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« Quelque rare que soit le véritable amour, il l’est encore moins que la véritable amitié ». Cette parole de La Rochefoucauld s’explique déjà par le fait que, dans le commerce humain, l’amitié exige plus de désintéressement que l’amour ; or, le désintéressement est la qualité la plus rare parmi les hommes.
L’amitié était en grand honneur dans le monde gréco-romain. Les amitiés de Socrate sont restées célèbres, encore que les sentiments si nobles qu’elles expriment semblent avoir comporté parfois un alliage déconcertant. Aristote consacre à l’amitié des pages admirables (Ethique) et le De Amicitia de Cicéron est une des œuvres qui lui font le plus honneur. L’abaissement de la femme, la rudesse des lois, la corruption des mœurs, mettant en déconsidération ce qui regarde l’amour, l’amitié était estimée dans l’antiquité païenne comme la marque des âmes hautes, le luxe des esprits délicats.
Le judaïsme, dont la morale est autrement assurée, fait une grande place à l’amitié et l’estime à son prix. On lit dans le Siracide : (Siracide 6.5-17) « Il y a tel ami qui prend place à la table et qui, dans le bonheur, est un autre toi-même ; mais si tu tombes, il se tourne contre toi et te dérobe sa face… Un ami fidèle est un abri solide ; celui qui le trouve a trouvé un trésor ; rien ne remplace un ami fidèle et sa valeur est sans mesure. Un ami sûr est un élixir qui donne la vie ; ceux qui craignent le Seigneur le trouveront. Celui qui craint le Seigneur place bien son amitié car il fréquente ceux qui lui ressemblent. »
L’Ancien Testament présente l’amitié dans des exemples et des principes qui montrent qu’il la connaissait bien : « L’ami aime en tout temps et dans le malheur il se montre un frère » (Proverbes 17.17). « Qui a beaucoup de camarades les a pour son malheur, mais il est tel ami qui est plus attaché qu’un frère » (Proverbes 18.24). Quoi de plus touchant que l’amitié de Jonathan pour David (1 Samuel 18.1 et suivants), de Ruth pour Naomi (Ruth 1.16 et suivant) ? Baruc aussi paraît avoir été lié à Jérémie par une filiale amitié (Jérémie 36) ; et si nous connaissions mieux l’histoire des réformes d’Ézéchias et de Josias (cf. 2 Rois 18 ; 2 Rois 19 ; 2 Rois 20 ; Ésaïe 8.11-20 36-39 ; 2 Rois 23 ; Jérémie 4 ; Jérémie 5 ; Jérémie 6), il est probable qu’elles nous montreraient entre le roi Ézéchias et le prophète Ésaïe, comme entre les deux jeunes réformateurs Josias et Jérémie, la solide amitié qui seule permet dans les grandes tourmentes une féconde collaboration. Il faut qu’Israël ait connu de bien belles amitiés pour que l’annaliste hébreu, voulant donner une définition des sublimes rapports entre Moïse et Jéhovah, ait dit tout simplement que Jéhovah parlait à Moïse « comme un homme parle à son ami » (Exode 33.11).
C’est l’Évangile de Jésus qui a donné au monde la décisive révélation de l’amitié. En même temps que son enseignement sur la femme, sur l’enfant, rendait à l’amour familial son caractère de noblesse, sa vertu de sainteté et en faisait un reflet de l’amour créateur de Dieu, Jésus pénètre l’amitié d’un esprit nouveau et en étend indéfiniment les limites. Par la facilité de son abord, par sa réponse à tous les appels, par sa sympathie pour toutes les misères, par sa miséricorde envers tous les pécheurs, Jésus s’est montré l’ami de tous les hommes et c’est cette amitié-là qu’il enseigne dans sa parabole du Bon Samaritain : se comporter comme un prochain, c’est agir comme le meilleur des amis. De qui est-on le prochain ? De toute créature humaine (Luc 10.25 et suivants). Cette amitié n’est pas le luxe de quelques-uns, mais le devoir pour tous ; elle instaure la fraternité. Ce n’est pas que le cœur de Jésus ait été sans nuances et qu’il se soit contenté de l’amitié universelle. Parmi ses disciples, il choisit douze amis (Marc 3.14) ; parmi ces douze, trois sont ses plus intimes (Matthieu 17.1 ; Marc 5.37 ; Marc 14.33 et suivant), et parmi ces intimes il y a le confident, tendre, ardent et génial, qui, seul, le suivra jusqu’au pied de la croix, auquel Jésus confiera sa mère et que le 4e Évangile désigne d’un mot : « Celui que Jésus aimait » (Jean 19.25). Quelle grâce aussi et quel abandon dans les rapports de Jésus avec le foyer de Béthanie (Luc 10.38 et suivant, Jean 11.5 ; Jean 12.2 et suivants) ! Quand Jésus a pleuré, c’était sur la mort d’un ami (Jean 11.35).
Jésus, qui a connu les amitiés intéressées, qui les a démasquées (Luc 7.41 ; Luc 14.12) et stigmatisées (Jean 6.70 ; Matthieu 26.50 ; Jean 13.27), a pratiqué envers les siens une amitié si dévouée, si persévérante, si inspiratrice, qu’elle leur a rendu sensible le cœur même de Dieu. Sans doute, Aristote avait déjà dit qu’on doit aimer ses amis non pour soi mais pour eux ; cependant l’idée ne lui était pas venue qu’on pourrait les aimer jusqu’à renoncer à soi-même pour eux. Telle a été l’amitié unique et rédemptrice que Jésus a révélée au monde : « Vous êtes mes amis, dit-il à ses disciples, je ne vous appelle plus serviteurs parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père » (Jean 15.14). Et, de fait, Jésus, tout le long de son ministère, les initie aux richesses du Royaume des cieux. Pensant non à lui et à ses difficultés, mais à eux et à leur salut, il s’est consacré à ses disciples, ne leur a rien caché des sentiments qui agitaient son âme, pas même sa tentation. Il les a introduits dans sa vie de renoncement ; il a embrasé leur âme au feu de sa miséricorde, il leur a montré la joie du sacrifice en se dépouillant de lui-même : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Actes 20.35). L’œuvre de sa passion, l’approche de la mort, le pressentiment de la gloire, ne l’ont pas distrait un instant de ses amis terrestres : « Comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin » (Jean 13.1). Ainsi les préparait-il à comprendre pour eux-mêmes qu’« il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jean 15.13), et que la joie parfaite (Jean 15.11) ne se trouve ici-bas que dans l’union du sarment avec le cep (Jean 15.5), dans les fruits d’une consécration entière au Christ, dont la vie immolée et rayonnante doit être continuée dans celle de ses rachetés.
Ce que Jésus avait commencé par sa parole, par son exemple, il l’a continué par son action dans les âmes, après sa résurrection, son retour auprès du Père et l’envoi de son Esprit. Il est devenu ainsi, pour ceux qui mettent en lui leur confiance, l’ami parfait, intérieur, éternel, « l’assistant », le divin consolateur (Jean 14.16). Voir Esprit, Paraclet.
Les autres amitiés, même les plus intimes, même entre chrétiens, rencontrent toujours des barrières dans les tempéraments, les professions, le rang social ; il y a la timidité, le souci de ne pas se découvrir, la crainte d’être incompris, de blesser ou d’être blessé par une parole. Quels sont les êtres, si proches soient-ils, qui se connaissent parfaitement, qui se pénètrent entièrement ? Aussi la vie réserve-t-elle dans ce domaine d’amères déceptions.
Il suffit parfois d’un mot, d’un mouvement de jalousie ou de l’ouverture d’un testament, pour faire éclater la fragilité des sentiments réputés les plus solides. L’amitié de Jésus ne connaît ni barrières, ni malentendus, ni déceptions. Il nous pénètre parfaitement, nous aime absolument, ne se méprend sur aucune de nos paroles, nous accueille tels que nous sommes. À cet ami, et à lui seul, on peut tout dire ; de lui seul, tout entendre.
Les autres amitiés, même les plus jeunes et les plus robustes, vivent toujours dans la crainte de la séparation, de la mort. Les anciens ont senti cela vivement et en ont exprimé la douleur dans des pages restées classiques. L’amitié de Jésus n’a pas de limites ; à mesure que nous vivons, au lieu d’aller vers sa fin, elle va vers son épanouissement (Jean 14).
Les autres amitiés, certes, sont secourables ; elles répondent au besoin des cœurs humains qui, dans le bonheur comme dans le malheur, demandent à s’épancher, à faire partager (Luc 15.6-9), mais le plus fidèle ami ne peut donner que ce qu’il a ; homme lui-même, il ne peut élever les autres au-dessus de l’infirmité humaine ; il peut communier du dehors, non libérer du dedans. Jésus, au contraire, s’installe dans le cœur de ses amis (Jean 14.13), leur communique son énergie créatrice (Jean 16.13 ; Jean 20.22) et sa joie inspiratrice (Jean 15.11). Il leur donne le sentiment de la présence divine (Romains 8.1 ; Romains 8.9 ; Romains 8.16), la volonté et la capacité de s’élever au-dessus des convoitises ou des intérêts de ce monde (2 Corinthiens 4.16 ; Philippiens 4.13) et de triompher des faiblesses où d’autres succombent (Romains 8.37), pour lier leur destinée à la vocation rédemptrice de leur Maître et atteindre par elle à la glorieuse liberté des enfants de Dieu (2 Corinthiens 3.17 et suivant, Romains 8.21).
Il est impossible à un croyant d’unir dans sa vie pratique la prière, l’esprit de sacrifice et la méditation, sans que l’hôte divin qui habite son cœur y devienne sensible et y provoque l’adoration qui s’exprime dans l’humble service des frères (lire l’épître à Philémon). L’amitié inspirée par le Christ veut la perfection de l’objet aimé ; prévenante (Romains 12.9, voir verset 13-15), elle ne s’aveugle pas sur ses défauts, mais dans son désintéressement et sa sollicitude, elle excuse, elle espère, elle supporte, elle ne périt jamais (Matthieu 5.38-48 ; Matthieu 6.14 ; Jean 15.12 ; 1 Corinthiens 13.4-8). Arrivée à ce sommet, l’amitié selon l’Évangile, vêtue de charité, se confond avec l’amour filial et l’amour fraternel : elle est l’expression de tous les sentiments par lesquels l’âme chrétienne, durant son séjour sur la terre, glorifie le Dieu qui est amour (1 Jean 4.7 et suivants). C’est dans ce sens que Zwingle a eu raison de dire : « Dieu est le commencement et le fondement de la vraie amitié. »
Alexandre Westphal
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