La première épître de Jean n’est pas signée, mais elle se donne, dès les premiers mots, pour l’écrit d’un témoin oculaire de la vie du Sauveur (1.1-3). Elle s’ouvre par un préambule solennel (1.1-4), qui rappelle le prologue de l’Évangile ; les idées exprimées comme les termes employés sont semblables. Des rapprochements avec l’Évangile se présentent à chaque ligne de l’épître : même langage inimitable dans sa limpide simplicité et sa sublime grandeur ; même marche de la pensée qui revient sur elle-même et s’élève graduellement comme dans une spirale (Jean 1.1, première note) ; même profondeur du sentiment religieux et même contemplation intuitive de la vérité qui pénètre jusqu’à ce qu’il y a de plus intime dans la communion de l’âme avec Dieu.
Dieu, le Fils de Dieu, les enfants de Dieu, la foi, l’amour de Dieu et des frères se confondent aux yeux de l’auteur en un tout qu’il considère avec un cœur profondément pénétré des besoins spirituels de son Église… Jean se meut en un cercle autour de l’unique objet de sa contemplation, et les mêmes choses se présentent plus d’une fois à ses regards sous le même aspect. Ces répétitions qui semblent, au premier abord, une grande imperfection, ne sont donc peut-être qu’une perfection d’un ordre supérieur.
Rempli des enseignements de son Maître, le disciple est transporté par eux à une hauteur d’où la vie en Dieu lui apparaît dans un contraste absolu avec la vie du monde. L’homme est dans la lumière ou dans les ténèbres ; dans la vérité ou dans le mensonge ; il aime ou il hait ; il est dominé tout entier par l’amour du monde ou par l’amour du Père ; il est enfant de Dieu ou enfant du diable, dans la vie ou dans la mort. Les mêmes antithèses absolues se retrouvent dans l’Évangile (1.5, 9-11 ; 3.19-21 ; 8.12 et suivants, etc.). Dans les deux écrits, elles s’expriment en des termes qui ne se trouvent pas ailleurs : vie, vie éternelle ; lumière, vérité, synonymes de sainteté ; faire le péché, l’iniquité, la justice ; être de Dieu, du monde ; être né de Dieu, demeurer en lui, garder sa parole, ses commandements ; voir Dieu. Ce qui leur est commun également, ce sont certaines habitudes de style, celle, par exemple, qui consiste à exprimer une pensée tour à tour par l’affirmative et par la négative : Il déclara et ne nia point (Jean 1.20) ; nous mentons et nous ne pratiquons point la vérité (1 Jean 1.6).
Enfin les enseignements des deux écrits concordent généralement. Jésus-Christ est la Parole, la vie de Dieu manifestée aux hommes (1 Jean 1.1-2 ; comparez Jean 1.1-4, 14) ; il est le Fils unique de Dieu (1 Jean 4.9 ; Jean 1.18) ; pour aimer vraiment Dieu, nous devons garder ses commandements (1 Jean 2.4-6 ; comparez Jean 14.21-24), et surtout le commandement nouveau de l’amour fraternel (1 Jean 2.7-11 ; 3.14 et suivants, comparez Jean 13.34) ; reconnaître ou nier le Fils, c’est reconnaître ou nier le Père (1 Jean 2.23 ; 1 Jean 4.14-15 ; comparez Jean 5.23 ; Jean 8.19 ; Jean 12.44 et suivants ; 14.6, 7) ; l’Esprit procure la connaissance (1 Jean 2.20-27 ; comparez Jean 14.26 ; 16.13) ; le monde ne connaît ni Dieu ni ses enfants (1 Jean 3.1 ; Jean 16.3 ; Jean 17.25) ; pécher, c’est obéir au diable, auteur du péché (1 Jean 3.8 ; Jean 8.44) ; Dieu a manifesté son amour par le don de son Fils (1 Jean 4.9 ; Jean 3.16) ; le Fils a montré son amour par le don de sa vie (1 Jean 3.16 ; Jean 15.12-14) ; en lui nous avons la victoire sur le monde (1 Jean 5.4-5 ; Jean 16.33) ; celui qui a le Fils a la vie (1 Jean 5.12 ; Jean 3.36) ; nous sommes assurés de l’exaucement de nos prières (1 Jean 3.22 ; 1 Jean 5.14 ; Jean 14.13 ; Jean 16.23) ; le but de l’auteur est le même dans les deux écrits (1 Jean 5.13 ; Jean 20.31).
On relève cependant quelques petites divergences sur lesquelles on s’est fondé pour contester l’identité d’auteur. Ainsi l’emploi de certains termes qui sont propres à l’épître : message (1 Jean 1.5 ; 1 Jean 3.11), promesse (2.25), communion (1.3-7), iniquité (3.4), justice (3.7) ; le terme de propitiation appliqué à Christ pour caractériser son rôle de rédempteur (1 Jean 2.2 ; 1 Jean 4.10) ; les mots onction (2.20-27) et semence (3.9) de Dieu désignant la présence de l’Esprit dans le croyant. Dans l’épître, Christ est appelé notre avocat, grec paraclet (2.1) ; dans l’Évangile (14.16), ce titre est donné au Saint-Esprit. L’épître reproduirait plutôt l’idée de Paul (Romains 8.34). Inversement l’épître porte : l’Esprit est la vérité (5.6) ; dans l’Évangile, Jésus dit de lui-même : Je suis la vérité (Jean 14.6). Si l’on compare le préambule de l’épître et le prologue de l’Évangile, on voit que dans ce dernier la doctrine de la Parole faite chair a atteint son plein développement, tandis qu’elle est seulement ébauchée dans le premier. L’épître parle de la fin prochaine du monde, de la venue d’un antéchrist, précédée d’hommes animés de son esprit (2.18 et suivants, de l’avènement du Seigneur (2.28). Ces idées eschatologiques ne sont pas complètement absentes de l’Évangile (5.28-29 ; 6.39, etc)., mais elles y sont moins en évidence.
Ces différences incontestables s’expliquent par la diversité des sujets traités. On peut supposer aussi que l’Évangile a été écrit plus tard ; il présente une pensée plus complètement développée. Avec la grande majorité des interprètes, nous admettons que les deux écrits sont du même auteur.
Si notre épître est du même auteur que le quatrième Évangile, il en résulte, à nos yeux, qu’elle est l’œuvre de l’apôtre Jean (comparez notre Introduction à cet Évangile). L’insistance avec laquelle l’auteur de l’épître, sans se nommer, affirme sa qualité de témoin oculaire de la vie du Fils de Dieu (1.1-3) est un indice à l’appui de cette opinion (suivant Jülicher), l’épître aurait été écrite après l’Évangile, pour défendre les enseignements de celui-ci contre les abus qu’en faisaient les gnostiques. Lutbardt (Die Briefe des Johannes, deuxième édition, page 217) incline aussi à admettre la priorité de l’Évangile).
Elle se trouve confirmée par le témoignage unanime de l’ancienne Église, qui a toujours attribué notre épître à l’apôtre Jean. Polycarpe, disciple de Jean, emprunte à notre épître (4.2, 3) les mots : Quiconque ne confesse pas Jésus-Christ venu en chair est un antéchrist, qui se lisent au chapitre 7 de son épître aux Philippiens, d’après Eusèbe (Histoire Ecclésiastique III, 39), Papias se servait de la première épître de Jean. Le passage de Justin (Dialogue 123) : Nous sommes appelés vrais enfants de Dieu, et nous le sommes, rappelle 1 Jean 3.1 (comparez du même auteur Apocalypse 2.6 avec 1 Jean 3.8). À la fin du second siècle, Irénée, Tertullien et Clément d’Alexandrie citent notre épître comme l’œuvre de Jean. Elle se trouve dans la Peschito et dans le canon de Muratori. Origène (Eusèbe 6, 25) et Eusèbe (3, 25) la rangent au nombre des écrits reconnus de tous, et Jérôme affirme qu’elle est reçue par tous les savants hommes de l’Église (De viris illustr., 9).
On a contesté que cet écrit fût une lettre. Cette prétendue épître n’a ni adresse ni salutations et ne renferme aucune allusion aux circonstances spéciales de l’auteur et des destinataires. Elle n’est qu’un composé de méditations sur des thèmes généraux, qui conviennent aux chrétiens de tous les temps et de tous les pays. Ce jugement ne se confirme pas à un examen attentif. Sans doute l’apôtre ne nomme ni ses lecteurs ni lui-même ; mais il se donne à connaître comme un homme qui a exercé le ministère de témoin de Jésus-Christ (1.3), qui jouit de l’autorité d’un père auprès de ceux qu’il appelle ses petits enfants. Il leur répète qu’il leur écrit (2.1,12, 13), désignant ainsi sa composition comme une lettre. Enfin, dans la manière dont il caractérise les faux docteurs qu’il appelle des antéchrists, il laisse voir qu’il pense à des faits précis qui se sont passés dans une Église ou dans un groupe d’Églises auxquelles il s’adresse. Aussi la supposition la plus vraisemblable est que l’épître fut écrite par l’apôtre Jean, pendant qu’il exerçait son ministère à Éphèse, à des Églises d’Asie Mineure. Si l’épître est antérieure à l’Évangile, elle n’a pas été écrite longtemps avant lui. Elle date des derniers temps de la vie de Jean.
Le but de l’apôtre paraît complexe. Il ne veut pas seulement combattre les faux docteurs, car s’il met en garde contre leur influence (2.18-29 ; 4.1-6), il les caractérise comme déjà séparés des Églises (2.19), et rend à ses lecteurs le témoignage, de les avoir vaincus (4.4). On s’est demandé à quelle tendance appartenaient ces adversaires. La plupart des historiens les désignent d’une manière générale comme des docètes qui n’attribuaient à Jésus-Christ qu’une apparence humaine et niaient la réalité de son incarnation (4.2). Depuis Schleiermacher et Neander, d’éminents critiques ont reconnu dans les erreurs combattues la doctrine de Cérinthe, d’après Irénée (Adversus hæreses I, 26, 1), Cérinthe enseignait que Jésus n’était qu’un simple homme ; à son baptême, le Christ divin s’unit à lui par l’Esprit qu’il reçut alors dans sa plénitude ; il l’abandonna de nouveau aux approches de la mort. Ainsi les faux docteurs combattus par Jean niaient que Jésus fût le Christ (2.22) ; ils admettaient que le Christ était venu avec l’eau seulement, c’est-à-dire dans l’acte du baptême, mais non avec le sang, c’est-à-dire qu’il n’était plus présent dans l’homme Jésus au moment où celui-ci mourait (5.6, note).
Mais cette intention de polémiser contre l’hérésie de Cérinthe et de défendre la vraie doctrine sur la personne de Jésus-Christ est secondaire dans l’épître. Il en est de même des avertissements que l’auteur adresse à ses lecteurs pour les prémunir contre l’amour du monde (2.15-17). Son but est bien un but pratique. Il a en vue le développement de la vie chrétienne. Mais il ne veut pas seulement réagir contre les tendances antinomiennes qui poussaient à un libertinage affranchi de toute loi, ou contre des disciples de Paul qui, se fondant sur la justification par la foi, méconnaissaient la nécessité de la sanctification. Cette dernière opinion est celle de B. Weiss, qui trouve dans 3.7 le thème central de toute l’épître. Que cette idée ait une grande importance, que Jean insiste sur l’obéissance aux commandements de Dieu, et notamment sur la pratique de l’amour fraternel, comme sur la condition que le chrétien doit remplir pour avoir l’assurance de son salut (3.19), nous l’accordons. Mais cette intention négative de réfuter une erreur n’est pas la pensée dominante d’une épître où règne le ton de l’affirmation. Son but principal, l’apôtre l’énonce dès les premiers mots : La vie a été manifestée,… nous l’avons vue,… et nous vous l’annonçons afin que vous soyez aussi en communion avec nous. Or notre communion est avec le Père et avec son Fils, Jésus-Christ (1.2, 3). La communion avec Dieu par Jésus-Christ, son Fils, source de la vie véritable et éternelle, tel est le grand sujet de l’épître, telle est la conception du salut que Jean expose, ou plutôt l’expérience vivante qu’il engage ses lecteurs à faire toujours plus complètement, de sorte qu’ils soient en communion avec lui et rendent ainsi sa joie parfaite (1.4). Et dans le cours de son écrit, il leur signale tout ce qui serait un obstacle à cette communion (péché, amour du monde, fausses idées de la personne du Christ, haine des frères) et les conditions qu’ils doivent remplir pour la posséder pleinement : la sanctification qui nous permet de demeurer en Dieu qui est lumière, l’amour par lequel nous demeurons en Dieu qui est amour.
Cet écrit est plus difficile à analyser qu’aucun autre du Nouveau Testament. Les divisions les plus diverses ont été proposées. Plusieurs critiques renoncent à y découvrir un plan suivi ; d’aucuns estiment que c’est une erreur d’en chercher un, d’autres se bornent à partager l’épître en une série de courts paragraphes.
Cependant la plupart des interprètes distinguent trois parties principales. Ils varient dans la manière précise de les délimiter et dans l’indication des sujets qui y sont traités. Voici, à titre d’exemples, quelques-unes des divisions proposées :
Bengel, qui défendait l’authenticité de 5.7 (b) et 5.8 (a), voir la note, estimait que les trois personnes de la Trinité étaient successivement envisagées par l’apôtre :
De Wette reconnaît dans l’épître trois exhortations :
Citons encore quelques interprètes contemporains :
B. F. Westcott :
H. Holtzmann :
W. A. Karl :
Luthardt :
Cette division a le grand mérite d’éviter un certain arbitraire que présentent d’autres essais de systématiser la pensée de l’apôtre. Elle en reproduit la marche avec exactitude et sans lui faire violence. C’est à une division générale presque semblable qu’aboutit F.-H. Krüger, dans une analyse approfondie de notre épître. Il y distingue les trois parties suivantes :
1.1-4 forme le préambule, et 5.13-21 une sorte de post-scriptum de la lettre. Nous ne pouvons reproduire ici cette analyse, et la résumer n’est guère possible. Voici les idées essentielles qui, d’après Krüger, forment les centres autour desquels gravite la pensée de l’apôtre. Le thème de la première partie, c’est : connaître Dieu ; la note dominante de la seconde partie : être né de Dieu ; ces deux thèmes principaux de la première et de la seconde partie se réunissent, dans la troisième partie, en ce dernier thème : aimer (4.7). L’amour, qui est l’essence de Dieu, est aussi le principe de la vie nouvelle qui constitue le christianisme. Cette vie nouvelle est inséparable de la personne de Jésus-Christ ; en lui, elle est d’abord entrée dans l’humanité ; comme lui et avec lui, elle est le don du Père, dont il est le Fils. Donc, nier que Jésus est l’Oint, c’est-à-dire l’envoyé du Père, c’est trancher le fil qui rattache la vie nouvelle à Dieu ; le principe nouveau et divin ne peut exister, agir et se manifester que dans la vie de celui qui s’attache à Jésus le Christ ; mais en un tel il opérera l’épanouissement de l’amour divin.
Les principaux développements de la pensée dans l’épître nous paraissent se grouper comme suit :
Introduction.
Le témoignage de l’apôtre, concernant la manifestation de la vie de Dieu, destiné à rendre ses lecteurs participants de la communion avec le Père et le Fils (1.1-4).
Première partie, 1.5 à 2.27.
Dieu est lumière. La vie dans sa communion.
Deuxième partie, 2.28 à 4.6.
En vue de l’avènement du Seigneur, les enfants de Dieu doivent pratiquer la justice et l’amour fraternel.
Comme enfants de Dieu nous devons avoir une vie exempte de péché (2.28 à 3.10), et nous devons nous aimer les uns les autres. Nous avons ainsi de l’assurance devant Dieu qui nous ordonne de croire en son Fils et de nous aimer mutuellement ; et notre communion avec Dieu nous est attestée par le don de son Esprit (3.11-24). Cet Esprit nous garde de l’erreur de ceux qui ne reconnaissent pas en Jésus le Fils de Dieu (4.1-6).
Troisième partie, 4.7 à 5.21.
Dieu est amour, l’amour et la foi.
L’amour dont Dieu nous a aimés en son Fils, et qui est l’essence même de son être, nous pousse à l’aimer et à aimer nos frères, et nous donne ainsi l’assurance de notre salut (4.7-21). La foi en Jésus-Christ, par laquelle nous sommes vainqueurs du monde, est fondée sur le témoignage de Dieu qui nous donne, en son Fils, la vie éternelle (5.1-13) ; elle rend efficace la prière et permet au chrétien de s’appuyer sur le Dieu véritable (5.14-21).