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Évangile

En latin evangelium ; du grec euag-gelion = bonne nouvelle (de eu = bien et aggeleln = annoncer agg, en grec ancien, se prononçait angi). Ce mot a plusieurs sens :

  1. le bon message du salut proclamé par Jésus-Christ : l’Évangile ;
  2. les écrits contenant ce bon message, dans le récit de son œuvre et le résumé de son enseignement : les Évangiles ;
  3. les péricopes liturgiques (passages lus pendant les offices ou servant de textes de prédication), lorsqu’elles sont tirées d’un des quatre Évangiles : l’Évangile du jour (par opposition à l’épître) ; le recueil de tous les Évangiles de l’année s’appelle un évangéliaire. Seules les deux premières significations nous intéressent ici.

I L’Évangile

1. Chez les auteurs grecs et dans les LXX

Désignation consacrée du contenu du christianisme, le terme d’Évangile est en quelque sorte la transfiguration d’un mot profane et même païen. Originairement, comme on le voit chez Homère, l’euaggelion comportait le sens intéressé, bien caractéristique de l’Orient, de gratification pour le messager qui a pris la peine d’apporter une bonne nouvelle ; ainsi, l’Amalécite qui vient faire connaître à David la mort de Saül s’attend à une récompense pour la nouvelle qu’il croit heureuse, mais il est mis à mort « pour prix d’un tel message » (2 Samuel 4.10 ; 2 Samuel 1.1 ; 2 Samuel 1.16). Les auteurs grecs désignent plus souvent par le pluriel (euag-gelia) les offrandes d’actions de grâces aux dieux pour une bonne nouvelle ; certaines de ces « évan-gélies » sont restées fameuses dans l’histoire des fêtes, par exemple celle où Éphèse célébrait la découverte de ses carrières de marbre ; les écrivains classiques parlent de « sacrifier cent bœufs (grec hécatombe) à la déesse pour la bonne nouvelle », de « couronner quelqu’un pour une bonne nouvelle », etc. Ensuite, par extension, l’euaggelion porte sur la bonne nouvelle elle-même, aussi bien que les mots dérivés : euaggelia (féminin), euaggelizeïn, signifiant : annoncer une bonne nouvelle, euaggelos, signifiant : bon messager. Il s’agit d’informations heureuses ou favorables : le retour d’Ulysse, si longtemps attendu ; la prise de Troie, après dix ans de siège ; l’anniversaire de l’empereur Auguste, qualifié de dieu et de sauveur, est fêté comme « le commencement pour le monde des bonnes nouvelles qu’il apportait » ; ailleurs c’est la proclamation d’un empereur, d’un mariage, d’un heureux événement dans la famille impériale, etc. Tous ces documents font allusion à des avantages matériels, même l’hommage au « dieu et sauveur » Auguste. Tels sont aussi, dans l’Ancien Testament grec (1 Samuel 31.9 ; 2 Samuel 18.19 ; 2 Samuel 18.20 ; 2 Samuel 18.25 ; 2 Samuel 18.27 ; 2 Samuel 18.31 ; 1 Rois 1.42 ; 2 Rois 7.9 ; Jérémie 20.15), divers messages dénommés « Évangiles »: victoire, naissance, etc. ; en tous ces textes les termes grecs rendent exactement l’hébreu bissar (verbe au mode piel) ou besorâ, qui dans une quarantaine de passages s’applique à quelque nouvelle réjouissante (sauf dans 1 Samuel 4.17, où elle est désastreuse).

Or voici la nouveauté sans pareille de la Révélation, déjà dans l’Ancien Testament: elle proclame la faveur divine prête à sauver l’humanité. Incroyable message pour l’homme naturel, pour les âmes pieuses message bienheureux, qui va monopoliser dans la langue religieuse l’euaggelion grec comme elle a déjà spécialisé le bissar hébreu, en les transposant définitivement dans le plan spirituel. Les psalmistes annoncent (grec, évangélisent) la justice et le salut de Dieu (Psaumes 40.10 ; Psaumes 96.2). Mais c’est surtout chez le grand prophète de l’Exil, le second Ésaïe, qu’apparaît le pressentiment de l’Évangile chrétien : pour les captifs de Babylone il fait retentir la bonne nouvelle de leur prochain affranchissement par la toute-puissance de l’Éternel (Ésaïe 40.9 et suivant) ; il évoque un messager portant en hâte à Jérusalem assise sur ses ruines la bonne nouvelle de paix et de bonheur : Dieu va lui ramener ses enfants et rentrer dans Sion (Ésaïe 52.7 et suivants) ; il montre l’Oint (Messie) de Jéhovah chargé de donner aux humbles la bonne nouvelle de la délivrance et de la grâce de Dieu (Ésaïe 61.1 et suivants). Ces promesses prophétiques, en posant des conditions morales et religieuses à la restauration d’Israël, ne séparaient pas les grâces spirituelles des temporelles ; mais si ces dernières furent bientôt réalisées, par l’édit libérateur de Cyrus, l’espérance du grand anonyme ne cessa de s’élever, de plus en plus fervente, vers le Serviteur de l’Éternel qui devait accomplir la rédemption du monde pécheur (voir Ésaïe II). Aussi l’a-t-on appelé « l’Évangéliste de l’Exil ; ce titre n’est point usurpé : celui auquel on le décerne a bien été le porteur d’une bonne nouvelle. Sans doute ce n’est pas encore, dans toute sa plénitude, l’Évangile par excellence, l’Évangile de Jésus-Christ et des apôtres ; mais c’en est comme le prélude » (L. Gautier).

2. Dans le Nouveau Testament

Voilà pourquoi ces trois proclamations du second Ésaïe sont prises comme textes de la Bonne Nouvelle proprement dite : la première introduit, dans nos quatre Évangiles, Jean précurseur de Jésus (Marc 1.2 et suivant, Matthieu 3.3; Luc 3.4 et suivants, Jean 1.23, cf. Ésaïe 40.3 et suivants), la deuxième est appliquée par l’apôtre Paul à la mission chrétienne (Romains 10.15, cf. Ésaïe 52.7), et la troisième est choisie par le Seigneur lui-même pour caractériser son programme de Messie dès le début de son ministère (Luc 4.17-21, cf. Ésaïe 61.1 et suivant).

Les plus anciens textes écrits où apparaisse ainsi l’Évangile au sens chrétien sont naturellement les épîtres de saint Paul, antérieures à la composition de nos Évangiles ; et l’emploi qu’il en fait est significatif : alors que le verbe évangéliser, au sens familier, ne se trouve qu’une seule fois sous sa plume, dans la première de ses lettres connues de nous (1 Thessaloniciens 3.6 : « Timothée nous a donné de bonnes nouvelles de votre foi…  »), par ce même verbe il désigne à vingt reprises différentes le message chrétien, qu’il exprime plus souvent encore par le nom d’Évangile. Celui-ci revient jusqu’à soixante fois dans ses diverses épîtres (celle à Tite exceptée) et déjà huit fois dans les deux plus anciennes, celles aux Thess., dont tout un long passage roule sur la prédication qui lui est confiée de « l’Évangile de Dieu » (1 Thessaloniciens 2.2 ; 1 Thessaloniciens 2.4 ; 1 Thessaloniciens 2.8 ; 1 Thessaloniciens 2.9). C’est dire qu’à peine vingt ans après la mort de Jésus, l’expression était déjà consacrée dans les églises et que saint Paul l’avait adoptée avec la prédilection d’un apôtre envoyé aux païens pour leur apporter l’ineffable message, à la fois bon et nouveau, celui de leur délivrance. « Le christianisme primitif a su, par l’une des plus remarquables créations du génie de la langue grecque, lui donner une expression adéquate en l’appelant Évangile. » (Deissmann). L’Évangile, c’est le message chrétien en général, puissance divine de salut universel (Romains 1.16), c’est l’objet de la prédication apostolique (Philippiens 1.7 ; Philippiens 1.12 ; Philippiens 1.16), que Paul appelait quelquefois notre Évangile (1 Thessaloniciens 1.5 ; 2 Thessaloniciens 2.14) ou mon Évangile (Romains 2.16), équivalant à « la prédication du nom de Jésus-Christ » (Romains 16.25), à l’enseignement de sa mort rédemptrice et de sa résurrection (1 Corinthiens 15.1 ; 1 Corinthiens 15.3) ; Paul écrit aussi l’Évangile de Dieu, c’est-à-dire donné par Dieu, et remis aux apôtres chargés de l’annoncer (Romains 1.1), ce qui leur confère un vrai « sacerdoce », ou service liturgique (Romains 15.16) ; il dit encore Y Évangile du Christ (1 Thessaloniciens 3.2 ; 1 Corinthiens 9.12), par où il se peut qu’il entende le témoignage relatif au Christ plutôt que l’enseignement même du Christ ; mais les deux points de vue pouvaient aussi se compléter dans la prédication primitive et par conséquent être exprimés ensemble par le même vocable. Souvent l’apôtre précise un aspect particulier de la Bonne Nouvelle : la vérité de l’Évangile, le mystère de l’Évangile, la foi de l’Évangile (Galates 2.14 ; Éphésiens 6.19 ; Philippiens 1.27), etc., ou bien l’Évangile du salut, de la paix, de la gloire (Éphésiens 1.13 ; Éphésiens 6.15 ; 2 Corinthiens 4.4 ; 1 Timothée 1.11), etc. Parlant du salut gratuit par la foi, aux Galates que les judaïsants avaient circonvenus, il déclare énergiquement qu’il n’existe pas un autre Évangile (Galates 1.6 ; Galates 1.9).

Les Évangiles synoptiques utilisent dans le même sens le substantif et le verbe, bien qu’en des proportions beaucoup plus limitées et moins variées. Nous avons déjà vu saint Luc attribuer à Jésus la citation du verbe dans Ésaïe ; lui-même il l’applique fréquemment à la prédication du Seigneur (Luc 8.1 ; Luc 9.6 etc.), et avant elle à la proclamation céleste de la naissance du Sauveur (Luc 2.10), d’où il suit que l’absence dans son Évangile du substantif, qu’il emploie dans les Actes (Actes 15.7 ; Actes 20.24), ne peut être qu’accidentelle. Dans Marc et Matthieu, l’Évangile représente comme dans les épîtres le témoignage à l’œuvre de Jésus, et cela dès le premier verset de Marc qui malgré son apparence de titre : « Commencement de l’Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu », ne porte pas sur le livre même (Il ne serait pas dit : commencement, de cet Évangile), mais sur le christianisme, dont le ministère du Seigneur est en effet le commencement. De même, dans le commentaire que fait Jésus de l’hommage du parfum (Marc 14.9 parallèle Matthieu 26.13), il s’agit sans doute de la future prédication apostolique ; la façon dont est introduit ici « cet Évangile », expression courante dans l’Église au temps des rédacteurs évangéliques, peut avoir été prêtée à Jésus par anticipation, dans une prophétie quelque peu générale pour une circonstance aussi particulière. Mais nous ne pouvons suivre les critiques qui, dans toutes les occasions où Jésus emploie le terme, le mettent semblablement au compte du rédacteur ; on ne voit pas pourquoi le Maître n’aurait jamais pu parler de l’Évangile, sous prétexte que cette Bonne Nouvelle devait être plus tard, aux yeux des apôtres, l’œuvre rédemptrice de son sacrifice, de sa mort et de sa résurrection. Ce dernier fait prouve que le contenu de la Bonne Nouvelle devait s’enrichir en conséquence de ces événements d’une portée infinie ; mais il n’en est pas moins vrai que, dès l’apparition du prophète de Galilée, son message du « Royaume des cieux » Matthieu 4.17) était une véritable Bonne Nouvelle (Marc 1.14 et suivant), « l’Évangile du Royaume » (Matthieu 4.23 ; Matthieu 9.35), que cet Évangile impliquait le renoncement des siens à ce qui pouvait les en détourner (Marc 8.35 ; Marc 10.29), et qu’ils devaient prêcher ce message aux nations (Marc 13.10 parallèle Matthieu 24.14). Puisque ce terme, éminemment messianique, évoquait déjà chez les prophètes l’idée même de la délivrance que Dieu devait assurer au monde, c’est son absence totale, dans le langage du Sauveur, qui plutôt que sa présence paraîtrait inexplicable. Assurément, du vivant de Jésus, il n’avait pas encore acquis toute sa pleine valeur chrétienne ; mais cette différence de perspective marque simplement le progrès normal de la foi chez les disciples du Messie galiléen, qui ne deviendront les témoins du Rédempteur du Calvaire et de Pâques que lorsqu’ils auront reçu l’Esprit de la Pentecôte.

La Bonne Nouvelle, en son origine, n’est point exposé didactique ; elle est appel sonore de héraut (grec kèrusseïn). Elle ne recouvre pas tout le ministère évangélique ; parfois elle se distingue nettement des instructions : « Jésus enseignait le peuple et annonçait l’Évangile » (Luc 20.1, cf. Matthieu 4.23 ; Matthieu 9.35) ; ailleurs c’est l’« enseignement » lui-même qui fait retentir le joyeux carillon des Béatitudes : « Heureux…  » (Matthieu 5.2 et suivants). L’élan spontané, explosif, clamait l’Évangile :

  1. de Dieu (Marc 1.14), révélation du Père céleste initiateur du salut ;
  2. du Royaume (Matthieu 24.14), révélation de la famille humaine objet du salut ;
  3. de Jésus-Christ Fils de Dieu (Marc 1.1), révélation du Rédempteur auteur du salut.

Chantre de ce triple cantique, cantique nouveau de l’amour de Dieu pour l’homme, le Fils de l’homme, le Fils de Dieu ne l’aurait-il vraiment pas chanté, dans les termes mêmes, comme la Bonne Nouvelle ? Dans son Église, en effet, la notion d’Évangile allait absorber bientôt, avec la prédication, l’enseignement caté-chétique, la doctrine et la morale ; mais ces cristallisations inévitables de la communauté ne doivent point nous faire perdre de vue, dans sa fraîcheur première, la grande Nouvelle du bonheur et du bien en Dieu, apportée par l’Être saint au monde désorienté, dégradé, désespéré.

II Les Évangiles

C’est par une transition presque insensible que ce beau nom de l’œuvre du Sauveur s’est appliqué plus tard aux narrations de son ministère. Nous avons vu qu’il ne doit pas avoir ce sens dans Marc 1.1. De même dans Apocalypse 14.8, « l’Évangile éternel » que « l’ange porte (littéralement, un ange ayant l’Évangile) au milieu du ciel », n’est pas un livre, mais un message, la bonne nouvelle qui d’après Apocalypse 10.7 a été annoncée (littéralement, évangélisée) aux serviteurs de Dieu et qui d’après Apocalypse 14.6 doit être annoncée (littéralement, évangélisée) à tous les habitants de la terre ; il s’agit du jugement dernier imminent, bonne nouvelle pour les fidèles au seuil de l’éternité : d’où l’épithète d’Évangile « éternel ». Quant aux titres que portent en grec dans les anciens manuscrits, et en français dans toutes nos Bibles, les quatre premiers livres du Nouveau Testament -: « Évangile selon saint Matthieu, etc. », il paraît fort probable qu’ils n’appartenaient pas à l’écrit original (aucun livre du Nouveau Testament n’a dû être d’abord publié sous un titre quelconque), mais qu’ils furent ajoutés plus tard par quelque copiste. C’est d’autant plus vraisemblable pour nos Évangiles, notamment pour les trois premiers, parus sans doute avant l’an 80, qu’en aucun texte du Ier siècle le terme d’Évangile ne désigne un ouvrage, et que les passages les plus anciens où ce sens soit admissible appartiennent à la Didachè, aux environs de l’an 100 ; encore y est-il douteux, car en prescrivant la prière, « comme le Seigneur l’a commandé dans son Évangile », ou la répréhension fraternelle, ou les aumônes, « comme vous avez cela dans l’Évangile », « … dans l’Évangile de notre Seigneur » (Didach 8.2, cf. 11.3 15.3, 4), l’auteur peut aussi bien faire allusion à l’enseignement du Christ qu’à l’un de nos Évangiles. Dans la lettre d’Ignace (Mort en 155) aux chrétiens de Philadelphie, un passage dont la traduction est d’ailleurs discutée (8.2) désigne indiscutablement par euaggelion le livre ou les livres de la vie de Jésus ; peut-être un autre, au chapitre 5, fait-il encore allusion à ces derniers, lorsqu’il distingue deux classes dans le Nouveau Testament: « l’Évangile » et « les apôtres » (c’est-à-dire leurs épîtres). Le pluriel euaggelia est très clair dans l’épître à Diognète, parlant de la « foi aux Évangiles » (11.6), et dans Justin Martyr (environ 150 à 160), parlant des « souvenirs des apôtres, qu’on appelle Évangiles » (Apol., I, 66.3) ; quand il emploie ailleurs le singulier : « dans l’Évangile » (Dial. Tryph., 10.2 100.1), l’équivoque redevient possible. Mais à partir de cette époque, où commençait à s’affirmer l’autorité canonique des quatre Évangiles, le sens d’Évangile-document devient de plus en plus général. De la même manière, le titre d’« évangéliste » (voir ce mot), qui désigne dans le Nouveau Testament les premiers porteurs de la Bonne Nouvelle à certaines régions, devait ensuite, avec Hippolyte et Origène, s’appliquer aux auteurs de nos Évangiles ; et un papyrus chrétien du VIe siècle appellera l’oraison dominicale la prière « évangélique », c’est-à-dire qui se trouve dans les Évangiles. Parmi les écrits qui se multiplièrent au IIe siècle autour de traditions et de légendes souvent invraisemblables et même fantastiques relatives à Jésus et à sa famille, un certain nombre portent aussi le nom d’Évangiles, quoique l’Église chrétienne ne les ait pas admis comme Écritures saintes (voir Évangiles apocryphes).

Le titre de protÉvangile, signifiant : premier Évangile, a été attribué à l’un d’eux (protÉvangile de Jacques), parce qu’il se limite à l’enfance et l’adolescence de Jésus ; le même terme s’emploie aussi dans le sens primitif du mot Évangile, lorsque par ProtÉvangile on désigne soit les prophéties messianiques de l’ancienne alliance en général, soit en particulier la première promesse rédemptrice, celle de Genèse 3.15. D’une façon analogue, le tableau du Messie dans Ésaïe 53 a été appelé, soit « l’Évangile avant l’Évangile », soit « le cinquième Évangile ».

Dans les titres de nos Évangiles, les formules « selon saint Matthieu, saint Marc », etc. (grec kata), variables suivant les manuscrits, sont aussi dues à des copistes, fidèles échos des convictions de leurs milieux sur l’origine des livres en question. À strictement parler, ce n’était ni une affirmation ni une négation quant à l’identité de l’évangéliste ; la préposition exprimait la conformité à un certain type et équivalait à: « Évangile rédigé suivant l’enseignement de…  ». Sans doute, pour les chrétiens des quatre premiers siècles qui leur ont donné ces titres, la formule présumait bien qu’ils étaient l’œuvre de celui dont ils portaient le nom, comme l’histoire d’Hérodote était intitulée « selon Hérodote » ; mais un Évangile n’appartenait pas à Marc, à Matthieu, de la même manière qu’une épître appartenait à Paul, à Jacques, ce qui autorisait alors à dire « épître de Paul, de Jacques » ; quelque chose du sens original d’Évangile se conservait derrière le nom du document : les quatre Évangiles étaient, d’après Irénée, l’« Évangile de Dieu », transmis par les apôtres, mais « l’Évangile tétramorphe » (Adv. Hoer., III, 11.8), c’est-à-dire sous quatre formes différentes, et c’est par l’expression : « selon…  » qu’on entendait marquer ce qui distinguait chacune de ces formes. À propos de ce chiffre de quatre Évangiles, qui venait d’être fixé définitivement dans l’Église, Irénée (vers 180) accumulait les spéculations symboliques : chiffre conforme à la pensée divine ; il y a quatre vents et quatre régions du monde, ainsi il y a quatre Évangiles pour l’extension de l’Église dans le monde. Celle-ci, comme un temple, repose sur leurs quatre colonnes. Ils correspondent encore aux quatre alliances de Dieu, avec Adam, Noé, Moïse et Jésus, etc. Eusèbe à son tour les appellera « le quadrige sacré ».

Pour caractériser leurs physionomies respectives, Irénée va jusqu’à chercher le symbole des quatre Évangiles canoniques dans les quatre « animaux » (grec zôa ; littéralement, êtres vivants) de l’Apocalypse (Apocalypse 4.7), inspirés eux-mêmes des chérubins de la vision d’Ézéchiel (1.10). La Parole éternelle et créatrice, dont le trône est au-dessus des chérubins (cf. Psaumes 80.2), inspire un Évangile unique, mais à quatre faces qui représentent sa disposition quadruple : le lion, la puissance souveraine ; le taureau, le sacrifice ; l’homme, la nature humaine ; l’aigle, l’Esprit sur l’Église. C’est dans les premières pages de chaque Évangile qu’Irénée veut trouver la justification de ces types : la royauté du Fils unique dans Jean 1, son sacrifice dans Luc 1, sa naissance humaine dans Matthieu 1 ; l’Esprit de prophétie dans Marc 1. Ces rapprochements sont tellement artificiels que les successeurs en inventent d’autres, parfois aussi contestables ; Augustin, estimant puéril de caractériser un ouvrage par son début, entreprend de le faire d’après le point de vue général de l’auteur. Finalement, les principales combinaisons imaginées par les différents Pères de l’Église peuvent se ramener au tableau suivant, dont la dernière colonne est celle qui nous intéresse le plus, parce qu’elle est devenue l’interprétation populaire entrée dans l’art du Moyen âge, et qui se retrouve aujourd’hui dans les attributs iconographiques de la plupart des églises.

Irénée Augustin Pseudo-Athanaze Jérôme
Matthieu Homme Lion Homme Homme
Marc Aigle Homme Taureau Lion
Luc Taureau Taureau Lion Taureau
Jean Lion Aigle Aigle Aigle

Si l’on tient à tirer parti de cette symbolique, tout arbitraire qu’elle soit, l’interprétation la moins défectueuse pourrait encore être une cinquième, qu’on utilise quelquefois aujourd’hui dans les leçons destinées à la jeunesse :

Matthieu Taureau Évangile du Christ accomplissant l’Ancien Testament
Marc Lion Évangile du Christ tout-puissant
Luc Homme Évangile Évangile du Christ au cœur humain
Jean Aigle Évangile du Christ éternel

Peut-être serrerons-nous de plus près encore la réalité si nous distinguons en nos Évangiles des portraits de Jésus : Messie dans Marc missionnaire dans Luc Roi dans Matthieu, Rédempteur dans Jean (Westphal, Jésus de Nazareth d’après les témoins de sa vie, I, pages 112-117), ou bien encore si nous y voyons l’œuvre du Christ en rapport avec :

  1. le passé, réalisation de l’espérance juive, d’après Matthieu ;
  2. le présent, manifestation d’autorité suprême devant les Romains, d’après Marc ;
  3. l’avenir, perspective du salut pour les nations, d’après Luc ;
  4. l’éternité, communion parfaite en Dieu le Père, d’après Jean.

Ces points de vue complémentaires les uns des autres (voir les article consacrés à chaque Évangile) fournissent un aperçu de leurs individualités propres aussi bien que de leur accord fondamental, qui les a fait comparer aussi à un chant à quatre voix dont les mélodies peuvent se faire entendre séparément, mais qui se fondent en un ensemble de parfaite harmonie.

Conclusion

Un phénomène analogue s’est donc produit pour les livres normatifs de l’ancienne et de la nouvelle alliance. De même que la Thora, signifiant : Loi, instruction divine révélée, était devenue le nom des ouvrages renfermant cette révélation : les livres de la Loi, de même l’Évangile, bonne nouvelle du salut en Jésus-Christ, est devenu le nom des livres renfermant la proclamation de ce salut : les Évangiles. Cette distinction élémentaire n’est pas sans conséquence pour une juste appréciation des origines de la doctrine et de l’Église chrétiennes. Lorsque le catholicisme prétend l’Église antérieure à la doctrine, il ne peut étayer sa thèse que sur la confusion entre les Évangiles et l’Évangile. Il dira, par exemple : « Les Évangiles ont été composés dans l’Église et pour l’Église. C’est elle qui les a reçus, approuvés, distingués… Les Évangiles disparaîtraient, que l’Église serait encore l’Église. Car l’Église a existé avant les Évangiles, l’esprit avant la lettre, la religion d’autorité avant la religion d’un livre, si haut qu’on le place. L’Église n’est pas fondée sur les Évangiles écrits, ceux-ci sont nés alors qu’elle rayonnait déjà de jeunesse et de vie. » (Huby, L’Évangile et les Évangiles, Paris, Grasset 1929, pages 8, 9). Tant qu’il s’agit des Évangiles, ces observations sont tout à fait exactes : ils sont un fruit de l’Église chrétienne ; mais — et c’est ici le point essentiel — l’Église chrétienne est elle-même le fruit de l’Évangile, le résultat dans la société de la prédication apostolique témoignage à la révélation de Jésus-Christ. L’Église a donc, sans doute, précédé les Évangiles, mais elle a été précédée par l’Évangile ; en produisant les Évangiles elle n’a rien créé qui lui fût personnel : elle-même création de Jésus-Christ dans la personne de ses fidèles, elle a simplement rendu nécessaire et possible la transmission écrite de leurs témoignages à son divin Chef (voir Évangiles synoptiques, conclusion). Or l’Évangile de Jésus (sa doctrine du Royaume de Dieu) et l’Évangile des apôtres (leur doctrine de la personne du Christ) ne sont nullement deux types différents d’Évangile, nullement deux étapes successives dans l’histoire du christianisme, mais deux expressions inséparables du même Évangile ; car c’est « un fait historique d’une importance cardinale que l’Évangile de Jésus soit devenu le culte rendu au Seigneur Jésus-Christ » (Deissmann). Et c’est parce que le témoignage des Évangiles, comme aussi celui des Actes et des épîtres, est authentique et conforme à la révélation de Jésus, que tous les retours au Nouveau Testament par delà l’histoire de l’Église ont retrouvé dans les Évangiles l’Évangile primitif lui-même, dégagé des traditions et superfétations ecclésiastiques. Si l’Église chrétienne n’est pas fondée sur les Évangiles, elle est fondée sur l’Évangile, que nous ont conservé les Évangiles, les épîtres, le.Nouveau Testament tout entier.

L’Évangile est donc bien le fondement de l’Église chrétienne. Il est davantage : il est le message qu’elle doit au monde. C’est en ces termes mêmes que la Conférence mondiale sur la Foi et la Constitution de l’Église, assemblée à Lausanne en août 1927, s’est trouvée mise en présence de la sublime vocation de l’Église chrétienne. « C’est bien sur ce point, y a déclaré le professeur Deissmann, qu’il nous faut insister avec le plus d’énergie : le sens primitif du mot chrétien evangelium est celui de la bonne nouvelle apportée par Jésus de Nazareth du Royaume de Dieu qui va venir, de la domination royale du Dieu vivant qui est sur le point de s’établir dans ce monde et qui concentre en elle-même les deux idées du jugement et de la Rédemption. Ce message se trouve être inséparablement uni avec l’exigence formelle de la transformation intérieure de chaque individu… L’Évangile de Jésus n’a pas été et n’est pas le principe théologique d’une nouvelle école, ni une philosophie de l’histoire, ni le programme d’une conception du monde toute théorique… L’Évangile de Jésus est une proclamation religieuse, la trompette de l’archange, un saisissant appel à la repentance, une consolation bienheureuse, toujours et avant tout un appel pratique, qui veut transformer les hommes et les amener au Dieu vivant, et non pas les enseigner seulement… C’est dire qu’il nous faut vivre nous-mêmes dans l’idée que le Royaume de Dieu est proche, que Dieu vient à nous avec son pouvoir absolu, comme juge et comme rédempteur, et qu’il faut en conséquence nous préparer intérieurement à cette venue de Dieu par la metanoïa, par le changement du cœur… Au temps des Césars, c’était bien l’âme de l’humanité d’alors, de cette humanité malheureuse, chargée de tares, de souffrances et d’angoisses, qui se reflétait dans ce seul mot : Évangile ! l’heureuse « légende », la rédemption conçue comme une joie divine ! N’en doit-il pas être de même aujourd’hui encore, à l’heure où l’Église de Jésus-Christ porte l’antique message du Maître à l’individu et au monde ? Ce ne sont pas des paragraphes qu’elle rédige, c’est une trompette qu’elle fait retentir… Cette évangélisation parlera du caractère effrayant du péché et de la splendeur de la grâce. Mais parce que la grâce l’emporte sur le péché, elle finira toujours par dire la bonne nouvelle, l’Évangile ! »

Jean Laroche

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