Ce travail sur l’Apocalypse est le pendant de l’étude sur le Cantique des cantiques qui termine notre premier volume. Il y a de grands rapports de fond et de forme entre ces deux ouvrages, et ce n’est pas sans raison qu’on a appelé l’un l’Apocalypse de l’Ancien Testament, l’autre le Cantique du Nouveau. Dans les deux écrits apparaissant personnifiées, et comme agissant sur la scène du monde, les hautes et invisibles puissances qui dominent soit la marche de la vie israélite, soit l’histoire de l’Église chrétienne. Dans les deux écrits la forme poétique est le moyen qu’emploie l’auteur pour rendre sensible à l’esprit humain l’action de ces forces cachées, salutaires ou malfaisantes.
Seulement les deux ouvrages n’appartiennent pas au même genre de poésie. Nous avons reconnu que le Cantique ne s’explique qu’autant que l’on consent à y voir une composition dramatique. Semblable au livre de Job, l’Apocalypse appartient plutôt au genre épique. C’est l’épopée de la lutte suprême entre Dieu et Satan, pour la possession de l’humanité comme prix du combat.
Quelque lecteur demandera peut-être si la notion de poème est compatible avec celle de prophétie, particulièrement lorsque la prophétie revêt la forme de la vision. Le tableau prophétique n’est-il pas, aussi bien que la pensée qui s’y révèle, la création de l’Esprit saint ? L’hymen de l’Esprit divin et de l’intelligence humaine est le plus profond des mystères, et je n’ai pas la prétention de chercher ici à le sonder. Mais nous n’ignorons pas que dans les domaines inférieurs auxquels s’applique la notion d’inspiration, prise au sens purement esthétique, le souffle inspirateur n’est nullement exclusif du travail de la réflexion. La musique est certainement celui de tous les arts où la puissance du souffle créateur semble le plus dégagé de toute entrave, et cependant c’est aussi celui de tous dont les produits portent les traces du travail le plus minutieux et sont assujettis aux lois les plus rigoureuses, celles du rythme et de l’échelle des sons. La riche intuition qui est la source première de toute œuvre poétique ne cesse pas d’exercer son action durant toute la période du travail rationnel et réfléchi par lequel l’auteur dispose le plan de son poème, en combine les parties et en arrête la forme, jusqu’à la rime et à la mesure du vers. Le discours le plus puissamment inspiré n’est pas toujours pour cela le moins travaillé, et la beauté de la forme que nous y admirons est due au même souffle créateur que celui qui produisit la conception générale. Plus une pensée est sublime, plus elle aspire à se créer une forme digne d’elle.
Ces analogies prouvent qu’il n’y a pas de contradiction entre l’origine divine de la prophétie apocalyptique et le travail de l’écrivain qui, en la rédigeant, lui a donné sa forme. Dire : prophétie ou poésie ? C’est poser un dilemme faux. Le tableau est le produit simultané de l’inspiration divine et de l’imagination humaine coopérant d’une manière indéfinissable. L’important est que, dans ce domaine comme dans les autres domaines humains analogues, l’intelligence consente à n’être que l’organe désintéressé de la pensée créatrice, et l’imagination à reproduire aussi richement que possible le contenu de la révélation divine.
La forme du tableau apocalyptique est la dernière qu’ait revêtue la prophétie de l’Ancien Testament. Elle apparaît pour la première fois d’une manière complète dans Daniel. Elle consiste dans une série de visions, formant un tout dont l’objet essentiel est le dénouement de l’histoire de l’humanité. Le but du tableau est de préparer le peuple de Dieu à traverser victorieusement les luttes terribles qui doivent précéder la fin des choses.
Une fois ce genre introduit par Daniel, il a été imité dans les siècles suivants par les auteurs de plusieurs écrits juifs pseudonymes, comme ceux du livre d’Enoch, des parties juives des livres Sibyllins et du Quatrième livre d’Esdras.
L’Apocalypse de Jean résume également dans un tableau suivi tout le contenu prophétique des enseignements de Jésus et des révélations apostoliques sur la fin des choses ; et comme Daniel a eu ses imitateurs pseudonymes chez le peuple juif, Jean a eu les siens dans l’Église chrétienne ; c’est ce que prouvent les Testaments des douze Patriarches et celles d’entre les portions chrétiennes des livres Sibyllins qui sont postérieures à l’Apocalypse.
Dès le commencement de son histoire, l’humanité a vécu d’attente, de crainte inquiète et de glorieuse espérance. L’oracle divin le plus antique : La postérité de la femme écrasera la tête du serpent, renfermait déjà l’indication de luttes futures et d’une victoire finale assurée. Cette attente s’est concentrée et épurée au sein du peuple d’Israël tout porté vers l’avenir, et dont le soupir ardent a rencontré sur son chemin vers le ciel la prophétie qui en descendait. Par Jésus ce divin soupir est devenu celui de l’Église ; et le livre de l’Apocalypse est l’écrin précieux dans lequel le joyau de l’espérance chrétienne a été conservé pour tous les temps de l’Église, mais particulièrement pour ceux de l’Église sous la croix.
Plus l’Église enfonce les pieux de sa tente dans le sol terrestre et s’établit commodément ici-bas, plus l’Apocalypse lui devient un livre étranger et même antipathique. Plus au contraire le vent d’orage ébranle les courtines de sa passagère demeure et menace d’en rompre les cordages, plus elle sent le prix de ce livre merveilleux qui lui apprend à regarder sans cesse en haut vers son Époux qui revient. C’est là d’ailleurs son attitude normale dans tous les temps, dans ceux du bien-être comme dans ceux de la persécution. Le Seigneur n’a-t-il pas dit au croyant : Soyez comme le serviteur qui attend son maître revenant des noces (Luc 12.36).
Notre première tâche est d’étudier, sans nous préoccuper d’aucune interprétation particulière, le plan du tableau prophétique.
L’idée générale du livre, celle qui en constitue l’unité fondamentale, ressort clairement, dès le commencement jusqu’à la fin : le Christ revient. Les Évangiles avaient raconté sa première venue ; l’Apocalypse décrit prophétiquement la seconde. La salutation de Jean aux églises est formulée de manière à faire déjà ressortir cette idée : Grâce et paix vous soient données de la part de celui qui était, qui est et qui vient… (verset.4). Cette salutation est immédiatement suivie de ces mots qui ouvrent le livre proprement dit : Voici, il vient sur les nuées, et tout œil le verra, et ceux-là même qui l’ont percé… Je suis l’Alpha et l’Oméga, qui suis, qui étais et qui viens, le Tout-Puissant. Le dernier mot du livre répond au premier : Celui qui témoigne de ces choses dit : Oui, je viens bien vite. — Amen ! Viens, Seigneur Jésus.
Le Seigneur avait annoncé en plein Sanhédrin, au moment même où sa mort allait mettre fin à sa présence sur terre, qu’il reviendrait : Je vous dis que dès ce moment vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel (Matthieu 26.64). Dans cette remarquable parole, le retour glorieux de Christ, comme roi et comme juge (c’est cette notion de jugement qu’implique le symbole de la nuée) est immédiatement rattaché au fait de l’ascension. C’est qu’en effet dès le moment de son élévation Jésus fonctionne dans l’histoire du monde comme travaillant à établir, par la prédication et par le Saint-Esprit qu’il répand du sein de sa gloire, son règne sur la terre, et comme renversant successivement tous les obstacles qui s’y opposent. Son apparition glorieuse au terme de cette œuvre ne sera pas sa venue, qui a commencé dès le jour même de son ascension, mais son arrivée. La venue de Jésus s’accomplit pendant toute la durée de la période actuelle ; elle aboutira à son terme dans l’événement qui porte spécialement le nom de Parousie ou d’arrivée. Aussi l’Église et le chantre inspiré, qui prie en son nom, ne disent-ils pas à la fin du livre : « Viens bientôt », mais, plus exactement et littéralement, « Viens bien vite ». Il s’agit, non de la proximité de l’heure d’arrivée, mais de la rapidité du voyage, quoique la première soit en relation avec la seconde.
Cette venue de Christ depuis l’ascension jusqu’à la Parousie, voilà donc le vrai sujet de l’Apocalypse, comme sa première venue, depuis la chute de l’humanité jusqu’à l’incarnation, a été le vrai sujet de la prophétie de l’Ancien Testament. Voici, il vient ; ainsi disait le dernier des prophètes, au faîte de l’ancienne révélation, en parlant de Jéhovah-Messie (Malachie 3.1). L’histoire du monde dans son essence se résume dans ces trois mots : Il vient ; il est venu : il revient.
C’est sur cette idée que repose le plan du drame apocalyptique. Dans tout voyage on distingue le point de départ, la marche, l’arrivée.
Le point de départ, dans le retour apocalyptique, c’est l’état de l’Église au moment où l’auteur reçoit la vision. Nous le trouvons décrit chapitres 1 à 3.
La marche, ce sont toutes les préparations qui acheminent l’apparition finale du Seigneur. Elles sont décrites chapitres 4 à 19.10.
Enfin, l’arrivée, c’est la Parousie elle-même avec toutes ses conséquences, chapitres 19, 11 jusqu’à la fin du livre. Ce plan si évident et si simple n’est pas favorable à la supposition d’un tableau composé de pièces rapportées, comme plusieurs envisagent aujourd’hui ce livre.
Nous comprenons naturellement dans la première partie le préambule (chapitre 1) et dans la troisième la conclusion (chapitre 22, versets 6-21).
Dans le chapitre 1, qui est l’ouverture de la première partie et du livre entier, le Seigneur apparaît à Jean revêtu de tous les insignes qui sont les emblèmes des différents attributs constituant sont état de gloire. Il est environné de sept chandeliers d’or, symbole des sept églises qui vont être nommément désignées, et il tient en sa main droite sept étoiles, qui représentent les pasteurs de ces églises. Voir en effet dans les anges des églises des anges proprement dits me paraît aussi impossible que de n’y voir que de pures abstractions, l’esprit de chaque église personnifiée. Ces anges doivent être des êtres réels (car ils sont responsables) et humains, car ils sont uns avec les églises qu’ils représentent et gouvernent.
C’est de ce tableau de la gloire du Seigneur que seront tirés les emblèmes par lesquels il se désignera en tête des messages adressés aux sept églises. Car c’est en vertu de ces emblèmes et des attributs qu’ils représentent, qu’il est capable d’accomplir envers elles tout ce qu’il leur promet ou dont il les menace.
Les sept messages sont renfermés dans les chapitres 2 et 3.
Les sept églises auxquelles ils sont adressés sont toutes situées en Asie-Mineure, mais sont choisies avec réflexion entre les églises beaucoup plus nombreuses de cette contrée. Il n’est parlé en effet ni de Milet, ni de Colosses, ni de tant d’autres qui existaient déjà alors. Quelle est la pensée qui a présidé au choix de ces sept ? Elle n’est pas difficile a discerner.
La première, Éphèse, est décrite de telle manière que la louange et le blâme se balancent en quelque sorte dans le message du Seigneur, quoique le reproche exprimé versets 4 et 5 ressorte déjà comme la note dominante de la lettre.
Dans la seconde église, celle de Smyrne, le bien domine au contraire. Aucun reproche sérieux, aucune menace, mais un témoignage rendu à la fidélité qui est le caractère général de la communauté et de son pasteur.
En échange, le ton de la menace et du reproche reprend le dessus dans la troisième épître, adressée à l’église de Pergame, et s’accentue même d’une manière plus énergique que dans la lettre à Éphèse.
Le Seigneur adresse sans doute un reproche à la quatrième église, celle de Thyatire ; mais les membres fidèles de cette église reçoivent une louange sans réserve et sont l’objet d’une magnifique promesse.
La cinquième église, celles de Sardes, est ouvertement taxée de morte, lors même qu’elle a la réputation de vivre ; et l’invitation à se repentir est développée d’une manière sévère et pressante.
Nulle église n’est aussi richement louée que celle de Philadelphie, la sixième. Il semble qu’elle n’ait plus qu’un pas à faire pour être admise dans le sein de l’Église triomphante.
Enfin la septième, Laodicée, est celle dont l’état est décrit sous les couleurs les plus sombres et dont l’avenir paraît le plus compromis. Elle est menacée d’un rejet imminent : Tu es tiède…; c’est pourquoi je te vomirai de ma bouche. Il y a là plus que l’expression du dégoût. Laodicée est tombée aussi bas que peut tomber une église, tout en ayant encore ce titre.
La loi d’après laquelle ont été disposées dans ce tableau les sept églises, paraît donc être celle-ci : Les numéros 1, 3, 5 et 7 indiquent les divers degrés possibles de la prépondérance du mal dans la vie d’une église chrétienne ; c’est la gradation dans le sens défavorable. Les numéros 2, 4 et 6 indiquent au contraire les divers degrés de la victoire de l’œuvre de Dieu sur le péché, la progression dans le sens du bien.
Nous pouvons en conséquence saisir l’idée générale de ce tableau des sept églises et de leurs conducteurs. Il renferme la représentation de toutes les nuances et en quelque sorte la statistique des états variés, en bien et en mal, qui peuvent caractériser la chrétienté terrestre. Le Seigneur a choisi, pour représenter ces sept degrés, les églises de la contrée où habitait Jean, qui réalisaient le mieux ces sept types. Le nombre sept indique, ici comme toujours, une totalité. Mais il s’agit, bien évidemment, dans la pensée du livre, d’une totalité simultanée, et non pas successive, comme le veulent ceux qui voient dans ces sept églises la représentation des principales phases de l’histoire de l’Église dans toute la suite des siècles. On peut sans doute, en se plaçant à ce dernier point de vue, faire des rapprochements ingénieux ; mais ils ont toujours quelque chose de subtil et d’arbitraire. D’ailleurs le but même de cette première partie est contraire à une pareille interprétation. C’est le point de départ de la marche du Seigneur dans le tableau suivant, qui doit être au moment de la vision, et non le déroulement de son histoire future, qui est bien plutôt le sujet des visions qui vont être décrites.
Dans cet arrangement des sept églises, nous trouvons pour la première fois une alternance de tableaux lumineux et de tableaux sombres qui sera l’un des traits frappants du livre entier. Du reste, l’auteur a eu bien soin d’indiquer lui-même son intention à cet égard par un signe extérieur. Dans les quatre épîtres de la série impaire (1, 3, 5, 7 - Éphèse, Pergame, Sardes, Laodicée), il a introduit la formule : Repens-toi, accompagnée d’une menace, en cas d’impénitence, qui ne se trouve point dans les épîtres intermédiaires (2, 4, 6 - Smyrne, Thyatire, Philadelphie).
C’est un fait digne de remarque que les églises ainsi réprimandées et menacées, à l’exception d’une seule (Pergame), soient aujourd’hui absolument effacées de la carte de la chrétienté, tandis que les trois qui sont l’objet des promesses du Seigneur ont subsisté à travers les siècles et fleurissent encore à cette heure 1.
C’est ici le tableau de la marche du Seigneur dans le cours des âges pour venir prendre possession de la terre, son héritage. Il a, dans ce but, une guerre à livrer. Comme Israël a résisté aux sollicitations de Jésus pendant sa vie terrestre, ainsi les Gentils résisteront à l’action exercée sur eux par Jésus glorifié. La lutte que le roi céleste aura à soutenir avec les païens indociles comprendra trois phases principales, qui sont désignées dans l’Apocalypse sous l’image des sept sceaux, des sept trompettes et des sept coupes.
Le sceau est l’emblème d’un événement encore caché, mais déjà divinement décrété. Dans le son de la trompette il y a plus que la simple déclaration d’un événement à venir, il y a une manifestation de volonté qui en appelle la réalisation prochaine. La coupe versée, enfin, représente le décret confondu avec son exécution. Il y a gradation évidente de l’un de ces emblèmes à l’autre.
Une progression se remarque aussi dans les effets résultant des trois ordres de phénomènes ainsi représentés. Les événements désignés par les sceaux font périr le quart des habitants de la terre ; ceux qu’annoncent les trompettes font mourir le tiers de ce qui reste, et les coupes frappent la moitié de ce qui a survécu aux deux séries des jugements précédents.
Il y a enfin gradation dans les trois idées qui président à ces trois séries. Les sept sceaux indiquent un premier assaut du Seigneur céleste contre la forteresse de la gentilité rebelle ; les sept trompettes désignent le suprême appel à la repentance et à la soumission ; et les sept coupes représentent les châtiments qui frapperont l’humanité définitivement endurcie ; ou, pour me servir d’une analogie historique qui se présente ici naturellement, les sceaux correspondent aux premiers miracles de Moïse devant Pharaon, les trompettes aux dix plaies, et les coupes au désastre de la mer Rouge.
Voici comment se déploient dans le tableau apocalyptique ces trois séries de coups de verge par lesquels le Seigneur de gloire travaille à briser la résistance du monde païen.
Les chapitres 4 et 5 sont le préambule de ce déploiement. Le chapitre 4 est le tableau de la gloire de Dieu. Son trône est porté par quatre vivants ; vingt-quatre anciens l’entourent et se prosternent devant lui. Les premiers sont les représentants de la force divine dans la nature ; les seconds figurent l’Église glorifiée. Les forces de la nature, dans les religions antiques, siègent sur le trône ; ce sont les divinités païennes elles-mêmes personnifiées. Mais, dans le monothéisme biblique, elles ont un rôle plus modeste ; elles servent simplement à porter le trône de Dieu, c’est-à-dire qu’elles sont tout au service de Dieu pour agir en vue de l’accomplissement de son plan. Les quatre êtres qui les représentent, le lion, le taureau, l’aigle et l’homme, sont les chefs-d’œuvre de la création terrestre. Des vingt-quatre anciens, douze représentent l’église judéo-chrétienne, douze l’église de la gentilité, les premiers répondant au collège des douze patriarches, les seconds à celui des douze apôtres.
Le chapitre 5 décrit la gloire de l’Agneau, de Jésus immolé et ressuscité. Entre ses mains est déposé un rouleau composé de sept feuilles superposées les unes aux autres et scellées chacune d’un sceau particulier dans la partie supérieure découverte. Ce livre contient les décrets divins qui vont s’exécuter à l’égard du monde. Ces deux circonstances, qu’il est confié à l’Agneau et que c’est l’Agneau lui-même qui en rompt successivement les sceaux, signifient évidemment que c’est au Christ qu’est remise l’exécution du plan de Dieu. Aussi est-il décrit comme possédant les sept yeux et les sept cornes, c’est-à-dire la plénitude de la toute-science et de la toute-puissance divines, sans lesquelles il ne pourrait accomplir une telle œuvre.
Au chapitre 6 a lieu l’ouverture des six premiers sceaux.
Il est impossible, en étudiant ces six tableaux, de ne pas se rappeler les paroles suivantes de Jésus dans la prophétie de la ruine de Jérusalem et de la fin du monde (Matthieu 24.7) : Une nation s’élèvera contre une autre nation, et un royaume contre autre royaume (voilà le deuxième sceau), et il y aura des famines (c’est le troisième sceau)et des pestes (c’est le quatrième) et des tremblements de terre en divers lieux (c’est le sixième). Paroles auxquelles il faut ajouter celle qui suit dans le même passage (Matthieu 24.14) : Et cet Évangile du royaume sera prêché dans toute la terre habitable pour servir de témoignage à toutes les nations (le premier sceau). Et enfin cette autre (Matthieu 24.9) : Ils vous livreront pour être maltraités et vous tueront, qui annonce les persécutions, sujet du cinquième sceau. Il est donc bien manifeste que le discours de Jésus, Matthieu 24, est le thème qu’amplifie cette partie de la vision apocalyptique. Ce que Jésus avait annoncé en termes propres, se transforme dans l’Apocalypse en une série de tableaux, conformément à la nature de ce livre.
L’ouverture du septième sceau, qui semblait devoir suivre immédiatement celle du sixième, est séparée des six tableaux précédents par deux scènes dont le caractère serein et lumineux fait contraste avec la couleur sombre de ceux-ci ; elles forment le contenu du chapitre 7. Nous avons déjà remarqué que cette alternance des scènes effrayantes et réjouissantes est un des caractères du livre que nous analysons. Cent quarante-quatre mille membres du peuple d’Israël, douze mille de chacune des douze tribus, sont marqués du sceau du Dieu vivant, c’est-à-dire désignés pour demeurer sa propriété, sans doute en opposition à l’apostasie générale qui envahira la terre et qui atteindra aussi le peuple juif. Un grand nombre d’interprètes voient dans ces 144 000 l’Église chrétienne, l’Israël spirituel. Mais à quoi servirait, dans ce sens figuré, l’énumération, nom par nom, des douze tribus israélites ; et que représenterait la multitude innombrable vêtue de robes blanches, dans le tableau suivant ? Mais rien n’indique que ces 144 000 Juifs soient déjà des croyants. Ils sont scellés, d’après le verset 1, en vue de l’avenir et sont mis à part pour une mission qu’ils auront à remplir, comme Juifs, mais devenus croyants, dans les luttes finales.
Après cette scène consolante relative à Israël, nous en contemplons une seconde : une multitude que nul ne peut compter, de toutes nations, tribus, peuples et langues, paraît triomphante devant le trône de l’Agneau. C’est ici l’Église chrétienne ; on ne compte point ses membres. Car cette foule innombrable comprend l’élite, non d’un peuple seulement, comme les 144 000, mais de tous les peuples. La vue anticipée du triomphe qu’attend l’Église à la suite des persécutions et des tribulations terrestres, doit lui inspirer le courage d’affronter les crises redoutables qui la séparent encore du terme glorieux.
Le septième sceau est brisé (Chapitre 8). Son contenu n’est point un événement spécial ; c’est tout ce qui reste du plan de Dieu ; ce sont les sept trompettes elles-mêmes avec les graves événements dont elles donneront le signal. Le ciel se prépare par un solennel silence et un redoublement de prières aux luttes qui s’approchent.
Et pourtant, après toutes ces calamités, derniers appels de la sainteté divine à la conscience humaine, les hommes ne rentrent point en eux-mêmes. Ils continuent à marcher dans leurs pratiques idolâtres et corrompues. L’Apocalypse ne connaît point, en effet, une conversion du monde païen entre les temps de l’Église primitive et l’époque de la Parousie (Apocalypse 9.20-21: Et les hommes ne cessèrent point d’adorer les œuvres de leurs mains, les démons, les idoles d’or et d’argent… et ne se repentirent point de leurs meurtres… Elle voit les abominations de l’idolâtrie se prolonger jusqu’à la fin (Apocalypse 9.13-21).
Comme l’ouverture du sixième sceau avait été séparée de celle du septième par une double scène consolante, garantissant le maintien d’un noyau fidèle en Israël et le triomphe final de l’Église, ainsi la septième trompette est précédée d’un épisode qui, si nous ne nous trompons, a en vue tout spécialement, comme la première des deux scènes du chapitre 7, le sort d’Israël dans la crise qui se prépare. Pour bien indiquer qu’il s’agit ici d’une scène à part et comme isolée au milieu du grand drame apocalyptique, l’auteur en fait l’objet d’un petit livre spécial, inséré dans le grand (Chapitre 10). Jean est invité à le manger ; c’est l’emblème de l’assimilation spirituelle la plus intime. Après cette espèce d’intermède il pourra reprendre la grande prophétie relative aux peuples et aux nations, aux langues et aux rois comme il est dit, Apocalypse 10.11.
Le contenu de ce petit livre, à la fois réjouissant et amer, est renfermé dans 11.1-13.
Un ange, tenant en main une perche, est occupé à mesurer le temple de Jérusalem, avec l’autel et ceux qui y adorent. De même que les 144 000 avaient été scellés pour demeurer la propriété de Dieu à travers les crises des derniers temps, le temple est ici mesuré comme emblème du domaine qui ne peut lui être arraché. Quant au parvis, il ne doit pas être mesuré, est-il dit, parce qu’il est livré aux Gentils, pendant une période de quarante-deux mois ou de trois ans et demi. Il est absurde de voir ici l’annonce d’une prise de possession matérielle du parvis par les païens ; car comment pendant trois ans et demi le parvis pourrait-il être au pouvoir des Gentils, sans que le temple lui-même, qui était du milieu du parvis, fût conquis par eux ? Ce tableau doit donc être pris au sens figuré. Le temple et le parvis sont l’emblème du peuple juif des derniers temps. Une partie d’Israël restera fidèle à son Dieu ; c’est celle que représente le temple mesuré par l’ange, avec l’autel d’or et les adorateurs qui l’entourent ; l’autre partie, c’est l’Israël charnel qui se livrera à l’esprit idolâtre des Gentils. Les adorateurs prosternés autour de l’autel ne représentent pas autre chose que les 144 000 scellés pour être gardés de l’apostasie ; nous les retrouverons bientôt dans la lutte finale. Le reste d’Israël a rejeté la crainte de Jéhovah ; il s’est émancipé de son culte traditionnel ; il s’est assimilé aux nations païennes.
Ce double Israël, charnel et spirituel, se trouve habiter dans son ancienne capitale, à Jérusalem. Il est rétabli comme peuple. Il est impossible en effet de ne pas prendre le nom de Jérusalem dans le sens propre, en face de cette explication (Apocalypse 11.8) : La grande ville qui est appelée spirituellement Sodome et Égypte, où le Seigneur a été crucifié. Au milieu de cet Israël restauré s’élèvent deux témoins de Dieu, deux prédicateurs de la repentance, qui, vêtus de sac comme les anciens prophètes, doués de leur puissance et de leur vertu miraculeuse, préparent le grand acte de la conversion nationale. Mais la Bête, c’est-à-dire l’Antéchrist, (c’est la première fois que paraît ce personnage, et comme il n’est proprement introduit dans le tableau apocalyptique qu’au chapitre 13, on reconnaît à ce trait frappant que le petit livre anticipe sur le cours des événements tel que l’expose la grande prophétie), la Bête, disons-nous, tue ces deux hommes, qui frappaient l’humanité impénitente de toutes sortes de plaies, et elle parvient ainsi à se défaire de ses deux plus redoutables adversaires. Les habitants de la terre se réjouissent de leur défaite ; mais cette joie est courte. Les deux témoins de la vérité ressuscitent le quatrième jour et sont élevés au ciel à la vue de leurs ennemis. En ce moment, un tremblement de terre fait crouler la dixième partie de la cité sainte ; sept mille personnes périssent ; tous les survivants donnent gloire à Dieu.
C’est ici le tableau de la conversion de la nation israélite dans le sens où saint Paul a dit : Et alors tout Israël sera sauvé (M. Reuss et M. Renan voient, comme nous, dans ce verset l’annonce de la conversion générale d’Israël à l’Évangile). Comme cet événement est le fait capital dans les développements à venir du règne de Dieu, c’est là la raison pour laquelle il fait l’objet d’un livre spécial. L’auteur lui-même a soin de faire sentir que la mention de ce fait à ce moment de la vision est comme une prophétie dans la prophétie, en mettant exceptionnellement tous les verbes au futur : Je donnerai à mes deux témoins de prophétiser…; ils seront vêtus de sacs…; quand ils auront achevé... ; etc., tandis que dans le cours de la grande prophétie les verbes sont en général au présent.
Enfin retentit la septième trompette (Apocalypse 11.15) ; c’est le troisième malheur, qui n’est rien moins que l’apparition de l’Antéchrist. Le verset 14, qui précède, est destiné à renouer le fil de la vision générale, interrompu par l’intercalation du petit livre. Comparez ce verset : Le second malheur est passé ; voici, le troisième arrive promptement, avec le verset 12, qui avait précédé la sixième trompette : Un malheur est passé ; encore deux malheurs après celui-ci.
L’on verra au chapitre 16 que les dernières calamités, représentées par les sept coupes, frappent la terre sous la domination de l’Antéchrist. Il résulte de là que les sept coupes rentrent dans le contenu de la septième trompette, exactement comme les sept trompettes formaient celui du septième sceau. C’est une grande pensée de représenter l’histoire comme une succession de périodes dont chacune se dégage du dernier terme de la série précédente. Dans cette image si simple s’exprime l’une des lois profondes de la marche du monde.
Le chapitre 12 prépare le tableau de l’apparition de l’Antéchrist en en dévoilant la cause. Cet événement terrestre est le résultat d’une révolution céleste.
Une femme est en travail, donnant le jour à un fils, celui qui doit paître les nations avec une verge de fer. Au point où la vision apocalyptique nous a conduits, il est impossible de voir là l’emblème de la théocratie juive enfantant Jésus comme Messie. Cette femme vêtue de l’éclat du soleil, c’est l’Église ou le royaume des cieux comme église (le terme de royaume en grec est féminin), et ce fils qu’elle met au monde, c’est le Messie, non en tant que le faible et pauvre Jésus, mais comme prêt à reparaître en qualité de roi et de juge. Satan, qui occupe encore dans les régions célestes une position élevée, voudrait empêcher l’événement qui s’approche ; c’est ce qui est représenté par la tentative d’engloutir l’enfant ; mais celui-ci est mis au-dessus de toutes ses atteintes. Le règne de Dieu menacé sera conservé miraculeusement pendant tout le temps de la souveraineté de l’Antéchrist. Au lieu de l’apparition du Christ, que Satan est parvenu à prévenir, a lieu maintenant celle du faux Christ, préparée dans la seconde partie du chapitre 12 et décrite au chapitre 13. Michaël, le champion de Dieu, le défenseur du monothéisme, attaque Satan, l’auteur du paganisme, pour lui ôter le reste du pouvoir divin qu’il possède encore dans les régions supérieures ; il le précipite de sa position élevée et le jette sur la terre. Celui-ci, pour se venger, évoque alors du sein des mers, c’est-à-dire du milieu des peuples, l’Antéchrist, son instrument pour livrer au règne de Christ ici-bas une lutte suprême (la vraie leçon 12.18 paraît être : Et il se tint (et non pas : je me tins) sur le sable de la mer).
L’Antéchrist, décrit au chapitre 13, est un dominateur universel. La Bête, qui le représente dans le tableau, réunit les caractères de tous les animaux décrits par Daniel, c’est-à-dire de tous les grands empires qui ont précédé le sien. Il représente donc d’une manière complète, absolue, le pouvoir hostile à Dieu sur la terre ; il réalise enfin cette monarchie universelle à laquelle un instinct secret a poussé dès le commencement l’humanité.
Il ressort du tableau renfermé dans le petit livre, chapitre 11, que la Bête régnera aussi à Jérusalem ; mais le chapitre 17, où sa capitale est caractérisée par les sept collines, montre que c’est à Rome qu’elle fondera son empire (Les sept têtes (de la bête) sont sept montagnes, verset 9).
Et comme il est dit aussi (verset 10) que les sept têtes sont sept rois, c’est-à-dire, d’après la manière d’écrire de Daniel, sept royaumes, il résulte de là que cette puissance dont Rome sera le berceau, réunira sous son sceptre tous les domaines qu’ont possédés les empires qui se sont succédé dans l’histoire.
L’une des têtes a été blessée à mort (d’après 17.10, on peut supposer que c’est la cinquième) ; mais cette plaie, contre toute attente, a été subitement guérie ; et ce prodige, qui étonne toute la terre, en amène tous les habitants aux pieds de la Bête. Il arrivera donc d’après cela qu’un des pouvoirs antidivins qui se sont succédé sur la terre, après avoir été abattu par la puissance divine, reparaîtra tout à coup restauré en la personne même de l’Antéchrist, tellement que le règne de celui-ci ne paraîtra être que cette ancienne puissance rétablie. C’est l’un des traits les plus importants du tableau apocalyptique. Il doit nous suffire ici de l’avoir signalé.
L’objet de l’inimitié de la Bête, c’est Dieu et son tabernacle (Apocalypse 8.6), puis tous les habitants de la terre qui ne veulent pas consentir à ployer le genou devant elle et à blasphémer le Dieu du ciel. L’Église est déclarée hors la loi (versets 16 et 17). C’est le temps des dernières persécutions annoncées dans le cinquième sceau. Remarquons la relation entre ce tableau et la prophétie de Jésus, Matthieu 24.24 : Et il s’élèvera de faux Christs.
L’Antéchrist a pour auxiliaires un personnage représenté sous l’image d’une bête aux cornes d’agneau et qui parle comme le dragon. D’après 24.20, c’est le faux prophète. Si dans cette œuvre diabolique la Bête représente le pouvoir politique sans Dieu et contre Dieu, la bête aux cornes d’agneau est le symbole de la puissance spirituelle qui concourra à l’établissement de ce pouvoir impie. Ici encore nous nous retrouvons en face du texte du discours de Jésus, Matthieu 24.24. Car après les mots : Il s’élèvera de faux Christs, nous lisons ceux-ci : et de faux prophètes. Le Seigneur ajoute : Et ils feront des miracles et de grands prodiges, de manière à séduire même les élus. Ces expressions sont en quelque sorte identiques à celles dans lesquelles l’auteur de l’Apocalypse décrit l’activité séductrice du faux prophète (Apocalypse 8.13 et 14).
Ce tableau sinistre du règne de l’Antéchrist est suivi, comme cela arrive à chaque fois dans l’Apocalypse, d’une scène propre à fortifier les croyants que pourraient ébranler de si terribles perspectives. Au chapitre 24, l’Agneau passe en revue sur la montagne de Sion, évidemment en raison de la lutte suprême actuellement engagée, une troupe de cent quarante-quatre mille fidèles qui doivent être la force de l’Église. Il est impossible de ne pas reconnaître ici les 144 000 du chapitre 7 qui avaient été scellés, c’est-à-dire mis en réserve comme destinés de Dieu à une œuvre spéciale. C’étaient alors de simples serviteurs de Dieu, aux fronts desquels était imprimé le nom de leur Maître (Apocalypse 8.3). Ils représentaient comme nous l’avons vu, l’élite fidèle qui se trouvera en Israël jusqu’à la fin, même dans son état de réjection. Maintenant ils font partie du peuple de Dieu et de l’Agneau ; ils portent gravé sur leur front le nom de leur Père (Apocalypse 14.1). Ils chantent un cantique nouveau ; car Dieu a fait en eux une œuvre nouvelle ; ils sont devenus les rachetés de Christ (verset 3). Ils ne sont pas seulement l’élite d’Israël, ils sont en même temps celle de l’humanité tout entière ; car tandis que les convertis d’entre les Gentils sont censés avoir passé par toutes les souillures qui étaient alors liées au paganisme, eux, gardés par la loi dès leur jeunesse, ils ont, même avant leur conversion, mené une vie exempte des impuretés vulgaires et forment maintenant, comme chrétiens, l’apparition la plus sainte qu’ait contemplée la terre (verset 4). Ce sont en quelque sorte les gardes-du-corps de l’Agneau dans cette lutte dernière, ou, comme dit saint Paul, les branches de l’olivier franc réintégrées sur leur propre tronc (Romains 11.16 et 24). Dès le verset 6 une nouvelle vision annonce un développement tout nouveau de l’œuvre missionnaire chez les païens. L’Évangile éternel est annoncé à tous les peuples de la terre. Dans la vision suivante, les hommes sont mis en garde contre les lâches concessions qu’ils pourraient être tentés de faire au pouvoir de la Bête actuellement régnante (versets 9-12). Puis une autre voix céleste les encourage en leur ouvrant la perspective glorieuse d’un repos immédiate assuré à la fidélité (verset 13). Enfin deux tableaux, l’un d’une moisson, l’autre d’une vendange, décrivent le moment qui approche où Dieu, d’une part, recueillera les siens dans ses greniers et, de l’autre, foulera ses adversaires dans la cuve de sa colère (versets 14-20).
Avec les chapitres 15 et 16, contenant une vision toute pleine d’encouragement pour les fidèles et absolument analogue à celles qui avaient précédé les sept sceaux (chapitre 5), et les sept trompettes (chapitre 7), nous arrivons à l’effusion des coupes, c’est-à-dire des derniers châtiments de Dieu sur l’humanité soumise à l’empire de la Bête. L’Antéchrist avait fait espérer aux hommes un âge d’or sous son sceptre ; mais il promettait sans Dieu et contre Dieu. Le Christ frappe, et son sceptre de fer tombe à coups redoublés sur les peuples séduits. C’est l’histoire des plaies d’Égypte que se renouvelle. Sept anges paraissent avec les sept coupes. Un ulcère malin ronge les chairs des sujets de la Bête (première coupe). L’eau de la mer se corrompt et tous les êtres qui habitent l’océan périssent (seconde coupe ; c’est la seconde trompette aggravée). Un jugement semblable frappe les sources et les cours d’eau (troisième coupe ; comparez La troisième trompette). Un soleil ardent consume les habitants de la terre (quatrième coupe). Ces quatre coupes constituent une première série de plaies à la suite de laquelle, comme l’auteur le fait remarquer, les hommes ne font que blasphémer avec une rage plus violente le nom du Dieu qui leur envoie ces fléaux.
Une obscurité épaisse envahit l’empire de la Bête, comme autrefois le royaume d’Égypte (cinquième coupe) ; les hommes se mordent la langue de fureur plutôt que de confesser leurs fautes. L’Euphrate est desséché de manière à ouvrir la voie à une nouvelle invasion des peuples de l’Orient, que trois esprits immondes convoquent au dernier combat contre l’Éternel (sixième coupe ; comparez l’invasion décrite dans la sixième trompette).
Enfin un tremblement de terre d’une violence incomparable atteint Babylone, la capitale de la Bête, et les autres villes de son empire (septième coupe ; comparez le phénomène semblable décrit au sixième sceau). Peut-être y a-t-il à faire ici un rapprochement qui, s’il est fondé, met en évidence la relation étroite entre les différentes parties du drame apocalyptique. Les fléaux représentés par ces sept coupes déversées sur le domaine de l’Antéchrist paraissent devoir être identifiés, dans la pensée de l’auteur, avec ceux dont les deux témoins était, comme tout le contenu du petit livre, une anticipation dans la prophétie elle-même. Nous arrivons avec les sept coupes au point où le drame général rejoint dans sa marche la scène du chapitre 11. Au verset 6 de ce chapitre, toutes les eaux étaient changées en sang ; il en est absolument de même au verset 4 du chapitre 25. Dans le même verset du chapitre 11 l’auteur ajoutait : Et toute autre espèce de fléaux. C’est ainsi qu’étaient résumées là les six autres coupes ou plaies énumérées au chapitre 15. Il eût été fastidieux d’énumérer deux fois la même série. L’Antéchrist, humilié par les fléaux qui désolent ses sujets, a fini par en découvrir l’origine : c’est le pouvoir, c’est la prière de ces deux prophètes qui exercent leur ministère à Jérusalem au milieu du peuple juif restauré et qui de là frappent le monde, comme Moïse et Aaron frappaient autrefois l’Égypte. Voilà la raison pour laquelle la Bête paraît à Jérusalem dans la scène du chapitre 11 ; elle y vient pour anéantir ce foyer de résistance qui menaçait son omnipotence. Le dernier mot du chapitre 16 proclame le triste résultat de cette troisième série de fléaux : et les hommes blasphémèrent Dieu. Il arrive un moment où ce qui devait servir à convertir l’homme, l’endurcit. C’est alors que et la société et l’individu sont mûrs pour le jugement. Le premier acte de ce jugement est décrit dans les chapitres 17 et 18 ; il a trait au châtiment particulier de Babylone, la capitale de l’empire anti-chrétien.
On remarque ici un changement inattendu dans la conduite de la Bête à l’égard de cette ville. Auparavant elle la portait sur ses sept têtes ; maintenant elle lui devient violemment hostile, au point de la livrer aux dix rois, ses auxiliaires, de la piller avec eux et de la livrer au feu (Apocalypse 17.16-17). Pourquoi la Bête se retourne-t-elle ainsi contre son ancienne résidence, le berceau de sa puissance ? C’est là une énigme que nous ne pourrons tenter de résoudre qu’en interprétant l’ensemble du tableau apocalyptique. Babylone vient de recevoir son salaire des mains de l’Antéchrist lui-même, qui en avait fait la capitale du monde. Le moment est venu où celui-ci à son tour va recevoir du Ciel, par l’apparition glorieuse du Christ, le salaire qu’il a mérité. Ce fait avec toutes ses conséquences est le dénouement du drame.
Au temps de la pleine domination de la Bête, le ciel s’ouvre ; le Messie apparaît sur un cheval blanc, emblème de victoire. Il s’appelle le Verbe de Dieu ; ses armées célestes le suivent ; ce sont les croyants, vêtus de blanc, symbole de sainteté. L’Antéchrist et le faux prophète sont jetés dans l’étang de feu ; ceux qu’ils ont entraînés dans leur révolte périssent. Puis Satan, le tentateur, est emprisonné dans l’abîme pendant mille ans. Cette période est le temps du règne de Christ au sein de l’humanité, non comme si Jésus devait régner corporellement sur la terre, (le tableau apocalyptique ne dit rien de semblable) il s’agit de la domination de son Esprit. L’Évangile déploie dans la société humaine tous ses effets bienfaisants ; les fidèles ressuscités prennent, des sphères supérieures, une part active à ce parfait épanouissement du règne de Dieu sur la terre. La seconde demande de l’Oraison dominicale est accomplie : le règne de Dieu est venu.
Mais la réintégration de la terre dans l’organisme céleste n’a pas encore eu lieu. Au terme de cette période, Satan est délié ; une longue prospérité spirituelle et sociale a préparé une nouvelle aberration et une dernière lutte. La crise éclate ; elle a pour résultat la complète défaite de l’esprit du mal. Satan est précipité cette fois dans l’étang de feu où l’attendent la Bête et le faux prophète et d’où l’on ne ressort pas. La résurrection universelle et le jugement dernier ont lieu et sont suivis de l’apparition des cieux nouveaux et de la terre nouvelle. Au milieu de cet univers transformé apparaît la nouvelle Jérusalem, la société des élus, dont la perfection est magnifiquement décrite par un seul mot : La longueur, la largeur et la hauteur de la ville sont égales. C’est la forme d’un cube parfait. Que signifie cette image, qui, prise à la lettre, serait grotesque ? La forme cubique était, comme on le sait, celle du Lieu très-saint dans le temple de Jérusalem. Le sens de cet emblème est donc que la ville entière est désormais ce qu’était le Lieu très-saint : le théâtre de l’apparition immédiate de Dieu. Voilà pourquoi Jean n’y voit pas de temple. Elle est elle-même tout entière la sainte demeure de Dieu dans la création renouvelée. Aussi toutes les créatures qui n’ont pas encore pris part à la rédemption viennent-elles y chercher leur guérison (Apocalypse 22.2).
Dans la seconde partie du chapitre 22, l’ange, qui est l’interprète de la révélation, revient à Jean et à l’état de l’Église et du monde au moment de la vision. Il invite l’Église à croître dans la sainteté jusqu’à la perfection, et le monde à mûrir, par une souillure toujours croissante, pour le jugement. Puis Jean somme les copistes qui reproduiront cette prophétie d’en respecter scrupuleusement le texte, en n’y ajoutant et n’en retranchant arbitrairement quoi que ce soit ; et, se faisant l’organe du soupir de l’Église, il supplie le Seigneur l’accélérer sa marche et de hâter son arrivée : Seigneur, viens vite ! Le Seigneur répond : Oui, je viens. Ce dernier mot exprime l’essence de la vie de l’Église depuis le moment de la vision jusqu’à celui de la Parousie.
Cette analyse du drame apocalyptique ne permet pas de n’y voir, comme on cherche à le faire aujourd’hui, qu’un composé de pièces rapportées. Une idée domine le tout, celle de la lutte de Jésus glorifié avec le monde des Gentils et de sa victoire finale. Cette lutte se déroule en un certain nombre de phases (sept sceaux, sept trompettes, sept coupes), qui se succèdent avec une gradation évidente jusqu’au dénouement et qui sont régulièrement entrecoupées de scènes rafraîchissantes et encourageantes pour la foi. Sans doute il ne serait pas impossible que l’auteur eût employé des tableaux prophétiques déjà existants. Mais en tout cas il ne l’a pas fait machinalement : il n’en a usé qu’en se les assimilant et en les faisant rentrer dans l’organisme de sa prophétie.
Mais, demandera quelqu’un, est-il possible d’admettre qu’un tableau aussi prolongé et composé avec tant d’art soit le résultat d’une révélation divine ? Ne doit-on pas y voir plutôt une composition humaine assez artificielle et de nature uniquement poétique ? Cette question se rattache étroitement à celle de savoir qui est l’auteur du livre. Mais rappelons avant tout quelques analogies dans l’Ancien Testament : la vision du 53e chapitre de Ésaïe, où tout le tableau des souffrances et du triomphe du serviteur de Jéhovah passe sous les yeux du prophète ; les Psaumes 2 et 110, où le voyant contemple l’élévation du Messie sur le trône divin, sa lutte avec les peuples rassemblés et avec leurs rois qui complotent contre son pouvoir et la victoire par laquelle ce roi-sacrificateur établit son règne sur la terre. L’exemple le plus frappant nous est offert par la série de visions par laquelle s’ouvre le livre de Zacharie. Dans neuf tableaux présentés à l’œil interne du prophète durant le cours d’une même nuit, il contemple la protection du Seigneur sur Jérusalem reconstruite, l’abaissement des monarchies païennes qui l’ont opprimée, l’assistance divine assurée aux travaux de Jéhosuah et de Zorobabel pour la pleine restauration du peuple de Dieu, une nouvelle corruption du serviteur de Jéhovah, sur la tête duquel, contrairement à la loi de Moïse et à la charte fondamentale d’Israël, seront réunies la tiare sacerdotale et la couronne royale (Zacharie 1-6). De tels antécédents nous conduisent bien près du grand tableau apocalyptique.
Quoi, nous, faibles humains, nous pouvons, par la magie de la parole, éveiller dans l’esprit d’un interlocuteur ou de milliers d’auditeurs tout un monde de pensées qui un instant auparavant leur était complètement étranger ; et Dieu, le père des esprits de toute chair, ne pourrait pas évoquer, quand il le veut, dans les profondeurs de l’âme humaine une série de tableaux qui soient l’expression de sa propre pensée ? Naturellement, un pareil fait ne peut être conçu comme acte isolé ; il doit faire partie d’un grand ensemble de même nature, d’une œuvre générale d’éducation et de révélation divine ; mais n’est-ce pas ainsi que la chose se présente dans l’histoire du règne de Dieu, telle que la retracent les Écritures ? Le tableau apocalyptique que nous venons de parcourir est le couronnement du long développement des révélations divines.
Mais ce qui nous autorise à attribuer le caractère d’une révélation à la vision que nous étudions, c’est que dans notre conviction, le livre où elle est transmise provient du disciple que Jésus avait fait pénétrer le plus avant dans l’intimité de sa pensée.
Quel est le personnage du nom de Jean qui deux fois se désigne comme l’auteur de l’Apocalypse (Apocalypse 1.4 et 22.8) ? Serait-ce un croyant quelconque d’Asie-Mineure, un des presbytes, par exemple, de l’église d’Éphèse, comme on l’a quelquefois supposé ; ainsi un tout autre homme que Jean l’apôtre ? Mais ne se serait-il pas désigné d’une manière plus claire, surtout puisqu’il est constant par les rapports des Pères que Jean, le disciple bien-aimé de Jésus, a terminé son ministère et sa vie au milieu des églises d’Asie-Mineure, et qu’ainsi une confusion eût été inévitable ? L’auteur qui, en s’adressant à ces églises, dans ces circonstances-là se désignait par le nom de Jean tout court et s’attribuait une si grande autorité sur elles et sur leurs conducteurs spirituels, ne pouvait donc ou qu’être Jean l’apôtre ou qu’avoir l’intention de se faire passer pour lui. Or, nous croyons pouvoir écarter la supposition d’une imposture. L’esprit de mensonge est incompatible avec le souffle divin de sainteté et de vérité qui pénètre toutes les pages de l’Apocalypse.
Cette conclusion tirée du livre est confirmée par la conviction unanime des églises du 2e siècle et de leurs principaux docteurs. Nous ne relèverons ici que deux témoignages plus particulièrement importants. Le premier est celui de Justin Martyr. Dans une discussion publique avec un Juif, nommé Typhon, qu’il a soutenue à Éphèse moins de cinquante ans après la mort de saint Jean, et dont il a rendu compte dans un ouvrage qui nous a été conservé (Dialogue avec le Juif Tryphon), il dit : « L’un des nôtres, nommé Jean, l’un des douze apôtres de notre Christ, dans la révélation qui lui a été donnée, a prédit que les fidèles passeraient mille ans à Jérusalem ». Justin avait visité un grand nombre d’églises ; et dans ce passage il exprime leur sentiment, et non point seulement le sien propre.
L’autre témoignage que nous devons citer, qui est postérieur au précédent d’une trentaine d’années, mais qui a néanmoins une valeur plus considérable encore par les circonstances de la vie de l’homme qui l’a rendu, est celui d’Irénée. « Jean, disciple du Seigneur, dit-il, a contemplé dans la vision apocalyptique l’arrivée sacerdotale et glorieuse du règne de Christ ». Et à l’occasion du nombre de la Bête (Apocalypse 13.18), il dit : « Ce nombre se trouve dans tous les anciens et exacts manuscrits, et ceux-là même qui ont vu Jean déclarent que ce nombre est celui du nom de la Bête ». Irénée avait participé dans son enfance à l’instruction chrétienne du vénérable évêque de Smyrne, Polycarpe, qui était lui-même le disciple de saint Jean. Le témoignage d’un tel homme, dont la probité est d’ailleurs hors de doute, a une valeur que nul ne peut méconnaître.
Nous n’ignorons pas les objections élevées contre l’opinion que nous énonçons.
Jean ne se nomme pas dans l’Évangile ; pourquoi se nommerait-il dans l’Apocalypse ? Parce que l’Évangile est une histoire, et l’Apocalypse une prophétie. Les historiens hébreux ne se nomment point, le contenu de leur récit étant de notoriété publique ; mais tous les prophètes hébreux se nomment, parce que leur nom est la seule garantie de la réalité de la révélation qu’ils s’attribuent.
Autre objection : Jean, s’il était le fils de Zébédée, pourrait-il parler comme l’auteur le fait au chapitre 21.14, où il raconte que les noms des douze apôtres de l’Agneau étaient gravés sur les fondements de la nouvelle Jérusalem ? Oui, parce que cette dignité d’apôtre, il ne la devait pas à son propre mérite, mais au don gratuit de son Seigneur et Sauveur.
Mais l’esprit de l’Apocalypse n’est-il pas aussi grossièrement judéo-chrétien que celui de l’Évangile de Jean l’est peu ? La différence est dans la forme, non dans le fond. L’Apocalypse parle un langage d’images et de figures. Pour en faire un écrit grossièrement judaïsant, il faut méconnaître le sens figuré de ce langage et prendre à la lettre toutes ces images. Or on ne saurait imaginer rien de plus absurde que les conséquences de ce procédé. Nous venons de voir que la nouvelle Jérusalem avait une hauteur égale à sa longueur et à sa largeur ; et nous n’avons pas eu de peine à découvrir la pensée renfermée sous cette image. Mais autant, prise allégoriquement, elle renferme une idée sublime, autant, littéralement comprise, elle est choquante, grotesque, absurde : (une muraille de ville de douze mille stades, c’est-à-dire de 450 lieues, de hauteur !) Baur, grand adversaire de l’authenticité de l’Évangile, mais défenseur non moins zélé de celle de l’Apocalypse, a dit que l’Évangile n’était tout entier « qu’une Apocalypse spiritualisée ». On ne saurait mieux rendre hommage, sans le vouloir, à l’accord foncier des deux écrits. L’Apocalypse entendue spirituellement (comme elle doit l’être, d’après le caractère prophétique de ce livre) est donc identique à l’Évangile.
On dit encore : Toutes les colères de Jean l’évangéliste sont pour les Juifs (qu’on se rappelle les luttes entre Jésus et les habitants de Jérusalem dans le quatrième Évangile), tandis que toutes celles de Jean, l’auteur de l’Apocalypse, tombent sur les Gentils. Mais ce contraste résulte précisément de ce que les deux écrits ne sont que comme les deux moitiés d’un seul et même tout. L’idée de l’ouvrage entier est : la lutte du Messie avec le monde. L’Évangile retrace le premier acte de ce drame : la lutte du Messie, durant son ministère terrestre, avec Israël. L’Apocalypse décrit prophétiquement le second acte du même drame : la lutte de Jésus glorifié avec les peuples païens. Ces deux sujets, au point de vue logique, s’excluent, justement parce qu’ils se complètent et ne forment réellement qu’un tout.
Mais Jean était un homme doux et débonnaire ; comment lui attribuer les menaces sanguinaires et les tableaux épouvantables de l’Apocalypse ? L’apôtre Jean, tel que se le représente l’imagination vulgaire, est une pure fiction ; nous l’avons montré dans notre étude précédente. Le Seigneur a caractérisé tout différemment son disciple préféré, quand il l’a appelé fils du tonnerre ; et c’est à ce surnom que nous devons penser quand nous nous représentons l’auteur de l’Apocalypse. Il nous rappelle ce Jean qui, selon Polycarpe, entrant dans une maison de bains à Éphèse, et apprenant qu’un faux docteur, nommé Cérinthe, s’y trouve en ce moment même, s’écrie soudain : « Sortons d’ici, de peur que la maison ne s’écroule sur l’hérétique et sur nous » (Irénée, adverset har. III, 3,4). C’est bien là l’homme qui dans l’Apocalypse voit en esprit s’écrouler notre vieil univers sur l’humanité rebelle. Sa charité n’est pas de la mollesse ; selon expression scripturaire, elle a la vérité pour ceinture.
La seule objection sérieuse contre l’authenticité de l’Apocalypse est la différence que l’on remarque entre le style de cet écrit et celui du quatrième Évangile. Celui-ci est pur d’araméismes, celui-là en est saturé. Mais cette différence s’explique par celle du genre narratif et du genre prophétique. Dans l’Évangile, Jean parle simplement la langue qui lui est propre, un grec dans lequel on reconnaît sans peine le vêtement hellénique d’une pensée juive. Dans l’Apocalypse, où il imite et copie, pour ainsi dire, les prophètes de l’Ancien Testament, il s’approprie leur style, sans pouvoir ou sans vouloir peut-être le plier entièrement au génie de la langue grecque à laquelle ce genre littéraire était complètement étranger. Du reste, une étude approfondie des deux écrits découvre dans le style de l’un et de l’autre des analogies tellement intimes et significatives, que des hommes appartenant au parti critique le plus opposé à l’orthodoxe ont essayé de prouver par cette raison même l’identité d’auteur des deux écrits.
Nous avons répondu aux principales objections ; voici maintenant quelques-uns des indices auxquels on peut reconnaître que les deux écrits émanent réellement d’un seul et même esprit :
Corrélation entre les personnages qui jouent un rôle dans les deux tableaux ; dans l’Évangile, Jésus, les Juifs, les disciples ; dans l’Apocalypse, Jésus, les Gentils, l’Église (ou l’Épouse). Dans les deux cas, d’abord, l’objet de la foi (Christ), puis la personnification de l’incrédulité (là les Juifs, ici les Gentils), enfin celle de la foi (là les disciples, ici l’Église).
Correspondance dans la marche des deux récits ; dans tous les deux, une lutte de plus en plus intense aboutissant à la défaite extérieure de la cause de Dieu, et, par cette défaite même, à son triomphe. Dans tous les deux, la fin paraissant toujours imminente et pourtant s’éloignant toujours de nouveau. On se rappelle cette formule d’ajournement si fréquente dans l’Évangile : « Car son heure n’était pas encore venue », à laquelle correspondent si exactement les constants ajournements de la fin dans le drame apocalyptique.
Même loi du contraste dans les deux écrits ; alternance répétée des tableaux sombres et lumineux, des scènes de foi et d’incrédulité.
Remarquons encore deux détails : Jésus est désigné par deux noms dans l’Apocalypse : l’Agneau (dans tout le cours de la prophétie) et la Parole de Dieu (Apocalypse 19.3). Or l’on sait que de ces deux noms le premier ne se retrouve que sous la plume de Pierre et du quatrième évangéliste, qui tous deux l’avaient entendu sortir de la bouche de leur maître, Jean-Baptiste ; et que le second n’est donné à Jésus, dans tout le Nouveau Testament, que dans deux autres écrits de saint Jean, l’Évangile et la première épître (Jean 1.36; I Pierre 1.19; Jean 1.1; I Jean 1.1).
Nous ne croyons donc pas nous tromper, quand nous prétendons que la critique, en nous imposant, comme une sorte d’axiome, l’option entre Jean l’apôtre, auteur de l’Évangile, ou Jean l’apôtre, auteur de l’Apocalypse, s’est méprise. Lors même que l’antiquité chrétienne n’attribuerait pas simultanément les deux écrits au même disciple bien-aimé, leur étude approfondie nous conduirait, me paraît-il, à cette conclusion.
La question de savoir à quel moment fut composée l’Apocalypse n’est pas en relation nécessaire avec celle de savoir qui en est l’auteur ; car les trois principales dates entre lesquelles on peut hésiter, sont comprises toutes trois dans les limites de la vie de l’apôtre Jean. Ce sont, comme nous le verrons le temps du court règne de Galba, en 68, ou bien, le temps du règne de Vespasien, 69-79, ou enfin l’époque du règne de Domitien, de 81 à 96. Cette dernière date est celle qu’indique l’antiquité chrétienne. Voici ce que dit Irénée en parlant du nombre 666, qui est la marque de la Bête :
« Si le nom du personnage désigné par ce chiffre avait dû être révélé clairement pour le temps présent il aurait été indiqué par celui qui a contemplé la révélation. Car la vision n’a pas été vue il y a bien longtemps, mais presque tous les jours de la présente génération, vers la fin du règne de Domitien ». Voilà un témoignage net et précis ; il n’a rien qui sente le vague de l’hypothèse ni l’incertitude d’un calcul exégétique. Irénée déclare, du reste, en plus d’un endroit, tenir ses enseignements de la bouche « des presbytres qui ont vécu avec Jean en Asie-Mineure jusqu’aux temps de Trajan ». Il pense tout particulièrement, en parlant ainsi, à Polycarpe et à Papias.
La première date, celle de l’an 68, résulte de l’explication que la plupart des critiques modernes donnent aujourd’hui de l’Apocalypse. La Bête ou l’Antéchrist représenterait, selon eux, l’empereur romain dans le sens collectif du mot. Les sept têtes seraient les sept premiers empereurs ; et comme l’auteur dit, Apocalypse 17.10, que le sixième est maintenant, il faut conclure de là qu’il écrit sous Galba, c’est-à-dire dans la seconde moitié de l’an 68, puisqu’au point de vue des historiens romains la série des empereurs est celle-ci :Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron, Galba. Néron, le cinquième, serait la tête qui a reçu une plaie mortelle (allusion à sa fin tragique). Le sixième serait Galba ; il serait fait abstraction d’Othon et de Vitellius, qui n’ont pas réellement régné. La septième tête serait le successeur attendu de Galba, et la huitième, qui est identifiée avec la Bête elle-même, ne serait autre que Néron, ressuscité, dont l’auteur annoncerait la réapparition, conformément à une légende qui eut cours à cette époque et dont se prévalurent même quelques ambitieux pour essayer de jouer le rôle de faux Nérons. La troisième date, intermédiaire entre les deux précédentes, résulte de l’interprétation qui envisage Vespasien, comme la sixième tête, en passant sous silence Othon, Galba et Vitellius et réservant le rôle de la septième à Tite et celui de la huitième qui sera la Bête elle-même, à Domitien. L’Apocalypse aurait été composée, dans ce cas, sous Vespasien, en prévision d’événements attendus comme très prochains.
Nous examinerons plus tard ces interprétations. Pour le moment, nous ne nous occupons que de l’époque où le livre a été composé : et nous recherchons laquelle des trois dates proposées est la plus vraisemblable, celle qu’indique la tradition ou l’une de celles que pense avoir constatées la science moderne.
Considérons d’abord l’état des églises d’Asie-Mineure. Elles avaient été fondées par saint Paul, de l’an 55 à l’an 58, ainsi dix ans avant le moment, où, d’après l’interprétation qui prévaut aujourd’hui, l’Apocalypse aurait été écrite. Or, que l’on pèse bien les reproches qui leur sont adressés dans les sept messages des chapitres 1 et 3. Éphèse est déchue de ses premières œuvres. Sardes a le bruit de vivre, mais est morte. Laodicée est tiède et prête à être vomie de la bouche du Seigneur. Aucun répit n’est annoncé ; si elles ne se repentent pas, le Seigneur va venir et renversera leur chandelier. Serait-il possible que ce fût là l’état auquel était réduites les églises fondées par saint Paul, dix ans après leur fondation ? S’il ne s’agissait que de l’irruption d’une fausse doctrine, comme chez les Galates, ou d’une rechute dans certaines habitudes païennes, comme à Corinthe, il n’y aurait là rien de bien difficile à comprendre. Mais ce qui est signalé, c’est un déclin si complet que le mal paraît être arrivé à son terme, la mort. Luther doit avoir dit qu’un réveil religieux dure trente ans. Le réveil qui a eu lieu de nos jours a commencé vers 1817 et n’a pas encore, après plus de cinquante ans, épuisé sa force ; et en dix ans ces puissances du siècle à venir, ces vertus du premier amour, que le ministère d’un saint Paul avait évoquées au sein des églises les plus florissantes du monde, auraient épuisé leur force ! Que dis-je ? En dix ans ! En 63, Paul écrit aux Éphésiens et aux Colossiens ; en 63 ou 64, Pierre écrit à ces mêmes églises d’Asie, de Bithynie, etc. Pas un mot échappé à la plume de l’un ou de l’autre apôtre ne laisse supposer le moindre relâchement dans la vie religieuse ou morale de ces églises. Et, en 68, quatre à cinq ans plus tard seulement, Jean leur parlerait le langage que nous lisons ! On aura beau affirmer le contraire : c’est là une complète impossibilité morale ; et si l’une ou l’autre de ces interprétations modernes ne peut se défendre qu’au prix de cette colossale invraisemblance, elle est par ce fait seul condamnée.
L’organisation ecclésiastique supposée par l’Apocalypse n’est pas moins incompatible avec une date aussi prématurée que celle de l’an 68. On sait que, dans la constitution des églises apostoliques, les communautés étaient dirigées par des collègues de presbytres qui avaient aussi le nom d’évêques. Ces deux titres, dont l’un provenait de la Synagogue et dont l’autre étaient d’origine grecque, désignaient exactement la même charge. 2 Mais vers la fin du siècle apostolique, l’autorité administrative de l’Église commença, au moins en Asie-Mineure, à se concentrer dans la personne d’un chef de troupeau, qui prit spécialement le nom d’évêque. La lettre de Clément Romain, écrite probablement sous Domitien à la fin du premier siècle, et les épîtres d’Ignace, qui datent du règne de Trajan, au commencement du deuxième, sont les premiers monuments patristiques de cette transformation graduelle dans le ministère ecclésiastique. Et cette transformation, nous la constatons précisément dans l’Apocalypse : Ecris à l’ange de l’église de… Nous l’avons vu, ce terme de nature toute personnelle : l’ange, aussi bien que la responsabilité que font peser sur le fonctionnaire ainsi désigné les reproches et les louanges du Seigneur, ne permettent pas plus de voir en lui un être collectif ou abstrait qu’un ange proprement dit, patron invisible du troupeau. Ce ne peut être que l’évêque, tel que nous le rencontrons dans certaines églises du commencement du second siècle. Nous constatons dans ce livre la transition qui s’opérait déjà en Asie mineure, de la constitution presbytérienne primitive à l’organisation monarchique universellement admise dès la seconde moitié de ce siècle. Ce fait exclut donc aussi positivement les dates de 60-70 que de 70-80, et ne concorde qu’avec celle qu’indique la tradition conservée par Irénée.
Un usage ecclésiastique auquel fait allusion un autre passage conduit au même résultat. Il est dit (Apocalypse 1.3) : Heureux celui qui lit et ceux qui écoutent la parole de cette prophétie. Ces expressions supposent deux choses : la première, qu’il s’agit ici d’une lecture publique, officielle, en pleine assemblée de culte, et non pas seulement d’une lecture privée et individuelle. C’est ce qu’indique l’opposition entre le singulier : celui qui lit, et le pluriel : ceux qui écoutent. De plus, le participe présent : celui qui lit (le lecteur), suppose, surtout en grec, un acte habituel, répété. Or, la lecture régulière des écrits apostoliques dans le culte ne saurait avoir commencé déjà au milieu du premier siècle. J’en appelle à M. Reuss, l’un des inventeurs de l’explication moderne : « Pendant tout le reste du premier siècle, dit-il, et pendant au moins le tiers du second, les écrits apostoliques n’étaient point encore l’objet d’une lecture officielle, réitérée et pour ainsi dire liturgique ». (Histoire du canon des Saintes-Écritures) Cette assertion dépasse, je crois, la vérité ; on n’a pas attendu l’an 130 pour lire publiquement les écrits des apôtres et combler ainsi le vide que laissait dans l’Église la privation de leur ministère personnel. Mais nous avons dans tous les cas le droit d’admettre que cet usage n’existait pas, comme forme reçue, à l’époque de Galba ou de Vespasien, et un peu après le milieu du premier siècle ; que par conséquent l’Apocalypse, qui implique cette coutume, ne peut avoir été composée de si bonne heure3.
Nous rencontrons dans cet écrit une expression tellement étrangère au style des autres écrits du Nouveau Testament qu’elle conduirait à elle seule à la même conclusion ; c’est le terme de jour du Seigneur, appliqué (Apocalypse 1.10) au jour du dimanche. Il est connu que les écrits apostoliques antérieurs à la ruine de Jérusalem ne désignent jamais ce jour que par l’expression (d’origine juive) de premier jour de la semaine. Le nom de jour du Seigneur est un terme de création purement chrétienne, qui appartient à la langue ecclésiastique et technique des derniers temps de l’âge apostolique, lorsque l’Église avait rompu tout lien avec la Synagogue. Aussi ne le trouvons-nous que dans les écrits du second siècle. La date indiquée par Irénée est seule compatible avec l’emploi de cette expression pour désigner le jour du dimanche.4
La manière dont sont désignés les Juifs dans l’Apocalypse exclut aussi la supposition que ce livre ait été écrit avant le grand jugement de Dieu sur Jérusalem. Ils sont appelés, Apocalypse 2.9 et 3.9, la synagogue de Satan. Quel auteur chrétien, quel écrivain judéo-chrétien surtout, comme doit l’avoir été l’auteur de l’Apocalypse, se fût permis de flétrir par une telle expression le peuple élu, avant que Dieu eût définitivement rompu avec lui ? Qu’on se rappelle comment l’Église judéo-chrétienne tout entière, d’après les Actes, participait encore en l’an 59 au culte du temple ; qu’on relise l’épître aux Hébreux, écrite en 67 ou 68 dans le but de consoler les chrétiens d’origine juive de la privation du culte du sanctuaire, privation si poignante qu’elle devenait même pour eux une tentation d’apostasie… et ce serait l’un de ces mêmes chrétiens hébreux qui précisément à la même époque aurait désigné ses compatriotes d’assemblée satanique ! Non ; un jugement divin tel que la destruction de Jérusalem et du peuple juif permet seul d’expliquer cette manière si nouvelle de s’exprimer sur le compte de l’ancien peuple de Dieu. Il ressort du Talmud que la prompte reconstitution du judaïsme sous Gamaliel II en l’an 80, dix ans après la ruine de Jérusalem, fut provoquée par la crainte d’une fusion avec l’église chrétienne. Cet acte décisif, qui consomma le divorce officiel entre la Synagogue et l’Église, fait comprendre l’attitude de l’Apocalypse à l’égard du judaïsme.
Remarquons enfin une coïncidence frappante entre un trait du tableau apocalyptique et la forme spéciale que revêtit la persécution exercée par Domitien. Dans la persécution de Néron, les chrétiens avaient été livrés aux derniers supplices. Il n’en fut pas de même sous Domitien. Plusieurs personnages éminents furent, selon les historiens du temps, déportés dans les îles5. Or le bannissement de l’auteur de l’Apocalypse à Patmos rentre précisément dans ce genre de châtiment. D’après tous ces indices, nous n’hésitons pas à le dire, l’Apocalypse doit appartenir à la fin du premier siècle de l’Église. Par les divers traits que nous venons d’indiquer, elle caractérise la transition de l’état des églises primitives, telles que les avaient fondées les apôtres, à celui des églises du second siècle6.
Nous arrivons à la partie la plus importante et la plus difficile de notre tâche, l’interprétation du livre. Le nombre d’explications de l’Apocalypse est presque incalculable, et il n’est pas aisé de classer tous ces essais partant des points de vue les plus opposés et aboutissant aux résultats les plus divers. D’une manière générale on peut dire que ces explications se rapportent à trois systèmes principaux :
L’assurance avec laquelle la première de ces interprétations s’est longtemps décerné les honneurs du triomphe, nous force à l’examiner de très près. Si nous venons à découvrir la fausseté de sa donnée première, c’est-à-dire de l’application du tableau de l’Antéchrist à Néron dont aurait attendu la réapparition, elle tombe toute entière par ce fait seul.
Voici nos objections principales contre cette interprétation qui prétend que le tableau apocalyptique n’est que l’amplification de la légende populaire alors répandue en Orient, d’après laquelle Néron, que l’on croyait mort, devait revenir comme persécuteur de l’Église, en même temps que comme exterminateur de l’antique Rome.
La preuve subsidiaire tirée de la variante du nombre 616, examinée de plus près, se change en une grave objection contre cette interprétation. Elle suppose que cette explication du nombre de la Bête par le nom Néron était déjà avant Irénée, tellement un secret public, que les copistes latins en ont modifié le chiffre pour l’accommoder à la manière d’écrire ce nom dans leur propre langue. Mais dans ce cas la fausseté des prophéties renfermées dans ce livre n’eût pu manquer, après trois ou quatre ans écoulés, de sauter à tous les yeux ; et leur crédit n’eût pu survivre à ce démenti éclatant que leur donnait chaque jour les faits, encore bien moins aller toujours en croissant. Ajoutons enfin qu’Irénée, le plus savant des Pères de cette époque, élevé en Asie Mineure et vivant en Gaule, qui s’est occupé tout spécialement de cette question et qui énumère les divers essais faits jusqu’à lui pour éclaircir ce mystère, ne paraît pas connaître encore l’explication que nous combattons9.
Ainsi donc la preuve irréfragable que l’on pensait avoir trouvée dans le calcul des lettres du nom de Néron est loin d’être aussi solide qu’on le prétendait. Aussi des savants tels que de Wette, Lücke, Bunsen, qui ne sont pas suspects de parti pris, et qui ont adopté en général l’application du tableau apocalyptique à Néron, rejettent-ils cette explication du nombre de la Bête et préfèrent-ils l’une de celles que mentionne Irénée, Lateinos, par exemple, ou telle autre.
M. Düsterdieck a tenté une nouvelle manière d’appliquer le tableau apocalyptique aux circonstances du premier siècle de l’Église. Suivant lui, la tête frappée à mort, puis miraculeusement guérie désigne non pas Néron personnellement, mais le pouvoir impérial romain qui, après la mort de Néron, paraissait près de périr, jusqu’à ce que Vespasien l’eût restauré en retirant le monde de l’anarchie et en substituant la famille des Flaviens à celle des Césars qui venait de s’éteindre. La sixième tête dont l’Apocalypse dit qu’elle est là, n’est donc pas dans ce cas Galba ; la vision prophétique omet cet empereur d’un jour ainsi qu’Othon et Vitellius ; c’est Vespasien lui-même, sous le règne duquel l’Apocalypse a été composée, au commencement de l’an 70.
La septième tête, qui ne doit régner qu’un peu de temps, c’est Tite, dont on pouvait prévoir la mort prochaine et violente, grâce au noir caractère de Domitien, son frère et successeur. La huitième, enfin, qui est en même temps la Bête elle-même, c’est Domitien, ce nouveau Néron, dont les chrétiens redoutaient l’avènement. Le nombre 666 répondrait, selon ce commentateur, au terme Lateinos, désignant l’empereur romain in abstracto. Cette interprétation a été admise, comme nous l’avons dit, par des hommes tels que B. Weiss et M. de Pressensé (dans la nouvelle édition de son livre sur le siècle apostolique). Plus plausible à certains égards que la précédente, elle l’est beaucoup moins à d’autres. Car comment admettre que cette parole 17.10, « Quand elle viendra (la septième tête), elle ne restera que peu de temps », repose sur un calcul de probabilité morale, d’après lequel on pensait que le cruel Domitien ne tarderait pas à mettre fin criminellement à la vie de son frère ? Nous ne répétons pas ici, d’ailleurs, les raisons multiples qui prouvent selon nous que le livre a été composé, non en l’an 70 et à l’époque de la ruine de Jérusalem, mais seulement dans les derniers temps du siècle apostolique.
La critique à laquelle nous venons de nous livrer nous conduit par ses résultats négatifs à un troisième système d’interprétation, celui qui reconnaît dans l’Apocalypse une vue générale des destinées de l’Église jusqu’au retour du Seigneur et à l’établissement de son règne. Mais ici s’ouvrent de nouveau trois voies qui aboutissent à des résultats assez différents.
D’après l’une de ces formes d’interprétation, l’Apocalypse serait le tableau plus ou moins détaillé de l’histoire du monde depuis Jésus-Christ, non seulement au point de vue religieux, mais aussi quant au développement politique et social. C’est ainsi que Bossuet vit dans l’Empire romain, païen et persécuteur des saints, et dans ces sept têtes, dont l’une revit après avoir été mortellement blessée, les derniers empereurs païens, Dioclétien, Maximien, Constance Chlore, Galère, Maxenu, Maximin, Licinius, et enfin une seconde fois Maximien, qui après avoir abdiqué prit la fantaisie de gouverner de nouveau ! Hengstenberg voit dans la Bête, non l’Empire romain, mais le pouvoir terrestre en général, dont la sixième tête est l’Empire romain. Le coup d’épée qui l’a frappé à mort est l’œuvre rédemptrice accomplie par Christ sur la croix. Par là le pouvoir terrestre anti-divin a été virtuellement abattu, quoiqu’il subsiste encore extérieurement ; mais la souveraineté réelle appartient au Christ et la puissance terrestre ne possède plus qu’une existence de pure apparence. La septième tête, qui est identifiée avec les dix rois dont parle le chapitre 17, représente les peuples germains qui détruiront la Rome païenne, puis se soumettront eux-mêmes à l’Évangile (« L’Agneau les vaincra », Apocalypse 17.14). Quant à la huitième tête, elle n’est qu’une invention des interprètes. C’est la Bête elle-même qui périt en la personne de la septième. Et c’est ainsi qu’enfin de compte le catholique Bossuet et le protestant Hengstenberg arrivent à ce résultat commun : que le règne de mille ans n’est autre que la domination officielle du christianisme dans notre Europe, dès le sacre de Charlemagne en l’an 800 (Hengstenberg). Si cette interprétation pouvait se justifier l’Église romaine n’aurait pas à s’en plaindre. Mais comment admettre avec Bossuet que la Bête blessée à mort et dont la guérison étonne tout le monde, soit Maximien reprenant le sceptre !
Comment prétendre avec Hengstenberg que la Rédemption soit le coup d’épée qui a frappé mortellement le pouvoir terrestre ? Celui-ci ne pousse-t-il pas une nouvelle tête, d’après Henstenberg lui-même, par l’apparition des peuples germains ?Et que faire de la première résurrection que l’Apocalypse place immédiatement avant le règne de mille ans ?Comment reconnaître d’ailleurs dans l’état de l’Église et du monde durant tout le moyen âge la réalisation du tableau que l’Apocalypse trace du règne de mille ans ?Satan a-t-il été réellement lié et privé d’action ici-bas pendant tout ce temps ? Enfin il est absolument impossible de supprimer, comme essaie de le faire Hengstenberg, la huitième tête si expressément signalée 17.11 comme devant être l’Antéchrist lui-même.
On se tire de toutes les difficultés par des explications subtiles, cela va sans dire ; mais le sens du vrai proteste.Au même système d’explication appartiennent l’interprétation des évêques du moyen âge qui appliquaient l’image de la Bête à Mahomet, celle des sectes persécutées à la même époque, qui croyaient y reconnaître la papauté, celle enfin des écrivains papistes qui prenaient la Bête pour la représentation de l’Empire dans ses luttes acharnées avec l’autorité papale.Toutes ces explications établissent des rapprochements plus ou moins ingénieux entre certains traits du tableau apocalyptique et le grand phénomène historique dont l’esprit prévenu de leurs auteurs a fait son point de mire.Mais l’impossibilité d’appliquer une foule d’autres traits fait bientôt comprendre au lecteur impartial que ces explications ne sont qu’un jeu d’esprit et qu’elles ne répondent en aucune façon à la vraie pensée renfermée dans la vision.Il faut en dire autant des applications très détaillées aux moindres circonstances de l’histoire de l’Église jusqu’à nos jours, qui ont été tentées par des écrivains protestants, surtout ceux de l’école anglo-française. Les représentants les plus distingués de cette méthode sont Faber et Elliot en Angleterre, Bengel en Allemagne, Gaussen et F. de Rougemont, dans la suisse française.
Mais comme prendre confiance dans ce mode d’interprétation, quand on voit, par exemple, une seule et même vision, celle des sauterelles à queue de scorpion (chapitre 19), appliquée par les uns à l’invasion arabe au septième siècle, par d’autres aux incursions des Perses sous Chosroës, par des troisièmes à l’introduction du Talmud chez les Juifs, par des quatrièmes enfin à l’invasion du monachisme ?L’arbitraire qui fait le fond d’un pareil système d’interprétation saute aux yeux, et l’on ne peut s’empêcher de demander dans quel but l’Esprit Saint se serait proposé d’écrire, selon l’expression malicieuse de M. Réville, « une histoire de l’Église en logogriphes » ? Si ce tableau est destiné à servir de guide à la caravane pendant sa marche, ne devrait-il pas être plus intelligible ? S’il ne doit être compris qu’à la fin et quand le but sera atteint, à quoi servira-t-il alors ?
M. Darby l’a bien senti ; et il a proposé une toute autre méthode ; c’est la seconde.Selon lui, l’Église ayant apostasié dès les temps apostoliques et ne devant être relevée qu’au retour du Seigneur, tout ce temps d’infidélité est omis dans la prophétie, et le tableau apocalyptique, qui commence avec le chapitre 4 et qui représente la fin des temps, se trouve, en vertu de cette omission, être immédiatement rattaché au tableau de l’Église apostolique renfermé dans les chapitre 2 et 3.Voilà comment il se fait que les dernières luttes et les dernières victoires de l’Église semblent placées à l’issue du siècle apostolique.Bien loin par conséquent d’avoir à chercher l’accomplissement des sceaux et des trompettes dans le passé, comme dans la méthode précédente, nous devons plutôt y voir l’image des crises encore à venir, qui précéderont immédiatement l’avènement de l’Antéchrist.Cette méthode a quelque chose de séduisant. Elle se rattache bien aux passages du Nouveau Testament qui paraissent exprimer l’imminence de la Parousie.Et surtout, en plaçant la réalisation de ces tableaux dans l’avenir, elle a l’avantage de faciliter singulièrement la tâche de l’interprète. Mais est-ce là vraiment la pensée du livre, et lorsqu’au chapitre 4 il est dit :Après ces choses je regardai, et voici une porte fut ouverte au ciel, n’est-il pas naturel de penser que le tableau céleste qui va se dérouler aux regards du Voyant se rattache immédiatement au tableau terrestre des sept églises, qu’il vient de contempler ?L’idée d’une apostasie de l’Église, au moyen de laquelle M. Darby écarte cette conséquence, est une fiction de son auteur.
Entre ceux qui voient dans l’Apocalypse une photographie détaillée de l’histoire de l’Église et de la chrétienté européenne depuis Jésus-Christ, et ceux qui admettent dans ce tableau un blanc complet entre les premiers siècles et la fin du monde, il faut donc prendre une voie moyenne.Nous ne connaissons guère qu’Auberlen, ce pieux savant enlevé de si bonne heure à l’Église dont il eût été l’une des lumières, qui se soit rapproché de cette méthode ; et encore nous paraît-il avoir incliné beaucoup trop du côté de ceux qui découvrent dans le tableau apocalyptique plus d’indications historiques qu’il n’en renferme réellement.Nous sommes persuadés, quant à nous, que les intuitions du prophète ne se sont pas égarées un seul instant dans le domaine de l’histoire politique et qu’elles se rapportent uniquement aux grandes luttes qui constituent la marche religieuse de l’humanité.Si pour rendre compte d’un détail apocalyptique, il faut employer une autre source de connaissances que la Bible elle-même, posséder, par exemple, des données étrangères aux prophéties de Jésus et de ses apôtres, relatives à la fin des temps, il me paraît que l’on peut affirmer à l’avance que la méthode suivie est erronée et qu’elle n’aboutira qu’à d’ingénieux mais arbitraires rapprochements.Il en est de l’Apocalypse comme du Cantique des cantiques. Elle n’est et ne peut rester canonique qu’à la condition d’appartenir uniquement, par ses idées fondamentales et par ses détails, à la sphère du règne de Dieu.
Essayons d’esquisser à ce point de vue une rapide explication des principaux tableaux apocalyptiques.
Le point de départ est, comme nous l’avons vu, le tableau moral des sept églises d’Asie-Mineure qui dans leur ensemble, offrent le type complet de l’Église chrétienne au moment de la vision. La chrétienté représentée avec toutes ses nuances d’états spirituels dans ces sept églises est l’auditoire auquel s’adresse l’auteur.
Les six sceaux (car le septième a une place à part) représentent, non des événements historiques déterminés, mais des classes de jugements par lesquels Dieu appuie en tout temps la prédication de l’Évangile.C’est ce que fait comprendre clairement la parole de Jésus à laquelle ces sceaux font allusion et dont ils ne sont que la paraphrase : Il y aura des guerres, des famines, des pestes, des tremblements de terre en divers lieux ; mais ce ne sera pas encore la fin. M. Darby a parfaitement désigné ces fléaux de divers genre, comme « les mesures gouvernementales » de la Providence pour ramener les hommes à Dieu.L’application de ces mesures disciplinaires dure jusqu’au moment où commence à retentir le son des trompettes. Le tableau des sceaux s’applique donc à toute la période de l’histoire de l’Église qui peut être appelée préparatoire ; ce sont les temps de l’appel de Dieu aux Gentils, pendant que la parole leur est annoncée. Le premier sceau désigne toutes les prédications de l’Évangile, le second toutes les guerres, le troisième toutes les famines, le quatrième toutes les maladies contagieuses, le cinquième toutes les persécutions, le sixième enfin tous les tremblements de terre qu’a vus et que verra la terre jusqu’à la phase dernière dont les trompettes doivent donner le signal.C’est donc dans ce tableau des sceaux qu’il faut placer toute l’histoire de l’Église jusqu’à nos jours, histoire qui ne pouvait être complètement omise, mais dont on ne voit nullement cependant rechercher les phases et les événements dans cette série de six sceaux.L’application pratique de tous ces tableaux est donc très aisée à faire, et l’usage édifiant de l’Apocalypse gagne infiniment à l’emploi de cette méthode. La curiosité seule est déçue.
Les deux tableaux du chapitre 7 qui précède l’ouverture du septième sceau, représentent deux faits à venir appartenant à l’histoire religieuse de l’humanité, l’un à celle du peuple d’Israël, l’autre à celle de la chrétienté païenne, et par lesquels le Voyant soutient l’espérance de l’Église qui est à la veille de sa dernière et sanglante lutte.L’acte par lequel un ange scelle cent quarante-quatre mille Juifs, douze mille de chacune des douze tribus, est ordinairement fort mal compris. Les uns le rapportent à l’Église chrétienne en général ; les autres à l’Église judéo-chrétienne en particulier. Ce second sens pourrait seul s’accorder avec l’énumération expresse et détaillée des douze tribus et surtout avec le contraste intentionnel que l’auteur établit entre ce tableau et le suivant.Dans celui-ci le Voyant contemple une multitude que nul ne peut compter, et qui se recrute de fidèles de toutes nations, de toutes tribus et de toutes langues.Si ceux-ci représentent, comme cela est évident, les innombrables chrétiens d’origine païenne, le premier tableau ne peut donc se rapporter qu’à un nombre déterminé de chrétiens d’origine juive, à moins pourtant qu’il ne s’agisse de Juifs non convertis au christianisme, ce qui seul me paraît possible.Car enfin rien n’indique que ces cent quarante-quatre mille soient déjà des chrétiens. Le sceau de Dieu dont ils sont marqués signifie simplement que Dieu les met à part et comme en réserve pour un rôle qu’ils doivent remplir dans l’avenir.Et en effet nous les retrouvons au chapitre 14, verset 1 et suivants, mais cette fois prêts à combattre au service de l’Agneau qui les passe en revue sur la colline de Sion. La comparaison entre ces deux tableaux paraît donc prouver qu’au chapitre 7 ce sont encore de simples Juifs, mais que dans l’intervalle entre le chapitre 7 et le chapitre 14, ils ont reconnu Jésus pour le Messie.Et c’est là aussi ce qui explique le mieux l’énumération détaillée si étrange des douze tribus juives au chapitre 7.M. Renan a déclaré ne rien comprendre à l’existence prolongée du peuple juif après l’apparition du christianisme. « C’est, dit-il, un spectre ambulant qui survit à l’arrêt qui l’a frappé… L’histoire n’a pas de spectacle plus étrange ».Il est vrai, l’existence opiniâtre de ce peuple errant et sans patrie depuis deux mille ans, est un grand problème que pose l’histoire à celui qui ne croit pas à la Providence. Mais Dieu tient en sa main la clef de cette énigme, et il la fait briller à nos yeux dans l’Apocalypse.Ce n’est pas pour rien, ni même pour peu de chose, que ce peuple subsiste et que se perpétue à nos regards étonnés le miracle de son histoire.comme il y avait autrefois en Israël sept mille hommes qui n’avaient pas fléchi le genou devant Baal, il y a dans l’Israël rejeté jusqu’à cent quarante-quatre mille que Dieu tient en réserve pour un grand et sublime dessein, qui s’accomplira à la fin des temps. Voilà ce que me paraît signifier le premier tableau.
Le second tableau n’est pas moins consolant et encourageant pour l’Église au moment où elle voit s’approcher la lutte finale. Elle contemple par l’œil du prophète un cortège innombrable composé de vainqueurs appartenant à toutes les nations et à toutes les langues du monde, qui entrent triomphalement dans le séjour céleste et se tiennent devant le trône de l’Agneau. En raison du nombre incalculable de ces païens glorifiés, on a prétendu qu’ils n’étaient présentés là que comme une vile plebs, comparés aux cent quarante-quatre mille Israélites divinement scellés. Comme si ces païens rachetés n’étaient pas vêtus de robes blanches ! Comme s’ils ne portaient pas dans leurs mains les palmes de la victoire ! Comme si l’Agneau lui-même ne les conduisait pas aux sources d’eau vive ! Comme si Dieu n’essuyait pas de sa propre main toute larme de leurs yeux ! (verset 17) Et l’on ose dire qu’ils sont traités par l’auteur comme une simple populace en comparaison de ces Israélites qui, comme nous venons de le voir, ne sont pas même encore présentés comme membres de l’Église ! Ce qu’un esprit prévenu peut faire voir à des yeux pénétrants !
Le fait est que ce tableau témoigne chez celui qui l’a tracé de la plus vive sympathie et du plus ardent enthousiasme pour les résultats de l’œuvre de saint-Paul dans le monde païen. Comme dans la scène précédente l’auteur avait voulu faire comprendre à l’Église qu’il restait, même dans l’Israël rejeté, un noyau de Juifs fidèles que Dieu maintenait et se proposait d’employer à la fin des temps, ainsi dans cette seconde scène il fait contempler d’avance à l’Église le triomphe magnifique qui attend les fidèles après la victoire. Après cela l’Église peut marcher en avant, quelles que soient les crises qui l’attendent, avec la double assurance de l’appui qu’elle trouvera dans la partie fidèle de l’Ancien peuple de Dieu et du glorieux repos qui l’attend après l’épreuve subie. Et de son côté, l’Agneau peu ouvrir le septième sceau qui renferme les secrets redoutables de l’avenir.
Cette ouverture a lieu au chapitre 8. On voit clairement dès le verset 2 que le contenu du septième sceau n’est autre que la série des sept trompettes. Celles-ci (en exceptant la septième qui a comme le septième sceau sa place à part) n’amènent qu’une aggravation des fléaux décrits dans les sceaux. Ce sont de nouvelles « mesures disciplinaires », mais plus décisives que les précédentes et que l’on pourrait appeler la dernière sommation au monde païen de la part de Dieu pour l’inviter à la repentance et à la conversion avant que sonne la dernière heure. Les trompettes font penser aux trompettes sacerdotales qui, après avoir ébranlé pendant six jours les murailles de Jéricho, les firent crouler au septième. Les calamités qui se succèdent coup sur coup à ces appels divins sont comme les symptômes de la dissolution physique et morale du monde ancien.
Convulsions accumulées dans les quatre domaines que réunissait souvent la prophétie antique, la terre, la mer, les fleuves et l’air (les quatre premières trompettes) ; puis convulsions dans la société humaine que tourmente une épidémie d’origine diabolique (cinquième trompette) ; enfin une invasion de peuples barbares, cruels et innombrables, qui bouleversent l’ordre de choses existant (sixième trompette) ; voilà les jugements qui précèdent immédiatement l’apparition du grand et dernier adversaire, de l’Antéchrist que va évoquer la septième trompette. C’est sur ces ruines de l’ordre ancien qu’il édifiera son trône. Ne disons pas qu’une telle accumulation de fléaux, d’accidents physiques et de catastrophes sociales, est quelque chose d’invraisemblable d’inouï. J’en appelle au tableau saisissant qu’a tracé M. Renan de l’état du monde au moment auquel il rapporte la composition de l’Apocalypse, vers l’an 70 de notre ère :
« Jamais, dit-il, le monde n’avait été pris d’un tel tremblement…; la terre elle-même était en proie aux convulsions les plus violentes ; tout le monde avait le vertige… La lutte des légions (entre elles) était effroyable… ; la famine se joignait aux massacres… ; la misère était extrême… En l’an 65 une peste horrible affligea Rome ; durant l’automne on compta trente mille morts… La Campanie fut ravagée par des trombes et des cyclones… ; l’ordre de la nature paraissait renversé ; des orages affreux répandaient la terreur de toutes parts. Mais ce qui frappait le plus, c’étaient les tremblements de terre. Le globe traversait une convulsion pareille à celle du monde moral ; il semblait que la terre et l’humanité eussent la fièvre à la fois… Le Vésuve préparait son effroyable irruption de 79… L’Asie-Mineure était dans un ébranlement perpétuel. Les villes étaient sans cesse occupées à se reconstruire. À partir de l’an 59, il n’y a presque plus d’année qui ne soit marquée par un désastre. La vallée du Lycus, en particulier, avec ses villes chrétiennes de Laodicée, de Colosses, fût abîmée en l’an 60… »
Et pourquoi des temps pareils ne pourraient-ils pas revenir, et avec un redoublement d’intensité, à mesure que s’approcheront la dissolution de notre vieux monde et les crises d’enfantement d’une terre nouvelle ? Comme on le voit, il n’y a pas lieu de séparer dans une telle commotion le monde physique et le monde moral ; les deux domaines sont liés par de mystérieuses affinités. De même que la Palestine a suivi, dans ses péripéties de désolation et de fertilité, le sort d’Israël, il en est ainsi du corps de la terre par rapport à l’homme. L’humanité n’est-elle pas cette âme du monde que rêvaient les anciens ?
Et dans ce grand tout, aussi bien que dans notre propre personne, rien se passe-t-il dans l’âme qui n’ait son contre-coup dans le corps, ou rien dans le corps qui ne réagisse aussitôt sur l’âme ? Avant de quitter ce tableau des fléaux amenés par les trompettes, l’auteur fait observer que malgré ces châtiments le monde païen ne se repentit point, mais persévéra dans son idolâtrie et dans ses crimes.
Et cependant il semble que ce reproche ne répond point à l’Histoire, qui nous montre au contraire les Gentils entrant en masse dans l’Église et acceptant le baptême chrétien. Mais la vision apocalyptique ne connaît point ce grand fait de la christianisation officielle du monde païen. C’est que ce christianisme n’a été chez la plupart qu’un vernis recouvrant un fond resté païen. Et lorsqu’au dernier jour l’ennemi lèvera l’étendard, alors toute cette masse chrétienne de nom se jettera de son côté et le paganisme toujours latent éclatera. À ceux qui nient l’unité de l’apocalypse, nous ferons observer ici le fait suivant qui nous paraît décisif.
De même que l’ouverture du septième sceau avait été précédée de la vision consolante des cent quarante-quatre mille Israëlites fidèles et d’une multitude innombrable de croyants païens triomphants, de même le signal de la septième trompette expressément annoncée (Apocalypse 10.7) est précédé d’une scène propre à remplir l’Église d’espérance et de courage, scène relative aussi, comme la première du chapitre 7, aux destinées du peuple juif et tellement importante aux yeux de l’auteur qu’il la place dans un petit livre particulier qui est comme une enclave dans le grand (Apocalypse 11.1 à 13). Après quoi il revient, versets 14 et 15, à la septième trompette annoncée auparavant. Tout cela est si artistement agencé qu’il est impossible, lorsqu’on le comprend, de penser à un travail de compilation.
L’image d’un petit livre que l’auteur doit manger est empruntée par lui à Ézéchiel ; mais dans cette forme ancienne il introduit une pensée nouvelle. Cette image signifie chez lui que la scène qui va être décrite dans ce petit livre est un fait de nature spéciale et complètement à part de tout ce qui précède et suit immédiatement dans la vision.
Jérusalem est occupée par les païens ; le parvis lui-même leur a été livré. Mais le temple, avec l’autel des parfums et les adorateurs qui l’entourent, est soustrait à leur pouvoir. Cet état de choses dure pendant trois ans et demi ; c’est le chiffre du règne de la Bête (Apocalypse 11.1 et 2).
Il n’y a pas dans l’Apocalypse un tableau qui ait été aussi mal compris que celui-là ; et ce malentendu a eu pour la critique et pour l’interprétation du livre entier les conséquences les plus funestes. On s’est figuré que l’auteur avait voulu dire par là, que lorsque Jérusalem tomberait aux mains des Gentils, le temple échapperait à la destruction qui frapperait la ville ; d’où l’on a naturellement conclu que l’Apocalypse, ou du moins cette partie du livre, devait avoir été composée avant l’an 70, c’est-à-dire avant la prise et la ruine de Jérusalem par les Romains. La destruction du temple par les soldats de Titus aurait ainsi été un cruel démenti donné aux espérances de l’auteur. Cette interprétation est tellement répandue dans la critique actuelle, qu’il est peu d’écrivains qui y échappent, comme si l’on se souciait fort peu de l’inconvénient de faire de l’auteur un faux prophète. Mais comment ne se rend-on pas compte de la somme d’absurdités qu’il faut attribuer à cet auteur, lorsqu’on prend le tableau tracé par lui au sens littéral ? Quoi ! Il se serait représenté la ville et le parvis occupés par les Romains, et l’édifice du temple, situé au milieu du parvis, échappant à leur pouvoir, et cela durant des années ! Il aurait vu en pensée des adorateurs agenouillés pendant tout ce temps autour de l’autel d’or, sans boire ni manger sans doute, à moins que l’ennemi lui-même ne leur fit passer des vivres ! Il aurait vu cette ville, qui venait d’être prise d’assaut, encore toute remplie d’habitants (verset 9), et les maisons toutes demeurées debout jusqu’à ce que la dixième partie d’entre elles croulât par l’effet d’un tremblement de terre qui aurait lieu à la fin des trois ans et demi ! Et ce n’est rien encore que ces absurdités matérielles ; il y a dans un pareil sens donné à la vision une contradiction morale plus intolérable encore. Nous avons vu et nous verrons que tout le tableau des sept sceaux, ainsi que celui de la septième trompette (Antéchrist et faux prophète) reposent sur le discours de Jésus relatif à la ruine de Jérusalem et à la fin du monde, Matthieu 24. Ce fait est reconnu par des hommes tels que M. Vischer, d’une part, et M. de Pressensé de l’autre. Et avec cela on pourrait croire que l’auteur de l’Apocalypse, chrétien selon le second des ces écrivains, s’est imaginé que le temple échapperait à la destruction, quand il lisait dans le même chapitre cette parole de Jésus : Il ne restera pas de cet édifice pierre sur pierre qui ne soit démolie !
Que l’on renonce à reconnaître la relation, évidente pourtant, entre les tableaux apocalyptiques et les expressions qui leur servent de thème dans le discours de Jésus ; ou que l’on comprenne que l’auteur de l’Apocalypse n’a pu raisonnablement espérer la conservation du temple dans la catastrophe qui approchait.
Tout, en échange, s’explique simplement si, conformément à la nature d’un livre dans lequel le langage est constamment figuré, on prend le tableau 11.1 et 2 au sens moral. La ville et le parvis livrés aux païens représentent une grande défection du peuple d’Israël et de ses conducteurs, l’apostasie dont parlait déjà saint-Paul, 2 Thessaloniciens 2.3. C’est Israël reniant le principe divin de son existence, la foi en Jéhovah ; s’accommodant au matérialisme et aux vices grossiers des nations au milieu desquelles il vit disséminé ; c’est, en un mot, l’ancien peuple de Dieu paganisé. À côté de cet emblème, celui de l’édifice du temple sauvegardé et des fidèles adorateurs qu’il renferme, désigne clairement les Israélites qui demeureront attachés à l’Éternel au milieu de la grande paganisation nationale. Ce sont sous une nouvelle image les 144 000 dont le chapitre 7 avait annoncé la conservation.
Dans la suite du chapitre nous voyons s’élever tout à coup au sein de ce peuple juif paganisé deux hommes de Dieu, les témoins du Dieu d’Israël. Vêtus comme les anciens prophètes, ils prêchent la repentance au peuple infidèle. Semblables à Élie et à Élisée dans le royaume des dix tribus, à Moïse et à Aaron à la tête d’Israël captif en Égypte, ils déchaînent par leurs prières les jugements de Dieu sur le monde soumis à l’Antéchrist ; celui-ci vient les combattre dans Jérusalem, siège de leur activité. Ils succombent matériellement comme Jésus ; mais au bout de trois jours et demi ils ressuscitent et sont glorifiés comme lui. Un tremblement de terre accompagne leur ascension ; 7 000 hommes périssent ; le reste donne gloire à Dieu. Comment ne pas voir ici avec MM. Renan et Reuss la conversion d’Israël, ou du moins son retour à Jéhovah préparant chez lui la foi à Jésus-Christ ?
Cette mention de la Bête au chapitre 11 est remarquable ; car l’Antéchrist ne paraîtra sur la scène, dans le cours de la grande vision, qu’au chapitre 13, quand aura retenti la septième trompette (Apocalypse 11.15) et après les événements précurseurs qui suivront ce signal (chapitre 12). Mais c’est précisément là ce qui prouve que le contenu du petit livre, la lutte des deux témoins avec la Bête et le changement qui se produit dans le peuple juif, est une anticipation dans la vision générale, ou, comme l’on pourrait dire, une prophétie dans la prophétie. Cette conclusion est confirmée par le temps futur des verbes employés fréquemment dans ce chapitre. En général dans le récit des visions apocalyptiques les verbes sont au présent parce que l’auteur voit ce qu’il raconte. Mais ici il est dit : Je donnerai (verset 3) ; ils prophétiseront (ibidem) ; la Bête combattra… vaincra (verset 7) ; on regardera… on ne permettra pas… (verset 9). L’auteur envisage donc lui-même les événements annoncés dans ce petit livre, au chapitre 11, comme appartenant à un avenir beaucoup plus éloigné que le moment de la prophétie auquel est présentement arrivée la vision générale. Voilà ce que les interprètes ont généralement méconnu et ce qui a jeté le trouble dans l’explication de ce morceau important. Au chapitre 7, l’Église avait été fortifiée, avant l’ouverture du septième sceau, par l’assurance du maintien d’un reste fidèle en Israël dont Dieu se servirait dans les derniers temps. Elle vient de l’être de nouveau, avant le signal de la septième trompette, par la certitude de la conversion future d’une grande partie du peuple juif rétabli à Jérusalem. Maintenant la septième trompette, qui doit amener l’Antéchrist et son règne sur la scène du monde, peut retentir. C’est l’événement qui est appelé 11.14 le troisième malheur ; dans ce même verset est rappelé le second malheur signalé comme tel 9.12 (l’invasion des Orientaux), et dans ce dernier verset est de nouveau rappelé le premier malheur (l’invasion des sauterelles diaboliques) ; comparez Apocalypse 18.13. Ce rapprochement montre clairement l’identité des trois malheurs avec la cinquième, la sixième et la septième trompette ; il est si parfaitement calculé et intentionnel qu’il exclut encore pour cette partie l’hypothèse d’une œuvre de compilation.
Aussitôt après que la septième trompette a sonné (Apocalypse 11.15), commencent à se dérouler les événements préliminaires de la venue de l’Antéchrist. Ils sont décrits au chapitre 12. Il y en a deux principaux qui sont tous deux placés dans le ciel, parce que les événements terrestres qui y correspondent reposent sur des conditions supraterrestres : La femme enfantant le Christ et Satan précipité du ciel sur la terre par l’archange Michaël.
Le premier de ces symboles est rapporté par presque tous les interprètes modernes à l’Église juive mettant au monde le Messie. Cet enfant merveilleux est transporté dans le ciel, sans même avoir vécu ici-bas, pour y être gardé jusqu’au moment où il reparaîtra comme Messie glorifié et roi de l’univers (chapitre 19). On comprend que si c’était là vraiment le sens de ce tableau, M. Vischer serait fondé à dire qu’il ne peut avoir été tracé que par une main juive, et que M. Schön, qui admet le caractère chrétien de l’auteur de l’Apocalypse, aurait raison de concéder ici un emprunt à une composition d’origine juive. Car enfin quel auteur chrétien pourrait représenter le Christ comme ayant été enlevé au ciel et arraché à Satan immédiatement après sa naissance ? Mais, d’autre part, comment comprendre que le rédacteur de l’Apocalypse en vienne à raconter maintenant la naissance terrestre du Messie après l’avoir décrit au chapitre 5 comme l’agneau immolé assis sur le trône de Dieu, adoré des anges, prenant le livre des décrets divins et en brisant successivement les sceaux ? Il y a plus : la mère de cet enfant mystérieux, après l’avoir mis au monde, s’enfuit au désert pendant 1260 jours (Apocalypse 12.6) ou trois ans et demi (Apocalypse 12.14), période qui équivaut précisément à celle de 42 mois qui est le temps du règne de l’Antéchrist, (Apocalypse 13.5). Or le rédacteur chrétien de notre Apocalypse pourrait-il faire coïncider la naissance de Jésus à Bethléem avec l’avènement de l’Antéchrist dont il fixait, prétend-on, la date à l’an 68, et placer la fuite au désert (sa dispersion) tôt après la naissance de Jésus, ainsi 70 ans avant la destruction de Jérusalem ? Comment lui prêter de semblables monstruosités qui dépassent encore celles qu’on devrait attribuer au chapitre 11 ? Si l’on veut absolument soutenir que l’auteur de l’Apocalypse a employé ici des matériaux d’origine juive, il faut en tout cas reconnaître, non seulement comme le fait M. Vischer, qu’il les a interpolés en les parsemant de quelques annotations chrétiennes, mais qu’il en a complètement transformé le sens de manière à les assimiler à sa conception chrétienne. Quel est en effet le sens de cette vision ?
La femme mystérieuse revêtue du soleil et couronnée de douze étoiles représente non la théocratie juive, mais le règne de Dieu apparu sous la forme d’Israël, puis de l’Église. L’enfantement du Christ n’est pas celui de Jésus à Bethléem, mais comme il est dit au verset 5, celui du Roi qui doit paître les Gentils avec un sceptre de fer. L’image de la femme qui enfante signifie que le moment est venu où le royaume de Dieu est sur le point de se réaliser enfin sous la forme de l’état de choses extérieures et visibles dont l’Église porte en elle depuis si longtemps le principe et qui se personnifie dans le Christ glorifié. Mais cette réalisation ne peut avoir lieu qu’après l’apparition complète du règne du mal ici-bas. Le dernier mot de Dieu sur la terre doit être la négation du dernier mot de Satan. Voilà pourquoi, au moment où le règne visible du Christ semble prêt à éclater, ce terme attendu et si longtemps espéré et tout à coup ajourné pour faire place au règne de l’Antéchrist. C’est cet ajournement qui est représenté sous l’image de l’enlèvement du Messie prêt à paraître ici-bas et transporté soudain sur le trône de Dieu, jusqu’à ce que l’Antéchrist ait fait son œuvre. Cette période d’attente dure, comme nous l’avons vu, trois ans et demi ou 1260 jours ou 42 mois ; et la vision signifie que l’Église laissée ici-bas sera exilée et persécutée durant ce temps, qui est celui du pouvoir de l’Antéchrist. Cette image du Messie que doit enfanter l’Église, est hardie, sans doute ; mais on peut la rapprocher de l’expression du psaume 2, qui s’applique à la résurrection : Je t’ai engendré aujourd’hui, et de cette expression de l’apôtre :Jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous (Galates 4.19). Ce sens est confirmé par le verset 17 où les croyants sont appelés les autres de la postérité de la femme.
Le second événement précurseur de l’apparition de l’Antéchrist est décrit sous l’image d’une lutte céleste entre Michaël et ses anges, d’une part, le Dragon avec ses anges, de l’autre. Celui-ci est précipité du ciel avec ses acolytes. En effet, comme le dit saint Paul, même depuis la venue de Christ, il a encore une place dans les lieux célestes, c’est-à-dire une position élevée d’où il exerce sa puissance sur l’humanité (Éphésiens 6.12). Que signifient cette lutte et cette chute ? L’archange Michaël dont le nom signifie Qui est comme Dieu est dans le livre de Daniel le champion du monothéisme. Satan, le séducteur des hommes, est au contraire celui qui les éloigne de Dieu en les poussant à l’idolâtrie et en détournant sur lui-même le culte qui ne revient qu’à Dieu. Toutes les divinités païennes devant lesquelles se prosternaient les peuples anciens, n’étaient qu’une vaine fantasmagorie derrière laquelle se cachaient Satan et ses anges : Ce que les Gentils sacrifient, dit saint Paul, ils le sacrifient aux démons (1 Corinthiens 9.20). Le combat entre Michaël et Satan ne peut donc signifier autre chose que la lutte du monothéisme, représenté par le christianisme et le judaïsme fidèle, contre le paganisme encore régnant, même depuis la venue du Christ, chez tant de peuples de la terre ; et la chute de Satan et de ses anges figure par conséquent l’abolition graduelle des cultes idolâtres là où ils se pratiquent encore. C’est le grand fait dont Jésus contemplait le prélude dans les premières victoires des évangélistes envoyés par lui, lorsqu’il disait : Je voyais Satan tombant du ciel comme un éclair (Luc 10.18).
Par la chute progressive du paganisme Satan perd l’ancien pouvoir qu’il exerçait encore sur le cœur des hommes ; il doit renoncer peu à peu à ces prestiges par lesquels il séduisait l’imagination des nations. Tous ces cultes odieux dont il recueillait le sanglant hommage, disparaissent l’un après l’autre de la surface de la terre. Et quelle sera sa vengeance ? De susciter à Dieu et à son Christ un adversaire nouveau qui pourra changer cette défaite en victoire. Ce dessein il l’exécute par l’apparition de l’Antéchrist. Obligé de renoncer au pouvoir qu’il exerçait directement sur les hommes, il se résigne à livrer sa puissance à un homme, un nouveau Judas, qu’il découvre au sein de l’humanité, qu’il revêt de forces surnaturelles et dont il fait le rival du Christ. C’est comme le défi du désespoir qu’il jette à celui-ci : En échange de mes païens dont tu as fait des chrétiens, je vais faire de tes chrétiens autant de païens.
Ce rival paraît au chapitre 13 ; c’est l’Antéchrist, dont le règne était prévu comme l’objet de la septième trompette. Il est évoqué par Satan qui, précipité du ciel, c’est-à-dire privé de la puissance qu’il exerçait sur la conscience de l’humanité idolâtre évoque l’Antéchrist pour livrer un suprême combat à Dieu et au Christ. Il se tint, est-il dit (Apocalypse 13.1), sur le sable de la mer. Satan se tient là sur le rivage pour faire surgir du sein de l’océan, c’est-à-dire de la masse mobile des peuples, le personnage dont il a besoin10.
Cet homme, que Jean lui-même appelle dans ses épîtres l’Antéchrist, porte dans le langage figuré de l’Apocalypse le nom de la Bête, la Bête féroce, nom qui fait évidemment antithèse à celui de l’Agneau, donné au Christ dans tout le cours du livre. Il est donc bien l’équivalent de celui d’Antéchrist. Celui-ci peut en grec signifier soit l’adversaire du Christ (en prenant la préposition anti dans le sens de contre), soit un faux Christ, un rival du Christ, qui prétend prendre sa place, (en prenant anti dans le sens de à la place de). Le second sens est certainement préférable, car il caractérise plus clairement la prétention de ce personnage de se donner lui-même pour le Messie, le grand Roi attendu depuis si longtemps et qui doit gratifier l’humanité de l’âge d’or tout terrestre auquel elle aspire. Si ce sens est le vrai, il en résulte tout naturellement que nous devons voir dans ce personnage qui jouera le rôle d’Anti-Messie, un membre de la nation juive. L’idée de Messie et le terme qui l’exprime sont hébraïques. Jésus, qui a vraiment réalisé cette idée, est sorti de ce peuple, au sein duquel les prophètes avaient annoncé sa venue ; il ne saurait en être autrement de son rival, du faux Christ. La nature des choses dit elle-même que, comme c’est par l’intermédiaire du peuple juif que l’humanité a produit ce qu’elle a enfanté de meilleur, c’est aussi par lui qu’elle mettra au monde ce qu’elle produira de plus mauvais. Corruptio optimi pessima, dit le proverbe latin (la corruption du meilleur est le pire). Le peuple qui a pu enfanter le Christ est aussi le seul capable de mettre au jour l’Antichrist. Au milieu du second siècle, Justin dans le dialogue qu’il eut avec le Juif Tryphon, lui dit en face :
Vous nous maudissez dans vos synagogues, nous qui croyons en Christ. Seulement vous n’avez pas la puissance de mettre la main sur nous, parce que ceux qui nous gouvernent (les Romains) vous en empêchent. Mais toutes les fois que vous l’avez pu, vous n’avez pas manqué de le faire.
Un siècle déjà avant Justin, saint Paul avait déclaré la même chose. Voilà comment il décrivait les dispositions du peuple juif rebelle à Dieu :
Eux qui ont tué le Seigneur Jésus, ainsi que les prophètes, et qui ne cessent de nous poursuivrent, déplaisant à Dieu, et ennemis de tous les hommes, nous empêchant de parler aux Gentils pour qu’ils soient sauvés et comblant par là continuellement la mesure de leurs péchés
Les choses sont bien changées, extérieurement parlant, depuis le jour où l’apôtre écrivait ces lignes ; mais le fond du cœur renferme les mêmes trésors de haine contre Jésus-Christ et l’Évangile, dont il débordait alors.
Quelle était l’idée que se faisait l’apôtre Paul lui-même de celui qu’il appelle l’homme de péché et l’Adversaire, et qui est évidemment le même personnage que l’Antéchrist de saint Jean ? Paul déclare que le mystère de l’apparition de cet impie commence déjà à agir. Seulement sa pleine manifestation est comprimée pour le moment par une puissance qu’il appelle le retenant et qu’il désigne tantôt par un pronom neutre, tantôt par un pronom masculin, parce que c’est à la fois à ces yeux un pouvoir et une personne. Quand le langage scripturaire use de ces termes énigmatiques, c’est ordinairement lorsqu’il fait allusion aux puissances politiques de l’époque, à l’égard desquelles le peuple de Dieu éprouve tout ensemble un sentiment de crainte et une impression de respect.
Le principe répressif, que saint Paul désigne par ce terme obscur : le retenant, est donc vraisemblablement le pouvoir dominant à cette époque, le pouvoir romain, l’Empire (neutre) ou l’Empereur (masculin)11. Or si c’était la force des légions romaines qui empêchait alors la manifestation de l’Antichrist, il suit de là tout naturellement, comme l’a bien vu M. Reuss, que l’homme de péché ne pouvait être, dans la pensée de saint Paul, que le Messie juif, l’incarnation de l’esprit révolutionnaire qui déjà alors fermentait au sein du peuple et n’attendait pour éclater que le moment où la puissance romaine serait affaiblie.
Ce qui confirme cette explication, c’est le rôle religieux non moins que politique que Paul attribue à ce personnage et qui convient à un juif plutôt qu’à un monarque païen : Il s’établira comme dieu dans le temple de Dieu. L’adoration même que réclamait l’empereur romain ne répond point à la force de cette expression, encore moins au sens de la suivante d’après laquelle l’homme de péché sera l’auteur de l’apostasie, de la défection par laquelle une partie des anciens croyants, juifs et chrétiens, et à leur suite l’humanité soumise à leur influence, se laisseront entraîner loin du vrai Dieu. Tout cela nous fait penser à Israël et nous donne le droit de conclure que saint Paul était bien convaincu du caractère juif de celui qu’il attendait comme le faux Messie. Or comme il est probable qu’il s’était entretenu plus d’une fois à Jérusalem avec les autres apôtres sur un sujet si important aux yeux de l’Église primitive, il est difficile de croire que Jean eût sur ce point une idée entièrement différente de la sienne ou même directement opposée à celle-ci ; ce qui serait le cas si Jean eût envisagé comme l’Antéchrist précisément le pouvoir qui selon Paul empêchait sa manifestation. Mais la raison la plus décisive en faveur de l’origine juive de l’Antéchrist me paraît être l’explication très simple du fameux passage Apocalypse 17.10 et 11, à laquelle nous sommes conduits par cette idée :
Et les sept têtes sont sept rois ; cinq sont tombés, et l’un est ; l’autre n’est pas encore venu, et quand il sera venu, il doit ne rester que peu de temps. Et la Bête qui était et qui n’est pas, c’est elle qui est la huitième, et elle est des sept, et elle va à la ruine
Les mots : Cinq sont tombés, font naturellement penser à cette parole du chapitre 13, verset 3 : Et je vis une de ces têtes qui était comme égorgée mortellement, et sa plaie fut mortelle fut guérie. D’après l’interprétation qui était régnante il y a peu d’années, cette cinquième tête blessée à mort serait Néron, dont chacun connaissait le suicide ou le meurtre ; et la guérison de sa plaie mortelle serait la réapparition de ce même Néron comme Antéchrist. Nous avons déjà réfuté cette interprétation, et elle nous paraît échouer plus spécialement encore contre la parole que nous venons de citer. Car si la sixième tête, celle dont il est dit qu’elle règne actuellement, désigne Galba, le successeur de Néron, comme dans ce sens là on doit le prétendre, qui donc est le septième (empereur), intercalé sans raison entre lui et Néron qui va revenir ? Et de plus, comment Néron, qui n’était que l’une des têtes, pourrait-il être identifié par les mots : la Bête qui était et qui n’est pas, avec la Bête entière ? L’autre explication, qui tend à prévaloir actuellement et qui identifie la Bête, non plus avec Néron, mais avec le pouvoir impérial romain, fait droit jusqu’à un certain point à cette dernière observation. La Bête qui était et qui n’est pas désigne dans ce cas la puissance impériale, qui paraissait avoir reçu un coup mortel par le fait de la mort de Néron ; car cet événement fut suivi d’un temps d’anarchie durant lequel le pouvoir impérial, auquel prétendaient presque simultanément Othon, Galba et Vitellius, paraissait n’exister plus jusqu’au moment où Vespasien saisit énergiquement les rênes du gouvernement et releva soudain le prestige de l’Empire. L’État romain, avec ses huit premiers empereurs, les cinq de la maison de César et les trois Flaviens : ce serait donc là la Bête qui, après avoir été (jusqu’à Néron) et cessé d’être (depuis sa mort) reparaissait glorieuse dans une sixième tête, Vespasien. Après lui régnera Tite, son fils, qui sera le septième, et dont on peut présumer qu’il passera promptement ; et enfin viendra le frère de Tite, Domitien le huitième ; c’est celui qui persécutera l’Église avec la cruauté de Néron, achevant d’accomplir le rôle de l’Antéchrist. À ce que nous avons déjà dit pour réfuter cette interprétation, nous ajoutons à l’occasion du passage qui nous occupe ce qui suit. Quelle qu’ait été la ressemblance de caractère entre Domitien et Néron, il est impossible de les identifier personnellement au point de dire que l’un sera la réapparition de l’autre, comme l’impliquerait cette parole : Et celui-ci, le huitième, est des sept, ce qui ne peut que signifier que l’un d’entre les sept. Encore si les sept premiers empereurs étaient tous de la même famille, l’on pourrait à la rigueur supposer que Domitien est caractérisé ici comme le suprême descendant de toute cette race. Mais il n’en est rien. Domitien n’est le dernier que des trois Flaviens, mais non le huitième descendant des Césars.
Ajoutons qu’il est difficile de comprendre comment si la sixième tête était Vespasien, l’auteur pourrait dire à la fois que cette sixième est et que pourtant la Bête (l’Empire) n’est pas.
Comme nous ne saurions voir dans la Bête ni Néron, ni l’Empire romain, il ne nous reste qu’à y reconnaître l’emblème du pouvoir terrestre opposé à Dieu, en général, et qu’à assigner à l’État romain uniquement le rôle de l’une des têtes dans ce grand tout. Cette intuition, comme tant d’autres dans notre livre, repose sur la prophétie de Daniel au chapitre 7. Le prophète voit se succéder, sous l’image de bêtes féroces qui sortent successivement du sein de la grande mer, les monarchies qui ont occupé ou qui doivent occuper encore la scène du monde. C’est le lion babylonien ; c’est l’ours médoperse, c’est le léopard grec ; c’est la Bête sans nom qui doit succéder à la puissance grecque, un État auquel rien ne ressemble et qui renferme tous les précédents. 12 Ces empires qui d’après Daniel se sont succédé et se succéderont dans l’histoire de l’humanité, Jean les contemple comme les phases diverses d’un grand organisme dont il saisit l’unité profonde ; c’est le pouvoir politique insoumis à Dieu qui doit finalement aboutir au Messie terrestre, l’idéal du peuple juif : voilà ce qu’il appelle la Bête. Il lui assigne par conséquent, chapitre 13 versets 1 et 2, tous les traits caractéristiques des Bêtes décrites par Daniel, le corps du léopard, les pieds de l’ours, la gueule du lion, ainsi que la force irrésistible de la quatrième bête sans nom. Il veut faire comprendre par là que la suprême apparition du pouvoir anti-divin réunira tous les attributs qu’avaient possédés les monarchies précédentes.
Il ne faudrait pas objecter ici qu’un si vaste coup d’œil sur l’ensemble de l’histoire du monde était étranger à l’esprit du temps où fut composée l’Apocalypse. Indépendamment du livre de Daniel, le livre d’Enoch, qui date sans doute d’un siècle et demi avant l’ère chrétienne, présente déjà une vue analogue des grandes phases de l’histoire de l’humanité, en rapport avec celle du peuple juif. Nous pouvons constater également par le quatrième livre d’Esdras, composé à peu près dans le même temps que l’Apocalypse, qu’il était d’usage à cette époque de relier dans un plan unique le passé, le présent et l’avenir de l’humanité. Dans ce poème prophétique, destiné à soutenir la foi d’Israël, après la grande catastrophe de l’an 70, l’auteur partage l’histoire de l’humanité en douze phases : six appartiennent à l’âge assyrien ; deux à l’époque persane et grecque ; une à l’âge romain. La douzième est l’ère messianique. C’était sans doute le livre de Daniel qui avait ouvert cette voie à la méditation religieuse et appris aux penseurs juifs à mettre les grandes phases de l’histoire du monde en relation avec le sort du peuple élu.
Mais comment Jean arrive-t-il à faire de l’empire romain, non plus la quatrième tête, comme dans Daniel, mais la sixième ? Car c’est là ce qui ressort clairement de cette parole : Le sixième est, est présentement. Et comment se fait-il qu’il attribue à la Bête sept et même huit têtes, au lieu des quatre dont parlait Daniel ? C’est ici que nous rencontrons les intuitions propres à l’Apocalypse.
Avant la monarchie assyrienne et babylonienne, cette première Bête de Daniel qui avait mis fin par deux coups terribles aux deux royaumes des Dix tribus de Juda et placé le peuple de Dieu sous la dépendance du pouvoir païen, le règne de Dieu avait déjà eu un adversaire plus ancien, contre lequel Dieu avait dû lutter à main forte et à bras étendu : l’Égypte, au souverain de laquelle il avait arraché son peuple encore enfant. C’est là dans le coup d’œil plus vaste de l’Apocalypse la première tête. Suit la grande monarchie mésopotamienne qui est la seconde ; la troisième est par conséquent la Perse, et la quatrième la Grèce. Le pouvoir de celle-ci avait abouti au plus terrible persécuteur d’Israël, Antiochus Epiphane, que certains chapitres du livre de Daniel (8 et 10 à 12) représentent comme un Antéchrist anticipé, l’Antéchrist de l’ancienne alliance. 13 Telles furent les quatre formes du pouvoir terrestre hostile à Dieu dans les temps qui précédèrent la venue du Christ.
Après l’infructueuse tentative d’Antiochus Epiphane et l’expulsion des Syriens de la Palestine, le peuple juif recouvra son indépendance et redevint ; dans une faible mesure, il est vrai, son propre maître, jouissant d’une royauté nationale et d’une sorte d’autonomie. Quel fut son rôle à ce moment décisif de son histoire, où il occupait une place modeste parmi les puissances terrestres ? Il prit à l’égard du Christ apparu dans son sein l’attitude la plus hostile. Le rôle de persécuteur qu’avaient joué envers lui-même les empires précédents, il le joue à son tour à l’égard de la nouvelle forme du règne de Dieu qui vient de surgir chez lui. Comme Pharaon avait cherché à étouffer Israël à son berceau, ainsi Hérode le roi d’Israël, cherche à se défaire de Jésus qui vient de naître. Plus tard le Sanhédrin s’efforce de lui fermer la bouche ; enfin, avec ce cri blasphématoire : Nous n’avons d’autre roi que César, il le livre à l’autorité romaine pour le faire périr. Est-ce encore là le peuple de Dieu ? Non en parlant et agissant de la sorte, Israël a renié ouvertement cette position glorieuse, pour se ranger parmi les nations de la terre. Ne nous étonnons donc pas si Jean en fait une cinquième tête de la Bête, qu’il intercale entre la monarchie grecque et l’empire sans nom de Daniel. L’interprétation que nous donnons ici est bien conforme à l’intuition de l’auteur de l’Apocalypse ; car le peuple juif incrédule au Messie est désigné par lui, chapitre 2, verset 9 et chapitre 3, verset 9, comme la Synagogue de Satan.
À ce point de vue l’on n’a pas de peine à comprendre ce que signifie le coup d’épée mortel dont la cinquième tête a été frappée (Apocalypse 12.2). C’est la destruction du peuple d’Israël par le glaive romain en l’an 70, et sa disparition du nombre des États existant sur la scène du monde. Israël dispersé parmi les peuples, voilà la Bête qui était, qui n’est plus (comme peuple), mais qui pourtant sera de nouveau d’après le chapitre 18, versets 10 et 11. C’est un squelette que le peuple juif, selon M. Renan ; mais un squelette sur lequel le temps n’a pas de prise, et qui est destiné à reprendre vie pour jouer encore un rôle décisif, en bien comme en mal.
On comprend également ce que c’est que la guérison dont parle le verset 3 du chapitre 13 : Sa plaie mortelle fut guérie et toute la terre étonnée suivit la Bête. Ce ne peut être que la restauration d’Israël comme peuple ; bien plus son élévation à la tête des peuples de la terre. Cet Israël restauré est glorifié en la personne de son suprême représentant, le faux Messie, le huitième, qui est en même temps la Bête elle-même sortant tout entière du fond des eaux, c’est-à-dire des dernières profondeurs de l’humanité naturelle. À ce huitième s’applique on ne peut mieux ce qu’il était impossible de dire de Domitien : Il l’est l’un des sept. Comme cinquième tête, Israël a été abattu par le sixième qui est maintenant, le pouvoir romain. Mais avant qu’Israël règne, il doit y en avoir un septième, dont l’empire sera court. Qu’entendre par là ? Nous avons vu que dans la seconde aux Thessaloniciens Paul déclare que le pouvoir romain, qui comprimait de son temps l’explosion messianique juive, doit être ôté, pour que celle-ci puisse éclater. Ôté, par qui ? Par un pouvoir quelconque qui lui-même fera promptement place à l’Antéchrist, après qu’il lui aura frayé la voie. C’est la septième tête de l’Apocalypse qui fait la transition entre le pouvoir romain (la sixième) et l’empire de l’Antéchrist (la huitième). Nous vivons aujourd’hui sous l’empire de lois et d’institutions que l’on peut envisager comme les derniers restes de la savante organisation romaine. Il faut que ces restes soient balayés pour que puisse surgir la monarchie derrière, celle du faux Messie, et c’est la tâche de ce septième pouvoir dont parle l’Apocalypse. Cette œuvre de destruction achevée, l’Antéchrist se présentera à l’humanité désorganisée et désespérée comme le Sauveur de la société. Il ne demandera pour accomplir œuvre de restauration devenue nécessaire que d’être reconnu par les hommes comme l’incarnation de l’esprit infini et inconscient des choses, ce que dans son état d’apostasie l’humanité lui accordera aisément ; et alors, à la grande stupéfaction du monde entier, ce détenteur du pouvoir universel, cette incarnation de l’Être, se trouvera n’être autre chose que l’un des fils de cet Israël que l’on croyait rayé du nombre des nations. Sortant alors de sa tombe, en la personne de son illustre représentant, Israël montrera qu’il est bien le premier des peuples, fait pour tenir le sceptre du monde.
Ainsi quatre concentrations du pouvoir humain opposé à Dieu, dans le monde ancien ; la quatrième sous la forme d’un premier Antéchrist ; puis quatre concentrations aussi de ce même pouvoir dans le monde nouveau, qui date de la venue de Christ ; la quatrième réalisant l’Antéchrist proprement dit et définitif : Voilà l’intuition de Jean, qui se rattache à celle de Daniel ; seulement il a dû modifier, agrandir celle-ci, afin de faire rentrer dans son cadre les phases nouvelles dues à l’incrédulité d’Israël en vers le Messie divin.
Il y a dans le cœur d’Israël le gage d’un grand avenir : c’est le sentiment indestructible, qu’il porte en lui, de sa destination à posséder le monde. N’allons donc pas demander à quelque circonstance extérieure le secret de l’étonnante vitalité de ce peuple. Il vit parce qu’il veut vivre, et il veut vivre parce qu’il a la conscience de sa mission. Il la réalisera il est vrai diaboliquement, avant de la réaliser divinement. Il en est presque toujours ainsi dans l’histoire du monde. Les pensées divines ne parviennent à s’incarner dans les faits qu’après être apparues sous une forme caricaturée. Il semble que devinant le programme divin, le diable se plaise à en prévenir l’exécution. Il jette un singe sur la terre, au moment où Dieu va créer un homme. Ainsi, à la vue de la femme mystérieuse prête à enfanter le Christ comme Roi du monde, il se pose sur le rivage de la mer et il évoque l’Antéchrist ; il l’évoque du sein même du peuple d’où doit procéder le Christ.
L’Antéchrist a un acolyte représenté sous l’image d’une seconde bête ayant des cornes d’agneau et appelée le faux prophète (Apocalypse 13.11 et suivants). M. Renan renonce à expliquer ce personnage. On le comprend : ces cornes d’agneau sont évidemment le symbole d’une influence religieuse qui se met au service du pouvoir politique de l’Antéchrist. Or, quelle analogie découvrir, pour une apparition de ce genre, dans l’entourage d’un Néron ressuscité, ou (car c’est là la vraie pensée de M. Renan sur l’Antéchrist de saint Jean) dans la bande de soldats déserteurs qui entouraient le faux Néron dans l’île de l’archipel où il avait établi son repaire ? Pour nous, il nous paraît clair qu’une monarchie juive ne saurait manquer d’un clergé à sa dévotion, et qu’à côté du nouveau Salomon se trouvera infailliblement le complaisant souverain sacrificateur qui mettra sa piété et sa sagesse panthéistiques, et même ses artifices et ses prétendus miracles, au service de ce faux Messie. Tandis que le roi-Messie par ses légions exercera son empire absolu sur les corps, il l’exercera sur les esprits par le prêtre-prophète qui présidera aux mystères et au culte de la Bête.
Il est dit que la Bête commencera par porter en croupe Babylone ; puis qu’elle la brûlera et la livrera au pillage des dix rois ses alliés. Babylone est assurément la capitale de la monarchie universelle fondée par l’Antéchrist. Comme l’auteur la décrit assise sur sept montagnes, il est certain que, selon lui, cette ville désigne Rome. Ce serait donc à Rome que prendrait naissance le pouvoir du monarque juif. Ce sauveur de la civilisation humanitaire, ce patron du cosmopolitisme social, aurait au début la grande capitale religieuse des temps passés pour centre de son empire. Mais ce ne sera là qu’une tactique destinée à assurer ses premiers pas et à fonder son pouvoir. Comment un Juif oublierait-il le coup mortel que sa nation a jadis reçu de Rome, et négligerait-il l’occasion de la revanche ? L’heure de la vengeance si longtemps attendu par Israël, a sonné. Dieu s’est servi de Rome pour châtier Israël ; à Israël de juger Rome ! L’antagonisme entre les Juifs et les païens est la plus profonde antithèse de l’histoire ; il est arrivé maintenant à son paroxysme : Rome reçoit d’Israël triomphant le coup qui la réduit à l’état actuel de Ninive ou de Babylone. Après cet acte de rétribution, l’Antéchrist ira établir, comme on l’a vu au chapitre 11, sa résidence à Jérusalem, sa capitale naturelle. C’est la répétition du sort qu’a subi Rome, lorsque Constantin, l’abandonnant pour Constantinople, transporta en Orient le centre de la monarchie. Ici se placent la lutte de la Bête avec les deux témoins et la conversion de la nation israélite politiquement rétablie (le contenu du petit livre, chapitre 11).
Les dix rois qui accompagnent l’Antéchrist sont représentés dans la vision de la statue chez Daniel par les dix doigts de ses pieds (Daniel 2.41), et dans celle des quatre animaux par les dix cornes de la quatrième Bête sans nom (chapitre 7, versets 7 et 20 à 24). Ce sont donc tous les royaumes formés des débris de l’Empire romain après sa destruction, par conséquent les États européens actuels.
Le règne de l’Antéchrist durera trois ans et demi. On a cherché dans la chronologie l’interprétation de ce chiffre. C’est bien plutôt la symbolique des nombres qui en fournit l’explication. Sept représente un tout complet ; trois et demi désigne donc la moitié de ce tout. Ce nombre signifie par conséquent qu’au milieu de son développement, au fort de sa croissance, le pouvoir de l’Antéchrist sera subitement brisé. Au lieu d’achever son cycle, il restera là comme un arbre que l’éclair a foudroyé. Le Seigneur Jésus, dit saint Paul, détruira l’impie par le souffle de sa bouche (2 Thessaloniciens 2.8).
Reste l’explication du nombre 666, chiffre de l’Antéchrist. Remarquons d’abord qu’il est écrit en grec non avec le même chiffre trois fois répété, comme dans notre langue, mais avec trois lettres de figures différentes et dont le rapport de valeur (six centaines, six dizaines, six unités) ne saute point aux yeux. Voilà pourquoi Jean parle d’un calcul à faire pour trouver la valeur, puis le sens du nombre représenté par ces lettres : cxs (chi, ksi, stigma) 14
On peut essayer d’expliquer ainsi la valeur de cette expression : Sept est l’emblème d’une divine totalité (Apocalypse 1.20). Si donc la plénitude de l’essence divine devait être exprimée en chiffres, elle le serait par un 7, et même par un 7 trois fois répété ; car le nombre 3 désigne le cycle complet des phases par lesquelles un être arrive à sa perfection. D’après cela il serait donc possible que six et six trois fois répété fût l’expression d’une aspiration intense, mais impuissante, à la plénitude de la vie et de la force divine figurée par le chiffre 777. D’où il résulterait que le sens de 666 est celui-ci : Si jamais il se présente ici-bas une trinité impie, qui ose prétendre au rôle et aux honneurs de la trinité divine, cette tentative est d’avance condamnée à échouer.
Or, ce cas ainsi supposé est précisément de lui qui se présente ici dans le drame apocalyptique. Comme Dieu transmet, dans le ciel, son pouvoir au Fils et que celui-ci l’exerce dans l’Église par le Saint-Esprit qui le glorifie, ainsi Satan vient de transmettre son pouvoir au faux Messie qui, à son tour, l’exerce dans le monde par le faux prophète, dont l’influence est toute à son service. Rappelons pour compléter ce rapprochement, que Satan est appelé le Dieu de ce monde, que l’Antéchrist prétend être le Seigneur et que le faux prophète est la personnification de l’esprit émanant de ce Seigneur et de ce Dieu ; et l’on comprendra comment Jean a pu voir dans ce chiffre 666 le symbole de la fausse trinité et de sa triple impuissance : Impuissance du Dragon à égaler Dieu, impuissance de la Bête à égaler le Christ, impuissance du faux prophète à égaler l’Esprit. Le suprême effort de la créature pour se faire Dieu n’aboutit pas ; et la marque même de l’Antéchrist est l’aveu inconscient de sa défaite.
S’il en était ainsi, il n’y aurait donc aucun mesquin calcul à faire pour découvrir le sens de ce nombre. Nous aurions affaire ici au symbolisme, non à l’arithmétique. Mais il y a une objection à cette explication : c’est que c’est la Bête qui doit avoir inventé ce signe pour l’imposer à ses adhérents. Or elle n’a pas pu vouloir signaler elle-même son impuissance. Il faudrait donc en tout cas recourir à une autre explication qui pût rendre compte de l’intention de la Bête elle-même dans l’emploi de cette marque. Il n’est pas impossible d’en trouver une.
Les trois lettres grecques χξϛ offrent une particularité que ne reproduit point notre mode d’écrire par chiffres. La première lettre χ (ch), qui vaut 600, et la troisième ϛ (s final), dont la valeur est 6, sont en grec la représentation abrégée du nom de Christ (χριστός) 15. La lettre du milieu ξ (ksi), vaut 60, est par sa forme et le nom sifflant qu’elle représente, l’emblème du serpent. 16 Or, comme le nom que Jean donne le plus ordinairement à Satan, dans l’Apocalypse, est celui de serpent ancien, en allusion au récit de la tentation dans le troisième chapitre de la Genèse, on est naturellement conduit à voir dans ces trois lettres ainsi disposées un signe figuratif ayant ce sens : Le Christ (cs) de Satan (x) se subsistant au vrai Christ (χhs).
Et que l’on veuille bien ne pas taxer trop promptement cette explication de puérilité. Nous avons ici, comme dit le texte, une marque, une sorte de décoration graphique destinée à servir d’armoirie, de sceau officiel, de figure sur les médailles ou les monnaies, peut-être même d’amulette, dans les États de l’Antéchrist, et que devront porter ostensiblement, d’une manière ou d’une autre, tous ceux qui adhéreront à son pouvoir. Une telle coutume cadrerait bien avec une observation faite par M. de Rémusat dans son intéressant travail sur le Musée chrétien à Rome :
Les imaginations asiatiques sont naturellement portées à aimer les images. La foi chez ces peuples a son dessin officiel, à peu près comme les modernes ont leur blason.
Nous avons une preuve bien frappante de l’existence de l’usage signalé par cet écrivain dans les nombreuses gemmes, désignées sous le nom d’Abraxas, que l’on retrouve aujourd’hui et qui probablement servaient d’amulettes. Elles proviennent de partis religieux très anciens. Quelquefois elles portent une simple inscription. D’autres fois à l’inscription est jointe une figure symbolique, très fréquemment celle du serpent roulé sur lui-même. M. Didron en reproduit une qui représente le dominateur du monde, sous l’image d’un dragon à la queue repliée ; à sa droite est l’image du soleil, et à sa gauche celle de la lune, exactement comme dans le chiffre symbolique de l’Apocalypse la première et la dernière lettre du nom de Christos sont séparées par le x.
Cette lettre qui a la forme du serpent rappelle le nom de l’une des plus anciennes sectes chrétiennes, celle des Ophites ou adorateurs du serpent, qui remonte jusqu’au premier siècle de l’Église. Le serpent de la Genèse était aux yeux de ces premiers gnostiques le bienfaiteur de l’humanité, qui avait délivré celle-ci du pouvoir d’un Dieu cruel et jaloux, du Jéhovah biblique. Jean paraît faire allusion à des spéculations de ce genre quand il parle, dans la lettre à l’église de Thyatire, de la doctrine de ceux qui ont connu, comme ils disent, les profondeurs de Satan. La marque choisie par la Bête ne serait par conséquent autre chose que le résumé graphique de tout cet ordre d’idées historiquement constaté à l’époque de l’Apocalypse et dans les contrées où elle fut composée.17
Il existe une singulière variante dans un passage de la première de saint Jean, relatif à l’Antéchrist. Le texte ordinaire dit : Tout esprit qui ne confesse pas Jésus venu en chair, est l’esprit de l’Antéchrist. Mais cette parole est citée par Irénée, Origène, Augustin, etc., sous cette forme : Tout esprit qui dissout (luei) Jésus venu en chair, est l’esprit de l’Antéchrist. Dissoudre le Christ, c’est précisément l’acte figuré dans ces trois lettres du nombre de la Bête, dont la moyenne brise en deux le nom de Christ formé par les deux extrêmes. Malgré toutes ces analogies, nous sommes loin cependant de donner cette explication du chiffre 666 comme certaine. Mais ce dont nous sommes convaincu, c’est que les explications de César Néron et de Lateinos ne sont pas plus vraies l’une que l’autre.
Quant à l’opinion, encore plus répandue à cette heure, qui trouve le sens du chiffre 666 dans la chronologie, en le combinant avec celui de 1260 jours, dont on fait autant d’années, comment la mettre d’accord avec l’expression : le chiffre du nom de la Bête ?
M. Renan renonce à donner une explication quelconque du nom de Harmagueddon qui est celui du champ de bataille où l’apparition du Christ doit anéantir la Bête et son armée (Apocalypse 16.16). Ce nom est celui d’une localité de Palestine, célèbre dans l’histoire du peuple juif ; il désigne la colline de Méguiddo, dans la vaste plaine située au pied de la chaîne du Carmel et où se sont livrées tant de batailles importantes dans les temps anciens et modernes. Si comme l’a déclaré Jean, la monarchie juive anti-chrétienne, après s’être établie à Rome, doit avoir son siège en Orient, à Jérusalem, le choix de ce champ de bataille n’a rien qui étonne. Ou bien peut-être le nom de cette localité ne serait-il que le symbole de la grande lutte définitive ?
Faut-il voir dans l’apparition victorieuse du Christ, décrite au chapitre 19, un fait purement spirituel ou un phénomène sensible ? Jésus a comparé sa Parousie à l’éclair qui resplendit instantanément d’un bout du ciel à l’autre (Luc 17.24). Il me paraît que la seconde manière de voir est seule compatible avec cette expression. Mais d’autre part, il résulte de cette image même que Jésus n’a point voulu annoncer un séjour permanent et visible de sa personne glorifiée sur la terre, soit à Jérusalem, soit ailleurs, ainsi que l’ont imaginé les chiliastes de tous les temps (partisans de l’idée d’un règne visible de Jésus sur la terre pendant mille ans). La Parousie ne peut être qu’un fait sensible, instantané, qui, semblable au contact subit du fer rouge qui fait tressaillir les chairs, secouera l’humanité plongée dans la vie des sens et décidera la puissante réaction morale que couronnera la plénitude des bénédictions spirituelles de l’époque millénaire. Vivant dans uns sphère supérieure, mais rapprochée, les fidèles, qui seront ressuscités à l’avènement du Seigneur, seront en communion avec la chrétienté terrestre, comme le Christ ressuscité fut en communion avec ses disciples jusqu’à l’ascension. Ce sera le temps de la glorieuse efflorescence du culte spirituel et de la civilisation chrétienne, où, comme au moyen-âge, mais sous un rayon de lumière plus intense et plus pur, la science, les arts, l’industrie, le commerce prêteront à l’esprit chrétien leur ressources pour sa complète incarnation dans la vie humaine. Alors s’accomplira l’image du levain qui doit faire lever toute la pâte.
Le nombre mille est symbolique, comme tous ceux de l’Apocalypse. Il représente un développement complet que rien d’extérieur ne viendra entraver ni abréger, une époque qui s’étalera, comme à son aise, au terme de l’histoire.
Le tableau apocalyptique du règne de mille ans ne renferme pas un seul trait qui dépasse la conception que nous venons d’esquisser. Ce règne est l’ordre de choses parfait auquel aspire l’humanité et qu’Ézéchiel avait décrit, sous la forme d’un sanctuaire juif idéal, dans les neuf derniers chapitres de sa prophétie. Si l’on s’étonne qu’à la suite de cet état de choses pénétré de l’esprit chrétien, il puisse y avoir encore une lutte sur la terre, comme celle qui est décrite chapitre 20, versets 7 et 8 (Gog et Magog), il faut penser au danger d’orgueil, de tiédeur et de charnelle sécurité que renferme une longue période de prospérité temporelle et spirituelle ; durant laquelle l’humanité n’a plus connu ni la souffrance ni la tentation diabolique. À moins que quelqu’un ne veuille voir ici l’entrée en scène des habitants de sphères supérieures avec lesquels les progrès des arts auraient permis à l’homme d’entrer en relation.
Nous ne poursuivrons pas cette rapide et incomplète esquisse au delà de ce point qui est le vrai dénouement du drame apocalyptique. Il est à remarquer que, pour expliquer la vision jusqu’à ce moment, nous n’avons point été obligés de faire appel à d’autres données que celles de l’histoire sainte et de la révélation biblique. Le grand antagonisme posé par Dieu même, qui fait le fond du développement de son règne ici-bas, le contraste entre les Juifs et les Gentils, a été pour nous la clef de la prophétie, comme il est celle de l’histoire, ainsi que l’a montré saint Paul dans les chapitres 9 à 11 de l’épître aux Romains.
Résumons cette étude : Comment nous représenterons-nous le vieil apôtre Jean composant ce tableau prophétique à la fin du premier siècle d’existence de la chrétienté ? Il est là dans l’île où il a été relégué, sur ce rocher de Patmos qui s’élève du sein de la mer Égée, à mi-chemin entre l’Europe et l’Asie.
Séparé des églises qui déjà fleurissent dans ces deux continents, il vit au milieu d’elles par la pensée ; il s’associe à leurs luttes ; il connaît leurs infirmités, l’état de défaillance de plusieurs d’entre elles. L’époque de refroidissement qu’avait annoncée Jésus est arrivée pour un grand nombre de leurs membres ; et si chez quelques unes les dernières œuvres surpassent les premières, il en est d’autres chez qui l’on discerne à peine encore quelques traces de leur premier amour ; elles ont la réputation de vivre, mais en réalité la mort règne chez elles. Des docteurs de mensonge ont surgi dans leur sein et y enseignent librement. Le grand fait de l’incarnation, l’objet suprême de la foi, le fondement de l’Église, est nié (comparez 1 Jean 2.22, Apocalypse 4.3). Les mœurs païennes reprennent le dessus. Et pendant que l’ennemi travaille ainsi au dedans, il menace du dehors. Un tyran siège sur le trône du monde ; et avant que les traces sanglantes de la persécution de Néron soient séchées, déjà le glaive est suspendu sur la tête des chrétiens. L’Église a de nouveau la mer de feu devant elle (Apocalypse 15.3).
Sans doute le monde Païen se montre assez disposé à recevoir le salut qui lui est offert. Les temps des Gentils dont avait parlé Jésus, ont commencé. Déjà l’Évangile a pris pied dans les principales capitales de l’Empire. De Jérusalem à Rome des phares lumineux sont allumés. Mais leur lumière n’éclaire qu’une bien petite partie de la population de ces grandes villes ; celle des campagnes est encore plongé dans les ténèbres ; et en dehors de l’Empire, quel immense domaine de contrées païennes, au sud, au nord, à l’est, qui sont à peine connues de nom, et qui restent encore inexplorées pour les prédicateurs de salut ! L’Évangile pénétrera-t-il jusqu’à ces myriades de Gentils ? L’Église saura-t-elle, voudra-t-elle remplir sa tâche envers eux ?
Enfin reste Israël, ce peuple qui a rompu avec son Christ et avec son Dieu, qui s’est constitué l’ennemi juré de la croix. Tout est-il fini pour lui à toujours ? Ou lui reste-t-il encore un rôle, malfaisant ou bienfaisant, à remplir dans les temps qui s’avancent, dans les luttes suprêmes qui doivent amener la fin ?
Ce sont là sans doute les pensées qui s’agitent dans l’esprit du dernier représentant de l’apostolat, en ce jour de dimanche où solitaire et recueilli, il se rappelle ce matin unique où le tombeau vide s’offrit à ses regards. Il voit toutes les églises de Palestine et d’Asie-Mineure, de Grèce et d’Italie, prosternées en ce moment au pied du trône de l’Agneau. Il assiste en esprit à ces assemblées de ses frères, qui ne forment toutes pour lui qu’une seule assemblée ; il entend leurs chants, les lectures des anagnostes dans les Mémoires des apôtres, et les exhortations pieuses des anges ou évêques qui terminent le culte. Ce que chacun de ces anges est pour son église particulière, il sent qu’il l’est en ce moment lui, le disciple bien-aimé du Seigneur, dernier survivant de l’apostolat, pour l’Église entière. Il voudrait pouvoir l’exhorter lui-même à la vigilance, à l’attente persévérante, à la fidélité à toute épreuve. Il lève ses yeux vers le Chef glorifié de ce corps spirituel ; la lumière l’environne, son recueillement devient extase ; le ciel s’ouvre ; le présent et l’avenir de l’Église se dévoilent à son regard.
Les savants affirment que lorsque le frottement d’un archet sur le bord d’une plaque métallique la fait vibrer, la menue poussière répandue sur elle se meut et se groupe de manière à présenter bientôt des figures mathématiques régulières. Ainsi dans l’esprit de Jean, qui vibre au souffle de l’Esprit, tous ces matériaux accumulés s’agitent et s’organisent en scènes distinctes qui réunies deviennent le tableau apocalyptique.
Une grande pensée plane sur ces éléments divers et constitue l’unité de tout ce tableau : le Seigneur revient. Il revient pour vous, églises ; il revient pour toi, ô monde ; il revient pour toi aussi Israël !
Jean voit le Seigneur revenant pour les églises ; et cela comme Époux et comme Juge. Comme leur Époux par les grâces qu’il leur accorde journellement, par la lumière dont il les fait briller comme des flambeaux au milieu du monde, par celle qu’il communique à leurs conducteurs semblables à autant d’étoiles resplendissantes dans sa main droite. Et en même temps comme leur Juge par le triage qu’il se prépare à opérer entre elles, par la sévérité avec laquelle il frappera les unes si elles persistent dans leur infidélité, et par les délivrances dont il couronnera la fidélité des autres.
Jean voit aussi le Seigneur revenant pour le monde, comme Sauveur et comme Souverain. Comme le Sauveur par la prédication évangélique, qu’il contemple sous l’image d’un vainqueur parcourant le monde sur un blanc coursier ou sous celle d’un ange qui traverse les airs portant en main l’Évangile éternel. Et comme le Souverain au sceptre de fer, appuyant par des fléaux divers et de plus en plus meurtriers (sceaux, trompettes) l’appel au salut qu’il ne cesse d’adresser à un monde de plus en plus impénitent. Jean voit aussi le Seigneur revenant pour Israël. D’un côté comme occupé à marquer du sceau divin la portion de ce peuple qui durant la longue époque de son rejet doit rester fidèlement attachée à Jéhovah. Et de l’autre comme le Maître qui livre la masse de ce même peuple à la rébellion et à l’incrédulité des Gentils, avec lesquels il a fait autrefois cause commune contre le Christ.
Enfin, au terme de cette longue venue, Jean contemple l’arrivée toujours imminente, longtemps ajournée, prête à se réaliser. Elle est précédée de celle de son rival, le faux Messie. L’apparition de celui-ci est le moyen de préparer le jugement qui s’approche. À son occasion et sous son influence se groupent tous les éléments hostiles à Dieu et à son Christ, d’où qu’ils proviennent, du monde païen, d’Israël ou de la chrétienté elle-même. C’est l’apostasie, la défection en grand, à la tête de laquelle marchent la Bête, le représentant du pouvoir temporel, et son auxiliaire, le faux prophète, le représentant de la puissance spirituelle. Dès que cette concentration est opérée, apparaît le Seigneur, entouré de ses serviteurs célestes, anges et hommes, ralliant autour de lui ici-bas tous les siens qui sont encore sur la terre, soit de l’Israël converti, soit d’entre les païens croyants. Il le voit remportant la victoire finale sur l’esprit du mal et son armée et faisant enfin de cette terre souillée par les œuvres du diable le glorieux théâtre du règne de Dieu.
Voilà ce que Jean contemple dans son extase et ce qui devient son message à l’Église dans l’Apocalypse. Dans ce canevas rentrent tous les détails de la vision que nous avons expliqués isolément. Ce message de Dieu à l’esprit de Jean est la réponse des préoccupations de son cœur lorsque, semblable au gardien qui du haut de son phare interroge l’aspect de la vaste mer, il cherche à pénétrer l’avenir obscur de l’Église. Mais ce message est en même temps la réponse aux préoccupations de l’Église en ce moment solennel où, après avoir achevé le premier cycle de son existence terrestre, elle se remet en marche pour en commencer un nouveau au travers des hérésies qui surgissent et des persécutions séculaires qui l’attendent.
Cette réponse de Dieu à Jean et de Jean à l’Église de son temps est aussi celle dont nous avons nous-mêmes besoin, et toujours plus besoin, à mesure que la crise dernière se rapproche. C’est notre moyen d’orientation au milieu des vents qui se déchaînent et des vagues qui se soulèvent.
Dans ce tableau prennent place bien des réminiscences, présentes à l’esprit de Jean, de scènes de l’Ancien Testament et de prophéties qu’il envisage comme non encore accomplies et que, prophète lui-même, il reproduit avec une grande liberté. Plusieurs pensent même qu’il a introduit dans son écrit des fragments prophétiques d’écrits extra-canoniques, d’origine juive, semblables au livre d’Enoch ou a l’Assomption de Moïse cités par Jude, et qui auraient circulé à cette époque dans l’Église. Cette hypothèse ne me paraît, quant à moi, ni prouvée, ni même vraisemblable ; quoiqu’on ne puisse a priori la déclarer impossible. Mais en tout cas Jean n’aurait pu accueillir de pareils tableaux qu’en les transformant et en les adaptant complètement à sa conception chrétienne.
On le voit l’Apocalypse n’est point l’histoire de l’Église chrétienne dans tous ses détails, comme on l’a cru si souvent. Elle est beaucoup plus que cela. C’est l’essence spirituelle de cette histoire. Entre ces saintes et vastes intuitions et les grotesques puérilités des Apocalypses apocryphes que nous connaissons, il y a la même distance qu’entre les récits simples et sublimes de nos Évangiles et les monstruosités religieuses et morales des Évangiles apocryphes.
Comme Daniel laisse aux juifs, au moment où ils allaient être privés de l’esprit prophétique, la feuille de route qui devait les guider à travers les complications de l’histoire jusqu’à la venue du Messie, ainsi Jean a laissé au nouveau peuple de Dieu, qui allait être privé de la direction apostolique, les directions qui lui seraient nécessaires jusqu’à l’avènement de son Maître.
L’Apocalypse est la clôture du Nouveau Testament. Si les Évangiles servent surtout à fonder la foi, les épîtres à développer l’amour, l’Apocalypse donne à l’espérance chrétienne son aliment. Sans ce livre l’Église ne se connaîtrait probablement elle-même que comme le milieu terrestre que doivent traverser individuellement les croyants pour avoir l’occasion de saisir le salut. C’est à l’Apocalypse que l’Église doit de se contempler comme un grand organisme historique qui se développe, qui lutte et qui doit vaincre ; comme le corps de Christ qui grandit peu à peu, dans son ensemble et dans chacun de ses membres, jusqu’à la parfaite stature du Chef. Mais l’apocalypse n’est pas seulement le couronnement du Nouveau Testament ; elle est celui de la Bible entière. Elle forme en particulier le pendant de la Genèse. Celle-ci nous fait assister à l’enfantement de l’univers actuel. L’Apocalypse nous transporte à la fin de l’économie présente, aux crises d’enfantement d’où sortiront de nouveaux cieux et une nouvelle terre. La Genèse nous fait connaître les premières scènes de notre histoire, en particulier l’origine de la grande lutte qui se livre ici-bas et dans chacune de nos vies, entre Dieu et l’esprit du mal, et nous en annonce le dénouement : La postérité de la femme écrasera la tête du serpent. L’Apocalypse nous fait assister par avance à ce terme glorieux qui précédera l’épanouissement du règne de Dieu sur la terre. Elle ferme ainsi le protocole ouvert par la Genèse.
Quel volume que la Bible ! Quel tout incomparable ! C’est dans ce recueil que nous ont été conservées les révélations que Dieu a accordées à ses serviteurs sur sa pensée et sur ses desseins divers à l’égard de l’humanité. C’est par son moyen que nous pouvons en tout temps avoir accès aux décrets de cette sagesse suprême. Le commencement, le milieu et la fin s’entre-répondent, et cet accord nous dit : C’est ici le doigt de Dieu ! Chaque fois qu’après avoir médité dans le recueillement une page de ce volume, on le referme en élevant ses yeux vers Celui de qui il provient, on peut s’approprier la parole hardie de saint Paul :
Nous connaissons, ou plus littéralement : Nous tenons la pensée du Seigneur !
Éphèse, Sardes et Laodicée n’offrent aujourd’hui que des monceaux de ruines, tandis que Smyrne possède de nombreuses églises de toutes les confessions chrétiennes, que Thyatire compte plus de 300 maisons habitées par des chrétiens et qu’à Philadelphie le culte chrétien se célèbre chaque dimanche dans cinq églises (voir Keith, l’Accomplissement des prophéties).
Comparez Actes 20.17, « Il fit venir auprès de lui, les presbytres de l’église » avec , verset 28, « Prenez garde au troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques ».
Tite 1.5, « Je t’ai laissé pour établir des presbytres…,« avec verset 7 », Car l’évêque doit être… etc. ». Enfin Actes 14.23 avec Philippiens 1.1
M. Renan, autre défenseur de l’interprétation moderne, entend ce passage exactement comme nous : « Il s’agit de la lecture dans l’église par l’Agnanoste » (L’Antéchrist, page 360).
La comparaison de 4.2 ne permet pas d’expliquer 1.10 dans ce sens qui a été proposé : « Je fus transporté en esprit au jour du Seigneur, c’est-à-dire à son avènement ».
Eusèbe cite en particulier, d’après les historiens païens, l’exemple d’une dame chrétienne, Domitillia, qui fut reléguée dans l’île de Pontia (d’après Dion Cassius, à Pandateria).
Il est remarquable que dans toutes les récentes hypothèses sur la composition de l’Apocalypse, le remaniement final doit avoir eu lieu sous Domitien ou plus ou moins longtemps après lui ; ce qui donne jusqu’à un certain point gain de cause à la tradition d’Irénée.
Apocalypse 17.10 : Cinq sont tombés, l’un est (le sixième) ; l’autre n’est pas encore venu.
Elle est assurément plus attrayante que celle plus récente de M. Bruston qui par un calcul de lettres semblables trouve le nombre 666 en additionnant les lettres du fondateur de Babylone : Nemrod, fils de Cush. Völter propose Trajan hadrien dont les lettres hébraïques font aussi 666.
On sait qu’il mentionne les noms grecs Lateinos, Teitan, et d’autres dont les lettres font le nombre voulu, mais il ne songe pas à Néron.
L’objet de cette note est d’expliquer, selon nous, pourquoi l’ouvrage de Godet, malgré sa définitive originalité parmi les diverses interprétations de l’Apocalypse, n’est actuellement ni réédité, ni commenté.
Rappelons que cet essai date de 1898, soit cinquante ans avant la création de l’état d’Israël. Le lecteur moderne, qui d’aventure, parcourt la littérature française de cette époque, sera plus d’une fois choqué par les propos de nature antisémite qui s’y rencontrent fréquemment.
L’histoire de l’antisémitisme français, parmi d’autres, ne commence pas à Vichy. L’affaire Dreyfus, modèle typique de ce problème, a divisé la classe politique de 1894 à 1906.
Bien que le sionisme existât déjà du temps de Frédéric Godet, (l’État Juif de Théodore Herzl date de 1896), on ne peut qu’être extrêmement impressionné, par la clairvoyance du théologien. Prémillénariste, son interprétation repose sur l’assurance que les juifs, alors dispersés, seraient un jour rétablis dans leur terre d’origine.
Le rôle que Frédéric Godet attribue au futur état d’Israël, dans les événements de la fin, déplaira à plusieurs. Il leur serait bien facile d’insinuer que Godet était influencé par l’antisémitisme de son temps, et cela serait bien injuste.
Car enfin quel chrétien, digne de ce nom, pourrait nourrir des pensées hostiles à l’égard du peuple de qui lui vient le salut ! Plutôt que de polémiquer directement sur la pensée de Godet, nous en appelons maintenant à un exemple plus haut. Paul écrit dans sa première épître aux Thessaloniciens, chapitre 2 verset 14 :
Car vous, frères, vous êtes devenus les imitateurs des Églises de Dieu qui sont en Jésus-Christ dans la Judée, parce que vous aussi, vous avez souffert de la part de vos propres compatriotes les mêmes maux qu’elles ont soufferts de la part des Juifs, qui ont fait mourir le Seigneur Jésus et les prophètes, qui nous ont persécutés, qui ne plaisent point à Dieu, et qui sont ennemis de tous les hommes, nous empêchant de parler aux païens pour qu’ils soient sauvés, en sorte qu’ils ne cessent de mettre le comble à leurs péchés. Mais la colère a fini par les atteindre.
Quel écrivain contemporain se permettrait d’écrire cela, après la Shoha de la deuxième guerre mondiale ? Faut-il pour autant accuser Paul d’être antisémite ? Lui, juif, qui comme Moïse, allait jusqu’à souhaiter d’être réprouvé afin que ses compatriotes puissent être sauvés, si un tel échange eût été possible.
Et lorsque le Dieu d’Israël, lui-même, reprend très durement son peuple dans de nombreux passages dont l’Écriture abonde, le chrétien respectueux de la Parole, y trouvera-t-il à corriger ou à excuser ?
Néanmoins, Godet n’était qu’un homme, avec toutes ses limitations, ses écrits n’ont pas valeur d’inspiration. Nous pensons que s’il avait du composer son essai de nos jours, il aurait évité, dans un contexte historique différent, d’employer des termes qui pourraient blesser les israélites ou amener l’incompréhension vis à vis de ses sentiments envers le peuple de Dieu.
C’est pourquoi, à partir de cette note, nous prenons la liberté de supprimer quelques mots (assez peu nombreux en vérité) qui sont déplacés dans une lecture contemporaine.
Ceci dit, la valeur exégétique de Godet reste entière. Il est, à notre avis, le seul interprète qui est saisi le rôle capital d’Israël à la fin des temps.
La ligne de pensée Irving-Darby-Scoffield, prémillénariste (comme Godet), se contente d’enseigner béatement qu’Israël sera persécuté sous le règne de l’Antéchrist, sans soupçonner le moins du monde que le vrai schéma des événements puisse être un peu plus complexe que le sien.
Mentionnons qu’un bon nombre d’adeptes de cette interprétation avaient prévu, de manière plus ou moins privé, l’enlèvement de l’église pour 1 981, par la raison mathématique que 1 948 + 40 - 7 = 1 981. Puis en 1988 pour 88 raisons (toutes fausses comme on le sait depuis, une seule bonne aurait suffit). Puis en 1 992 pour quelque autre raison aussi convaincante. Puis en 1 998, parce que 1 948 + 50 = 1 998. Puis en 2 000, pour des raisons encore plus profondes
Nous attendons toujours la confession publique de ces erreurs, par ceux qui les ont faites, ainsi qu’ils la réclament eux-mêmes pour les Témoins de Jéhovah, entre autres.
L’Essai sur l’Apocalypse de Frédéric Godet nous semble devoir suppléer aux insuffisances et aux erreurs manifestes de la théorie, naguère la plus en vogue parmi les prémillénaristes, et maintenant en perte de vitesse.
Origène, au troisième siècle, avait déjà réfuté la proposition que le retenant pourrait être le Saint-Esprit : « S’il s’agissait du Saint-Esprit, Paul le dirait », écrit-il.
Et en effet, le passage 2 Thessaloniciens 2.6-7 montre clairement que Paul ne veut pas dévoiler ouvertement la nature de la puissance qui retient l’apparition de l’Antéchrist ; cette discrétion n’aurait aucune raison d’être si Paul avait enseigné dans les églises la doctrine qui identifie le retenant avec le Saint-Esprit.
De plus, il faut que le retenant soit ôté. Le terme grec employé pour ôter est tout à fait inapproprié pour être appliqué à la personne divine du Saint-Esprit.
L’idée que le retenant serait le Saint-Esprit dans l’Église, (qui revient à dire que c’est l’Église qui retient l’apparition de l’Antéchrist), n’a pas vu le jour avant le début du 19e siècle ; il faut l’attribuer aux milieux irvingiens et non à Darby comme on le croit souvent.
Cette supposition est formellement contredite par 2 Thessaloniciens 2.1-3 qui, à propos de notre réunion avec Jésus-Christ (l’enlèvement), affirme, Il faut que l’apostasie soit arrivée auparavant, et qu’on ait vu paraître l’homme impie, le fils de la perdition…
Certains ont prétendu que les Thessaloniciens craignaient avoir été laissés derrière, l’enlèvement ayant déjà eu lieu. Mais comment auraient-ils pu croire que Paul, lui aussi, avait été laissé derrière, ainsi que tous les apôtres ?
Nous pensons avoir démontré dans le premier volume Appendice 1 (Études Bibliques Ancien Testament de F.Godet) que cette monarchie ne pouvait désigner dans l’ensemble du tableau prophétique que l’Empire romain encore sans nom pour le Voyant.
Sous l’image de la petite corne des chapitres 8, 10 et 11, qui est absolument distincte de celle du chapitre 7, car elle sort de la troisième monarchie, tandis que celle du chapitre 7 sort de la quatrième.
La leçon de certains manuscrits qui offrent in extenso le nombre six cent soixante-six n’est qu’une paraphrase du chiffre en trois lettres. Ce qui le prouve, c’est que les manuscrits qui lisent de la sorte, présentent cette leçon soit sous la forme masculine (Alexandrinus), soit sous la forme féminine (Sinaïticus) ou même neutre. La forme primitive, celle des trois lettres, employées comme chiffres, s’est conservée dans le Vaticanus, naturellement en lettres majuscules.
C’est sous cette forme qu’est ordinairement écrit ce nom, soit dans les anciens manuscrits, soit dans les anciennes inscriptions grecques (Didron, Iconographie Chrétienne, page 178 et ailleurs). Les deux lettres sont liées par un trait d’union superposé.
La forme antique majuscule de la lettre ksi, dans une inscription de Mélos est très semblable à la forme minuscule, arrondie, postérieure (x).
D’anciens gnostiques distinguaient trois natures dans l’univers :
Le nombre 666 pourrait être envisagé comme ayant été l’emblème de ces trois éléments, dans l’un de ces systèmes anti-chrétiens.