Le mot Jona signifie colombe. Le titre de fils d’Amitthaï, donné dans le verset 1 au prophète ainsi nommé, ne permet pas de douter de son identité avec le prophète mentionné en ces termes dans le livre des Rois (2 Rois 14.25) : « Jéroboam rétablit les bornes d’Israël depuis l’entrée de Hamath jusqu’à la mer de la plaine, selon la parole de l’Éternel, le Dieu d’Israël, qu’il avait prononcée par son serviteur Jonas, fils d’Amitthaï, le prophète qui était de Gath-Hépher. ». Nous apprenons par ce rapprochement que le prophète Jonas, qui va nous occuper, vivait sous le roi Jéroboam II (824-783 avant J-C), dont nous avons parlé à l’occasion des livres d’Amos et d’Osée (voir les introductions) ; qu’il était par conséquent contemporain du premier de ces deux prophètes, mais qu’il était d’origine galiléenne ; car le bourg de Gath-Hépher appartenait à la tribu de Zabulon.
Le fait de l’envoi du prophète à Ninive est conforme à ce que nous savons des relations du peuple d’Israël avec l’Assyrie à ce moment-là. Les temps qui avaient précédé, avaient été ceux des premiers contacts entre le peuple des dix tribus et le redoutable empire d’Assyrie. Les inscriptions assyriennes récemment découvertes et déchiffrées prouvent que le bisaïeul de Jéroboam II, Jéhu, avait déjà payé tribut au roi d’Assyrie.
Nous devons supposer que Jonas était animé d’un zèle théocratique tout particulier, puisque ce fut lui qui fut choisi de Dieu pour annoncer à Israël le relèvement glorieux, quoique momentané, qui allait être accordé au royaume des dix tribus sous le sceptre de Jéroboam. On montre aujourd’hui près de Ninive un monticule du nom de Nabi Junus (prophète Jonas) qui doit renfermer son tombeau ; mais il est peu probable qu’à la suite de sa mission Jonas soit resté en Assyrie.
Il n’est peut-être pas dans l’Ancien Testament un seul livre qui présente des énigmes plus difficiles à résoudre que celui qui porte le nom de Jonas. Nous ne parlons point des difficultés historiques et des détails miraculeux du récit, mais bien plutôt des problèmes moraux que soulève cet écrit.
Et d’abord l’idée si énergiquement accentuée de la miséricorde de Dieu s’étendant à tous les peuples et à tous les êtres de la création ; Dieu faisant avertir des païens par son prophète, afin de pouvoir les épargner ; puis obtenant d’eux la repentance qu’il leur demande, et détournant le châtiment qui les menaçait ; cette grâce extraordinaire accordée non à des païens quelconques, mais à la capitale du monde des Gentils, à la représentante de toutes les abominations païennes et en particulier de la plus violente inimitié contre Israël et le règne de Dieu ; enfin la sollicitude de Dieu s’étendant jusqu’aux petits enfants de ce peuple, jusqu’aux animaux eux-mêmes ; c’est le dernier mot du livre. Assurément il n’y a là rien de contraire à la vraie notion de Dieu telle qu’elle est présentée dans tout l’Ancien Testament ; mais il faut avouer que cet aspect de la vérité divine s’exprime ici avec une insistance sans égale.
Sur ce fond lumineux de la miséricorde qui embrasse tous les êtres, se détache comme une figure sombre, celle du personnage qui est le héros du livre, de l’Israélite Jonas, qui accepte volontiers pour lui-même les soins délicats de la bonté divine, mais qui s’indigne d’avance à la pensée que les païens aussi pourraient devenir les objets de la grâce ; qui, dans cette prévision irritante, se soustrait à la mission dont Dieu le charge, et qui, lorsqu’il voit son pressentiment se réaliser, ose tenir tête à l’Éternel et repousse hardiment la leçon pleine de douceur qui lui est donnée par son Dieu.
Enfin, ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que ce violent conflit entre la pensée nationale juive et la pensée divine soit mis sur le compte, non d’un simple membre du peuple israélite, mais d’un serviteur de Dieu, de l’un de ces hommes extraordinaires qui formaient l’ordre des prophètes, de l’un de ceux qui, dans tout l’Ancien Testament, sont les interprètes des desseins de Dieu.
Comment comprendre que dans l’Ancien Testament, dans le recueil même des livres prophétiques, se trouve un écrit où un rôle semblable est attribué à un pareil personnage ?
Voilà des problèmes qui ne nous paraissent pas moins ardus que les difficultés que présentent les faits merveilleux rapportés par le livre de Jonas.
Il ne nous semble pas possible que l’homme, quel qu’il soit, qui a composé ce récit, ait pu se proposer un autre but que celui de combattre, de la manière la plus énergique, la tendance de son peuple à s’envisager, en raison de l’alliance divine, comme le seul objet de la miséricorde de Dieu et, après s’être approprié le monopole de la grâce, à vouer les Gentils aux horreurs du jugement. Un prophète vînt-il lui-même à se faire l’organe d’un pareil sentiment d’orgueil et d’intolérance, Israël ne devra pas l’écouter, mais devra l’envisager comme un faux interprète de la pensée de Dieu : voilà la grande leçon que ce récit était destiné à donner au peuple de Dieu. Si elle eût été comprise, l’avenir d’Israël eût été changé. L’esprit pharisaïque qui a perdu ce peuple eût reçu dans son sein le coup de mort.
L’auteur du livre de Jonas n’est pas le seul qui ait travaillé dans ce sens. Quand, à la fin du chapitre 19 d’Ésaïe, l’Égypte, l’Assyrie et Israël nous sont représentés comme trois peuples étroitement unis et formant ensemble un seul et même peuple de Dieu, l’Égypte avec ce sceau : « Bénie soit l’Égypte, mon peuple ! » l’Assyrie avec celui-ci : « Béni soit Assur, l’ouvrage de mes mains ! » Israël enfin, comme troisième, avec celui-ci, semblable aux deux autres : « Béni soit Israël, mon héritage ! » n’est-ce pas là la protestation, la plus éclatante contre le particularisme national d’Israël, l’affirmation la plus magnifique qui se puisse concevoir de l’universalisme, qui, quelles que soient parfois les apparences, forme le vrai fond de la pensée divine révélée dans l’Ancien Testament ? Mais en même temps ce même Ésaïe nous représente Israël comme le serviteur de Jéhova « sourd et aveugle, » qui se refuse à comprendre la pensée de son Dieu et à s’y associer et qui par sa résistance au plan divin finira par se faire exclure lui-même du salut auquel il ne se soucie point de voir participer les païens (Ésaïe 65.1). C’est une étrange parole que celle-ci (Ésaïe 42.19) : « Qui est aveugle sinon mon serviteur, et sourd comme mon messager que j’envoie ? Qui est aveugle comme celui qui a été comblé de biens ? » Elle pourrait servir d’épigraphe au livre de Jonas. Ce sentiment amer de mécontentement qu’Israël éprouve à l’égard des plans de la miséricorde divine envers le monde païen, ne fait que s’accentuer toujours plus dans le peuple, à mesure que progresse son histoire ; il éclate de la manière la plus repoussante dans les audacieuses répliques que le prophète Malachie (2.17 ; 3.13-15) met dans la bouche des Juifs de son temps. Ce sera cet esprit qui crucifiera Jésus, qui lapidera Étienne, qui persécutera saint Paul, qui séparera l’Église de la Synagogue, qui entraînera fatalement la ruine d’Israël. C’est l’écueil fatal pour le peuple de Dieu. Le livre de Jonas est là pour le lui signaler comme ne le fait aucun autre écrit de l’ancienne alliance.
Mais il y a plus que cela dans ce livre merveilleux. Si, d’un côté, Jonas désobéissant à l’ordre divin est le représentant d’Israël appelé à proclamer aux païens le salut de Dieu et se refusant par manque de charité à remplir cette bienfaisante mission, d’autre part il ne faut pas oublier que la crise par laquelle passe le prophète fait de lui pour un moment un nouvel homme et le rend capable d’être l’instrument du salut de Ninive. Par là Jonas devient l’image d’un Israël répondant à sa mission et procurant le salut du monde. Il devient en particulier le représentant anticipé de l’Israélite parfait qui, après avoir traversé aussi une crise de mort et de résurrection, reparaît à la lumière de la vie pour prêcher au monde païen tout entier, par la bouche de ses apôtres, la repentance et la rémission des péchés (Luc 24.44-47 ; comparez Matthieu 12.39-41 ; Luc 11.29-30). Voilà les mystérieuses perspectives écrites en hiéroglyphes prophétiques dans le livre de Jonas. L’avenir d’Israël, du Messie, du règne de Dieu est là tout entier, comme l’arbre dans son germe. N’avons-nous pas raison de dire que le plus grand miracle de ce livre, c’est ce livre lui-même ?
Il y a enfin un autre fait qui, après mûre réflexion, doit paraître presque aussi surprenant que l’existence même de cet écrit ; c’est son admission dans le Canon de l’Ancien Testament. Comment les savants juifs, qui ont réuni en recueil sacré les livres régulateurs de la pensée religieuse juive, y ont-ils introduit celui-ci ? Ne renfermait-il pas la critique la plus amère de leur esprit national ? N’en n’ont-ils pas compris le sens ? Alors pourquoi lui donner une place dans le Canon ? On ne pourra se l’expliquer que par l’existence d’une tradition relative à son origine qui ne permettait pas la moindre hésitation. En ont-ils compris la portée ? On se demande dans ce cas à quelle époque il faut chercher des hommes, non seulement assez exempts du particularisme national, mais assez hostiles à ce principe, pour canoniser sciemment un tel livre ? Dans les temps qui ont suivi la captivité ? S’il suffisait de trouver un homme capable d’agir ainsi, cet homme pourrait être Malachie. Mais le Canon n’est pas l’œuvre d’un homme ; c’est une œuvre collective, celle de la Synagogue elle-même. Est-ce après le retour de l’exil que nous pouvons nous attendre à voir la Synagogue prendre la défense du salut universel et stigmatiser dans son Canon l’étroitesse particulariste ? Que le livre de Malachie ait obtenu la canonité, cela provenait de l’impression personnelle que le dernier prophète avait laissée. Mais Jonas était un personnage perdu dans le passé, et l’auteur du livre qui porte son nom n’était pas même nommé ! Il faudra donc bien se résoudre à remonter jusqu’à l’époque prophétique, avant la captivité, pour y trouver le moment non seulement de la composition de l’écrit, mais de son incorporation dans le recueil des petits prophètes. Nous sommes ainsi ramenés à l’idée exprimée dans l’introduction à ce recueil. Comme les autres écrits prophétiques, le livre de Jonas a été joint à la collection qui se formait graduellement dans les écoles de prophètes. Ce n’est pas la Synagogue qui lui a donné sa place dans ce recueil, elle l’y a simplement maintenu. Ajoutons que si l’introduction de ce livre dans le Canon avait eu lieu à une époque très tardive, on l’eût plutôt placé dans le recueil des Hagiographes que dans celui des Prophètes. Ses voisins naturels auraient été Daniel ou Esther, plutôt qu’Abdias, Amos et Michée.
Il existe trois manières de voir principales sur la nature de ce livre. Les uns l’envisagent comme le récit d’une histoire réelle, à prendre à la lettre dans tous ses détails, d’autres y voient un récit entièrement fictif, une espèce de parabole destinée à donner un enseignement au peuple juif. Les troisièmes adoptent une opinion intermédiaire : il y aurait, à la base du récit, un fait réel que nous ne pouvons exactement préciser, et que l’auteur aurait, employé et librement amplifié, en vue de faire ressortir la divine pensée qu’il désirait inculquer à Israël. Cet écrit serait sous ce rapport absolument sur la même ligne que le livre de Job. Tout ce que nous avons dit plus haut sur la pensée du livre de Jonas nous paraît diminuer beaucoup l’importance de cette question. Car il en résulte que l’intérêt du livre est plutôt dans l’idée qu’il est destiné à illustrer que dans les faits eux-mêmes. La narration est au service de l’instruction à donner, et celle-ci demeure la même, que les faits soient envisagés comme réels ou comme fictifs. C’est sans doute là la raison pour laquelle cet écrit, au lieu de figurer dans les livres historiques, comme les récits d’Élie et d’Élisée, a été placé dans les livres prophétiques.
Nous ne saurions nous ranger à l’idée d’une simple parabole. Car comment l’auteur eût-il pris pour objet d’an récit imaginaire, un personnage historique comme celui qui, sous le nom de « Jonas, fils d’Amitthaï, serviteur de l’Éternel », avait prédit à Jéroboam II le rétablissement des anciennes frontières du royaume ? On ne saurait admettre qu’un écrivain israélite eût de son chef attribué à un tel personnage un rôle aussi peu honorable que celui que joue le prophète dans le livre qui porte son nom. Nous ne voudrions pas sans doute insister trop sur le témoignage de Jésus, quand il se compare à Jonas ; car il eût pu se comparer aussi à Job ou s’appliquer à lui-même quelque parole du livre qui porte ce nom, sans prétendre attester par là la vérité de tout ce qui y est raconté. Nous ne devons pas oublier cependant qu’il y a plus ici que la simple citation d’une parole biblique ; il y a un parallèle établi entre un fait raconté dans l’Ancien Testament et un fait positif de l’histoire de Jésus. Quant aux circonstances miraculeuses qui paraissent à plusieurs une preuve sans réplique du caractère fictif du récit, nous ne voyons pas pourquoi le Dieu qui a conservé pendant trois jours dans le sépulcre le corps de Lazare en état de reprendre vie, malgré la dissolution commencée, n’aurait pas pu maintenir Jonas en état de ne pas perdre la vie dans des conditions où elle devait naturellement cesser. Le fait de la conservation parfaitement intacte de corps humains dans le ventre de grands cétacés méditerranéens est attesté par de nombreux exemples, et le cantique mis dans la bouche de Jonas est bien évidemment, comme nous le verrons, une libre composition de l’auteur destinée à exprimer les impressions du prophète, au moment où il fut englouti, puis délivré.
Ewald, qui n’est pas l’un des moins hardis d’entre les critiques modernes, a fait l’observation qu’il était tout à fait contraire à l’esprit des temps anciens de composer un récit de toutes pièces et sans un point de départ historique réel.
Par toutes ces raisons, nous ne pouvons nous empêcher d’admettre la réalité de l’histoire de Jonas, telle qu’elle est ici racontée, lors même que l’auteur du récit a pu, dans les détails, se servir très librement du thème que lui fournissait l’histoire. Il nous paraît même beaucoup plus compréhensible que le tableau du caractère de Jonas ait été tracé comme un tableau pris sur le fait, que de ce qu’il ait été arbitrairement inventé.
Est-ce Jonas lui-même qui a raconté ce trait de sa vie ? À certains égards il serait naturel que ce fût lui plutôt que tout autre, précisément à cause du rôle peu louable qu’il y joue lui-même. Cependant on comprendrait difficilement qu’il n’y eût pas, en terminant, quelques expressions de repentir à la suite de ses réponses presque insolentes à l’Éternel (4.8-9) ; et la parole : « Ninive était une grande ville » (3.3), semble indiquer une date de composition postérieure, non pas précisément à l’existence de cette ville, mais au fait ici raconté.
Nous avons vu plus haut que le contenu du livre, ainsi que son admission dans le recueil des prophètes, lui assigne sa date à l’époque où l’esprit prophétique agissait encore en pleine liberté au milieu du peuple. Ce serait donc entre le temps de la vie de Jonas et celui de la captivité, qu’un auteur, possédant encore la tradition vivante du fait raconté et prophète lui-même, l’aurait rédigée et aurait joint son écrit à ceux des prophètes ses devanciers.
Le livre se divise en quatre parties correspondant aux quatre chapitres :