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Le nom de Genèse porté par le premier livre du Pentateuque lui est venu, en passant par la Vulgate latine, de la version grec des LXX, qui emploie ce mot de genesis, signifiant : naissance, origine, dans Genèse 2.4 ; a Bible hébraïque emploie l’expression de Beréchith, signifiant : au commencement, premier mot du chapitre 1. C’est donc le livre qui raconte la naissance des cieux et de la terre, les débuts de l’histoire de l’homme, l’origine des diverses races humaines et de celle d’Israël en particulier. Il constitue la première partie d’un grand ouvrage historique qui s’étend jusqu’à la fin de 2 Rois, c’est-à-dire qui raconte toute l’histoire d’Israël jusqu’à la ruine du royaume de Juda.
Quand ces cinq livres ont-ils été séparés les uns des autres ? Il est difficile d’indiquer une date précise, mais il paraît probable que ce fut l’œuvre des derniers rédacteurs du Pentateuque, car les versions samaritaine et alexandrine (du IVe et du IIIe siècle avant Jésus-Christ) présentent déjà la division en cinq volumes. Le point où la Genèse a été séparée de l’ensemble est très heureusement choisi, après les récits qui parlent de l’émigration en Égypte, de sorte que, entre ces récits et ceux qui décrivent la sortie de ce pays dans l’Exode, on peut intercaler un intervalle de plusieurs siècles.
On peut donc, à première vue, distinguer deux grandes parties dans Genèse :
La préhistoire, telle que les Hébreux la concevaient : création (Genèse 1-2) ; le désordre entrant dans le monde de l’homme (Genèse 3) ; débuts de la civilisation (Genèse 4-5) ; cataclysme du déluge (Genèse 6-9) ; naissance des diverses nations (Genèse 10) ; et, comme point d’aboutissement, place occupée par les Hébreux dans le groupe sémitique (Genèse 11) ;
Ici, l’intérêt est concentré sur les destinées anciennes de la nation qui est en voie de formation, Israël, et sur la personne des trois premiers ancêtres : Abraham (Genèse 12.1-25.18), Isaac (Genèse 25.19 à Genèse 36), Jacob (Genèse 37) à (Genèse 50) ; l’ensemble des traditions relatives aux pères se termine par les récits de l’émigration en Égypte et par ceux qui sont groupés autour du nom de Joseph.
Il faut indiquer ici un groupement inspiré d’un principe différent, posé par le document P qui a fourni aux rédacteurs du Pentateuque le cadre dans lequel ils ont fait entrer les fragments empruntés aux autres sources. P a groupé les chapitres 1 à 50 en 10 thôledôth, mot difficile à traduire et qui correspondrait à peu près à : générations, descendance, postérité, généalogie (voir ce mot), sans qu’aucun de ces termes en soit l’équivalent exact. Ce groupement de généalogies et de textes narratifs sous une même rubrique est destiné « à confondre en un seul et même enchaînement l’origine du monde et celle du peuple élu » (Alexandre Westphal, Sources, I, p. 232). En voici la liste : thôledôth des cieux et de la terre, Genèse 1.1-24a ; d’Adam, Genèse 5.1 ; de Noé, Genèse 6.9 ; des fils de Noé, Genèse 10.1 ; de Sem, Genèse 11.10 ; de Tharé, Genèse 11.27 ; d’Ismaël, Genèse 25.12 ; d’Isaac, Genèse 25.19 ; d’Ésaü, Genèse 36.1 ; de Jacob, Genèse 37.2.
La tradition juive d’abord, chrétienne ensuite (d’origine plutôt récente car elle ne paraît remonter qu’au Ier siècle avant Jésus-Christ), a longtemps considéré la Genèse, ainsi que les quatre autres livres du Pentateuque, comme l’œuvre de Moïse. Cette manière de voir, complètement abandonnée aujourd’hui, ne répond à aucune réalité : le livre lui-même ne se donne pas une seule fois comme étant, en tout ou en partie, l’œuvre de Moïse, alors que dans d’autres livres du Pentateuque on voit, à plusieurs reprises, certains fragments du texte attribués à sa main (Exode 17.14 ; Exode 24.4 ; Exode 34.27 ; Nombres 33.2 ; Deutéronome 31.9). D’autre part, et quelle que soit l’unité de plan qu’on y constate (unité si remarquable que, pendant bien des siècles, la présence de sources diverses combinées dans la Genèse avait échappé presque complètement à l’attention des lecteurs), le livre renferme de très nombreuses preuves qu’il n’a pas pu être composé par Moïse, et qu’il résulte de la combinaison de plusieurs documents, d’origines et d’âges différents. On est, en particulier, frappé :
En présence de tous ces indices d’une diversité de traditions et de mains ayant collaboré à la rédaction de nos textes actuels, l’autoricité d’un seul homme, et dans le cas présent tout particulièrement celle de Moïse, apparaît comme impossible et comme ne répondant d’ailleurs à aucune déclaration quelconque du texte.
Pour la description détaillée des documents qui sont entrés dans la composition du Pentateuque, voir ce mot. Indiquons brièvement, à propos de Genèse, que son texte actuel provient de la combinaison des sources suivantes :
Un recueil de traditions populaires, inspiré par l’esprit du prophétisme, composé entre 900 et 850 dans le royaume du sud, et dont on retrouve, dans les récits de Genèse, trois couches que la critique désigne par les lettres J 1, J 2, J 3. La caractéristique principale du Yahviste consiste dans le fait qu’il emploie, dès le début de ses récits (2.4b), le nom de Yahvé pour désigner Dieu.
Un recueil d’inspiration semblable à J, mais ayant pris naissance dans l’Israël du nord, et plus récent d’un siècle (800-750). On le désigne par la lettre E (Élohim), parce qu’il emploie ce nom pour désigner Dieu, jusqu’au moment où Moïse reçoit la révélation du nom de Yahvé (Exode 3.14). On n’en trouve la trace, d’une manière sûre, qu’à partir du chapitre 15. La fusion de ces deux recueils, en une combinaison unique JE, a dû être effectuée vers le milieu du ; VIIe siècle. Ce serait une erreur de voir, dans ces recueils J et E, l’œuvre personnelle de plusieurs auteurs, dont chacun correspondrait à l’une des couches diverses que l’on distingue aujourd’hui dans J et E (J, J 1, J 2, J 3 ; E, E 1) ; quand on parle d’eux, il convient de se représenter qu’ils sont le produit, les uns d’une école yahviste, les autres d’une école élohiste, dont l’activité littéraire a pu se prolonger durant plusieurs générations, et qui puisaient dans des amas de traditions orales, lesquelles étaient sans doute depuis longtemps déjà en voie de codification. Enfin, il faut se rappeler que les deux doc t et suivant J et E présentent entre eux une si grande analogie de point de vue et de style, et que, dans un grand nombre de cas, ils ont été si bien fondus l’un dans l’autre, qu’il est devenu très difficile, parfois même impossible, à l’analyse critique de les dissocier dans notre texte actuel et de rétablir la teneur primitive de chacun.
Un document d’origine sacerdotale, P (prêtres), auquel appartient la majeure partie des lois contenues dans le Pentateuque et dont la partie narrative seule est entrée dans la composition de la Genèse ; mais les chapitres dans lesquels il est parlé de certaines coutumes ayant trait au culte et aux usages religieux d’Israël (l’institution du sabbat, Genèse 2.3 ; l’alliance avec Noé et l’humanité d’après le déluge, Genèse 9.1-17 ; l’institution de la circoncision, Genèse 17.9 ; Genèse 17.14) proviennent aussi de P. Ce doct attache une importance particulière à tout ce qui concerne les généalogies et la chronologie. Les dates de composition et ses diverses parties s’échelonnent de 573 (époque d’Ézéchiel) jusqu’en 444, date de sa promulgation solennelle par Esdras.
On a observé que les emprunts faits à P dans la Genèse occupent 1/6, et ceux qui l’ont été à J et à E, les 5/6 du livre. Les données tirées de P constituent, par rapport à celles qui viennent des autres, un fil très ténu qui traverse le livre d’un bout à l’autre, mais ce n’est que dans un petit nombre de cas (Genèse 1-2.4 ; Genèse 9.1-17 ; Genèse 17 ; Genèse 23) qu’on se trouve en présence d’une narration un peu développée (Voyez dans Skinner, Genesis [ICC, p. 58], une reconstruction de la courte biographie d’Abraham telle que P l’a conçue ; le récit est sans solution de continuité, mais d’une extrême brièveté, puisqu’il occupe à peine une page d’impression.).
Pour le détail des parties de chacun des trois documents entrant dans la composition du livre, les lecteurs de langue française sont renvoyés aux ouvrages spéciaux tels que : Alexandre Westphal, Sources (volume I, 1888), qui donne la reconstruction de toute une série de récits tirés des divers docts (p. 231-265) ; L. Gautier, Introduction Ancien Testament (2e édition, volume I, 1914, pages 81ss) ; la Bible du Centenaire (Paris 1916) qui donne, en marge de son texte, l’indication détaillée des sources entrant dans la composition de chaque chapitre ; voyez aussi Die Genesis mit tsusserer Untersckeidung der Queuen-schrijten, de Kautzsch et Socin, le texte imprimé en caractères différents suivant les doc t et suivant (1891).
De cet ensemble de matériaux empruntés à des sources provenant de milieux et d’époques si divers, le rédacteur final a tiré une œuvre conçue sur un plan très net et rigoureux et qui, faisant partir le lecteur des temps lointains de la préhistoire, le fait parvenir jusqu’au moment où les premiers ancêtres de la nation, après un court séjour sur le sol qui devait devenir plus tard le théâtre de leur histoire, sont montrés entrant dans un pays qui allait les retenir comme esclaves pendant plusieurs siècles. Parmi les multiples questions que soulèvent la tractation de sujets si variés, l’étendue des périodes envisagées et la complexité des matériaux mis en œuvre, il ne sera examiné brièvement ici que deux d’entre les principales :
La première partie de la Genèse (chapitres 1-2) a pour but de montrer comment l’histoire d’Israël se rattache à celle de l’humanité primitive ; elle s’applique, en remontant jusqu’à la création même du monde, à mettre en lumière cette pensée que le monde de la nature et celui de l’homme sont également l’œuvre de Dieu. Cette première partie expose donc les idées qui avaient cours en Israël sur la préhistoire, c’est-à-dire sur la création de l’univers, sur les premiers âges de l’humanité, sur la première expérience qu’elle fit de sa liberté morale, sur le châtiment qui fut envoyé à la race humaine qui s’était éloignée de Dieu, sur les diverses races humaines, et enfin sur les premiers rapports établis entre les ancêtres d’Israël et Dieu. En effet, en consacrant ces premiers chapitres à la préhistoire, les rédacteurs n’ont pas seulement voulu montrer comment la terre a été créée pour être le séjour de l’humanité, et donner une vue d’ensemble sur les débuts de celle-ci ; mais ils ont eu pour but essentiel de montrer comment, au sein des nations, Israël en est venu à occuper la place exceptionnelle qui lui a été assignée dans les plans divins, Dieu ayant choisi une famille humaine dont les premiers ancêtres furent les objets de ses dispensations providentielles. Les chapitres 1 et 2 contiennent une cosmogonie décrite en deux récits empruntés à deux documents différents. Le premier (Genèse 1-2 ; Genèse 4) appartient à P ; le deuxième à J (Genèse 2.4 ; Genèse 2.24). L’auteur sacerdotal trace, d’un style à la fois sobre et grave, un tableau de l’activité créatrice de Dieu, distribuée sur un espace de sept jours. Quant au second récit, celui de J, il ne contient aucune indication de temps ; il contraste avec le premier par sa couleur plus poétique, et place la création de l’homme, puis de la femme, avant celle des animaux et des plantes.
On s’est, pendant longtemps, efforcé de trouver un accord possible entre les conceptions cosmogoniques de Genèse 1-2 et les données de la science actuelle, dans les divers domaines de l’astronomie, de la géologie, de l’anthropologie, etc. Partant, en général, de cette théorie de l’inspiration qui aboutit à la conclusion forcée que tout texte scripturaire ne peut, comme tel, qu’exprimer la vérité absolue, indiscutable, dans tous les domaines des connaissances humaines, et non pas seulement dans celui de la pensée religieuse, on ne pouvait, a priori, admettre que les récits de Genèse 1-2 ne pussent être mis d’accord avec les résultats acquis de la science de notre temps. Il est évident que les auteurs de Genèse 1-2 avaient réellement l’intention de donner un exposé systématique de la façon dont l’univers a été créé ; à voir les détails si nets et si bien coordonnés dans lesquels ils sont entrés pour décrire le processus de la création, ils ne se proposaient pas seulement un but religieux : mettre en évidence la toute-puissance créatrice de Dieu. Ils se sont encore appliqués à exposer les conceptions cosmogoniques qui avaient cours en Israël et les idées de leur temps sur les rapports qui existèrent dès l’origine entre Dieu et le monde. Mais il a bien fallu reconnaître que leurs affirmations de l’ordre scientifique ne pouvaient pas être mises d’accord avec les faits les mieux établis par la science actuelle, et que, vouloir tenter à tout prix cet accord, ce serait « perpétuer l’idée qu’il existe un conflit entre la religion et la science » (Erith, Genesis, p. 39). Les nombreux essais tentés à cet égard n’ont, en définitive, donné satisfaction ni aux partisans de la vérité scripturaire à tout prix, ni aux adeptes de la science indépendante ; on n’aboutissait, en somme, qu’à la confusion de deux domaines qui sont absolument distincts l’un de l’autre, et les résultats de tous ces efforts harmonistiques étaient à la fois dangereux pour la confiance que doit inspirer l’Écriture et opposés aux faits que la science considère comme assurés.
Il faut donc consentir à reconnaître que ce qui fait la grandeur incomparable et éternelle de Genèse 1-2, ce sont les vérités, non de l’ordre scientifique, mais de l’ordre spirituel et religieux que ces chapitres ont mises en pleine lumière avec tant de force et dans un langage d’une si noble simplicité. Dès qu’on situe ces vieux récits à leur vraie place, comme reflet des conceptions antiques qui les ont inspirés, on voit tomber les objections que la science a pu élever contre eux, et, cette science même, amenée à envisager ces traditions anciennes sous leur vrai jour et s’inclinant devant les grandes vérités de l’ordre religieux qu’elles proclament, se gardera bien de « lire ces pages antiques avec dédain ; elles doivent être vénérées comme le premier essai d’une conception scientifique de l’univers » (Gunkel, Le récit biblique de la création, p. 184).
La valeur exceptionnelle des récits de Genèse 1-2 ressortira plus fortement encore de leur comparaison avec les traditions cosmogoniques de l’ancienne Babylonie, et en particulier avec le récit similaire de la création qui a été conservé dans la bibliothèque du roi Assourbanipal découverte en 1872 à Kouyoundjik (l’ancienne Ninive), et dont la forme originale circulait déjà en Babylonie plus de deux mille ans avant Jésus-Christ. C’est en confrontant les doc t et suivant bibliques avec cet antique texte qui nous transporte en plein polythéisme, parfois bien grossier, avec son absence totale d’idées morales et son cortège de détails monstrueux ou absurdes, qu’on verra ressortir l’immense supériorité du récit hébreu, où la seule parole créatrice de Dieu est montrée agissante à l’exclusion de tout moyen extérieur frappant l’imagination. Que ce récit ait eu pour point de départ la tradition babylonienne et que, sous l’action puissante de la foi monothéiste, il l’ait dépouillée de tout son appareil mythologique et polythéiste, pour l’amener à cette forme d’une si haute spiritualité, c’est la conclusion qui s’impose avec une évidence toujours plus grande et qui s’explique facilement par les nombreux rapports que, à plusieurs époques, Israël a eus avec le monde babylonien. Comme ce travail d’épuration et de transformation a dû se poursuivre durant une longue période, l’opinion la plus probable paraît être celle qui admet que la tradition babylonienne était connue en Canaan, par voie orale, dès avant l’époque dont parlent les tablettes de Tell el-Amarna (XVe siècle avant Jésus-Christ ; voir plus loin), où l’influence du monde babylonien se faisait sentir d’une manière particulièrement forte dans ce pays ; les Israélites l’y trouvèrent répandue et l’y auront recueillie lors de la conquête de Canaan. Quant au second récit, celui de J, il a été rapproché d’un doct dont la transcription et la traduction ont été publiées par Pinches en 1891 et qui, dans son récit de la création, plaçait aussi celle de l’homme avant celle des plantes et des animaux. Sayce y voit « le point de départ le plus ancien à nous connu de cette forme de l’histoire de la création qui est contenue au chapitre 2 ». Hommel, en effet, a émis l’hypothèse qu’elle remonterait à trois ou quatre mille ans avant Jésus-Christ.
Le récit de la scène au jardin d’Éden (chapitre 3) ne semble pas jusqu’à présent avoir trouvé son pendant parmi les traditions étrangères à Israël. On a cru retrouver cette scène sur une pierre gravée montrant deux figures humaines assises de chaque côté d’un arbre et, derrière l’une d’elles, une image représentant assez nettement un serpent. Mais les figures paraissent représenter des divinités (l’une d’elles porte la coiffure réservée aux êtres divins), et les points de ressemblance entre Genèse 3 et cette scène gravée ne sont pas assez marqués pour qu’on puisse y retrouver une reproduction de celle d’Éden. On a, d’autre part, essayé parfois d’établir un rapprochement entre Genèse 3 et le mythe d’Adapa trouvé parmi les tablettes de Tell el-Amarna, et par conséquent connu en Palestine au XVe siècle avant Jésus-Christ ; c’est l’histoire d’un personnage créé par le dieu Éa, doué par lui d’une sagesse supérieure et qui, pour avoir mal compris le conseil que lui a donné son dieu, refuse l’immortalité qui lui est offerte. Si, entre Genèse 3 et le mythe babylonien, il existe quelques points de contact, la teneur générale des deux récits est trop différente pour qu’on puisse voir dans l’un une recension modifiée de l’autre. Enfin, quelques savants ont cru retrouver, dans un vieux document sumérien, un récit parallèle à celui de Genèse 3. Mais, dans l’état actuel de nos connaissances, et en présence des divergences qui existent entre les interprètes, il paraît indiqué, pour le moment du moins, de ne pas s’appuyer sur le texte en question. Cependant, si jusqu’à présent on n’a pas retrouvé, dans les traditions étrangères à Israël, d’équivalent positif de Genèse 3, on peut, en se basant sur un certain nombre de traits qui rappellent les traditions babyloniennes ou d’autres nations (le serpent ; le jardin, séjour de la divinité ; l’arbre de vie ; l’épée flamboyante ; les chérubins gardiens du jardin, etc.), admettre qu’une tradition concernant les débuts de l’humanité et contenant des éléments qui provenaient de Babylone ou d’ailleurs, a eu cours dans l’ancien Israël, après avoir été dépouillée de ses éléments polythéistes et avoir subi l’empreinte de l’esprit hébreu ; cette tradition aurait été adaptée par J au but qu’il se proposait d’atteindre : « exprimer et inculquer à Israël de hautes vérités de l’ordre spirituel » (Gunkel, Genesis, p. 33).
Enfin, dans les deux récits combinés du déluge (J et P), récits qu’on peut reconstituer d’une manière remarquablement exacte, bien qu’ils soient très enchevêtrés l’un dans l’autre, on retrouve des ressemblances, nombreuses et frappantes avec la tradition babylonienne contenue dans l’épopée de Gilgamesch découverte en 1872 dans les ruines de la bibliothèque d’Assourbanipal à Kouyoundjik. Cette légende est la confirmation de l’histoire racontée en grec par Bérose, de ce Xisouthros, dixième roi antédiluvien de Babylone, lequel aurait été averti par les dieux de la destruction prochaine de la ville de Schourippak, sur les bords de l’Euphrate : Xisouthros est la transcription grecque de Ziusuddu, nom que porte le héros du déluge dans la forme sumérienne plus ancienne (non sémitique) de la tradition. D’après cette épopée, les dieux ont décidé de détruire l’humanité dans les flots d’un déluge. Seul, Utnapischtim, averti par Éa, réussit à sauver sa vie, celle de sa famille et de tous les animaux, et il obtient ensuite des dieux le don de l’immortalité. Les récits bibliques et l’épopée babylonienne, tout en différant sur bien des points, en présentent un grand nombre de communs : la construction d’une arche, tout enduite de poix ; l’envoi de divers oiseaux pour constater l’état de la terre (dans Genèse, un corbeau et une colombe ; dans l’épopée, une colombe, une hirondelle, un corbeau) ; l’arche qui s’arrête sur une haute montagne (dans Genèse, les montagnes du pays d’Ararat ; dans l’épopée, le mont Niçir, ou, d’après une variante, les monts Kordyéens en Arménie) ; le sacrifice offert après le déluge. La tradition de Gilgamesch était répandue en Babylonie deux mille deux cents ans avant Jésus-Christ, et il paraît très vraisemblable qu’elle a passé, par voie orale, dans le domaine hébreu, puis dans les documents qui l’ont recueillie. Par sa teneur générale et son coloris local (la basse Babylonie est, par excellence, le pays exposé de tout temps aux inondations), cette tradition est de nature essentiellement babylonienne ; mais, là encore, on voit se produire le même travail de lente et profonde épuration de tous les éléments polythéistes que renfermait l’épopée babylonienne, avec ses conflits violents entre les dieux, qui ne visent que des buts de rivalité et de vengeance personnelle et qui, en présence du désastre déclanché par eux, sont incapables de maîtriser les éléments déchaînés et se réfugient au fond des cieux « en se serrant les uns contre les autres comme des chiens ». Le contraste est grand avec la tradition hébraïque renfermée dans J et P : un Dieu unique, qui préside seul à l’ordre moral du monde et qui, en présence de la corruption dans laquelle est plongée l’humanité qu’il a créée, prend la résolution de punir les coupables et de sauver le seul juste qui marchât avec lui ; la raison morale de ce cataclysme apparaît ici très marquée, tandis qu’elle l’est à peine dans l’épopée ; et, à la fin, lorsqu’une humanité nouvelle va se fonder, une alliance solennelle est conclue entre Dieu et les représentants de ce monde nouveau.
À propos du cataclysme qui aurait été à la base, d’abord du poème babylonien, puis du récit biblique de la Genèse, il est intéressant de rappeler ici quelques-unes des considérations que fait valoir Woolley (Sumer., pages 39ss) : « Dans quelque proportion que la tradition ait enrichi et coloré le récit, il est impossible de dénier un caractère historique fondamental à une histoire qui porte la marque de la vérité ; les détails s’harmonisent si parfaitement avec les conditions locales du delta méridional (du Tigre et de l’Euphrate réunis), que le conte (ou poème du déluge) ne pouvait naître que là… La destruction totale de la race humaine, ni même celle des habitants du delta, n’est évidemment pas supposée… , mais il y avait eu assez de ravages pour former un point de repère dans l’histoire et pour délimiter une ère. Les effets du déluge ont dû s’étendre très loin… et il est probable que le dépeuplement causé par le Déluge favorisa, mieux qu’autre chose, l’avance des Sumériens vers le Nord ». Il faut mentionner encore ici l’hypothèse de l’assyriologue américain Clay, qui a soutenu que la plupart des grands mythes babyloniens sur les origines du monde, et en particulier celui du Déluge, auraient pris naissance dans le pays d’Amourrou (la Syrie), et que les Sémites de ce pays, lorsqu’ils allèrent s’établir dans la basse Mésopotamie, les y auraient transportés avec eux. Adolphe Lods a élevé contre cette hypothèse des objections d’une grande portée et il en a montré le peu de vraisemblance (Israël, P- 93).
Voyez les deux récits bibliques du Déluge reconstitués dans Alexandre Westphal, O.C., I, p. 2375s, et la comparaison, en trois colonnes, du texte de ces deux récits avec celui de l’épopée de Gilgamesch, dans Rothstein, Unterrickt im Ancien Testament II, 210ss. Sur le fait lui-même, voir Déluge.
La deuxième partie du livre, chapitres 12 à 50, qui raconte la vie des trois grands ancêtres d’Israël, soulève une question très controversée, celle de la réalité historique de ces personnages. Les difficultés commencent dès que l’on veut tenter de déterminer la base chronologique de cette période. Or, cette base ne peut être fournie par les textes bibliques eux-mêmes. En effet, l’accord n’existe pas toujours, d’abord, entre les données de P (le seul doct qui contienne une chronologie systématique) et celles de J et de E ; et ensuite, il y a désaccord entre les textes hébreu, samaritain et grec-alexandrin, chacun d’eux donnant un total différent pour la somme des années comptées depuis la création du monde jusqu’à la sortie d’Égypte (hébreu 2 666 ans, samar. 2 752, grec des LXX 3.837), bien que tous trois s’accordent à attribuer une durée de deux cent quinze ans à la période patriarcale. Si l’on pouvait être assuré qu’Abraham a bien joué le rôle que lui assigne le chapitre 14 (le seul qui le mette en rapports avec l’histoire politique de ce temps), on pourrait dire : déterminer la date du règne de ce roi Amra-phel (verset 1) dans lequel on retrouve assez généralement le fameux Hammourapi, sixième roi de la première dynastie babylonienne, c’est déterminer du même coup l’époque où vécut Abraham ; or, on indique soit 2123-2081 (d’après King), soit 2067-2015 (d’après Fotheringham et Langdon) pour la durée du règne d’Hammourapi. La période patriarcale commencerait donc vers 2100 et s’étendrait en gros sur la première moitié du IIe millénaire avant Jésus-Christ. Mais l’unanimité est loin d’exister sur cette question. Outre les difficultés historiques que présente ce chapitre 14, on a fait valoir diverses raisons pour rabaisser notablement la date des débuts de la période patriarcale ; Boehl a même déclaré que, faire d’Abraham un contemporain d’Hammourapi, c’était « commettre un anachronisme d’un demi-millénaire » (Die Koenige von Genesis 14, dans ZATW, 1916, p. 66). D’autres auteurs ont estimé que, si l’on identifie les Chabîrî des tablettes de Tell el-Amarna avec les Hébreux (voir plus loin), il faut alors descendre jusque vers le milieu du XVIe siècle avant Jésus-Christ, pour placer les premières migrations patriarcales en Canaan (Kittel, Gesch. des Volkes Israël, 1 912.2, pages 432, 442). Cette opinion extrême, malgré les avantages qu’elle peut présenter d’une part, aurait d’autre part l’inconvénient de trop abréger : 1° la durée de la période patriarcale, 2° celle du séjour des clans hébreux en Égypte, séjour qui, pour de nombreux critiques, aurait pris fin sous le règne du pharaon Mernephtah (1234 à 1214). Pour cette question, voir Chronologie de l’Ancien Testament
Cette période qui, pendant longtemps, ne nous était connue que par les récits bibliques, a été éclairée d’une vive lumière par les découvertes de l’archéologie. Cependant les clartés qui ont été projetées par celle-ci sur l’antiquité hébraïque sont restées assez pâles et rares. Le cadre dans lequel se mouvaient les hommes de la période patriarcale et les conditions dans lesquelles leur vie s’écoula, nous sont, il est vrai, apparus comme tout à fait conformes à ce que nous savons maintenant de ces milieux et de ces temps-là. Mais nulle part, pourtant, on n’a trouvé la confirmation positive de l’existence des personnages appelés Abraham, Isaac et Jacob. On relève, il est vrai, sur les monuments, des noms identiques aux leurs ; on retrouve maint indice de l’existence des Hébreux à telle époque donnée, et tous ces éléments réunis ne laissent pas de fournir à la tradition biblique un appui qui a sa réelle valeur. Ainsi, une inscription de Thoutmès III (vers 1470) sur les murs de Karnak mentionne le nom de Jacob-El parmi les pays et les villes conquis par lui au cours de son expédition en Syrie. Vers cette même époque, les tablettes cunéiformes découvertes à Tell el-Amarna en Égypte, et contenant la correspondance échangée entre les princes mésopotamiens ou les gouverneurs palestiniens et le pouvoir central égyptien, mentionnent plusieurs fois le nom d’une peuplade d’envahisseurs nomades, les Chabîrî, et la prise par eux de la ville de Sichem. On retrouve généralement dans ce nom de Chabîrî celui de Hibrîm, signifiant : Hébreux, en y voyant indiqué, non pas exclusivement le groupe sémitique qui porta ensuite le nom d’Israélites, mais une masse ethnique plus considérable, dont les Hébreux-Israélites, au sens restreint, n’auraient formé qu’une branche. Ce fait guerrier de la prise de Sichem par les Chabîrî a été mis en corrélation avec la migration qui marqua le retour en Canaan de Jacob et de ses fils et la prise par eux de Sichem racontée dans Genèse 34. Dans les inscriptions de Ramsès III et IV (vers 1100), il est parlé d’une population étrangère établie en Égypte, les Apuriu, dans lesquels on retrouve ce même nom de Hibrîm. Quant au nom d’Israël, on le trouve mentionné dans une inscription de la stèle de Mernephtah comme étant celui d’une peuplade ou tribu israélite, sans doute restée en Canaan alors que les autres émigrèrent en Égypte, et que Mernephtah aurait soumise lors de son expédition en Syrie. On pourrait en dire autant de la mention de Asaru indiqué au nombre des conquêtes faites au nord de la Palestine par Séti Ier et Ramsès II, donc dans une région que Josué 19.24-31 indique comme ayant été occupée par la tribu d’Asser. Quant au nom d’Abraham, il appartenait au monde babylonien ; on l’a retrouvé dans des documents de l’époque d’Ammizaduga, dixième roi de la dynastie à laquelle appartenait Hammourapi, et dans la liste des villes et régions conquises par Scheschonq Ier, contemporain de Roboam (vers 930), il est question d’un « champ d’Abraham », qui devrait être cherché au sud de la Palestine.
Que dire maintenant de la façon dont il faut comprendre les récits de la période patriarcale ? Depuis Ewald, les critiques ont relevé un grand nombre d’indices qui permettent de croire que ces récits mettraient en scène, non pas des personnalités distinctes, des individus, mais des collectivités, peuples, tribus ou clans. Évidemment dans certaines pages comme Genèse 10 et Genèse 36.9-43, le doute n’est pas possible, et le contexte montre clairement que, par l’emploi du mot fils, on entend exprimer un rapport de dépendance ou de communauté d’origine entre deux peuples donnés. Mais, ailleurs encore et dans des cas très fréquents, les individus semblent être la personnification de collectivités ; ainsi dans Genèse 25.1, Kétura, femme d’Abraham, paraît comme personne distincte et, dans verset 2 et suivant, ses fils et petits-fils portent les noms de tribus et de peuples. Makir, dans Genèse 50.23, est un individu ; dans Nombres 32.40, c’est un clan qui (d’après Nombres 26.29) engendre Galaad, un autre clan ; et dans Juges 11.1, ce Galaad-clan engendrera Jephté-individu. On pourrait multiplier ces exemples dans chapitres 12-50, de sorte que, pour beaucoup de critiques, il convient d’appliquer cette interprétation ethnique à presque tous les noms de personnes qui paraissent dans les récits patriarcaux.
Il est certain que, dans un grand nombre de cas, c’est elle qui fournit l’explication la plus acceptable, quelquefois même la seule acceptable, de certains faits ; nous aurions donc, dans les biographies d’individus déterminés, la personnification tardive de tribus ou de peuples dont les origines, les transactions, les migrations, les destinées historiques nous seraient présentées sous cette forme littéraire-là. Ainsi, le récit de l’inceste des filles de Lot (chapitre 19), qui n’a évidemment pour but que de présenter sous un jour défavorable l’origine de deux nations, Ammon et Moab, avec lesquelles Israël a été souvent en lutte ; Genèse 38, qui indique, sous la forme du mariage de Juda avec une Cananéenne, l’existence de clans étrangers au sein de la tribu royale de ce nom ; Genèse 25.19-34, l’origine d’Édom, ennemi héréditaire d’Israël, etc. Avec cette interprétation, on ne s’étonnera plus que nos textes présentent sous un jour peu sympathique des personnages tels qu’Ésaü, signifiant : Édom, Ismaël et d’autres, quand on sait qu’il s’agit de peuples, avec lesquels Israël avait une communauté de race, mais pour lesquels il nourrissait des sentiments d’hostilité séculaire. Ce qui vient encore, dans nombre de cas, justifier cette interprétation, c’est que les récits patriarcaux présentent les faits comme si la formation du peuple d’Israël et d’autres encore était le résultat de l’accroissement naturel d’une famille humaine. Or, ce n’est nullement comme cela que les choses se passent dans la réalité : une nation provient de la fusion de divers clans et tribus, sous l’action de différents facteurs historiques et géographiques (parenté raciale, voisinage, intérêts ou dangers communs, etc.).
Cependant, quelque part que l’on doive faire à l’interprétation ethnique, il faut reconnaître que son application uniforme à toute la période patriarcale a trop souvent abouti à des résultats très forcés et même absurdes ; et, à voir les différences qui existent entre les divers critiques, dans l’application du principe, on constate sans peine que l’explication ethnique ne fournit nullement la clé unique de Genèse 12 à Genèse 50. Si l’on s’en tient aux figures dont les noms sont nettement attestés comme étant ceux de tribus et de peuples (Ismaël, Galaad, Ammon, Moab, Édom, etc.), on restera certainement sur le terrain de la réalité historique et l’on ne risquera pas de faire violence au sens direct des textes. Il serait, en effet, impossible de donner, comme le font quelques critiques, un sens toujours métaphorique aux termes fils et engendrer, et de voir toujours indiquée par eux (comme dans Genèse 10) la naissance, non pas d’individus isolés mais de peuples. (Koenig Commentaire sur Genèse, 1919, p. 93s) a montré que, si ces mêmes critiques sont bien obligés de prendre ces deux termes au sens propre, dans le cas des généalogies d’Héli et de Saül par exemple (1 Samuel 2.12 ; 1 Samuel 9.1 et suivant), il n’y a pas de raison valable pour qu’ils écartent le même sens de certains textes de Genèse où ils paraissent employés aussi naturellement que dans 1 Samuel 2 et 1 Samuel 9. En outre, il faut, en présence d’un grand nombre de récits, reconnaître qu’ils ne revêtent un sens acceptable que si l’on admet la réalité historique individuelle des personnages qu’ils mettent en scène devant nos yeux. S’il est difficile d’admettre que, au cours d’une longue transmission orale des traditions populaires, la mémoire des générations humaines ait toujours conservé l’exacte reproduction des faits, il est permis d’admettre aussi qu’elle nous a, au moins, conservé un fond solide d’éléments historiques. Ainsi, la personne d’Abraham occupe, à cet égard, une place exceptionnelle. Ce nom lui-même, dans les documents cunéiformes où il paraît, est toujours celui d’une personne, jamais d’une collectivité ; et, dans l’Ancien Testament, il n’est jamais employé pour désigner le peuple d’Israël ou une fraction de ce peuple ; le nom d’Isaac ne l’est que très rarement dans ce sens (Amos 7.9-16) ; et Jacob, qui l’est quelquefois, l’est beaucoup moins que le nom d’Israël, lequel est devenu celui du peuple. De sorte qu’on a pu poser cette question : si Abraham avait été jadis le nom d’une tribu, comment pourrait-il se faire que la tribu qui aurait donné son nom au personnage le plus important de la période patriarcale eût disparu si totalement de l’horizon, sans laisser aucune trace dans l’histoire ? (Kittel, O.E., p. 414).
Si l’on est en droit de maintenir l’interprétation individuelle pour Abraham, on l’est aussi sans doute pour nombre d’autres personnalités et récits de Genèse 12 à Genèse 50. On aurait, en effet, beaucoup de peine à découvrir la signification ethnique de récits comme les suivants : Genèse 14, Melchisédec, roi et prêtre de Salem ; le roi de Guérar Abimélec et son général en chef (Genèse 21.22 et suivants Genèse 26.26 et suivants) ; l’intervention d’Abraham en faveur de Sodome (Genèse 18.23-33) ; le sacrifice d’Isaac (Genèse 22) ; le songe de Béthel (Genèse 28) ; la lutte au torrent de Jabbok (Genèse 32.24-32) ; le pharaon et ses officiers dans l’histoire de Joseph (Genèse 39) ; la scène dans laquelle ce dernier reconnaît ses frères (Genèse 45) ; voyez Alexandre Westphal, Jéhovah, 4e édition, p. 86. Et si les voyages des patriarches devaient toujours représenter des migrations de peuples, on se demande comment de tels mouvements de population (clans ou tribus) auraient été possibles dans un pays qui était déjà occupé par de petits États indigènes avec lesquels il ne semble pas que les nouveaux venus eussent des conflits armés. Une considération, déjà indiquée par Ewald dans son Histoire d’Israël, a été relevée par plusieurs critiques importants (ainsi Driver, Kittel, Koenig, etc.) en faveur de la crédibilité historique des récits patriarcaux. Ils ont constaté que les récits ne présentent jamais les patriarches comme ayant étendu leur autorité sur le territoire cananéen tout entier, mais que, au contraire, ils les montrent toujours confinés dans des régions de peu d’étendue et dans des localités déterminées (Abraham, à Hébron et à Béer-Séba ; Isaac, dans cette dernière ; Jacob, à Sichem), qui étaient considérées comme les gages d’un avenir plus glorieux. Si donc les ancêtres d’Israël n’avaient jamais vécu réellement en Canaan, si tout dans leurs biographies n’avait appartenu qu’à la pure légende, les traditions nationales recueillies dans J, E et P auraient présenté la situation d’une tout autre façon : elles auraient sans doute fait de ces hommes, dès les temps les plus anciens, les maîtres uniques et incontestés du territoire cananéen, montrant ainsi qu’Israël possédait de toute antiquité les droits les plus indiscutables à la possession de Canaan. « La modération des vues prophétiques concernant les hautes destinées à venir des descendants d’Abraham (Genèse 12.2 et suivant, etc.), au moins dans J et E (car P seul, dans Genèse 17.6, parle de rois comme devant être issus d’eux), pourrait aussi être regardée comme un indice que ces narrateurs se tenaient dans les limites de la tradition qu’ils avaient recueillie, plutôt que de créer librement eux-mêmes des tableaux idéalisés. » (Driver.)
Enfin, dans une question comme celle-ci, à côté de toutes les considérations habituelles de crédibilité et de valeur historique des faits, il est un point de vue qui s’impose à l’attention : il s’agit de savoir si le rôle essentiel, prédominant, que la tradition nationale a assigné à Abraham, a bien réellement été le sien. Or, ce rôle, il n’a pas été seulement, dans l’ordre historique, celui du guide qui a présidé à la première migration de son clan (Cornill, ZATW, 1914, p. 150) : il a été avant tout de l’ordre religieux. En effet, le mot qui résume sa carrière et sa personnalité tout ensemble, c’est le mot de foi, de confiance en Yahvé, et c’est bien là ce que fait entendre Genèse 15.6 : « Il eut foi en l’Éternel, qui le lui compta pour justice ». C’est en cela qu’ont résidé sa vraie grandeur et son rôle historique. Par lui le premier, une conception plus morale et plus haute de la divinité fut révélée à l’humanité. Moïse, auquel la postérité a pourtant attribué un rôle et une importance exceptionnels, Moïse ne se donne jamais comme ayant été le premier à faire connaître la personne et la volonté divines à Israël ; il parle « au nom du Dieu des pères », et ce Dieu, c’est Abraham qui, d’après la tradition unanime des documents nationaux, a été le premier à le manifester à sa race et à mettre sa confiance en lui. C’est là encore, si l’on veut bien reconnaître sa valeur à l’argument tiré du domaine religieux, une raison qui milite en faveur de l’existence individuelle du personnage dans lequel la conscience religieuse d’Israël a salué le premier dépositaire des promesses et des révélations divines. En résumé, s’il n’est pas possible d’affirmer l’historicité de tous les détails qui nous ont été transmis sur sa vie, il est du moins permis de maintenir la réalité historique du personnage d’Abraham auquel remontent les plus anciens souvenirs de la nation. Et ces souvenirs, comme ceux des autres grands ancêtres, ils ont été transmis par trois doc ts distincts, dont les deux plus anciens, écrits, l’un dans le royaume du sud et l’autre dans celui du nord, sont d’accord entre eux sur tous les points essentiels et ne présentent que des différences d’ordre secondaire. Si cette unité de la tradition n’est pas, par elle-même, une garantie absolue de l’historicité des faits et des êtres, elle en constitue au moins une présomption dont il serait injuste de méconnaître la valeur.
Pour se représenter en raccourci la façon dont la conception ethnique a pu, dans la Genèse, se combiner avec la réalité historique des personnages qui y jouent les premiers rôles, il faudrait donc admettre que, autour des noms de ceux-ci, sont venues se grouper les traditions concernant des migrations successives, lesquelles, partant des régions de la Mésopotamie, ont amené les clans hébreux (les fils d’Héber = ceux qui sont venus de l’autre côté du fleuve [l’Euphrate], Genèse 10.21) jusqu’en Canaan d’abord, et ensuite jusqu’en Égypte. Le début de ces déplacements de populations, si l’on admet qu’Abraham et Hammourapi étaient contemporains, se serait produit vers le XXIIe siècle avant Jésus-Christ, et serait marqué par le départ de Tharé, père d’Abraham, quittant Ur pour venir s’établir plus au Nord, à Charan, où il mourut. De là un second courant migratoire, rattaché au nom d’Abraham et de Lot, aurait amené un nouveau groupe jusqu’en Canaan. Il semble même, si nous en jugeons par Genèse 12 et Genèse 13, que cette migration se serait poursuivie déjà alors jusqu’en Égypte, mais pour n’y pas rester longtemps et revenir en Canaan. Une fois rétablis dans ce pays, les premiers clans d’émigrés en auraient attiré d’autres auxquels ils étaient apparentés, et qui, dans nos textes, sont représentés par Jacob et les fils nés de ses diverses femmes. Enfin, de Canaan, quelques-uns de ces clans hébreux, groupés autour du nom de Joseph, pressés par des raisons d’ordre économique (une famine), auraient pénétré jusque dans les régions fertiles limitrophes de l’Égypte. Et c’est là que les laissent les récits de la Genèse. Tous ces mouvements ont dû évidemment occuper de longs siècles, représentés sans doute dans nos textes par la longévité extraordinaire que ceux-ci attribuent à la vie des quatre grands patriarches. Mais il n’en demeure pas moins que la succession des faits, telle qu’elle s’y reflète sous la forme biographique que ces textes lui donnent, semble bien, d’une manière générale, cadrer avec ce que l’ethnographie et l’histoire de l’Orient nous font connaître, durant ces mêmes périodes, de migrations plus ou moins considérables qui se produisirent dans le monde sémitique et avec lesquelles celles de l’époque dite patriarcale pourraient sans doute être mises en corrélation.
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