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Amour

I L’amour de Dieu

Si nous avions besoin d’une preuve incontestable de la réalité de la Révélation, nous n’aurions aucune peine à la découvrir, car elle se trouve éminemment dans cette affirmation : « Dieu est Amour » (1 Jean 4.8). En effet, comment l’homme, avec les seules lumières de sa raison, aurait-il été capable d’acquérir cette connaissance ? Il a pu, par lui-même, avoir l’idée de la toute-puissance de Dieu. Tout l’y portait : le spectacle de la nature et le sentiment de sa faiblesse propre. Il a dû, de très bonne heure, donner une signification religieuse aux forces naturelles et voir en elles autant de manifestations d’une Puissance mystérieuse, devant laquelle il fallait s’incliner dans un sentiment de crainte sacrée. Nous trouvons dans l’Ancien Testament de nombreuses traces de cette crainte ; par exemple Jacob à Béthel : « Lorsqu’il se réveilla, il dit : Certainement l’Éternel est en ce lieu, et moi je ne le savais pas ! Il eut peur et dit : Que ce lieu est redoutable…  » (Genèse 28.16 ; Genèse 28.17). La sainteté de Dieu, elle, porte sans doute la marque de la Révélation, surtout lorsqu’elle apparaît dans sa pleine évidence, grâce à la prédication des prophètes. Mais il faut reconnaître que, si l’homme était incapable par lui-même de la concevoir, il pouvait, une fois qu’elle lui était révélée, l’accepter comme une réalité normale, comme un attribut nécessaire de la nature divine, car elle répondait entièrement aux exigences absolues de la conscience, et elle avait pour elle le témoignage intérieur de la loi morale.

Il en va tout autrement de l’amour. Rien, a priori, ne permet d’affirmer qu’il fait partie de l’essence de Dieu. Ce qui le montre bien, c’est que les philosophes s’efforçant de construire rationnellement une définition de Dieu ne mettent point l’amour au nombre de ses attributs. Et rien dans notre expérience humaine ne permet, quand il est connu, de le considérer comme allant de soi. Il reste le mystère insondable ; bien plus, il est une folie pour la sagesse des hommes. Si nous cherchons sa raison d’être, c’est en lui et non en nous que nous la trouvons. Il est à la fois le principe de son existence, puisqu’il ne dépend que de soi, et la source de notre connaissance, puisque ce que nous savons de lui nous ne le savons que par lui. La certitude de l’amour est elle-même un don de l’amour. « Dieu a tant aimé le monde…  » (Jean 3.16). Comment aurions-nous pu le savoir, s’il ne nous l’avait lui-même dit ? Et pourquoi nous l’a-t-Il dit, sinon parce qu’il nous aime ? La Révélation tout entière n’a de sens que par l’amour surnaturel qui l’a voulue et réalisée.

S’il en est ainsi, il est aisé de comprendre que l’amour, premier dans l’ordre de l’existence, n’ait été saisi que le dernier dans l’ordre de la connaissance. Sa réalité était si incroyable, elle dépassait tellement tout ce que l’homme pouvait concevoir ou imaginer, qu’il lui a fallu des siècles et des siècles pour arriver à sortir de la nuit de l’ignorance.

Avec quelle timidité, à travers quels tâtonnements et quelles hésitations les Inspirés de l’Ancien Testament se risquent à l’affirmer ! Le fait même de l’alliance établie par Dieu entre lui et Israël s’est imposé à leur esprit ; il a été le fondement de leur foi et, dans les mauvais jours, le secret de leur espérance. Mais ils n’ont compris que fort tard le pourquoi de ce fait. Osée, le premier (milieu du VIIIe siècle avant Jésus-Christ), parle de l’alliance de Jéhovah avec son peuple dans des termes empruntés à la vie conjugale. Dans son amour humain trompé, dans la souffrance qu’il éprouve à cause de l’infidélité de sa femme, le prophète a la révélation de l’amour de Jéhovah pour son peuple, de sa douleur et de son légitime courroux quand Israël, semblable à Gomer l’adultère, abandonne son époux pour se prostituer. Et, de même qu’il pardonne à l’infidèle, de même Dieu renonce au juste châtiment, car Il aime son peuple. Il ne peut cesser de l’aimer malgré ses reniements et ses trahisons (voir en particulier Osée 1 et Osée 2). D’autres prophètes reprendront cette image de l’amour conjugal et du pardon accordé par Jéhovah à l’épouse infidèle (Ésaïe 54.5-6 ; Jérémie 3.6-13 ; Ézéchiel 16.1-63 etc.). Ils mettront en relief le caractère immuable de l’amour de Dieu qui, participant de sa sainteté, est, comme elle, éternel : « Je t’aime d’un amour éternel ; c’est pourquoi je te conserve ma bonté » (Jérémie 31.3, cf. Ésaïe 54.8-10).

Le lien qui unit Jéhovah à son peuple est aussi comparé à celui qui existe entre un père et son fils (Exode 4.22 ; Jérémie 3.19 ; Jérémie 31.9 ; Jérémie 31.20 ; Malachie 1.6 etc.). Quelques remarques sont nécessaires ici :

  1. Dans un bon-nombre de passages le mot père signifie simplement créateur ou procréateur (voir par exemple Deutéronome 32.6 ; Ésaïe 64.8 ; Malachie 2.10). C’est fort rarement qu’il a, comme dans Ésaïe 63.16, un sens spirituel pour exprimer l’amour de Dieu. Nous sommes donc encore très loin de la révélation de la paternité divine telle que l’apportera au monde l’Évangile.
  2. C’est le peuple d’Israël, en tant que collectivité, qui reçoit le titre de fils (Osée 11.1 ; Psaumes 80.16) ; c’est lui qui est l’objet de l’amour de Jéhovah (Deutéronome 7.6-8 ; 1 Rois 10.9 ; 2 Chroniques 2.11 ; 2 Chroniques 9.8, Ésaïe 41.8 ; Ésaïe 43.4 ; Malachie 1.2). Nous trouvons sans doute quelques textes où il est dit que Dieu aime des hommes pris individuellement, mais il s’agit alors d’un amour conditionnel : « J’aime ceux qui m’aiment » (Proverbes 8.17). « L’Éternel aime ceux qui le craignent » (Psaumes 147.11). « L’Éternel aime les justes » (Psaumes 146.8, cf. Psaumes 103.11 ; Psaumes 103.13 ; Proverbes 15.8).
  3. Longtemps Israël a été considéré comme le seul peuple aimé de Dieu. Cette idée a favorisé singulièrement le particularisme juif. Nous trouvons pourtant chez les prophètes une réaction vigoureuse contre cet esprit nationaliste : ils affirment que si Jéhovah a établi une alliance particulière avec Israël, il n’a pas exclu les autres peuples de ses bénédictions (Jérémie 4.2 ; Ésaïe 2.2-4 ; Ésaïe 2.7, cf. Michée 4.1-3 ; Ésaïe 19.25 ; Ésaïe 25.6 ; Ésaïe 52.15). Une place spéciale doit être faite au livre de Jonas qui nous montre en Dieu l’universalité de sa compassion et de sa miséricorde. L’amour n’a plus de frontières : au delà d’Israël, il s’étend sur toutes les créatures.

Avec le Nouveau Testament s’opère, d’un seul coup, une révolution complète. L’amour de Dieu n’est plus, comme dans l’Ancien Testament, le point culminant de la Révélation vers lequel tend la foi ; il est le fondement sur lequel tout repose, le terrain dans lequel la certitude enfonce profondément ses racines : « Étant enracinés et fondés dans l’amour…  » (Éphésiens 3.18). Il est à la fois la réalité première et la connaissance première ; il est l’essence même de l’Évangile (1 Jean 4.7 ; 1 Jean 4.8 ; 1 Jean 4.16).

Dieu est notre Père, le Père céleste, le Père parfait (Matthieu 5.48 ; Matthieu 6.9 ; Matthieu 7.11 ; Jean 4.23 ; Jean 16.27 ; Romains 1.7 ; 1 Corinthiens 1.3 ; Jacques 1.17 ; 1 Jean 3.1). Il aime tous les hommes d’un même amour ; sa providence s’exerce envers tous indistinctement (Matthieu 5.45 ; 1 Corinthiens 8.6). Cette affirmation de la paternité divine est le secret de l’universalisme chrétien (Matthieu 23.8 ; Matthieu 23.9). « Il n’y a plus ici ni Juif ni Grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme ; vous êtes tous un en Jésus-Christ. » (Galates 3.28). Universel, l’amour du Père est en même temps individuel. Dieu connaît chacun de ses enfants (Matthieu 6.4 ; Matthieu 6.6 ; Matthieu 10.29-31). Il n’en oublie aucun (Matthieu 18.10) ; dans sa grâce prévenante, Il sait d’avance de quoi ils ont besoin (Matthieu 6.8-32) ; Il veut leur vrai bien et leur véritable bonheur (Matthieu 5.3-10) ; tout don excellent et tout présent parfait viennent de Lui (Jacques 1.17).

Cette volonté d’amour est une volonté de salut. Les hommes, esclaves du péché, révoltés contre Dieu, sont perdus. Mais Dieu les aime et parce qu’il les aime, Il veut les arracher à la perdition et à la mort (Matthieu 18.14). Il est le berger qui va chercher sa brebis perdue ; Il est le père qui reçoit dans ses bras l’enfant prodigue repentant (Luc 15). « Il y a de la joie au ciel pour un seul pécheur qui se repent » (Luc 15.7). Jésus nous fait pénétrer dans le cœur même de Dieu et nous y montre cette réalité humaine entre toutes : la joie. Dieu reste Dieu dans sa souveraineté absolue ; mais Il devient en même temps un Dieu humain, car, dans son amour, Il connaît comme nous la joie, la tristesse et même l’inquiétude de l’espérance : « Je leur enverrai mon fils bien-aimé ; peut-être le respecteront-ils ? » (Luc 20.13).

L’amour se consomme dans le sacrifice. Pour nous sauver, Dieu lui-même se donne à nous dans la personne de son Fils : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jean 3.16). En Jésus-Christ, c’est l’amour du Père qui s’incarne, qui devient une réalité visible, qui s’impose à nos sens pour gagner notre foi : « Ce qui existait dès le commencement, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché…  » (1 Jean 1.1). Jésus aime comme Dieu seul peut aimer. Il console, il pardonne, il guérit ; il se penche sur toutes les détresses et toutes les misères ; il arrache les hommes à la puissance du péché qui les asservit (Luc 19.10). Il se donne tout entier (Marc 10.45), librement (Jean 10.17-18), jusqu’à la perfection (Jean 13.1), jusqu’à la mort (Éphésiens 5.2 ; Philippiens 2.8). La croix est l’accomplissement de l’amour rédempteur.

II. L’amour pour Dieu

Il est la conséquence normale de l’amour de Dieu pour nous. Il ne suppose donc pas seulement la réciprocité, comme dans les relations humaines, mais il implique un rapport de cause à effet : c’est Dieu qui a l’initiative, c’est lui qui nous aime et qui fait naître en nous l’amour. Notre amour pour le Père est lui-même un don de l’amour du Père. Il est, en nous, un fruit surnaturel de l’Esprit (Galates 5.22). Le désir, c’est Dieu qui le fait surgir dans nos cœurs ; l’appel, c’est Lui qui le fait entendre ; la réponse, c’est Lui qui la sollicite. Sans doute notre liberté entre en jeu, car, sans elle, l’amour n’aurait aucune valeur morale (Dieu veut être aimé librement) ; mais elle apparaît surtout comme une possibilité de refus ; par elle-même, elle ne crée rien dans l’ordre de la grâce. Il suffit que l’homme ne résiste pas, qu’il n’endurcisse pas son cœur, pour que spontanément l’amour réponde à l’amour.

Encore faut-il que l’homme prenne conscience de l’amour divin car, aussi longtemps qu’il ne le soupçonne pas, rien en lui ne saurait y répondre. Il est ainsi aisé de comprendre que les progrès de l’amour pour Dieu coïncident avec les étapes de la Révélation.

Au début, nous l’avons vu, le sentiment qui domine est la crainte. Cette crainte, nous la retrouvons dans les premiers balbutiements de l’amour, car Dieu se montre toujours redoutable, plus encore par sa sainteté que par sa puissance, et ce n’est qu’en tremblant que le fidèle s’approche de Lui. Si Jéhovah manifeste sa bonté, Il le fait comme un maître qui veut bien accorder une faveur à son serviteur. L’amour demandé à l’homme en retour est un devoir, une sorte de serment d’allégeance au Seigneur. Des bénédictions sont accordées à ceux qui observent ce commandement ; le châtiment menace ceux qui s’en détournent (Deutéronome 11.1 ; Deutéronome 11.13-17 ; Deutéronome 13.1-4 ; Deutéronome 30.15-20). Dans le livre des Psaumes nous trouvons pourtant une piété faite de confiance en Dieu et d’intimité avec Lui, qui est un pressentiment émouvant de l’amour chrétien.

Avec la révélation du Dieu-Père apparaît l’amour filial. Par la foi en Jésus-Christ, par la nouvelle naissance, l’homme devient un enfant de Dieu (Jean 1.12 ; Jean 1.13 ; Galates 3.26 ; 1 Jean 3.1 ; 1 Jean 3.2). Il se sait enfant de Dieu, non par un effort de sa pensée propre, mais par le témoignage de l’Esprit : « L’Esprit atteste lui-même à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Romains 8.16). Ayant reçu cet « Esprit d’adoption », il peut avec une joyeuse assurance appeler Dieu : Abba ! Père ! (Romains 8.15), cf (Galates 4.6). N’étant plus « esclave » mais « fils », il jouit de toutes les prérogatives nouvelles qui lui sont conférées ; il possède « la liberté glorieuse des enfants de Dieu » (Romains 8.21) ; il est héritier, « héritier de Dieu, cohéritier de Christ » (Romains 8.17, cf. Galates 4.7). Toutes ces bienheureuses certitudes le libèrent définitivement de la crainte : « La crainte n’est pas dans l’amour ; au contraire l’amour parfait bannit la crainte, parce que la crainte suppose une punition et celui qui craint n’est pas parfait dans l’amour » (1 Jean 4.18, cf. Romains 8.15). C’est par son respect filial, son adoration, sa gratitude, sa confiance et sa joyeuse obéissance qu’il essaye d’exprimer son amour envers Dieu. Cet amour, il doit le donner tout entier : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée, de toute ta force » (Marc 12.30), car la plus grande infidélité est celle du cœur partagé et du double service (Matthieu 4.10 ; Matthieu 6.24 ; Jacques 4.4 ; 1 Jean 2.15 ; 1 Jean 2.16).

L’amour pour Dieu, tel que nous le révèle et nous le donne l’Évangile, est inséparable de l’amour pour le Christ. Si théoriquement une distinction est possible, pratiquement elle n’existe pas : c’est le même mouvement du cœur qui porte le chrétien à vivre dans la communion de son Père et à s’unir étroitement à son Sauveur bien-aimé.

III L’amour pour les Hommes

Il est, lui aussi, un don de la grâce, un fruit surnaturel de l’Esprit, car le cœur humain est naturellement égoïste. Il faut entendre par égoïsme, non le simple amour de soi, forme normale de l’instinct de conservation, dont l’Évangile reconnaît la légitimité : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même  » (Marc 12.31), mais l’hypertrophie du moi qui prétend tout ramener à lui et faire toujours passer son intérêt avant celui des autres. Or, quoi qu’en disent certains moralistes, il est impossible de transformer l’égoïsme en altruisme, car il y a entre les deux une opposition absolue. Ce n’est pas par une évolution insensible et continue que l’on peut passer de l’un à l’autre, mais par une révolution totale qui substitue à une réalité donnée une réalité radicalement différente. « Ce qui est né de la chair est chair ; ce qui est né de l’Esprit est esprit… Il faut que vous naissiez de nouveau » (Jean 3.6 ; Jean 3.7). Seuls sont capables de posséder véritablement l’amour ceux qui sont « nés de nouveau ». L’amour chrétien ne saurait donc, malgré certaines ressemblances extérieures, être assimilé à un simple sentiment d’humanité ou de philanthropie, car ce qui constitue son originalité propre, ce qui lui donne son caractère irréductible, c’est son inspiration religieuse. Avant de se tourner vers les hommes, il s’oriente vers Dieu en qui il trouve sa cause et sa fin : « … les sentiments d’amour que l’Esprit vous inspire » (Colossiens 1.8) ; « Vous avez appris de Dieu à vous aimer les uns les autres » (1 Thessaloniciens 4.9) ; « Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (1 Jean 4.21, cf. 1 Jean 4.7-11-12). L’amour pour le Père est si étroitement lié à l’amour pour les frères que l’absence du second est la preuve de la fausseté du premier (1 Jean 4.20). Et les deux ensemble n’existent que par l’amour de Dieu pour nous : « Nous devons aimer parce qu’il nous a aimés le premier » (1 Jean 4.19). En dernière analyse, il n’existe qu’un seul et même amour : celui qui vient du ciel et qui y retourne, en laissant ici-bas les traces lumineuses de son passage. La langue du Nouveau Testament rend sensible cette identité en employant un seul mot : agapè, pour désigner l’amour de Dieu pour nous, notre amour pour Dieu et notre amour pour les hommes. Pour nommer ce dernier, le mot charité est devenu si courant qu’il est pratiquement impossible de s’en passer ; mais nous devons nous souvenir que, dans tous les passages où nous le rencontrons, dans le chapitre 13 de 1 Corinthiens en particulier, il correspond au même mot agapè que l’on traduit toujours ailleurs par amour.

L’amour pour les hommes se manifeste sous des formes différentes qu’il faut essayer de préciser :

  1. Nous trouvons tout d’abord l’amour chrétien dans son sens le plus large, objet d’un commandement universel : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Matthieu 22.39). Cet amour est présenté comme le résumé et l’accomplissement de la Loi (Romains 13.9 ; Galates 5.14) ; il est aussi appelé la Loi royale (Jacques 2.8). Or, en tant qu’il est commandé, il ne saurait être affaire de sentiment. Le sentiment, en effet, ne se commande pas ; il représente en nous, dans son jaillissement, la spontanéité pure. On arrive à le discipliner, à le refouler et même à l’inhiber ; mais son apparition échappe à toute action réfléchie et à tout effort conscient. De plus, on ne peut exiger de lui qu’il devienne universaliste, car il est par essence limitatif, sinon exclusif. Seule la volonté est capable d’obéir à la loi, seule elle est susceptible de recevoir un ordre. C’est donc en fonction d’elle que nous devons définir l’amour, objet d’un commandement. Comment en douter quand nous constatons le rôle prépondérant que la volonté joue dans la haine ? Haïr quelqu’un, c’est lui vouloir du mal. L’aimer, ce sera donc lui vouloir du bien. Il n’y a pas d’autre définition à chercher : l’amour est la bienveillance, la volonté de faire du bien au prochain. Personne ici ne peut se récuser, c’est-à-dire à la fois se réclamer du Christ et se dérober à sa Loi, car l’amour que le Maître commande est à la portée de tous ceux qui veulent le posséder. Cet amour exclut l’esprit de vengeance (Romains 12.19) ; il réclame le pardon des offenses (Matthieu 6.12 ; Matthieu 6.14 ; Matthieu 6.15 ; Matthieu 18.21-35 ; Éphésiens 4.32 ; Colossiens 3.13) ; il se donne à tous, même aux ennemis (Matthieu 5.41 ; Romains 12.20). Non content de ne pas faire du mal, il saisit, il cherche les occasions de faire du bien (Galates 6.10). Par lui s’éclaire et prend une signification nouvelle la notion du prochain. « Qui est mon prochain ? » sommes-nous tentés de demander avec le légiste (Luc 10.25-37). Et, restant tranquillement là où nous sommes, nous attendons qu’une réponse nous soit donnée, prêts à faire toutes sortes de distinctions pour esquiver éventuellement notre devoir et éluder notre responsabilité. Le Maître, par sa parabole du bon Samaritain, nous pose tout autrement la question : « Es-tu, toi, le prochain de tous ceux que Dieu met sur ton chemin ? As-tu toujours et partout la volonté de t’approcher d’eux avec amour, pour les servir, les aider et au besoin les secourir ? »
  2. Si l’amour commence par la bienveillance, il ne saurait s’arrêter là ; en vertu de son exigence de perfection, il tend à devenir l’amour des âmes. Cette nouvelle forme de l’amour apparaît, elle, spontanément, car elle prend naissance dans une intuition : la vision de l’humanité en Dieu ou, plus exactement, la vision de Dieu en tout homme. Le chrétien acquiert un sens nouveau, le sens de la valeur unique de l’âme humaine pour laquelle Dieu a donné son Fils et pour laquelle Jésus est mort sur la croix. Il voit désormais les hommes non pas seulement tels qu’ils sont, avec leurs défauts, leurs tares, leurs péchés, mais tels que Dieu les aime ; il découvre en chacun d’eux une intention, une espérance de Dieu. Aussi se sent-il poussé irrésistiblement à les aimer à son tour, à les aimer pour l’amour de Dieu, à aimer Dieu présent en eux.
    C’est cet amour que l’apôtre Paul a chanté dans son hymne à la charité : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit… La charité excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout… La charité ne périt jamais…  » (1 Corinthiens 13).
    C’est ce même amour qui est le secret de l’esprit de service et de sacrifice : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger… Toutes les fois que vous avez fait cela à un seul de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Matthieu 25.31-46, cf. Marc 9.37). « Voici comment nous avons connu l’amour : Il a donné sa vie pour nous ; nous aussi nous devons donner notre vie pour les frères » (1 Jean 3.16).
    C’est encore cet amour qui est le secret de l’esprit d’apostolat. Comment, en effet, celui qui le possède pourrait-il accepter que tant d’hommes continuent à se perdre loin de Dieu, alors que le salut est pour eux comme pour lui ? Il faut qu’il leur apporte le message libérateur, la bonne nouvelle du pardon et de la délivrance. C’est là une nécessité intérieure à laquelle il ne peut, sous peine d’infidélité, se dérober : « Malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile » (1 Corinthiens 9.16). L’amour des âmes devient chez certains chrétiens une vraie passion qui brûle en eux comme un feu dévorant. N’est-ce pas cette passion qui a arraché à l’apôtre Paul ce cri de douleur : « Je voudrais être anathème, séparé du Christ pour mes frères, pour ceux de ma race et de mon sang » (Romains 9.3) ?
  3. Il est une autre forme de l’amour que nous devons distinguer des deux premières car, si elle a une même origine, elle possède par ailleurs certains caractères propres qui nous obligent à lui donner une place à part. Nous voulons parler de l’amour fraternel. Le texte grec, marquant nettement la différence, emploie pour le nommer, non le mot agapè, mais le mot philadelphia qui, dans son sens ordinaire, désigne le sentiment d’affection éprouvé par quelqu’un pour ses frères ou sœurs et, dans son sens religieux, l’amour qui existe entre les chrétiens en tant qu’ils se reconnaissent frères et qu’ils se traitent comme tels (voir Romains 12.10 ; 1 Thessaloniciens 4.9 ; Hébreux 13.1 ; 1 Pierre 1.22 ; 1 Pierre 3.8 ; 2 Pierre 1.7). Dans le livre des Actes et dans les épîtres revient continuellement l’expression : « les frères » pour parler des chrétiens des différentes églises. Nous trouvons également dans plusieurs passages l’expression : « les frères bien-aimés » (voir Actes 9.30 ; Actes 15.23 ; Actes 17.10 ; Actes 21.7 ; 1 Corinthiens 15.58 ; 1 Corinthiens 16.20 ; 2 Corinthiens 8.23 ; Colossiens 4.15 ; 1 Thessaloniciens 1.4 ; 2 Thessaloniciens 2.13 ; Jacques 1.16 ; Jacques 1.19 etc.). La fraternité dont il est question ici ne doit pas être confondue avec la fraternité que Dieu a établie entre tous les hommes « en les faisant naître d’un seul », car, si elle l’implique, en même temps elle la dépasse. Elle est le lien surnaturel unissant tous ceux qui, par la nouvelle naissance, sont devenus « enfants de Dieu » et membres de la même famille spirituelle. « Vous êtes concitoyens des saints et membres de la famille de Dieu » (Éphésiens 2.19).

Frères de Jésus-Christ et frères les uns des autres, les chrétiens doivent, par un mutuel amour, affirmer ce lien nouveau créé par l’Esprit : « En vue d’une sincère affection fraternelle (philadelphia), aimez-vous ardemment les uns les autres, de tout cœur, vous qui êtes nés de nouveau » (1 Pierre 1.22). « Ne soyez tous qu’un cœur et qu’une âme, aimant vos frères » (philadelphoï, 1 Pierre 3.8, cf. Philippiens 2.1 ; Philippiens 2.2). L’apôtre Paul compare la communion des âmes ainsi créée par l’amour fraternel à l’union organique des membres qui, dans leur diversité, forment un seul corps : « Nous ne faisons qu’un seul corps en Christ et nous sommes tous membres les uns des autres » (Romains 12.5, cf. 1 Corinthiens 12.12-27). Cette communion spirituelle trouve son expression visible et sa confirmation dans la sainte Cène : « Parce qu’il y a un seul pain, nous formons tous un seul corps, car nous participons tous à cet unique pain » (1 Corinthiens 10.17, cf. Actes 2.42 ; Actes 2.46).

Seul l’amour fraternel a le pouvoir de réaliser et de maintenir, entre tous les disciples du Christ, l’unité de l’Esprit ; seul il rend possible l’affirmation de leur foi commune (Éphésiens 4.2 ; Éphésiens 4.6). Il est donc la seule apologétique efficace que nous puissions présenter au monde pour le convaincre, par une démonstration visible, de la réalité de l’amour de Dieu et de la valeur unique de l’œuvre accomplie par Jésus-Christ : « Qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi ; que cette unité soit parfaite, afin que le monde reconnaisse que c’est toi qui m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. » (Jean 17.22 ; Jean 17.23).

Voir Ami, Bien-Aimé, Bienveillance, Bonté, Charité, Compassion, etc.

Alb. D.

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