’aux extrémités de la terre ». Jésus a vécu, il a exercé son ministère, il a été crucifié et il est ressuscité. Il a lancé ses apôtres à la conquête du monde, et ceux-ci ont entrepris leur tâche, soutenus par l’Esprit que Jésus leur avait promis, alors qu’il n’existait aucun des livres du Nouveau Testament. La plus ancienne page du Nouveau Testament que nous possédions, la première lettre de Paul, est postérieure d’au moins deux ans au Synode de Jérusalem, c’est-à-dire à l’assemblée qui donne à l’Église universelle sa première organisation. Ce n’est donc pas le Nouveau Testament mais la révélation du Christ qui a fait l’Église, une Église vivante, agissante, progressive, réalisée sur terre juive comme sur terre païenne en des types divers, parfois contradictoires, Église qui mettait peu à peu en œuvre toutes les ressources de l’Évangile sous l’impulsion de l’Esprit, mais qui n’était pas pour cela exempte de tâtonnements et d’erreurs. Cette Église apostolique prêchait l’Évangile, mais n’avait pas pour loi des documents qui ne vinrent qu’après, expressions de la foi et recueils providentiels de la révélation. Ainsi s’explique que les livres du Nouveau Testament ne se donnent pas comme la charte constitutive de l’Église, mais apparaissent dans la plupart des cas très clairement comme des ouvrages occasionnels, des œuvres épistolaires nées de circonstances locales et destinées à répondre aux besoins particuliers des individus ou des communautés. Quand leurs auteurs tenaient la plume, il n’entrait en rien dans leur intention de légiférer pour toutes les églises de tous les temps. Lorsqu’on a compris cet ensemble de faits et replacé les écrits du Nouveau Testament, comme ceux de l’Ancien Testament, dans le cadre qui les a vus naître, une triple conclusion s’impose :
Alexandre Westphal
Numérisation : Yves Petrakian