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(hébreu Yaaqôb)
Les conteurs hébreux, toujours préoccupés d’étymologies parlantes, rattachent ce nom, soit au substantif âqéb = talon (Genèse 25.26), soit au verbe âqab = tromper (Genèse 27.36, cf. Osée 12.4 ; dans Version Synodale, supplanter, ce qui paraît fautif). On trouve dans les inscriptions égyptiennes et babyloniennes des noms qui peuvent se ramener à un original hébraïque tel que Jacob-el, mais rien ne prouve qu’il s’agisse là précisément du Jacob de la Genèse. D’après la tradition consignée dans Genèse 32.28 (cf. Genèse 35.10 ; Genèse 35.22 ; Genèse 46.1, etc., J), Jacob portait secondairement le nom d’Israël, qui y est interprété : lutteur avec Dieu, et pouvait signifier : Dieu lutte, ou : que Dieu lutte ! Inversement, dans la littérature postérieure, le peuple d’Israël (voir ce mot) sera souvent appelé Jacob, surtout en poésie (Psaumes 14.7 ; Amos 6.8 ; Ésaïe 14.1 ; Romains 9.13 etc.).
La première partie de la vie de ce patriarche se passe au foyer de son père Isaac et de sa mère Rébecca. Les deux frères jumeaux, Ésaü et Jacob, sont rivaux, et dans leur rivalité se reflète à l’avance la tension qui existera en permanence entre Israël, le peuple paisible et pastoral, issu de Jacob, et Édom, le peuple aventureux et rude, issu d’Ésaù. Les conteurs israélites s’appliquent avec prédilection à élucider cette énigme : pourquoi Jacob, le dernier-né, est-il devenu le plus puissant (Genèse 25.23) ? Et deux raisons sont indiquées : d’une part Jacob a acheté à son frère, du plein gré de celui-ci, son droit d’aînesse, moyennant un plat de lentilles (Genèse 25.29 ; Genèse 25.34) ; d’autre part Jacob, aidé de sa mère, a trouvé moyen de surprendre la confiance paternelle et de se faire donner la bénédiction de l’aîné (Genèse 27.1-40). Nul ne peut juger équitablement un tel récit s’il se place au point de vue de la morale évoluée qui est la nôtre. Pour les conteurs qui nous ont transmis ce récit, Jacob, le héros national, n’a pas commis de faute. Il a très habilement conquis pour lui et ses descendants la première place, en utilisant ces deux moyens étroitement associés chez les peuples orientaux : l’achat et la tromperie. Cette absence de sensibilité morale comme aussi l’impossibilité pour Isaac, si peiné qu’il soit, de retirer sa bénédiction une fois donnée (l’opus operatum) attestent que nous avons ici affaire à un récit dont la forme actuelle elle-même remonte assez haut (cf. Gunkel, Genesis)
Pour des raisons faciles à comprendre, Jacob quitte la demeure de ses parents (Béer-Séba) et se dirige vers le pays d’origine de sa mère (Paddan-Aram, selon P ; Caran, selon JE). En cours de route il a, de nuit, une vision demeurée célèbre (Genèse 28.10 ; Genèse 28.22). Dans cette vision paraît se refléter la vieille idée cosmologique d’un axe du monde qui unit le ciel au « nombril de la terre » et qui est figuré tantôt par un pieu sacré, tantôt par une tour élevée, tantôt, comme ici, par une échelle (voir ce mot). Les antiques notions cosmologiques se sont estompées, faisant place au symbole merveilleux des anges qui montent et descendent le long de l’échelle, représentant l’échange continuel des prières et des grâces entre la terre et le ciel. Deux textes très différents d’esprit suivent le récit de la vision proprement dite. Dans l’un (Genèse 28.13-16 J) l’Éternel renouvelle à Jacob, d’une manière absolument inconditionnelle, les promesses accordées naguère à la foi d’Abraham. Dans l’autre (Genèse 28.20 ; Genèse 28.22 E) Jacob fait un marché avec Dieu : Si l’Éternel me protège, me nourrit, me ramène chez mon père, l’Éternel sera mon Dieu, et je lui donnerai la dîme de ce qu’il me donnera ! À côté de la religion de la grâce et de la foi, celle du « donnant donnant ». Béthel, l’endroit sacré où la tradition place la vision de Jacob et où (d’après E) le patriarche éleva une pierre sainte (matséba), fut jusqu’à la réforme de Josias un sanctuaire très réputé en Israël (Juges 20.18 ; Juges 20.26 et suivant, 1 Samuel 10.3 ; Amos 4.4 ; Amos 7.10-13 ; Osée 10.5 ; 1 Rois 12.29 ; 2 Rois 23.15, etc.).
Arrivé au pays de sa mère et introduit au foyer de sa famille lointaine à la suite d’un épisode de vie pastorale qui ressemble à celui dont Moïse sera le héros (Genèse 29.1 ; Genèse 29.14, cf. Exode 2.16-21), Jacob devient l’hôte, puis l’employé de son oncle Laban. Et les conteurs nous font assister avec force détails au duel qui met aux prises le fils et le frère de la peu scrupuleuse Rébecca. La première passe d’armes tourne à l’avantage de l’oncle. Moyennant sept ans de service, celui-ci promet Rachel, sa fille cadette, à Jacob qui a noué avec elle une tendre idylle (Genèse 29.20). Mais, le moment de l’échéance arrivé, la fille aînée, Léa, moins aimée et moins belle (« les yeux délicats » de nos versions françaises sont un euphémisme ; il faut lire ; « les yeux ternes » ou « sans éclat ») est substituée a sa sœur. Pour que Laban lui donne aussi Rachel, Jacob est obligé de promettre sept nouvelles années de service (Genèse 29.25 ; Genèse 29.30). Le récit de la Genèse s’étend longuement sur la naissance des enfants de Jacob : des notions ethniques, du reste très anciennes, paraissent intervenir ici. En effet, les fils, moins directement légitimes, des servantes Zilpa et Bilha, portent les noms de celles des douze tribus qui apparaissent dans l’histoire comme les moins authentiquement et anciennement israélites, Gad et Asser, Dan et Nephthali (L. Gautier).
Il faut noter aussi le fait que Joseph, dont les descendants éphraïmites auront longtemps la prépondérance en Israël, apparaît ici comme le fils de Rachel, l’épouse préférée (Genèse 29.31 ; Genèse 30.24). Mais l’intérêt principal des conteurs est pour la revanche de Jacob sur Laban. Deux traditions, du reste étroitement apparentées, s’entremêlent dans le récit (très compliqué en son état actuel) des opérations au moyen desquelles le neveu réussit à augmenter considérablement son cheptel (Genèse 30.25-43). La technique de Jacob, trop habile à nos yeux, ne suscite aucune réserve de la part des conteurs, qui se réjouissent, au contraire, en connaisseurs, du succès éclatant de l’ancêtre, et qui montrent le Dieu de Béthel bénissant en toutes choses son adorateur (Genèse 31.1 ; Genèse 31.13). Finalement, grâce à un « décrochage » savant, Jacob réussit à se séparer de Laban, emmenant avec lui non seulement ses femmes, ses servantes et ses troupeaux immenses, mais aussi les théraphim de son beau-père (ces théraphim sont des idoles domestiques dont l’usage se maintiendra longtemps en Israël et dont il est parlé ici avec une irrévérence qui témoigne d’une confiance ébranlée : Genèse 31.14-44). Un accord et une alliance finissent par intervenir, mettant un terme à la compétition des deux rivaux (Genèse 31.45 ; Genèse 31.55).
Ayant échappé à Laban, Jacob, qui se dirige vers la terre de Canaan, va se trouver nécessairement aux prises avec Ésaù dont il redoute, non sans raisons, le courroux. Il emploie divers moyens pour se tirer de cette situation difficile : messagers de paix (Genèse 32.3-5), division de la caravane en deux camps (verset 73), envoi de présents échelonnés (verset 13-21). En fin de compte l’accueil de l’aîné est tout différent de ce qu’on pouvait en attendre et les deux frères se réconcilient. Cependant Jacob, toujours précautionneux et voulant se prémunir contre un changement d’humeur d’Ésaü, obtient que celui-ci le laisse cheminer seul, sans même lui imposer une escorte (Genèse 33.1 ; Genèse 33.16).
C’est en plein milieu des récits narrant la rencontre des deux frères qu’apparaît la très mystérieuse histoire de la lutte entre Jacob et l’Éternel (Genèse 32.24-32). Au passage du torrent du Jabbok, le patriarche nous est montré se mesurant avec un personnage qui n’est pas nommé, mais dans lequel il faut évidemment voir la divinité ou un de ses messagers. Divers indices (le texte hébreu, par exemple, porte au verset 31 Péniel et au verset 32 Penouel) tendent à prouver qu’ici aussi deux textes sont mélangés. Mais cette constatation est loin d’effacer toutes les difficultés. Qui est ce Dieu qui engage le combat contre Jacob, qui ne peut le vaincre et qui, finalement, le bénit ? Avec juste raison, H. Gunkel souligne que nous avons ici affaire à une scène digne du pinceau de Rembrandt. D’une part nous y trouvons des notions tout à fait archaïques, qui nous reportent à une époque très lointaine (le Dieu lutte corporellement avec l’homme et il ne peut affronter la lumière du jour, etc.). Mais d’autre part le « Je ne te laisserai pas que tu ne m’aies béni » a toujours évoqué et il évoque encore invinciblement chez tout lecteur croyant des réflexions prenantes sur la prière qui persévère.
Tandis qu’Ésaü retourne à Séir, Jacob s’établit à Succoth (Genèse 33.17), à peu de distance à l’ouest de Péniel ; puis il se transporte (verset 18) à Sichem, localité qui aura dans l’histoire d’Israël une grande importance (Josué 20.7 ; Juges 9.1 ; 1 Rois 12.1 ; 1 Rois 12.25). L’histoire de Dina (Genèse 34). qui nous est rapportée en deux recensions, mais qui aboutit, dans l’une et dans l’autre, au massacre des Sichémites par les fils de Jacob, paraît reposer sur un fond historique solide, mais se rapporter à des faits survenus au moment de la conquête de Canaan. Anxieux des représailles possibles (Genèse 34.30), Jacob se remet en route avec sa smala, et se dirige vers Béthel, dont il renouvelle la consécration à l’Éternel par l’érection d’un autel (Genèse 35.7). La pierre sainte dont il est parlé au verset 14 est considérée par quelques-uns comme un monument funéraire consacré au souvenir de Débora, la nourrice de Rébecca, ensevelie sous le chêne sacré de Béthel (Genèse 35.8). Une nouvelle étape conduit encore les Jacobites à Éphrata, localité située vraisemblablement entre Béthel et Rama (1 Samuel 10.2, cf. Jérémie 31.15), et non aux environs de Bethléhem comme l’indique une glose postérieure. Là vient au jour le douzième fils, Benjamin, dont la naissance coûte la vie à sa mère Rachel. Sur la tombe de celle-ci est érigée également une « pierre du souvenir » (Genèse 35.16 ; Genèse 35.19).
À partir de ce moment, la première place dans la tradition n’appartient plus à Jacob mais à Joseph. Le père est installé avec ses fils dans la région où Abraham et Isaac avaient séjourné (Genèse 37.1), c’est-à-dire dans la Palestine méridionale (Hébron et Béer-Séba). Il manifeste une préférence marquée pour Joseph, le fils de sa vieillesse et le fils de Rachel (Genèse 37.3 et suivant). Il n’intervient que mollement pour combattre la vanité du « faiseur de songes » (Genèse 37.10) et lorsqu’il constate sa disparition il est en proie à une douleur inconsolable (Genèse 37.31 ; Genèse 37.35). Aux jours sombres de la famine, le patriarche envoie ses fils chercher en Égypte la nourriture nécessaire, ne gardant auprès de lui que Benjamin (Genèse 42.1 ; Genèse 42.5 ; Genèse 42.13). Sollicité par la suite de laisser partir ce dernier, il ne s’y résigne que sous la pression inexorable du besoin (Genèse 43.1-15). À la nouvelle que Joseph vit et gouverne l’Égypte, le père reste d’abord incrédule, puis il se décide à descendre à son tour vers le pays lointain pour voir encore son fils avant de mourir (Genèse 45.25 ; Genèse 45.28). Accueilli avec un grand respect par Joseph (Genèse 46.28 et suivant), Jacob s’installe avec les siens au pays de Gossen, région très favorable à l’établissement d’une population pastorale, et que la tradition de J déclare avec insistance avoir été mise à la disposition des arrivants par le Pharaon lui-même (Genèse 47.1-6). Dans un récit d’une sobriété majestueuse, P décrit la présentation de Jacob au Pharaon, et il ne craint pas de montrer le patriarche bénissant solennellement le roi (Genèse 47.7 ; Genèse 47.10). D’après J, sentant la mort approcher, Jacob fait promettre à Joseph de l’ensevelir au pays de ses pères (Genèse 47.29 ; Genèse 47.31) ; E semble indiquer qu’il pensait plutôt à être enseveli aux côtés de Rachel (Genèse 48.7). Puis il adopte (Genèse 48.5) et bénit spécialement (Genèse 48.8-20) les deux fils de Joseph, donnant, contrairement au droit d’aînesse et malgré les avertissements de son fils, la première place à Éphraïm de préférence à Manassé : tentative évidente des conteurs pour expliquer l’hégémonie marquée d’Éphraïm dans les temps ultérieurs. Dans tous les entretiens suprêmes du patriarche comme dans ce qui nous est raconté de l’attitude de Joseph à l’égard de son père, retentit une note émue et émouvante.
Enfin intervient la fameuse « bénédiction de Jacob » (Genèse 49). C’est un exemplaire d’une série probablement considérable de morceaux poétiques dans lesquels les Hébreux aimaient à retracer les destinées des divers groupes constituant la nation d’Israël (un morceau semblable se trouve dans Deutéronome 33). Il ne s’agit pas à proprement parler ici de prophéties, mais de la description d’une situation historique donnée — ou de plusieurs — mise dans la bouche d’un grand ancêtre (cf. le tu Mar-cellus eris de Virgile). Ces poèmes, très hauts en couleur, se caractérisent par des jeux de mots intraduisibles, par des allusions dont beaucoup nous sont devenues incompréhensibles et par l’emploi d’images d’un caractère extrêmement réaliste. Dans la bénédiction de Jacob, chacune des douze tribus (Joseph ne compte encore que pour une) se voit consacrer quelques mots destinés à la caractériser. Mais tandis que la plupart de ces strophes sont très brèves, il en est trois qui tranchent sur l’ensemble : celle sur Siméon et Lévi, les deux tribus sœurs, qui sont positivement maudites, et à la disparition desquelles il est fait une allusion très nette ; celle sur Juda, truculente et enthousiaste, contenant le célèbre passage du chilô (v 10b, qui paraît devoir se traduire : « jusqu’à ce que vienne celui auquel il appartient » ; certains savants trouvent là la première trace d’eschatologie dans l’Ancien Testament) ; celle enfin qui exalte Joseph, « le prince de ses frères », c’est-à-dire la tribu reine du Nord, rivale du méridional Juda. Ces divers « oracles » sont d’âges très différents ; le plus grand nombre remontent à la période des Juges ; quelques-uns, du moins sous leur forme actuelle, paraissent dater de l’époque royale.
Les conteurs (aussi bien dans J que dans E) racontent avec admiration les funérailles solennelles du patriarche dans la terre de ses ancêtres. L’embaumement qui exige quarante jours, le deuil de soixante-dix jours (d’ordinaire il n’en durait que sept), les grands d’Égypte se joignant aux Israélites pour accompagner la dépouille, l’impression profonde produite sur les Cananéens, tout cela sert à souligner la grandeur de celui que la femme samaritaine, bien des siècles plus tard, appellera encore « notre père Jacob » (Jean 4.12).
De la rapide analyse qui précède, il résulte que les récits concernant Jacob ne sont ni de l’histoire proprement dite, ni de la pure légende, mais qu’ils nous sont parvenus sous la forme de traditions populaires plus ou moins évoluées (voir Abraham). On a prétendu souvent que Jacob, tout comme son père et son aïeul, ne serait qu’une figure ethnique, une personnification du peuple hébreu. Il est incontestable que certains traits qui nous sont rapportés de lui s’expliqueraient fort bien de cette manière (notamment son identification avec Israël). Mais on ne saurait sans tours de force faire rentrer dans un tel cadre toute la tradition qui le concerne. Sous les alluvions multiples déposées par les âges, il semble bien possible de rencontrer en divers endroits le roc de l’histoire. Les traditions sur Jacob sont moins riches spirituellement que celles sur Abraham. Mais elles ont le mérite de nous faire connaître un aspect non négligeable de la mentalité israélite. Si la figure de ce nomade, voyageur courageux, croyant intéressé mais persévérant, travailleur, acharné et peu scrupuleux en affaires, fiancé tendre et veuf inconsolable, père aimant et faible, vieillard digne et respecté, manquait dans l’Ancien Testament, celui-ci ne serait pas enraciné comme il l’est dans le sol de la vérité humaine.
A. JE
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