Les deux livres d’Esdras et de Néhémie, dans les manuscrits hébreux n’en forment qu’un seul, qui porte le nom de livre d’Esdras ; ce sont les traducteurs grecs de la version des LXX qui l’ont partagé en deux sections, comme ils l’avaient fait pour les livres de Samuel, des Rois et des Chroniques ; cette division a passé dans les autres traductions et elle a été introduite au XVe siècle dans les éditions imprimées du texte hébreu de l’Ancien Testament.
Ces livres nous racontent divers épisodes de l’histoire de la communauté juive de Jérusalem, depuis l’édit de Cyrus qui autorisa le retour des exilés sous la conduite de Zorobabel en 538, jusqu’au second séjour de Néhémie à Jérusalem en 432. Nous n’avons point ici pour cette période, une histoire suivie, comme nous la trouvons pour les siècles antérieurs dans les autres livres historiques ; l’auteur se borne à rapporter en détail un certain nombre de faits, auxquels il attache une importance particulière et qui marquent les phases principales de la restauration du culte dans la ville sainte. Entre ces faits il laisse subsister des lacunes considérables sur lesquelles il ne nous donne aucun renseignement, comme on en pourra juger par le tableau suivant :
Date | Événement |
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538 à 516 | Arrivée de la caravane de Zorobabel et reconstruction du temple : Esdras chapitres 1 à 6 ; et encore ne savons-nous rien sur les quinze ans qui ont séparé ces deux événements. |
515 à 458 | Lacune de 57 ans. |
458 à 457 | Arrivée de la caravane d’Esdras et mesures prises contre les mariages avec des étrangères : Esdras chapitres 7 à 10. |
456 à 445 | Lacune de 12 ans. |
444 | Premier séjour de Néhémie et reconstruction des murailles de la ville : Néhémie chapitres 1 à 12. |
443 à 432 | Lacune de 12 ans. |
432 | Second séjour de Néhémie et répression d’abus qui s’étaient introduits : Néhémie chapitre 13. |
Il résulte de la comparaison de ces dates que, sur les 106 ans qui se sont écoulés entre le premier et le dernier événement racontés dans ces livres, il y en a 95 sur lesquels nous ne savons rien.
Et cependant ces récits ont pour nous une importance capitale, quand on songe que ce sont les seuls documents historiques que nous possédions sur l’histoire de la Palestine pendant les quatre siècles qui séparent l’époque de Jérémie et de la ruine de Jérusalem de celle d’Antiochus Epiphane et des guerres des Maccabées. C’est au cours de cette longue période que s’est formée cette société juive, unique dans l’histoire du monde, du sein de laquelle devait sortir l’Église chrétienne. Pendant la captivité, le peuple de Dieu a subi en effet une transformation telle que nous avons peine à reconnaître dans les Juifs d’après l’exil les descendants des sujets de Sédécias et des rois de Juda. Ce peuple avait toujours vécu jusqu’alors enfermé dans les étroites limites de son pays, sans envoyer jamais une colonie au dehors ; maintenant il se répand dans le monde entier et, à la suite des conquérants perses, grecs ou romains, il fondera des colonies dans toutes les grandes villes de l’univers. Il était exclusivement voué à l’agriculture ; il se voue aujourd’hui au commerce. Il était constamment entraîné vers l’idolâtrie des peuples voisins ; il en est maintenant si radicalement guéri que les persécutions les plus violentes pourront à peine au temps d’Antiochus provoquer quelques abjurations isolées.
Ses conditions d’existence aussi sont absolument différentes de ce qu’elles étaient sous la royauté. Les Juifs ont perdu leur indépendance, leur pays n’est plus qu’un district d’une des grandes satrapies de l’empire des Perses, et pourtant ils savent maintenir leur nationalité avec une indomptable énergie ; bien loin de se fondre avec les nations voisines dont ils partagent le sort et dont ils parlent la langue (l’araméen), ils remplacent leurs frontières politiques supprimées, par des frontières religieuses ; c’est leur culte qui les distingue de tous les autres peuples, c’est le temple de Jérusalem qui devient leur capitale, et par le prosélytisme ils entreprennent à leur tour la conquête du monde.
Tandis que leurs pères avaient sans cesse résisté aux appels des prophètes, la nouvelle génération recueille pieusement les enseignements de ces serviteurs de Dieu, et lorsqu’après Aggée, Zacharie et Malachie, l’esprit prophétique cesse de se manifester, la nation s’attache avec un soin anxieux à l’étude de la parole écrite et tout spécialement de la loi de Moïse ; c’est cette loi qu’étudieront les scribes et les docteurs ; c’est cette loi que la tradition développera en l’appliquant à toutes les circonstances de la vie politique et privée ; c’est cette loi qui sera le palladium de la nation et qui lui imprimera son caractère indélébile.
Or, l’auteur des livres d’Esdras et de Néhémie a précisément fait choix dans son récit des événements qui peuvent le mieux nous expliquer cette étonnante transformation. Il n’y a pas lieu d’en être surpris, car cet auteur est lui-même un représentant convaincu de ce nouvel ordre de choses et il ne s’intéresse qu’aux faits qui ont contribué à l’établir et qui sont précisément ceux que nous désirons connaître. C’est lui qui nous apprend que la première caravane conduite par Zorobabel ne comprenait que ceux des Juifs qui avaient préféré rentrer dans leur pays plutôt que de conserver les positions lucratives qu’ils occupaient en Babylonie ; il s’opérait ainsi un important triage par lequel étaient éliminés tous ceux que n’animait pas l’esprit théocratique. Les sacrificateurs, descendants d’Aaron, formaient à eux seuls près du dixième des émigrants, et leur influence fut considérable. Nous apprenons que le premier soin des arrivants fut de préparer la reconstruction du temple, et si des difficultés de tout genre ralentirent le travail, l’œuvre fut cependant menée à bonne fin, grâce au concours des prophètes Aggée et Zacharie. Nous apprenons comment ce fut Esdras qui apporta de Babylone la loi de Moïse et comment, douze ans plus tard, secondé par Néhémie, il put promulguer cette loi et faire jurer au peuple de l’observer toujours.
C’est ainsi que nous savons dans quelles conditions s’est développé l’Israël d’après l’exil, qui avait pour mission de répondre à la destinée providentielle de ce peuple, si admirablement décrite dans la seconde partie d’Ésaïe. Mais nous voyons en même temps apparaître les tendances qui, en s’accentuant et cessant d’être sanctifiées par l’esprit vraiment théocratique, constitueront les grands défauts des Pharisiens, contemporains de Jésus ; l’exclusivisme à l’égard des étrangers, le culte de la lettre de la loi et la disposition à en exagérer les prescriptions. En un mot, nos deux livres ne nous donnent point une histoire suivie, mais une introduction sans laquelle nous ne saurions comprendre le développement de la nation juive pendant la période qui s’est écoulée depuis la captivité de Babylone jusqu’à Jésus-Christ.
Le point de vue de notre auteur est absolument celui de l’auteur du livre des Chroniques (voir l’introduction à ce livre) ; il s’intéresse au même ordre de faits ; il passe volontiers sous silence ce qui ne concerne pas le développement du culte et de ses institutions ; il a le même style et se sert des mêmes locutions spéciales ; son livre commence exactement au point où se terminent les Chroniques ; ou plutôt encore l’édit de Cyrus, dont nous n’avons qu’un fragment à la fin du livre des Chroniques, est repris et complété au premier chapitre d’Esdras. De là à conclure à l’identité d’auteur il n’y a qu’un pas. En résulte-t-il que les deux livres n’ont formé primitivement qu’un seul et même ouvrage, dont on aurait d’abord détaché la fin (Esdras et Néhémie) pour l’admettre dans le Canon, parce qu’elle racontait une période nouvelle, tandis que la première partie (les Chroniques) n’aurait été admise que plus tard ? Est-ce ainsi qu’il faut s’expliquer le fait que, dans la plupart des manuscrits hébreux, les Chroniques occupent la dernière place dans le Canon, après Esdras et Néhémie ? On ne peut hasarder que des hypothèses à ce sujet ; mais ce qui est positif, c’est que les Chroniques, Esdras et Néhémie forment ensemble une vaste œuvre historique, écrite au point de vue du judaïsme postérieur à l’exil, et dont nous trouvons le parallèle prophétique dans les autres livres historiques de l’Ancien Testament.
L’auteur des livres d’Esdras et de Néhémie a dû vivre assez longtemps après le temps où se passent les événements qu’il raconte ; il parle des jours de Néhémie et d’Esdras comme appartenant à une époque déjà lointaine (Néhémie 12.26). Tandis que dans les anciens documents qu’il cite, le roi de Perse est désigné simplement comme « le roi » (Esdras 7.27-28 ; 8.1, 22 ; Néhémie 1.11, etc.), l’auteur, dans les fragments qui lui appartiennent en propre, dit le « roi de Perse » (Esdras 1.1-2, 8 ; 3.7 ; 4.3, 5, etc.), comme si de son temps l’empire perse n’existait plus. Il poursuit la généalogie des souverains sacrificateurs jusqu’à Jaddua (351-331), le contemporain d’Alexandre-le-Grand (Néhémie 12.11), et il est probable que Darius le Perse, nommé, Néhémie 12.22, est Darius III Codoman, le dernier roi de Perse. Comme nous ne trouvons d’autre part dans ces livres aucune allusion aux Grecs, nous ne devons pas descendre trop bas, et nous envisageons qu’ils ont été composés à l’époque de la chute de la monarchie des Perses.
Notre auteur a donc dû avoir recours à des sources écrites ou à des traditions orales pour composer son histoire. Et de fait, il nous est facile de distinguer les deux principales de ses sources. Ce sont d’abord les mémoires originaux d’Esdras et ceux de Néhémie, qui se reconnaissent facilement à l’emploi du pronom de la première personne (Esdras 7.27 à 9.15 ; Néhémie 1.1 à 7.5, 12.27-43 ; 13.4-31). Il est probable que d’autres passages, où le récit est à la troisième personne, sont cependant tirés de ces mémoires, mais ont été, remaniés par le rédacteur, et nous pouvons ainsi envisager comme provenant directement de cette source originale et contemporaine Esdras chapitres 7 à 10 et Néhémie chapitres 8 à 10 (tirés des mémoires d’Esdras), et Néhémie chapitres 1 à 7, chapitre 11, 12.27-43 et 13.4-31 (tirés de ceux de Néhémie).
Puis l’auteur a mis à profit un document écrit en langue araméenne, très bien informé, dont il a cité dans la langue originale tout un fragment (Esdras 4.6 à 6.18). Mais il semble que, dans cette citation, il a déplacé chronologiquement un document (Esdras 4.6-23), en appliquant au temps de la construction du temple de Zorobabel une correspondance avec le roi de Perse qui avait trait à la reconstruction des murs du temps d’Esdras, un demi-siècle plus tard. En effet, Assuérus et Artaxerxès (versets 6 et 7) ne peuvent désigner que Xerxès (485-465) et Artaxerxès I Longuemain (465-425), et il n’est question dans ce morceau que des murs de la ville, et non de la construction du temple dont il est parlé 4.1-5 et qui fut achevée en 516. L’auteur du livre paraît avoir fait cette confusion, que n’aurait pas commise un contemporain, parce qu’il envisageait que les ennemis des Juifs avaient suscité les mêmes obstacles lors de la construction du temple que lorsqu’on voulut restaurer plus tard les murs de la ville1. On a supposé que les événements auxquels ce fragment fait allusion doivent être placés dans cette lacune de douze ans (456-445) qui sépare l’arrivée d’Esdras de celle de Néhémie, d’après cette ingénieuse hypothèse, ce serait Esdras qui aurait commencé à relever les murs renversés de la ville. Le travail aurait été arrêté par ordre du roi, à la suite des dénonciations des ennemis du peuple, et c’est ce qui cause la douleur de Néhémie lorsqu’il apprend cette nouvelle par quelques hommes venus de Jérusalem (Néhémie 1.3).
L’auteur a consulté encore d’autres documents officiels, tels que le livre des Chroniques, mentionné Néhémie 12.23, et qui n’a rien de commun avec le livre qui porte ce nom dans la Bible. Il en a tiré les listes de noms qu’il cite fréquemment.
Il a encadré toutes ces données dans un récit où il insère d’autres renseignements qu’il a pu recueillir et où l’on reconnaît facilement le style de l’auteur de nos deux livres des Chroniques.
Nous dirons encore en terminant que, dans la traduction grecque de la Bible, nos deux livres, qui portent les noms de second et troisième livre d’Esdras, sont précédés d’un premier livre de ce nom qui est apocryphe et qui est en majeure partie une compilation de fragments des Chroniques et de nos deux livres2. Les Bibles latines ont encore un quatrième livre d’Esdras, qui est une apocalypse composée probablement au commencement du second siècle de l’ère chrétienne.