Dans le Canon juif le livre d’Esther fait partie des Hagiographes. C’est un des cinq Meguilloth ou rouleaux des jours de fête. Il est même appelé quelquefois la Meguilla, le rouleau par excellence ; car, à cause de son contenu, il jouit d’une très grande considération chez les Juifs, dont il flatte l’orgueil national. Ils ne se sont pas lassés de le copier, et quand, dans un musée, on voit un beau manuscrit hébreu, on peut immédiatement supposer que c’est une paraphrase (targoum) d’Esther. Maïmonides, au XIIe siècle, disait qu’à l’avènement du Messie tous les livres saints seraient abolis, sauf la Loi et Esther qui, avec la Tradition, demeureraient impérissables.
Le caractère historique du livre d’Esther a été assez vivement contesté. Il n’est pas difficile, il est vrai, d’identifier le roi Assuérus (Ahaschvérosch) avec l’un des souverains les plus connus de la Perse, c’est-à-dire avec Xerxès premier, et non pas, comme le voulaient les Septante, avec Artaxerxès Longuemain. Il faut reconnaître également que les mœurs de l’Orient sont très fidèlement reproduites. Ce monarque absolu qui ne connaît d’autre règle que son caprice et qui, cependant, se trouve lié par l’édit qu’il a rendu, qui fait en un instant passer son favori de la toute puissance au gibet, pour le remplacer par un autre favori auquel il témoigne d’emblée une confiance illimitée, c’est bien le roi de Perse. L’histoire profane rapporte de Xerxès maints traits analogues. Cependant notre récit présente plusieurs difficultés historiques. Nous allons énumérer quelques-unes des objections qui ont été faites, nous réservant de les étudier plus en détail dans les notes. On ne trouve chez les historiens profanes nulle mention d’Esther. La favorite Amestris d’Hérodote (IX.108) ne peut être identifiée avec elle. Nulle trace non plus de Mardochée. En outre, on s’explique difficilement la douleur de la ville de Suse lors de la publication du premier édit (3.15), et surtout sa joie lors de l’élévation de Mardochée (8.15). On se demande aussi comment les Juifs, prévenus onze mois à l’avance qu’ils devaient être massacrés, n’ont pas songé à fuir. Enfin, si en général on admire la finesse et le délié de la narration, plusieurs interprètes trouvent suspecte la manière même en laquelle, dans ces dix chapitres, tout s’enchaîne, s’adapte exactement, arrive à point nommé, les plus noirs nuages se dissipant comme par enchantement à l’heure favorable. De pareilles péripéties, dit-on, s’inventent et ne se présentent guère dans la pratique.
Voilà pourquoi plusieurs ont admis que la légende a pénétré dans notre livre et que, tel que nous le possédons, il n’est pas exempt des exagérations et des erreurs qui se mêlent volontiers à la tradition orale.
Le caractère moral du livre a été plus contesté encore que son caractère historique. Que ce livre soit éminemment juif ; qu’il nous montre d’une manière frappante, d’une part, la souplesse du juif Mardochée, qui sait s’insinuer jusque dans la cour du palais royal, qui découvre une conspiration, qui cache sa nationalité ; d’autre part, l’inébranlable fermeté de ce même Juif, son intransigeance, son refus absolu de courber la tête devant le favori, dût-il lui en coûter la vie, il n’y a rien là qui puisse scandaliser. De même, que ce peuple soit récompensé par le ciel de sa fidélité, qu’il passe subitement de l’extrême angoisse à la jubilation du triomphe ; que ses ennemis soient atteints par un sévère châtiment au jour même qui avait été désigné pour leur victoire, cela n’est point pour nous surprendre, puisque toute l’histoire est là pour prouver que les antisémites ne peuvent jamais compter que sur des succès momentanés. Mais ce qui étonne à première vue, c’est d’abord l’égorgement de 75 000 personnes par les Juifs (9.16) et, plus encore, la persistance avec laquelle Esther poursuit dans la capitale les ennemis de son peuple, demandant un second jour de massacre qui coûte encore la vie à 300 personnes (verset 15).
Voilà pourquoi de tout temps des voix très autorisées se sont élevées contre la présence dans le Canon d’un livre qui, au surplus, n’est jamais cité dans le Nouveau Testament. L’Église d’Orient (Méliton de Sardes, Athanase, Grégoire de Naziance) a exprimé très anciennement des scrupules à cet égard. En pleine Réformation, Luther a déclaré que ce livre méritait plus que tout autre d’être retranché du Canon et rangé parmi les Apocryphes. Et voici en quels termes tempérés, mais précis, un littérateur contemporain, tout à fait désintéressé dans la question théologique, rend compte de l’impression que lui fait notre livre :
Comme le livre de Ruth est l’expression poétique et profonde de l’esprit de famille du Juif, de ses vertus domestiques, de sa bienfaisance patriarcale, comme le livre de Néhémie atteste sa fidélité et son obstination touchante à son Dieu, le livre d’Esther réfléchit le judaïsme en soi et à l’état pur. Vous pouvez ôter de la Bible, livre sacré et inspiré, le livre d’Esther, on ne s’apercevra presque pas d’une lacune ; au contraire, de la Bible, livre d’histoire, expression d’un caractère de peuple, le livre d’Esther fait partie intégrante et nécessaire ; supprimez même le reste de la Bible et laissez subsister seulement le livre d’Esther, Israël, Israël de l’histoire profane apparaîtrait encore complet avec ses traits invincibles, avec son fier sentiment de soi-même, son indépendance et son républicanisme réfractaires, la persistance de son type contre les persécutions, son irréductibilité ethnique, la grâce dangereuse de ses femmes, ses artifices, ses talents et son industrie, tout ce par quoi, écrasé, il soulève de dessus ses épaules l’écrasement, et, dispersé dans le monde, il maîtrise le monde !1
Nous ne pouvons pas souscrire à ces jugements. Il est vrai que l’intérêt pris par les Juifs au livre d’Esther est en partie charnel. Nous relevons à ce propos le fait que les copistes ont écrit les uns au-dessous des autres les noms des dix fils d’Haman (9.7), comme pour représenter leurs corps suspendus le long de la même potence de cinquante coudées où leur père avait été pendu le premier. La fête de Purim, dans laquelle ce livre était lu en vint à n’avoir rien de particulièrement saint : il était, disent les Rabbins, permis de boire ce jour-là jusqu’à ce qu’on ne sût plus si l’on criait Vive Mardochée ou périsse Haman. Mais le caractère religieux est loin de lui faire complètement défaut, ainsi qu’on l’a soutenu. On s’est achoppé à l’absence du nom de Dieu, tandis que celui du roi de Perse y figure 187 fois. Mais qui dit absence du nom de Dieu ne dit pas nécessairement absence de Dieu. Dieu est présent au contraire, et agissant, quoique invisible, dans notre livre tout entier ; il l’est et dans le fait de la conspiration que découvre Mardochée (2.21-23), et dans le mois que désigne le sort (3.7), et dans l’affirmation de Mardochée que, si Esther n’agit pas, le secours viendra d’ailleurs (4.14), expression qui montre que c’est intentionnellement que le nom de Dieu est évité, et dans le jeûne de 4.16, inséparable de la prière, et dans l’insomnie du roi (6.4). Si son nom n’est pas prononcé, c’est (telle est l’explication traditionnelle de ce fait), parce que ce livre devait être lu dans des jours d’extraordinaire réjouissance et que les Juifs, ayant pour le nom de Dieu une très grande vénération, ne voulaient pas l’exposer à être profané ; ou bien ils craignaient que les païens lui manquassent de respect, d’autres estiment qu’il y a dans ce silence moins de prudence et de respect que de finesse : l’auteur se sera plu à multiplier la mention du monarque absolu qui semble tout diriger et, en réalité, ne dirige rien, et à taire le nom de Dieu qui réellement dirige tout, d’autres encore, ne pouvant justifier la vengeance que les Juifs tirent de leurs ennemis, estiment que l’auteur n’aura pas voulu compromettre Dieu en le mêlant à une histoire qui finit ainsi, d’autres, enfin, expliquent l’absence du nom de Dieu en supposant que notre livre est un extrait du récit de ces événements dans le livre des Annales de l’empire, ce qui rendrait également compte du fait qu’il n’y est jamais parlé des Juifs qu’à la troisième personne.
L’hébreu du livre d’Esther renferme beaucoup d’éléments chaldéens. Il se distingue en outre de l’hébreu de la belle période par divers traits, tels que l’abondance des noms composés et une orthographe plus pleine. Ces derniers caractères ne lui étant pas particuliers, mais se rencontrant du plus au moins dans tous les livres de la période exilique, on ne saurait rien en conclure de précis relativement à la date de sa composition. Mais plus significatifs sont les premiers mots de notre livre, qui parlent d’Assuérus comme d’une figure depuis assez longtemps déjà disparue, et 9.19, qui suppose les Juifs revenus dans leur patrie et célébrant dans les campagnes la fête de Purim autrement que dans la capitale. Ce sont là les indices d’une composition assez postérieure aux évènements racontés, en sorte qu’il se pourrait qu’Esther fût le plus jeune des livres historiques de l’Ancien Testament.