Le livre des Juges a pour but de montrer comment le développement prospère d’Israël, désormais établi en Canaan, a été entravé par son propre péché, mais comment aussi Dieu dans sa miséricorde l’a toujours retiré de l’état misérable où le plongeaient ses fautes, jusqu’au moment où il lui plut enfin de donner à ce peuple un état plus stable et plus assuré par l’établissement de la royauté.
Non pas que la condition du peuple laissé à lui-même, après la mort de son grand législateur et de son grand général, fût en elle-même intolérable et que l’établissement de la royauté fût une nécessité, absolue. Il y avait, dans le principe théocratique et dans l’organisation de la vie sociale et religieuse que Moïse lui avait laissée, une force capable de le soutenir, même sans chef civil commun. Mais il est certain que cet état constituait pour les tribus, appelées de la sorte à user saintement de leur liberté, une situation de sérieuse épreuve et que cette épreuve elles ne l’ont pas subie à leur honneur.
Le nom de Juges par lequel sont désignés les libérateurs que Dieu leur suscita à diverses reprises durant cette période, caractérise ces personnages comme des organes de la justice divine, appelés en ce temps de désordre et de violence à réprimer les ennemis du dehors qui oppriment le peuple ; comparez 2 Samuel 18.19 : « L’Éternel a jugé (justement délivré) le roi de ses ennemis » ; et aussi à réprimer toute oppression du dedans ; comparez Juges 5.4-5 ce qui est dit de Débora. Ces personnages surgissaient, tantôt dans une tribu, tantôt dans une autre, sous l’impulsion d’un appel divin qui les revêtait d’une force surnaturelle ; ils communiquaient leur élan à la partie du peuple qui les entourait et avec elle repoussaient l’ennemi et rendaient pour un temps le repos à Israël. Ce nom de Juges, schophetim, rappelle celui de Suffètes que les Tyriens et les Carthaginois donnaient à des magistrats réguliers, semblables aux Consuls romains.
Douze fois le livre des Juges nous montre le bras miséricordieux de l’Éternel se manifestant de cette manière et créant pour ainsi dire dans la conscience du peuple, par cette vivante expérience, le sens du salut divin. Mais le livre, tout en indiquant le nom de ces douze Juges, ne nous raconte l’histoire détaillée que de la délivrance opérée par six d’entre eux, qu’on appelle pour cette raison les six grands Juges.
Le livre comprend un préambule (1.1 à 3.6) ; puis le corps du récit (3.7 à fin du chapitre 16) ; enfin un double appendice (chapitres 17 à 21), Il nous conduit depuis le temps qui suivit la mort de Josué jusqu’à la mort de Samson, où commence, avec l’époque de Samuel, un temps nouveau, l’aurore de l’avènement de la royauté.
Quelle a été la durée de cette période de transition ? Il est impossible jusqu’à cette heure d’amener à une clarté complète la chronologie du livre des Juges. En additionnant toutes les dates indiquées dans le cours du récit (40 ans, pour l’administration d’Othniel, 80 pour le temps de repos que procura Ehud, etc., etc.), on arrive, en y joignant les années d’oppression qui ont précédé l’apparition de chaque juge, à un total de 410 ans. Ce chiffre doit être contrôlé au moyen de celui de 480 ans indiqué 1 Rois 6.1 comme étant celui de toute la durée entre la sortie d’Égypte et la quatrième année du règne de Salomon. Or, on voit au premier coup d’œil que ces deux chiffres sont en complet désaccord. En effet, en retranchant les 410 années, qui constitueraient la période des Juges, des 480 ans qui forment l’intervalle entre Moïse et Salomon, il ne resterait que 70 ans, d’un côté, pour tout le temps depuis la sortie d’Égypte, jusqu’aux Juges (avant les 410 ans), et, de l’autre, pour tout le temps qui sépare la fin des Juges du commencement de Salomon (à la suite des 410 ans), ce qui est évidemment insuffisant. Comment réduire à un total de 70 ans les 40 ans du désert, les 7 ans au moins de la conquête, toute la période des derniers temps de Josué et de l’intervalle jusqu’au premier juge, d’une part, et, de l’autre, les 50 ans au moins d’Éli, de Samuel et de Saül, les 40 ans de David et les 4 du commencement de Salomon ! Il nous faudrait pour, tous ces faits avant et après les Juges plus du double des 70 ans qui nous restaient.
Nous ne saurions exposer ici tous les essais que l’on a tentés pour résoudre cette difficulté. Révoquer en doute le chiffre si positif du livre des Rois, provenant sans doute d’un calcul exact fait sous Salomon, pour l’allonger d’une ou deux centaines d’années, serait bien hasardé, d’autant plus que ce que l’on sait jusqu’à cette heure de la chronologie égyptienne paraît tendre plutôt à raccourcir cette période qu’à l’allonger.
Mais il y a un premier fait à constater : c’est que, comme les oppressions et les délivrances racontées dans les Juges se sont passées isolément pour certaines tribus et dans des contrées éloignées les unes des autres, plusieurs d’entre elles peuvent avoir eu lieu simultanément. C’est ce que nous pouvons constater avec le plus de vraisemblance pour les deux récits de Jephthé, à l’est du pays, et de Samson, à l’ouest. Les récits 10.8 et suivants, 13.1 et suivants, seraient ainsi simultanés, et le temps des judicatures de Jephthé, Ibtsan, Elon et Abdon serait paralléle aux 40 ans de l’oppression des philistins ; comparez le passage 10.6 qui semble affirmer la simultanéité de l’invasion des Philistins et de celle des Ammonites, et qui confirme ainsi le synchronisme de ces deux événements ; de ce fait seul est diminué de 40 ans le total du temps des juges. Il peut y avoir encore d’autres synchronismes dont nous ne trouvons pas la trace dans le récit comme pour celui que nous venons d’indiquer. Il faut aussi remarquer ce nombre 40 qui revient si souvent, et qui paraît être plutôt un nombre rond qu’un chiffre exact. On voulait dire par là en gros la durée d’une génération. Enfin, dans les 40 années du pontificat d’Éli peut fort bien rentrer le temps des exploits de Samson, (qui ne serait mort que peu avant Éli), ainsi que le commencement de l’époque de Samuel. En tenant compte de toutes ces circonstances nous arrivons à peu près au chiffre du livre des Rois ; le calcul s’établirait en gros comme suit :
Désert | 40 ans |
Josué | 17 ans |
Juges jusqu’à Jephté | 300 ans |
Oppression des philistins, y compris Éli et la jeunesse de Samuel |
40 ans |
Samuel et Saül | 40 ans |
David | 40 ans |
Salomon | 3 ans |
Ensemble | 480 ans |
Le chiffre de 17 ans peut paraître bien court pour la conquête et la dernière partie de la vie de Josué, mais il peut s’allonger de quelques années si l’on tient compte de ce que nous avons dit du chiffre tant de fois répété de 40, qui peut se prendre comme nombre rond.
À quelle époque faut-il placer, la composition de notre récit ? À une date, paraît-il, où les souvenirs, d’un caractère anecdotique, de l’âge que l’on a appelé avec quelque raison l’âge héroïque du peuple, étaient encore très vivants dans son souvenir. La réflexion qui reparaît plus d’une fois que »chacun faisait ce qu’il voulait, parce qu’il n’y avait pas encore de roi en Israël »(17.7 ; 18.1 ; 19.1 ; 22.25), conduit à supposer que l’établissement de la royauté était un fait récent dont on ne voyait encore que les beaux côtés et qui devait être recommandé au respect du peuple. Il est dit 1.21 que les Jébusiens occupent à Jérusalem la forteresse de Sion »jusqu’à ce jour ». Comme ce fut David qui les chassa (1 Samuel 5.7), il semble qu’on peut conclure de là avec certitude que le livre a été écrit durant le règne de Saül ou au plus tard dans les commencements de celui de David, d’autre part, il ne peut pas l’avoir été avant la bataille d’Eben-Ezer qui mit fin sous Samuel à l’oppression des Philistins, puisque 13.1 est indiquée la durée complète de cette oppression (40 ans).
Il y a sans doute un passage qui est incompatible avec cette conclusion ; c’est 18.30 : « Et les fils de Dan dressèrent l’image taillée pour eux, et Jonathan, fils de Guersom, fils de Moïse, lui et ses fils, furent sacrificateurs de la tribu des Danites jusqu’au jour de la captivité du pays ». Si ce passage n’est pas une glose postérieure, il forcerait à placer la composition après la destruction du royaume des dix tribus par les Assyriens, durant le temps où le royaume se Juda subsistait seul. Mais voir à ce verset.
La critique moderne, au lieu d’envisager l’époque des Juges comme la continuation de l’histoire mosaïque et comme une chute relative au-dessous du niveau spirituel atteint par le peuple dans les générations précédentes, y voit au contraire le commencement de son existence nationale, les premiers efforts pour parvenir a une unité politique et religieuse. Quelques tribus sémites, jusque-là nomades et dispersées, se rapprochent pour lutter contre les ennemis communs et finissent par s’unir par des liens qu’on a cherché après coup à expliquer par une origine et une histoire communes. Mais au contraire toutes les évidences de l’histoire prouvent que l’unité religieuse et nationale a été en arrière et non en avant de l’époque des Juges, et que jamais cette double unité ne se serait maintenue et même resserrée, comme elle l’a fait dans ce temps de désorganisation, si elle n’eût plongé ses racines dans le passé.
Nous avons vu le sentiment de cette unité éclater avec force dans l’érection par les tribus trans-jordaniennes du monument destiné à constater leurs droits au sanctuaire commun, et dans la menace de guerre dont elles furent l’objet de la part des autres tribus pour cette tentative qui paraissait porter atteinte à l’unité du sanctuaire national. Nous, voyons ce même sentiment de solidarité éclater avec une nouvelle force à l’occasion du crime des habitants de Guibéa, dans le partage de ce cadavre en douze parts envoyées aux douze tribus, dans cet effroi du peuple qui tout entier sent peser sur lui la responsabilité redoutable du crime, jusqu’à ce que le sang des coupables l’ait expié dans cette guerre d’extermination à laquelle tout Israël prend part contre la tribu coupable (19.30 ; 20.1,10, le crime commis en Israël) ; enfin, dans ce cri qui, mieux que toute autre chose, exprime le profond sentiment d’unité qui domine la pluralité des tribus : »Aujourd’hui une tribu a été retranchée d’Israël » (21.6). Le chant de Débora, que la critique la plus avancée a respecté jusqu’ici, renferme l’expression incontestable de cette conscience intime qu’avait le peuple de son unité nationale. Si l’unité du culte, tel qu’il se célébrait à Silo, n’eût pas existé, jamais elle ne se serait établie, en raison de la dislocation des tribus qui suivit le partage du pays et de l’attraction irrésistible des cultes locaux offerts aux Israélites par les tribus cananéennes. Pour que le culte de Silo conservât sa dignité et sa position centrale en de telles circonstances, il fallait que sa sainteté unique fût profondément établie dans la conscience du peuple. L’unité religieuse et nationale d’Israël est sortie de cette époque de dissolution croissante, non comme un fruit spontané, mais comme un fait posé à l’avance, et qui a triomphé de l’épreuve du feu.