Éphèse occupe une place importante dans l’histoire apostolique et dans les écrits du Nouveau Testament. Antique capitale de l’Ionie et, sous les Romains, chef-lieu de l’Asie proconsulaire, située près de la mer Égée, à peu près à égale distance de Smyrne et de Milet, formant le point principal de passage entre l’Asie et l’Europe, elle était célèbre par son commerce et plus encore par son temple de Diane (Actes 19.27), qui en faisait le centre du culte de ces contrées. Les arts occultes du paganisme y étaient florissants (Actes 19.13, 19, 24).
Le fondement de l’Église d’Éphèse fut posé par l’apôtre Paul durant un premier séjour rapporté dans le livre des Actes (18.19 et suivants) ; Aquilas et Priscille contribuèrent aussi à y répandre la vérité évangélique (Actes 18.26). Mais ce fut surtout pendant un second séjour de plus de deux ans dans cette ville, de 55 à 57, que Paul étendit et affermit cette Église, enseignant d’abord dans la synagogue des Juifs, puis dans l’école de Tyrannus, et de maison en maison (Actes 19.1-40 ; 20.16-38). Il plut à Dieu de sceller la parole de son serviteur par divers miracles de sa toute-puissance ; la confiance que les païens avaient eue jusqu’alors dans une fausse magie s’évanouit en présence de la vérité divine ; et comme Éphèse était en rapport continuel avec la plus grande partie de l’Asie Mineure, tous ceux qui demeuraient en Asie, tant Juifs que Grecs, entendirent la Parole du Seigneur Jésus (Actes 19.10). Éphèse devint ainsi la métropole du christianisme dans cette partie du monde païen, où furent ébranlés les fondements d’un système d’erreur qui y avait régné avec tant de puissance. Ces circonstances générales concordent parfaitement avec la destination de notre épître.
Il ne paraît pas, en effet, qu’elle ait été destinée par l’apôtre exclusivement aux chrétiens d’Éphèse. Sans pouvoir, dans un ouvrage de la nature de celui-ci, nous arrêter longuement à des discussions de pure critique, nous indiquerons du moins les principales données de la question concernant les lecteurs de notre épître, question qui importe à l’intelligence de cet écrit, d’une part, des témoignages considérables désignent les Éphésiens comme ceux à qui cette lettre fut adressée : c’est, d’abord, la presque unanimité des manuscrits actuellement existants, qui portent : à Éphèse (1.1). Trois seulement diffèrent : celui du Vatican, qui a cette adresse à la marge au lieu de l’avoir dans le texte ; celui du Sinaï et un autre de moindre importance, où elle se trouve effacée. Mais encore faut-il remarquer que ce petit nombre de manuscrits où manquent, dans le texte, les mots à Éphèse, portent, comme tous les autres, pour suscription de l’épître : Aux Éphésiens. C’est, ensuite, le fait que toutes les versions antiques du Nouveau Testament ont dans le texte l’adresse ordinaire : à Éphèse. Et cette adresse est si nécessaire, que, sans elle, on lirait dès le premier verset ces mots vides de sens : aux saints qui sont… et fidèles en Christ Jésus. C’est enfin le témoignage universel de l’Église dans les premiers siècles, témoignage qui ne saurait s’expliquer, non plus que celui des manuscrits et des versions, si la lettre n’avait pas été envoyée primitivement à l’Église d’Éphèse. Mais, d’autre part, il existe des données contradictoires de la plus grande force :
La critique ne pouvant ni concilier ces deux ordres de faits contradictoires, ni sacrifier l’un à l’autre, il était naturel qu’elle cherchât à les réunir dans une supposition qui tînt compte de tout, en aplanissant les difficultés. C’est ce qu’elle a fait en admettant que notre épître est une lettre encyclique ; que Tychique (6.21) devait la porter d’abord aux Éphésiens, mais avait ordre de la communiquer ensuite, par des copies, aux autres Églises d’Asie. Ce n’est là, à la vérité, qu’une simple hypothèse ; mais quand une hypothèse très probable explique des faits contradictoires sans elle, il vaut la peine de s’y arrêter.
Cette hypothèse explique en effet :
On attribue généralement l’hypothèse qui nous occupe au célèbre archevêque anglican Usher (1581-1656) ; c’est à tort, car Théodore de Bèze l’a déjà exprimée en ces propres termes dans sa dernière note sur notre épître : Je soupçonne qu’elle a été écrite moins aux Éphésiens proprement qu’à Éphèse, afin que de là elle fût transmise aux autres Églises d’Asie, ce qui, peut-être, a porté quelques-uns à omettre ces mots : à Éphèse, au commencement de l’épître. Bien plus, ne pourrait-on pas voir cette hypothèse déjà dans les paroles de Tertullien qui, après avoir accusé Marcion d’une interpolation, ajoute : Peu nous importent les titres, puisque l’apôtre en écrivant à quelques-uns, écrit à tous ? Plusieurs théologiens modernes, Meyer entre autres, dans une savante introduction à notre épître, ont combattu l’hypothèse qui nous occupe, mais sans rien mettre à la place de plus acceptable. Après une discussion approfondie, Oltramare l’adopte dans son récent Commentaire sur les épîtres de saint Paul aux Colossiens, aux Éphésiens et à Philémon (1891-1892).
D’où l’apôtre Paul a-t-il écrit cette lettre ? Il est prisonnier lorsqu’il l’écrit (4.1 ; 6.20). On admet généralement et naturellement qu’il s’agit ici de la captivité de Paul à Rome. Il avait auprès de lui plusieurs frères de l’Asie Mineure (Colossiens 4.7, 9, 10, 12), par lesquels il avait été informé de l’état religieux des Églises de ce pays ; l’un d’eux, Tychique, retournant en Asie, fut chargé par Paul d’une lettre pour les chrétiens de Colosses (Colossiens 4.7-8), et en même temps de notre épître (Éphésiens 6.21-22). Des critiques habiles se sont efforcés d’établir que ces deux lettres et celle à Philémon avaient été écrites de Césarée, pendant les deux ans que Paul y fut retenu en prison avant son voyage à Rome. Leurs raisons, suffisantes pour rendre admissible leur opinion, sont peut-être moins convaincantes que celles qui militent en faveur de Rome. Cette dernière opinion, en outre, a pour elle le témoignage de l’antiquité.
Voir sur cette question A. Rilliet, Commentaire sur l’épître aux Philippiens ; Reuss, Épîtres Pauliniennes, page 138 ; Oltramare, Commentaire, I, page 7 et suivantes. Les théologiens se divisent dans leurs travaux récents : Reuss, Meyer, Thiersch, B. Weiss se décident en faveur de Césarée ; Neander, Lange, Guerike, Ewald, Bleek-Mangold, Godet (dans le Calwer Bibel-lexicon), Oltramare, soutiennent l’opinion traditionnelle. En faveur de la composition à Césarée, on invoque : premièrement, le fait que l’épître aux Philippiens révèle une situation plus avancée, qui s’explique mieux si un intervalle prolongé la sépare des autres. Deuxièmement
Philémon 1.22, Paul annonce son retour à Colosses et demande qu’on lui prépare un logement. Si c’est à Césarée qu’il espère être relâché, il est naturel qu’il pense à se rendre a Colosses qui était pour lui sur le chemin de Rome et de l’Occident. Si c’est de Rome qu’il écrit, dans les premiers temps de son séjour dans cette ville, on ne comprend pas qu’il annonce comme si prochaine son arrivée à Colosses, alors que son dessein arrêté était de prêcher l’Évangile à Rome et dans tout l’Occident (Romains 1.11,12 ; 15.24,28 ; Actes 19.21 ; comparez aussi
Actes 20.25). Troisièmement, Onésime devait s’arrêter à Colosses auprès de son maître Philémon. Venant de Césarée, il arrivait à Colosses avant d’atteindre Éphèse ; c’est pour cela qu’il est mentionné à côté de Tychique dans les Colossiens (4.7-9) et ne l’est plus dans les Éphésiens (6.21).
En faveur de la composition à Rome, on remarque qu’il était plus indiqué pour Onésime, l’esclave fugitif, de se rendre à Rome, qui, comme nos capitales modernes, servait d’asile a tous ceux qui avaient quelque compte à régler avec la justice. Et puis l’on insiste surtout sur la situation de l’apôtre, telle qu’elle ressort de nos épîtres et qui semble correspondre plutôt a ce que nous savons de la captivité romaine qu’à la captivité de Césarée. Nous voyons, d’après
Colossiens 4.3-4, 11, Éphésiens 6.19-20, que Paul, quoique prisonnier, peut prêcher librement l’Évangile. C’est ce qui lui était accordé à Rome, d’après ,ctes 28.16, 30, 31
, où il demeurait en son particulier avec un soldat pour le garder et ce soldat était attaché à lui par une chaîne. Ce dernier trait explique les fréquentes allusions que l’apôtre fait à ses liens :
Éphésiens 6.20 ; Colossiens 4.3, 18 ; Philémon 1.1, 9,10. À Césarée, au contraire, l’apôtre paraît avoir été détenu dans la prison publique (Actes 24.23, 27). Mais c’est à tort que l’on a prétendu qu’il n’y portait pas de chaîne (Actes 26.29).
Quant au but que se proposait Paul en écrivant à la fois ces deux lettres, il n’est pas le même dans l’épître aux Colossiens que dans celle aux Éphésiens ; dans la première, il désigne et combat de pernicieuses erreurs qu’il avait à cœur de réfuter (voyez à cet égard l’introduction à l’épître aux Colossiens) ; dans la seconde, il les mentionne à peine. Et cela est doublement frappant en présence des points nombreux de ressemblance qui existent entre ces deux écrits. Des pensées analogues s’y rencontrent, s’y rapprochent jusqu’à revêtir des expressions identiques ; mais toujours dans une application à un ordre d’idées tout différent, parce que le but de l’écrivain n’était pas le même. Comparez :
Si, dans l’épître aux Éphésiens, l’apôtre a présentes à la pensée les erreurs qu’il combat dans celle aux Colossiens, il ne les réfute point par la polémique, mais uniquement en présentant dans leur plénitude les vérités divines. Doctrine chrétienne (chapitres 1 à 3) et vie chrétienne (chapitres 4 à 6), voilà notre épître. Or, exposer ainsi la vérité positive ; montrer à l’homme son salut dans le décret éternel de la miséricorde divine, dans le fait de sa rédemption en Jésus-Christ, dans sa vocation et sa rénovation morale par l’Évangile ; dérouler ce plan immense de la pensée divine dans sa réalisation actuelle, non seulement en faveur du peuple juif, mais pour toutes les nations ; raconter la naissance d’un peuple nouveau, enraciné et fondé dans l’amour, rempli de la plénitude de Dieu, possédant l’unité de l’esprit par le lien de la paix, formant un seul corps, parce qu’il n’y a plus pour lui qu’une seule foi, un seul Seigneur, un seul Dieu, Père de tous, tel devait être le plan lumineux d’un écrit apostolique adressé, non à une église, mais à l’Église. Cette pensée vivante, fondamentale, conçue pour tous les temps et tous les lieux, émanée des profondeurs de l’Esprit, domine et ordonne tout dans cet écrit, du commencement à la fin, dans l’ensemble et dans les détails : Ainsi parle R. Stier, le plus profond interprète de notre épître : AusUgung des Briefes an die Epheser, introduction, page 17. Et il est bien remarquable que l’on puisse voir poindre cette pensée fondamentale dans le plus émouvant discours de Paul, celui précisément qu’il adressait aux anciens des Églises d’Asie (Actes 20.28).
Tout ainsi, dans notre lettre, répond à ce but : l’apôtre y parle constamment à des païens convertis ; il se préoccupe de la grâce immense que Dieu leur a faite par leur vocation au salut, de leurs dangers, de leurs joies ; mais sans jamais perdre de vue leurs rapports avec l’ancien peuple de Dieu (1.11, 13 ; 2.1-3, 11, 17 et suivants ; 3.1), parce que ces rapports leur faisaient sentir d’autant mieux la parfaite gratuité de leur participation à l’alliance de grâce, et parce qu’aussi il y avait dans toutes ces Églises des Juifs convertis qui devaient comprendre mieux ce plan de Dieu. Mais ce n’est point ici une exposition de la vérité évangélique dans un enchaînement logique, tel qu’il se trouve dans les épîtres aux Romains ou aux Galates ; le but de l’apôtre ne l’y appelait pas. L’esprit, le style de notre épître ont un caractère particulier : on a pu nommer cet écrit un psaume évangélique ; tout y est adoration, chant de louange, prière. Les pensées s’y pressent comme un torrent et permettent à peine à la phrase de trouver un point d’arrêt et de repos, jusqu’au moment où l’apôtre met un terme à cette effusion de son âme, pour insister sur quelques sujets tout pratiques de la vie chrétienne. Cette vie elle-même ressort ainsi des mystères profonds de la rédemption et de la foi, comme de sa source naturelle. L’apôtre fait plus que de convaincre, plus que de persuader, il entraîne vers le but qu’il veut atteindre.
Tout dans cet écrit lui-même, tout dans le témoignage unanime de l’antiquité en établit l’authenticité. On peut suivre cette chaîne de témoignages depuis Polycarpe, Ignace, le canon de Muratori, Irénée, Clément d’Alexandrie, Tertullien, l’hérétique Marcion, jusqu’au canon d’Eusèbe, où notre épître figure au nombre des homologoumena (écrits reconnus de tous). Il appartenait à quelques rares critiques de nos temps d’élever des doutes et même d’émettre des négations formelles à ce sujet. Ils se gardent bien pour cela de s’enquérir du témoignage des anciens. Ils prennent une des pensées de l’épître aux Éphésiens, la première venue peut-être ; ils prouvent, à grand renfort de rapprochements de textes et de développements spéculatifs, que c’est une idée empruntée aux systèmes religieux du second siècle, et concluent que cette épître est postérieure d’un siècle au moins à l’apôtre Paul. Ainsi procède l’école de Tubingue, dont la méthode et les résultats ne trouvent plus guère d’adhérents dans le pays qui lui a donné naissance, d’autres ont une source différente d’arguments négatifs. L’épître aux Éphésiens a des points frappants de ressemblance, soit dans la pensée, soit dans les termes mêmes, avec l’épître aux Colossiens. Se répéter ! cela est-il digne d’un apôtre ? En admettant la priorité de la lettre aux Colossiens, on peut faire observer qu’une telle objection ne prouve absolument rien, qu’il était naturel, presque inévitable, que deux lettres écrites en même temps, par le même homme, aux mêmes Églises, en vue des mêmes besoins religieux, présentassent ces points de ressemblance, d’ailleurs, on a vu déjà que chacun de ces écrits, ayant un but différent, conserve son individualité très prononcée, sa profonde originalité. La critique a fait valoir encore contre notre épître un certain nombre de termes qui ne se retrouvent pas dans les autres lettres de Paul. Comme si un homme de sa trempe et de son génie, écrivant dans la langue la plus riche du monde, ne pouvait pas varier son vocabulaire et en élargir les limites ! On a relevé des expressions comme le fondement des apôtres et des prophètes (2.20), les saints apôtres (3.5), qui semblent trahir une époque postérieure. Ces expressions peuvent cependant s’expliquer même sous la plume de Paul (Voir les notes). Quant au manque d’allusions personnelles et de salutations finales, il provient de ce que la lettre était une encyclique (Ces dernières objections ont été formulées surtout par de Wette, dans son Introduction au Nouveau Testament, et dans son Commentaire. Elles ont été fréquemment réfutées en détail, entre autres par Reuss : Geschichte der heiligen Schriften Neue Testament 3e édition Comparez Oltramare, Commentaire, II, page 74 et suivantes). Ce qui est certain, c’est qu’il n’est guère possible de relire cette épître, de se pénétrer de la puissance de vérité et de vie qui l’anime, sans rester convaincu que c’est bien là la pensée et le style du grand apôtre. Aussi cette conviction est-elle aujourd’hui partagée par la grande majorité des théologiens.
Cette lettre se divise naturellement en deux parties principales, dont la première (chapitres 1 à 3) met en évidence tout le conseil de Dieu pour le salut du monde, et dont la seconde (chapitres 4 à 6) renferme de sérieuses exhortations à une vie sainte, exhortations fondées elles-mêmes sur les vérités les plus profondes de la foi.
Première partie
Deuxième partie