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La grande figure de Moïse occupe dans la tradition d’Israël une place unique, indiquée par ces mots de Deutéronome 34.10 : « Il n’a plus paru en Israël de prophète semblable à Moïse, que Yahvé connaissait face à face ». Les écrits prophétiques relèvent à maintes reprises le rôle historique qu’il a joué dans les destinées de son peuple (Osée 12.14 ; Michée 6.4 ; Ésaïe 63.11 s). Pour Jésus et les auteurs du Nouveau Testament, c’est lui qui personnifie le plus pleinement l’ancienne alliance, considérée comme précurseur de la nouvelle et sous son aspect d’institution passagère et imparfaite (Matthieu 19.8 ; Jean 5.45 et suivants, 2 Corinthiens 3.7). Le nom même de Moïse s’emploie pour désigner l’autorité ancienne suprême de laquelle se réclamaient les chefs du peuple contemporains de Jésus et qu’ils opposaient à la sienne : « Nous, nous sommes disciples de Moïse » (Jean 9.28 ; Matthieu 22.23 et suivant). Et le Seigneur lui-même, pour résumer tout l’enseignement religieux et légal de l’ancienne alliance, employait les expressions : « Moïse et les prophètes » (Luc 16.29 ; Luc 16.31) ou : « Moïse » tout court (Matthieu 23.2, voir aussi l’apôtre Paul dans 2 Corinthiens 3.15). Enfin la littérature juive postérieure s’est aussi beaucoup occupée de lui et a encore amplifié son rôle historique ; à sa suite, inspirés sans doute par elle, les écrits sacrés de l’islam reconnaissent en lui un héros religieux de premier plan, tout en présentant sa personne et sa vie sous un jour souvent fantaisiste.
En constatant le rôle exceptionnel que les littératures sacrées de ces trois confessions religieuses attribuent à Moïse, la critique historique s’est posé ces deux questions préliminaires : les récits qui ont conservé le souvenir du personnage appelé Moïse, qui rappellent les circonstances de sa naissance, de sa vie, de son œuvre si complexe et de sa mort, reposent-ils sur une base historique ? Ou appartiennent-ils au domaine de la légende, qui aurait créé de toutes pièces ce personnage, pour le dresser à l’origine de tout le développement historique et religieux d’Israël, et dont elle aurait fait à la fois le créateur de l’unité nationale et l’initiateur religieux de son peuple ? « Plus une personnalité est originale et forte, plus il est malaisé, pour ne pas dire impossible, de la reconstruire par induction. Rien ici ne peut suppléer le témoignage de la personne même ou de ses contemporains. Tout ce qu’on peut faire, si l’on veut se tenir sur le terrain des faits certains, c’est de restituer les parties de son œuvre dont les conséquences se faisaient encore sentir à l’époque d’où viennent nos premiers documents sûrs » (Adolphe Lods, Israël, p. 358). Avant de raconter sa vie et son œuvre d’après nos documents bibliques il convient donc de grouper les données fournies, soit par la tradition écrite des Israélites, soit par l’histoire générale, données qui nous permettraient de poser quelques points fixes, quelques dates ou quelques faits établissant l’existence d’un fonds vraiment historique de traditions concernant Moïse.
Bien que les récits parlant de lui se trouvent à une distance assez grande de l’époque réputée la sienne, on reconnaît cependant que la période intermédiaire n’a point été dépourvue d’éléments historiques ayant laissé des souvenirs précis et attestés par les documents écrits de la nation ; ainsi les événements qui ont accompagné et suivi l’époque dite mosaïque, la libération du joug égyptien, le séjour au désert, la conquête de Canaan, les luttes des tribus d’Israël avec les peuples voisins, pendant la période des Juges ; on peut affirmer que tous ces faits appartiennent intégralement à la tradition nationale ancienne et reposent sur une base vraiment historique conservée dans les documents écrits qui parlent de ces temps-là avec de constantes allusions à ces différents faits.
Le nom même de Moïse fournit plus qu’un indice, une véritable preuve favorable à la réalité historique de l’homme qui le porte. On verra plus loin, en effet, que ce nom est d’origine et de forme nettement égyptiennes ; l’étymologie contenue dans Exode 2.10 n’est qu’un essai d’explication du nom au point de vue hébraïque, mais elle n’exprime pas le sens original de ce mot, et elle aboutit à une forme de nom qui ne répond pas à la vraie forme grammaticale du mot en hébreu. Or, si le personnage de Moïse avait été imaginé par la tradition postérieure, celle-ci, on peut l’affirmer nettement, n’aurait jamais eu l’idée de donner un nom étranger, surtout pas égyptien, à celui qui était considéré comme le grand héros de la libération du joug de l’Égypte. Il faut ajouter que ce nom se trouve en parfait accord avec le fait de l’éducation égyptienne qui, d’après nos documents, fut donnée à Moïse par la fille de pharaon qui l’avait adopté. En second lieu, si l’asservissement des clans hébreux en Égypte n’avait pas été un fait historique réel, l’orgueil national d’Israël ne l’aurait pas non plus inventé, car il eût été une trop cruelle cause d’humiliation, sans cesse ravivée par le souvenir des générations subséquentes.
Si l’on ne connaît l’époque contemporaine de Moïse que par des documents dont le plus ancien lui est postérieur d’environ quatre siècles, on peut ajouter que ces documents nous ont conservé des traditions de la plus haute importance au point de vue de l’évolution nationale et religieuse d’Israël, et qui viennent encore à l’appui de l’historicité du personnage occupant alors le centre de la scène. En effet, entre le moment où les clans se montrent à nous asservis en Gossen et celui où ils s’établissent en Canaan, on constate deux modifications profondes dans les conditions nationales et religieuses de leur existence :
Quels sont maintenant les éléments fournis par les textes bibliques qui racontent la vie de Moïse, et comment les apprécier au point de vue historique ? Il n’est point indifférent de constater que les circonstances de ses débuts sont présentées en corrélation étroite, d’une part avec le milieu ethnique auquel il appartenait par les liens du sang et dans lequel il devait vivre et agir et, d’autre part, avec le milieu égyptien d’où il devait tirer les éléments de sa culture première qui rendirent possible et facilitèrent l’action qu’il fut appelé à exercer au profit de sa race. Les circonstances de sa naissance, de son exposition sur les rives du Nil, de son sauvetage par une princesse royale, de son éducation reçue à la cour du pharaon de l’époque, tout cela est trop connu pour qu’on s’y arrête ici. Où ont pu se produire cette exposition et ce sauvetage ? Pour fixer ce point, il faudrait savoir dans quelle ville, située sur les bords du Nil ou d’un de ses canaux, résidait alors la princesse en question. Ce ne pouvait pas être Memphis, car le fleuve est trop large et trop rapide pour que le fait raconté Exode 2 ait pu s’y placer. Ebers (Durch, Gosen zum Sinaï, p. 78) pensait à Tanis, ville de la Basse-Égypte, importante sous le Moyen Empire et la domination des usurpateurs hyksos, et qui le redevint sous Séti Ier et son fils Ramsès II Le texte Psaumes 78.12 ; Psaumes 78.43, citant deux fois les « campagnes de Tsoan », signifiant : Tanis, comme le théâtre des prodiges qui accompagnèrent la sortie d’Égypte, serait en faveur de cette identification. Cette opinion, longtemps abandonnée, a été reprise par le professeur Montet, de l’Université de Strasbourg, qui a entrepris d’importantes fouilles dans les ruines de cette région. La branche du Nil qui passe à Tanis y a un cours lent, que pouvait facilement surveiller la sœur de l’enfant exposé sur les eaux et qui ne menaçait pas d’emporter la petite nacelle. La tradition juive (Flavius Josèphe) donne à la princesse qui adopta Moïse le nom de
Termuthis, ou de Bithia (d’après les rabbins, à rapprocher de 1 Chroniques 4.18 d’où a été tiré ce second nom), et Eusèbe l’appelle Merris ; il est frappant de comparer ces deux derniers noms avec ceux de la fille favorite de Ramsès II, Bint-Antha, et d’une autre fille plus jeune, Merri
Quant au nom même de Moïse, il est, lui aussi, d’origine nettement égyptienne, et a jadis été expliqué étymologiquement de diverses manières. L’explication la plus acceptable et le plus généralement admise est celle de Lepsius, qui voit ici le nom commun mes ou messu, fils, que l’on retrouve dans les noms propres Ahmès (fils de Ah), Thoutmès (fils de Thout), Ramsès (fils de Râ) ; on pourrait donc, soit prendre Môchèh comme constituant en lui-même un nom propre, soit y voir la forme abrégée d’un nom théophore, c’est-à-dire composé d’un nom commun (mes = fils) et d’un nom divin qui aurait disparu ; cette dernière supposition paraît la plus plausible.
Les circonstances extérieures qui accompagnèrent la naissance de Moïse rappellent celles de la naissance de divers autres personnages légendaires ou historiques tels que : Romulus et Rémus à l’origine de Rome, ou Persée, ou Cyrus, et surtout Sargon Ier roi d’Agadé, le premier roi sémitique de la Babylonie (vers 2650 avant Jésus-Christ), dont la statue portait ces mots : « Shargina, le roi puissant, le roi d’Agadé, c’est moi. Ma mère était pauvre, je ne connaissais pas mon père… ma mère me conçut, elle m’enfanta en secret et me mit dans une arche de jonc, et en ferma la porte avec du bitume ; elle me lança sur le fleuve… qui m’emporta vers Akki le porteur d’eau. Akki me tira avec un crochet ; Akki m’éleva comme son propre fils ; il m’établit comme jardinier ; dans ma profession de jardinier, Istar me prit en affection et me fit prospérer, et au bout de… années, je m’emparai du pouvoir royal ». On pourrait établir un rapprochement entre les trois traditions, la romaine, l’akkadienne et l’hébraïque ; et l’on remarquera que si, dans les deux premières, le merveilleux joue un rôle (en vue de montrer que les deux dynasties royales avaient eu une origine divine), il n’en est pas ainsi dans la troisième, où les événements racontés n’ont rien d’invraisemblable et mettent en jeu des circonstances que l’on peut qualifier de providentielles, puisqu’elles eurent pour résultat de placer les première années de Moïse dans un milieu où il put se préparer utilement à la tâche à laquelle il allait consacrer sa vie (Westphal, Jéhovah, 4e édition, p. 174). On remarquera en outre que le récit babylonien ne transmet les noms ni du père ni de la mère de l’enfant, ce qui fait ressortir l’extraction infime de Sargon Ier. Dans le récit de E (Exode 2.18), les noms des parents de Moïse ne paraissent pas non plus, soit que l’auteur de E ne les connût pas, soit qu’ils eussent été mentionnés auparavant, dans un fragment de E non utilisé par le rédacteur ; et ils ne sont donnés que par P, le document le plus récent (Exode 6.20).
Ceci nous amène à examiner la question des origines familiales de Moïse. D’après Exode 6.20 (P) Moïse a pour père Amram, petit-fils de Lévi, et pour mère Jokébed, tante d’Amram et « fille de Lévi » (expression que, d’après les LXX, il faut sans doute corriger en « d’entre les filles de Lévi », c’est-à-dire « appartenant à la tribu de Lévi »). Le texte Nombres 26.59 donne à l’expression le sens littéral de « propre fille de Lévi », ce qui (de même que pour Amram qui, d’après Exode 6.18 ; Nombres 3.19 ; Nombres 26.58, serait un petit-fils de Lévi) ne s’accorderait absolument pas avec la donnée de Exode 12.40, attribuant au séjour en Égypte une durée de 430 ans. En outre, il serait difficile de supposer, d’après Nombres 3.27, qu’Amram eût été le propre père de Moïse, puisque ce texte parle de la famille des Amramites, descendants de Lévi par Kéhath. Il faut donc supposer qu’il existait dans Exode 6.20 une liste généalogique, plus complète à l’origine et qu’on a abrégée. La forme du texte, dans Exode 2.1, laisse entendre que Moïse aurait été le premier enfant né de cette union ; pourtant, dans la suite du récit (verset 4,7), il est parlé d’une sœur plus âgée que lui, surveillant à distance l’enfant exposé sur le Nil. D’autre part, dans Exode 7.7, Aaron est donné comme de trois ans plus âgé que Moïse ; enfin Nombres 12.1 et suivant montre Aaron et Miriam ligués contre celui-ci. Ces divers indices ont amené quelques critiques à la conclusion qu’Aaron et Miriam auraient été les enfants d’un premier mariage d’Amram (Exode 15.20, qui parle de « Miriam sœur d’Aaron », viendrait appuyer cette supposition), et que Moïse serait alors issu d’un second mariage de ce dernier. Bon nombre de critiques, en présence des difficultés diverses soulevées par cette question, ont même mis- en doute que Moïse eût été ressortissant de la tribu de Lévi.
Il n’a certainement pas été indifférent à l’œuvre que Moïse aura plus tard à accomplir au sein de son peuple, que cet enfant hébreu eût été appelé à vivre ses premières années à la cour du pharaon et à y être mis en contact avec la civilisation la plus haute de l’époque ; qu’il eût eu l’occasion d’y faire connaissance avec les idées essentielles de la religion égyptienne et que, selon l’expression du diacre Étienne dans Actes 7.21, il eût été « instruit dans toute la sagesse des égyptiens » ; cette affirmation peut fort bien répondre à une réalité historique, et il paraît probable que, pendant son séjour dans les sphères cultivées et dirigeantes de l’Égypte, il ait acquis bien des connaissances et une préparation qui furent profitables à son œuvre ultérieure. Mais Philon commet certainement une erreur lorsqu’il prétend que Moïse y fut mis au courant de toute la sagesse hellénique et orientale, et l’historien égyptien Manéthon (IIIe siècle avant Jésus-Christ) en commet une non moins manifeste en affirmant que Moïse aurait été d’abord un prêtre d’Osiris à Héliopolis (l’ancienne On) et qu’il aurait porté le nom d’Osarsiph, échangé plus tard contre celui de Moïse ; il commet ici une confusion, car Osarsiph (Osar = Osiris) n’est que l’équivalent égyptien de l’hébreu Joseph (Jo = abréviation de Yahvé) ; si Manéthon rapporte ici une tradition ancienne, on constatera que cette tradition confondait simplement le personnage de Joseph avec celui de Moïse.
Quelle qu’ait pu être la position occupée par Moïse dans le palais, comme fils adoptif d’une princesse royale, cette position n’eut pas pour effet de lui faire renier ses origines et oublier son peuple : Exode 2.11 et suivant contient un récit qui présente un Moïse plein d’une véhémente indignation, à la vue d’un de ses compatriotes maltraité par un chef de corvée égyptien, et tuant ce dernier, après s’être assuré que ce meurtre n’avait aucun témoin : cet acte de violence « pouvait annoncer le futur libérateur du peuple, mais assurément pas encore le prophète appelé de Dieu » (von Orelli, article Moïse, dans RE, XIII, 488). Moïse s’y révèle comme une nature ardente, impulsive, épousant avec une fougue irréfléchie la cause de son peuple dont, malgré la situation privilégiée qu’il avait occupée jusqu’alors, il était resté un membre fidèle et capable pour le défendre d’aller jusqu’au crime. On sait quelles furent, pour Moïse, les conséquences de cet acte, qui, à son insu, avait eu des témoins. Sachant que le roi le recherchait pour le punir et que, d’autre part, il était l’objet de la défiance des Hébreux (Exode 2.14), Moïse s’enfuit et alla chercher un asile en Madian. Ce séjour ayant eu une importance capitale et une portée décisive pour toute la carrière de Moïse, il convient d’examiner ici de près les questions qu’il soulève.
Où faut-il chercher cette région de Madian ? La question a été discutée depuis longtemps par les critiques, qui ont abouti à des conclusions très diverses (voir Madian) ; disons seulement ici :
Madian aurait été situé au nord ou nord-est de Pâran, puisque cette dernière région s’étendait entre Kadès et Pétra capitale des Edomites. La proximité, supposée par Nombres 24.20 et suivant, de Moab, d’Amalek et de Madian appuie aussi cette localisation géographique de Madian dans la région sud-est de la Palestine. Les géographes arabes situent Madian à l’est du golfe d’Akaba, donc à une très grande distance de l’Égypte, et y placent l’histoire du séjour de Moïse. Il est fort possible que les Madianites, qui sont représentés, suivant les textes, comme un peuple de marchands, de bergers ou de pillards (Genèse 37.28 ; Ésaïe 60.6 ; Juges 6-8), aient essaimé dans d’autres régions, à diverses époques, et jusqu’à l’orient du golfe d’Akaba.
Le chef religieux que nos textes appellent, suivant les documents, soit Jéthro (J), soit Réuel, ou même Hobab (E) est mentionné comme Madianite dans Exode 3.1 et comme Kénien dans Juges 4.11. Ces Kéniens, qui faisaient corps avec Madian, dont ils auraient constitué un des clans, apparaissent maintes fois en relation avec Juda ; on les voit, à l’époque de la conquête de Canaan, s’unir aux Judéens (Juges 1.16), et ils semblent, pendant la période du désert, avoir entretenu avec les clans hébreux des rapports d’amitié auxquels 1 Samuel 15.5s fait nettement allusion. De ces rapprochements entre Kéniens et Madianites on est en droit de conclure que ces deux peuplades représentaient « un même concept ethnique, ou, en tout cas, un groupe de tribus de même race et de même origine » (Léon Cart, Au Sinaï et dans l’Arabie Pétrée, pages 382-384). Or, Genèse 25.1-6 (J) établit entre Madianites et Hébreux un degré de parenté éloignée, Madian y étant indiqué comme fils d’Abraham par sa femme Kétura ; il est donc permis de croire qu’il existait, entre ces divers clans ou peuplades, une origine commune, et que, en se réfugiant chez les Madianites, Moïse se trouvait entrer en relation avec des hommes de même race que lui.
Il faut maintenant faire un pas de plus et relever le fait que cette « montagne d’Élohim », auprès de laquelle Moïse fut mis pour la première fois en contact avec le Dieu des pères et où, plus tard, il eut les révélations solennelles qui sont concentrées, par nos textes, autour du nom de Sinaï, était déjà, avant le moment où Moïse y passa et où les Israélites y séjournèrent près d’une année, une montagne consacrée à un culte important ; voir l’expression de Exode 3.1 : « montagne d’Élohim », qui se retrouve Exode 4.27 ; Exode 24.13 ; 1 Rois 19.8 ; il y aurait eu là un culte établi depuis une antiquité plus ou moins reculée et où les tribus nomades recherchaient la présence d’un dieu, peut-être un sanctuaire commun à plusieurs peuplades sémitiques du désert ; ce sanctuaire est celui vers lequel, d’après E (Exode 3.12) et sans doute aussi J (Exode 9.3), Moïse devra conduire les Israélites à leur sortie d’Égypte pour y offrir un sacrifice ; le sanctuaire et la « montagne d’Élohim » étaient donc situés sur la route entre Madian et l’Égypte, puisque Moïse, à son départ de Madian, y retrouve son frère Aaron venant à sa rencontre (Exode 4.27). On verra plus loin les conclusions que la critique a tirées, pour la religion de Moïse, de ce séjour en Madian.
Le moment historique dans lequel se produisit, à la « montagne d’Élohim », la manifestation de la divinité est rapporté par le récit de Exode 3 (E) où Moïse, berger des troupeaux de ce prêtre Jéthro dont il avait épousé une fille, nous est montré menant paître ces troupeaux au delà du steppe, dans le voisinage de la montagne sainte. Il a dû s’écouler un temps assez long entre la fuite en Madian et le retour en Égypte ; d’après Exode 7.7, Moïse a 80 ans quand il se présente devant le pharaon, et Actes 7.30 attribue une durée de 40 ans au séjour en Madian. Au cours de ces années d’absence, il a pu se livrer à bien des réflexions, ressentir avec plus de force et d’amertume la situation douloureuse des clans hébreux en Égypte et aspirer sans doute avec plus d’énergie que jamais à l’heure où sonnera pour eux la délivrance. Le patriote présomptueux et violent qu’il était lorsqu’il tua l’exacteur égyptien, a dû devenir, sous l’influence calmante des solitudes du désert, l’homme paisible et défiant de soi que nous le voyons être lorsque Dieu l’appelle à intervenir pour la libération de ses frères. On l’a dit très justement : « Toute révélation est psychologiquement préparée. Les grandes pensées ne peuvent naître que là où le terrain a été préparé pour elles dans une grande personnalité. » (Rothstein, Unterricht im Ancien Testament, I, 49).
Les expériences faites dans le passé, les réflexions faites sur l’état misérable de son peuple, les aspirations à la liberté constituent la base psychologique nécessaire, celle qui précède et prépare chez tous les grands héros religieux l’heure où se produira la révélation décisive qui leur montrera la tâche à accomplir. Le récit d’Exode 3 nous met en présence de cette révélation, rattachée au phénomène du buisson (voir article) qui brûle sans se consumer. Le texte qui en a conservé la tradition étant d’une date de beaucoup postérieure au fait raconté (E), il n’est évidemment pas possible d’affirmer l’exactitude matérielle de tous les détails.
Diverses hypothèses ont été émises pour essayer d’expliquer ce récit. Ainsi, par exemple, on peut se représenter que Moïse aurait été mis en face d’une théophanie, c’est-à-dire d’une manifestation de la divinité se produisant sous la forme d’un phénomène extérieur, dont les conditions auraient été empruntées au milieu spécial dans lequel il se produisit : une région désertique, pauvre en végétation, et dans laquelle la divinité pouvait même faire intervenir certains éléments visuels particuliers, tels que le mirage. Les expressions toutes réalistes de : « n’approche pas d’ici… ôte tes souliers de tes pieds… », sembleraient appuyer cette manière de voir, ce mode de révélation employé par Dieu pour inculquer au héros du récit des vérités de l’ordre spirituel et lui faire entendre l’appel qui devra déterminer sa carrière. Ou bien, on pourrait voir ici un phénomène intérieur de vision, analogue à celles qui ont inauguré le ministère de plusieurs prophètes (Ésaïe, Jérémie, Ézéchiel et d’autres encore), phénomène qui se serait présenté sous une forme assez nette pour produire une forte impression sur l’esprit conscient du spectateur, et pourrait se rattacher à certaines conditions et manifestations d’ordre extérieur, matériel, qui auraient mis son esprit dans les dispositions de réceptivité favorables pour percevoir et comprendre la vision. Tel aurait été le cas pour Moïse.
Mais à quelque explication qu’on se rallie, lorsque Dieu fera retentir l’appel qu’il lui adresse : aborder le pharaon et obtenir de lui la libération des clans hébreux, alors Moïse, éprouvant un intense sentiment de frayeur et celui de toute son incapacité, cherchera à se soustraire à la mission si grave et si périlleuse que Yahvé lui confie. Il cédera pourtant ; il se montrera dès maintenant ce qu’il sera toujours au cours de sa carrière : l’homme du devoir et de l’obéissance implicite à l’ordre divin, qui s’oublie et se sacrifie volontiers lui-même pour le bien de son peuple et pour l’honneur de Dieu.
En Égypte, la situation avait changé ; le pharaon sous lequel Moïse avait dû quitter le pays était mort, « longtemps après » dit Exode 2.23, expression qui paraît faire allusion tout à la fois au long séjour de Moïse en Madian et au long règne de ce Ramsès II qui avait occupé le trône pendant 67 ans. Moïse part donc et va au-devant de ce ministère, qui sera souvent celui de la souffrance et du renoncement, et au terme duquel il ne pourra saluer que de loin cette terre de la promesse vers laquelle il aura conduit son peuple pendant 40 ans.
On ne peut reprendre ici dans le détail tous les événements qui accompagnèrent et suivirent immédiatement le retour de Moïse en Égypte. On sait que les trois documents J, E et P font précéder le récit de la sortie d’Égypte par celui de toute une série de fléaux dont Yahvé se serait servi pour faire céder la volonté du pharaon, qui refusait d’obéir à l’ordre que Moïse lui avait transmis (voir, sur cette question, l’article Plaies d’Égypte ; pour celle qui concerne le pharaon sous lequel les clans hébreux secouèrent le joug égyptien, et pour la sortie du pays et la traversée de la mer, l’article Exode, et, pour les événements qui eurent pour centre la montagne sainte, et sa localisation géographique, l’article Sinaï).
Quant aux faits racontés par Exode, Nombres et Deutéronome et qui s’échelonnent sur les 40 ans du voyage au désert, il est impossible de les exposer ici en détail et d’examiner assez à fond les difficultés que présentent, à différents points de vue, les récits qui les relatent ; nous devons nous borner à faire, à leur égard, un certain nombre de remarques de l’ordre critique. Dans tous ces récits, on sait que Moïse joue toujours un rôle de premier plan, soit comme intermédiaire et interprète entre les tribus et le dieu national, soit comme guide, soit comme pacificateur en cas de conflits. En un mot, l’histoire du voyage au désert s’identifie avec la biographie de Moïse. Or, dans cette biographie, il n’est pas toujours possible d’établir des points de repère chronologiques absolument sûrs, même sur des questions qui sont d’une importance historique capitale pour l’intelligence des étapes du voyage au désert. C’est ainsi que, dans la question de l’arrivée et du séjour à Kadès, il n’y a pas accord entre les documents qui en parlent ; les uns (J et E) admettent que les clans sont arrivés dans cette localité peu de temps après leur départ du Sinaï et y sont restés pendant la plus grande partie du séjour au désert, soit environ 38 ans ; tandis que pour P les événements survenus à Kadès auraient été de peu antérieurs à la fin du voyage. Le catalogue des stations (Nombres 33), le seul fragment des Nombres qui soit attribué à Moïse (Nombres 33.2), est au contraire considéré comme un des plus récents du Pentateuque ; il est de P, dont il porte nettement les caractères littéraires et linguistiques. Le compilateur de ce catalogue (qui a pu, d’ailleurs, avoir à sa disposition une ou plusieurs listes d’étapes), s’il admet que les tribus ont quitté le Sinaï un an après la sortie d’Égypte et qu’elles ont passé le Jourdain à la fin de la 40e année, attribue 11 stations à la période qui va jusqu’au Sinaï, 9 à la 40e année, et n’en laisse que 21 pour les 38 années restantes.
On constate en outre, dans nos documents, des récits à double d’un même fait : ainsi, dans Exode 17 et Nombres 20, celui des murmures du peuple manquant d’eau, récit dans lequel on voit Moïse, sur l’ordre de Yahvé, frapper le rocher d’où jaillira de l’eau ; dans Exode 17, le lieu est appelé Massâ et Meribâ, et dans Nombres 20 Meribâ ; de prime abord, il paraît difficile d’admettre :
Maintes fois exposé aux sentiments d’animosité et de défiance des clans hébreux (Nombres 11 ; Nombres 14 ; Nombres 16), et même à l’hostilité et à la jalousie de ses propres parents (Nombres 12) ; intervenant avec sagesse et énergie pour empêcher son peuple de se lancer dans des entreprises hasardeuses (Nombres 14.41) ; ne recherchant jamais que l’honneur de Dieu et le vrai bien des tribus, jamais le maintien de prérogatives personnelles (Nombres 11.26, histoire d’Eldad et de Médad) ; s’appliquant même, lorsque Yahvé parlait de châtier des coupables, à détourner sur lui-même la colère divine (Exode 32 : et suivants, Nombres 14.13 et suivants, etc.), Moïse se montra le chef temporel et spirituel le plus accompli, le guide avisé et le bon conseiller d’un peuple de col roide, porté aux murmures, à la révolte ouverte et aux jugements injustes, toujours prêt à l’accuser, mais subissant malgré tout l’ascendant de cette personnalité au caractère noble et généreux. « Il demeura ferme, comme voyant celui qui est invisible » (Hébreux 11.27).
Et pourtant, il ne lui fut pas accordé la joie d’entrer dans le pays vers lequel il avait si vaillamment conduit Israël. Après qu’il eut été précédé dans la tombe par sa sœur Miriam et son frère Aaron (Nombres 20.1-27 et suivants), Deutéronome 34.1 raconte en termes assez énigmatiques la mort de Moïse qui, ayant d’abord, du haut du mont Nébo, contemplé de loin la terre promise, redescendit dans la vallée, où « Yahvé l’ensevelit », et « personne n’a connu son tombeau jusqu’à ce jour » (Deutéronome 34.6) ; son sépulcre ne devait pas devenir pour la postérité un lieu de pèlerinage.
Pourquoi la mort survenant dans des circonstances si mystérieuses, de celui qui, selon l’expression de Yahvé (Nombres 12.7), avait été « fidèle dans toute sa maison » ? Le récit de Nombres 20.2 ; Nombres 20.13 a bien pour intention d’indiquer la raison pour laquelle Moïse et Aaron se virent privés d’entrer en Canaan avec les tribus. D’après Nombres 20.12-24 ; Nombres 27.14, il semble que le motif de cette exclusion ait consisté dans le fait qu’« ils ont été rebelles », c’est-à-dire qu’ils se sont montrés indociles à la volonté de Yahvé et incrédules à sa parole, en ce sens qu’au lieu de frapper résolument une fois le rocher, Moïse l’aurait frappé deux fois. Ou bien on a pensé que l’ordre du texte primitif de ce passage avait été altéré dans notre texte actuel, et qu’il devait être rétabli comme suit : « Comment pourrions-nous faire sortir de l’eau de ce rocher ? » (verset 10), question par laquelle Moïse et Aaron auraient mis en doute la toute-puissance de Yahvé et à laquelle il aurait répondu : « Écoutez donc, rebelles » (verset 10), en leur donnant l’ordre de frapper le rocher.
Mais quelle que soit l’interprétation que l’on adopte, la rigueur extrême du châtiment infligé aux deux chefs n’apparaît-elle pas, dans les deux explications, absolument disproportionnée à la gravité de leur faute ? Et n’y aurait-il pas eu plutôt, ici, de la part de Yahvé une mesure inspirée par des sentiments de miséricorde et d’amour à l’égard de son fidèle serviteur, Dieu ayant voulu le soustraire (vu son grand âge et après les années si dures du long voyage du désert) aux fatigues et aux luttes qui devaient accompagner la prise de possession de la terre promise ? Yahvé aurait-il jugé préférable de le faire entrer dans son repos, alors que, d’après Deutéronome 34.7, il n’avait pas encore subi les effets de l’âge ? Cette question restera toujours sans réponse vraiment satisfaisante. Il faut rappeler ici le passage de l’épître de Jude (Jude 1.9) faisant allusion à la mort de Moïse et à une contestation qui aurait eu lieu au sujet de son corps entre Satan et l’archange Michel ; il y aurait ici une citation d’un ouvrage Pseudépigraphe datant des premières années de notre ère, l’Assomption de Moïse, mais le passage visé ne nous a pas été conservé.
Enfin, à propos de la mort de Moïse, on mentionnera ici pour mémoire les vues énoncées par Sellin dans un récent ouvrage (Mose, etc.) ; ce savant, s’appuyant sur un certain nombre de passages, spécialement d’Osée (Osée 4.4 ; Osée 4.9 ; Osée 5.1-4 ; Osée 7.3 ; Osée 7.7 ; Osée 7.7 ; Osée 7.11 ; Osée 12.1 ; Osée 13.1) et sur les « chants du Serviteur de Yahvé » (Ésaïe 42.1 ; Ésaïe 49.1 ; Ésaïe 49.4 ; Ésaïe 52.13-53.1), prétend y retrouver les traces d’une tradition d’après laquelle Moïse serait mort martyr ; il aurait été mis à mort par les prêtres, qui auraient ainsi à peu près supprimé la religion fondée par lui. Mais, comme l’ont montré les critiques, cette hypothèse ne s’appuie pas sur des textes bien clairs et sûrs, et ceux sur lesquels on la fonde doivent, pour l’étayer, passer par de profondes corrections que rien ne justifie.
Quel a été le point de départ de tout le développement religieux auquel le nom de Moïse a été attaché par la tradition nationale ? Peut-on l’expliquer par des raisons inhérentes, d’une part à sa préparation antérieure, à ses aspirations personnelles, à ses prédispositions de l’ordre psychologique et religieux et, de l’autre, au milieu d’où il est sorti et au temps où il a vécu ? Sa venue correspondait-elle à un mouvement d’opinion, à des besoins qui, à ce moment-là, se seraient fortement manifestés parmi les gens de sa race ? Les textes de Exode 3 font à ces diverses questions une réponse qui, en elle-même, apparaît assez catégorique, mais qu’il convient de contrôler dans la mesure du possible, en examinant ce que nous pouvons savoir des conditions historiques au sein desquelles il est apparu.
Comme on l’a déjà rappelé plus haut, on a prétendu qu’au moment où Moïse intervint dans les affaires des clans hébreux il se serait manifesté un fort courant qui aurait entraîné ces clans, d’abord vers l’indépendance nationale, puis aussi vers un retour à la religion ancestrale, et que cette double aspiration de l’ordre patriotique et religieux serait venue inspirer et seconder l’œuvre de libération politique et de restauration religieuse accomplie par Moïse, lequel n’aurait ainsi fait que donner satisfaction aux besoins des tribus asservies.
Mais à ce double point de vue, il faut reconnaître que les textes ne laissent guère supposer de tendances aussi marquées et d’aspirations aussi caractéristiques ; le peuple gémit, certes, sous le poids des corvées (Exode 2.23), mais il ne cherche pas la délivrance auprès de ce dieu des pères dont il semble avoir bien oublié le culte. Lorsque Moïse paraît et entre en lutte avec le pharaon oppresseur pour obtenir la liberté de son peuple, on le voit, au contraire, obligé de compter avec le mauvais vouloir de ses compatriotes et avec leur mécontentement ; après le premier essai, infructueux, tenté par Moïse, les clans l’accusent même de les avoir exposés à la colère du monarque : (Exode 5.21) « L’angoisse et la dure servitude les empêchèrent d’écouter Moïse » (Exode 6.9). Et nulle part on ne les voit amenés, sous le coup de l’épreuve et de l’oppression, à rechercher le secours auprès du dieu des ancêtres ; à tel point que, lorsque Yahvé adresse à Moïse sa vocation de libérateur, celui-ci demande d’abord sous quel nom il devra rappeler son souvenir aux clans opprimés et le leur présenter (Exode 3.13 et suivants) ; il prévoit même que cela ne suffira pas pour réveiller en eux une confiance et des besoins dès longtemps disparus : « Ils ne me croiront pas et n’écouteront pas ma voix » (Exode 4.1).
Bien plus encore : des textes tels qu’Ezekiel Ézéchiel 20.7 ; Ézéchiel 23.3 laissent entendre qu’une partie des clans aurait adressé un culte à des dieux égyptiens, et Josué 24.14 parle aussi « des dieux qu’ont servis vos pères de l’autre côté du fleuve (Mésopotamie) et en Égypte ».
Non, l’œuvre de Moïse ne s’explique pas comme étant la réponse aux aspirations politiques et religieuses des clans hébreux qui, alors, ne constituaient pas encore un peuple conscient de son unité nationale, ni un milieu travaillé par des besoins religieux. Il a fallu à ces clans les expériences réitérées sur le terrain des faits qui précédèrent, accompagnèrent et suivirent le grand acte libérateur de la servitude égyptienne, pour comprendre la réalité et la puissance du Dieu qui était venu à leur secours et dont Moïse leur avait révélé l’intervention providentielle au moment de la sortie d’Égypte.
On a cru pouvoir affirmer que l’œuvre de Moïse aurait été le résultat de l’influence exercée sur lui par les idées religieuses de l’Égypte et qu’en particulier on y retrouverait les traces de ces doctrines ésotériques, enseignées à des initiés et dans le mystère desquelles il aurait été instruit (voir l’affirmation de Manéthon rappelée ci-dessus et d’après laquelle Moïse aurait d’abord été prêtre d’Osiris à Héliopolis). Mais on a fait observer à bon droit que la position de Moïse vis-à-vis du pharaon et des sages d’Égypte a toujours été celle d’un combattant, d’un adversaire, et « nullement celle d’un homme qui aurait trahi les doctrines ésotériques dans lesquelles il aurait été élevé »… et que « ce n’est pas auprès du temple d’Osiris, mais bien dans la solitude de la montagne du Sinaï que les souvenirs populaires lui font entendre la voix divine » (H. Schultz). L’opinion à laquelle il est fait allusion ici semble d’ailleurs aujourd’hui assez généralement abandonnée, et c’est avec raison qu’Ewald déjà a pu dire que la lutte engagée par Moïse avec le pharaon et les Égyptiens fut « une véritable guerre de religion » ; Nombres 33.4 contient cette déclaration, qui exprime la même pensée : « Yahvé exerçait aussi des jugements contre leurs dieux. » Si l’on avait pu songer à supposer une influence de la religion égyptienne sur la pensée de Moïse, ce n’eût sans doute été possible que sous le règne de ce monarque qu’on a appelé « le pharaon hérétique », Aménophis IV (1375-1360), qui prit le nom d’Akenaton, lorsqu’il voulut introduire la réforme religieuse consistant à substituer au culte de tous les dieux égyptiens celui du seul Disque solaire, Aton. Mais, comme on l’a remarqué très justement, ce qui fait le caractère propre de la religion yahviste instituée par Moïse est essentiellement différent ; en effet, le côté moral de la divinité, si accentué dans le yahvisme, n’apparaît pas dans le système religieux que ce monarque a voulu imposer à l’Égypte ; sa réforme (qui n’eut, d’ailleurs, qu’une durée très éphémère) relevait, comme l’a fort bien observé Lods, « soit du panthéisme, soit du polythéisme monarchique », et elle était par conséquent « d’une autre nature que le monothéisme moral des Israélites » (voir notre article Égypte).
On a quelquefois aussi signalé des points de contact réels entre les lois d’Israël et les prescriptions du Livre des Morts égyptien ; mais ici encore l’esprit qui a inspiré les unes et les autres apparaît bien différent, et l’on respire dans les premières un souffle bien plus élevé de piété, de liberté et de respect de la dignité humaine. Et si même on admet qu’il existe dans les institutions cultuelles d’Israël certains traits de détail qui pourraient faire croire à une influence étrangère et, dans l’espèce, égyptienne, il resterait encore à établir à quelle époque, pas forcément mosaïque, cette influence a pu se faire sentir.
Enfin, on a émis l’hypothèse, acceptée par un grand nombre de critiques (Tiele, Budde, Stade, Valeton, Lods et d’autres), que Yahvé, avant d’être le dieu des clans hébreux, aurait été l’
élohim protecteur de Jéthro et des Madianites-Kéniens, et que la religion d’Israël dérivait de la sagesse sacerdotale de ces peuples. On remarque d’abord que toute la région madianite est voisine de Kadès, dont le nom même indique une localité particulièrement sacrée depuis longtemps, et auprès de laquelle il y avait une source appelée « fontaine du jugement (ou de l’Oracle) » dans Genèse 14.7, texte qui la met en relation avec Kadès ; ce nom indiquerait donc une localité où l’on se rendait pour faire trancher des questions de droit devant la divinité du lieu ; ce sanctuaire aurait été le siège d’une sorte de tribunal divin, auprès duquel résidait sans doute une confrérie de prêtres considérés comme les interprètes de la divinité. De nombreux critiques ont donc émis l’opinion que cette localité, dans le district de laquelle se trouvait le territoire de Madian et peut-être aussi, pour un bon nombre de savants, la montagne d’Élohim, le Sinaï, avait dû être, depuis longtemps, le centre de culte des tribus habitant cette région ; que Exode 18.10-12 semble permettre d’affirmer que Jéthro, chef des prêtres qui desservaient le sanctuaire de Kadès, reconnaissait Yahvé comme son dieu, puisqu’il lui offre alors un sacrifice, et que la scène racontée dans ces versets représente une véritable cérémonie « d’initiation des principaux chefs israélites » au culte de Yahvé ; pour quelques critiques même, le sacerdoce lévitique aurait eu pour patrie Kadès, d’où il aurait passé en Canaan (voir la réponse faite à cette hypothèse par Kittel, Gesch. des Volkes Israël, p. 549s.) ; enfin, que la fête religieuse pour la célébration de laquelle Moïse demande au pharaon de laisser les clans hébreux faire trois jours de marche au désert (Exode 3.18 ; Exode 5.3 ; Exode 8.27) était une de celles qui se célébraient à Kadès.
Cette série d’affirmations paraît prêter à des objections sérieuses. On reconnaîtra tout d’abord, d’une façon générale, que la tradition hébraïque, telle que les différents documents la reflètent, n’a conservé aucun souvenir positif de cette origine madianite-kénienne du culte de Yahvé ; qu’elle ne dit nulle part qu’il ait été le dieu des Kéniens et que ce dieu, cet El-Kadès, ait porté le nom de Yahvé ; que si Jéthro, dans Exode 18.11, déclare : « Maintenant je sais que Yahvé est plus grand que tous les dieux », cela ne veut pas signifier que Yahvé son Dieu lui apparaît désormais comme étant supérieur à ceux des nations (de cela Jéthro aurait dû être persuadé depuis longtemps et, d’ailleurs, il ne l’appelle nulle part Yahvé son Dieu) : cela signifie, ou bien que Jéthro en est venu, à la suite des expériences faites récemment par Israël, à reconnaître, lui aussi, Yahvé pour son dieu à lui ; ou bien qu’ayant adressé jusqu’à présent son culte aussi à Yahvé en même temps qu’à d’autres dieux, il finit par reconnaître que Yahvé est plus fort que tous les autres et qu’il mérite seul d’être adoré. « L’hypothèse des Kéniens, dit Bertholet (Histoire de la civilisation d’Israël, p. 154, note),… ne me paraît admissible qu’en reconnaissant que Yahvé fut aussi le dieu des Kénites. Mais qu’il ait été à l’origine le dieu des Kéniens seuls soulève, à mon avis, de fortes objections. Je ne me risque pas à ramener la tradition du « dieu père » (Exode 3.6 etc.) à une simple égalisation de la légende mosaïque avec celles de la Genèse. »
Et, dans Nombres 10.29-32 (le parallèle élohiste de Exode 18, qui est de J) où est raconté l’entretien de Moïse avec son beau-père, on voit Moïse, pour persuader ce dernier d’accompagner les tribus dans leur voyage au désert, lui montrer que s’il accepte il deviendra ainsi participant des bienfaits que Yahvé a promis à Israël : or, si Yahvé avait été, déjà auparavant, le dieu ou l’un des dieux des Kéniens, Moïse n’aurait pas eu besoin d’un tel argument pour encourager son beau-père à guider Israël dans le désert ; les grâces de Yahvé, son dieu avant d’être celui des tribus israélites, lui étaient, en effet, dès longtemps acquises.
Enfin, si Yahvé avait été le dieu d’une peuplade étrangère aux clans hébreux, il semble bien difficile d’admettre que Moïse eût pu entraîner les tribus dans une lutte en vue de leur libération, au nom de ce dieu étranger, et en le présentant comme identique au dieu des ancêtres ; or, c’est sur ce titre-là que Yahvé s’appuie et met l’accent, lorsqu’il adresse son appel à Moïse : « le dieu de vos pères, le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob… »
Que, sur une montagne qui était déjà sacrée aux yeux de quelques tribus du désert, Moïse ait reçu la première révélation du dieu qui se présente à lui comme le dieu des pères, ce fait n’implique pas forcément la conclusion que le dieu qui y était adoré eût porté le nom même sous lequel il se présente à Moïse. D’ailleurs, la forme volontairement vague sous laquelle la divinité répond à la question parler la proclamation d’un nom propre déterminé et qui aurait été courant dans la région où se faisait cette déclaration ; elle constitue avant tout une solennelle affirmation de ce qu’est l’essence véritable du dieu qui se révèle ainsi et qui possède la Vie, la Réalité absolue.
M. Westphal résume d’une façon très juste et incisive l’hypothèse qui vient d’être examinée : « Jéhovah serait le dieu de l’orage, résidant au Sinaï ; son adorateur et son prêtre aurait été Jéthro ou Réuel, beau-père de Moïse, et Moïse, influencé par son beau-père et prédispose par sa connaissance de la religion égyptienne à la conception de la monolâtrie, aurait « confisqué à son profit les attributs d’une pauvre petite divinité spéciale et sans valeur ». Avec lui, nous avouons avoir de la peine à trouver là « l’origine historique de la religion qui a donné au monde le Décalogue, le commandement de l’amour, la loi de la sainteté et l’apostolat des prophètes » (Jéhovah, pages 176, 177). Et avec bon nombre de critiques, nous demanderons encore, si la religion mosaïque n’a été, à l’origine, qu’une religion naturiste ayant pour dieu un Yahvé emprunté aux Madianites-Kéniens, comme tant d’autres qui ont vu le jour sur le sol du vieux paganisme sémitique, pourquoi le développement religieux et moral si extraordinaire qui s’est poursuivi en Israël dès les temps mosaïques jusqu’à la fin de la période prophétique n’aurait pas pu se produire tout aussi bien dans l’une ou l’autre des religions des peuples voisins d’Israël, sous l’action d’un Kémos dieu des Moabites, ou d’un Milcom dieu des Ammonites, ou du Baal cananéen ? À quelles conclusions faut-il donc aboutir, en ce qui concerne la genèse de l’œuvre religieuse et nationale de Moïse ? On est assez généralement d’accord pour admettre, comme étape première et préliminaire de toute cette œuvre, un ensemble de conditions de l’ordre spirituel et psychologique, que l’on peut déduire de l’étude des textes et de l’examen du milieu dans lequel se forma la personnalité de Moïse.
On concevra volontiers, avec Dillmann et la plupart des critiques et historiens, que Moïse était, de sa nature, un puissant esprit, un homme présentant des prédispositions de l’ordre religieux particulièrement marquées, un véritable héros parmi sa génération, enrichi, du fait de son éducation égyptienne, de tout ce que la civilisation de l’époque avait pu ajouter encore à ses dons et qualités naturelles. On admettra aussi que durant son long séjour dans les solitudes de Madian, sa pensée dut se porter constamment sur les questions intéressant l’avenir matériel et religieux de ses compatriotes, qu’il avait laissés en Égypte, gémissant sous le joug de l’oppression ; on pourra ajouter encore qu’en réfléchissant au spectacle que lui avait offert le culte adressé par les Égyptiens à une multitude de dieux et qu’en le comparant à celui, plus simple et plus rudimentaire, qu’il contemplait en Madian, il en était venu à ressentir une aversion toujours plus forte pour les dieux du panthéon égyptien et à éprouver un attrait d’autant plus grand pour le dieu de ses pères.
On a été plus loin encore, et l’on a suggéré que si le nom de sa mère Jokébed (Exode 6.20) doit être considéré comme vraiment authentique et, par conséquent, comme composé avec une abréviation du nom divin Yahvé, on pourrait supposer possible le fait que ce nom de Yahvé aurait été propre à la religion du clan auquel appartenait Moïse lui-même, puisque, d’après Exode 3.6, Dieu lui dit : « Je suis le dieu de ton père » et que, dans le cantique de Exode 15.2, Moïse dit : « Il est le dieu de mon père ». Mais cette hypothèse elle-même se heurte à des difficultés réelles, provenant d’abord du sens peu clair que présente ce nom, et il se pourrait fort bien (Kittel, ouvrage cité, p. 556) qu’il fût le résultat d’une déformation du nom primitif inspirée par le désir de l’adapter à la foi yahviste des tribus.
On a constaté, il est vrai, dans les textes cunéiformes antérieurs à l’époque de Moïse, la présence de noms propres dans la composition desquels entrent certaines syllabes qui rappelleraient d’assez près le nom de Yahvé abrégé. Mais ces éléments représentent-ils réellement le nom divin Yahvé ? La certitude n’en est pas absolument acquise et beaucoup de savants très autorisés sont d’accord pour déclarer que, jusqu’à plus ample information, il y a lieu de se montrer très circonspect dans l’usage que l’on fait de semblables données. Toutes ces considérations ne font qu’établir la base préliminaire générale sur laquelle a pu s’édifier la grande œuvre de Moïse ; et si l’on en restait là, on n’aurait pas pénétré le secret de cette œuvre, de cette initiative religieuse qui a fait faire à l’humanité un si immense pas en avant. Pour expliquer cette transformation profonde de la notion de Dieu, telle qu’elle apparaît en Israël à partir de la période dite mosaïque, nous ne craignons pas d’affirmer qu’il n’a rien fallu de moins qu’un contact personnel et direct avec la personne divine, en un mot : une révélation semblable à celle dont parlent nos documents dans Exode 3 ; Exode 6.
C’est ce contact, ce sont ces faits de révélation intérieure, cette expérience intime de la présence et de la toute-puissance du Dieu qui se manifestait à lui, qui ont pu lui donner une notion claire de ce qu’était la vraie nature du Dieu qui s’identifiait à celui des pères, qui lui confiait une mission libératrice solennelle et qui, en la lui confiant, lui infusait les forces et le courage nécessaires pour l’accomplir et lui donnait l’impulsion intérieure sans laquelle il n’aurait pas quitté les plaines de Madian pour se jeter, comme il le fit, en pleine mêlée et pour se révéler à Israël comme le guide sûr, le réformateur religieux qui l’a fait parvenir des bas-fonds d’une religion vague et sans force, jusque sur les hauteurs de l’hénothéisme moral qui aboutira plus tard à la religion toute spirituelle et nettement monothéiste des prophètes. Pour aboutir à un tel résultat, il fallait plus que des dispositions religieuses favorables, plus qu’un heureux concours d’antécédents et de situations extérieures : il fallait une intervention venant de plus haut et dans laquelle on pût discerner l’action providentielle de Dieu. C’est bien là ce que nous montre la vision révélatrice qui inaugure le ministère de Moïse, vision nécessaire et sans laquelle, quoi qu’on fasse, ce ministère et l’œuvre qui en est résultée restent une énigme inexplicable.
Quelles ont été, enfin, les formes diverses sous lesquelles se présente l’œuvre accomplie par Moïse ? On peut les grouper sous ces quatre chefs : Moïse a été l’auteur de l’unification des tribus et de leur organisation en une véritable nation ; il a été l’intermédiaire d’une alliance entre Yahvé et le peuple ainsi constitué ; le législateur ; enfin, le réformateur religieux ou le prophète.
Lorsqu’il fut appelé à être l’intermédiaire humain de la libération des clans hébreux opprimés en Égypte, Moïse ne trouva devant lui que des groupements épars, sans cohésion réelle entre eux, sinon peut-être la conscience d’appartenir à une même origine raciale et d’avoir en commun un certain nombre de traditions ; il n’avait pas affaire à une nation homogène, constituée sur une base solide et capable d’opposer à ses ennemis une force de résistance réelle. Il fallait fortifier, parmi ces clans, le sentiment de leur commune origine et faire briller devant leurs yeux un idéal national bien déterminé. Il faut penser aussi que les événements si remarquables qui avaient accompagné et suivi la délivrance du joug égyptien et dans lesquels les clans durent reconnaître l’intervention d’une puissance supérieure travaillant pour eux, contribuèrent à cimenter l’union entre eux et à rendre possible l’œuvre d’organisation qu’allait poursuivre Moïse. Il est impossible de ne pas admettre que, pour atteindre ce résultat, Moïse ait donné aux clans, sous la forme la plus rudimentaire qu’on voudra, une organisation civile quelconque, ayant à sa base un certain nombre de lois et d’ordonnances essentielles et indispensables. Or, le chapitre 18 d’Exode (Exode 18) semble indiquer assez nettement un essai de constituer, en particulier, l’exercice de la justice sur des bases régulières ; et c’est Jéthro qui, pour décharger Moïse du fardeau écrasant qui l’accablait dans ce domaine, lui proposa d’établir des juges chargés de connaître les causes les moins graves apportées devant lui par le peuple, en l’engageant à ne conserver lui-même que les plus importantes. Pour régler d’une façon pratique cet exercice du droit populaire, il paraît indispensable de concevoir qu’un certain ensemble de prescriptions d’ordre juridique a été établi, d’après lesquelles les juges auxquels Moïse avait délégué une partie de son autorité, et Moïse lui-même, devaient rendre leurs jugements.
En fait, c’est ce que permettent de supposer :
Il ne faut pas oublier ici un fait capital : la découverte, en 1902, de l’important code civil de Hammourabi, le fameux roi de la première dynastie babylonienne, qui régnait vers 2250 avant Jésus-Christ. Il s’agit ici de la codification de prescriptions légales, qui ne visent pas une population à demi-nomade, mais qui dénotent un état de civilisation déjà fort avancé, et l’on a tout lieu de croire que ce code (ou ceux qui en dérivent) fut plus ou moins en vigueur dans le monde sémite auquel appartenait Moïse. Or, quelles que soient les différences essentielles que l’on doive constater de l’un à l’autre, les points de ressemblance entre ce code babylonien et le Code de l’Alliance (v. Alliance [livre de l’]) sont assez nombreux et assez frappants pour que l’on soit en droit d’admettre que le premier de ces codes a pu exercer une certaine influence sur le second, à moins que remontant plus haut encore on ne veuille, comme on l’a supposé, voir dans l’un et l’autre de ces codes l’adaptation de ces antiques lois sumériennes, « notamment celles auxquelles se réfère le dernier roi de Lagach, Urukagina (vers 2800 avant Jésus-Christ), qui sont de vrais prototypes du Code d’Hammourabi » et qui par conséquent seraient « antérieures à Moïse de plus de 15 siècles » (Alexandre Westphal, tome I, p. 34). Les documents eux-mêmes n’attribuent du reste à Moïse la rédaction que de courts groupes de lois : ainsi Exode 24.4, à propos des chapitres 21-23 ; Exode 34.27, à propos des v.17-26 ; enfin, Deutéronome 27.8, l’ordre donné à Moïse d’écrire « toutes les paroles de cette loi » sur les pierres à dresser sur le mont Ebal, ce qui suppose une loi de dimensions forcément très restreintes ; Deutéronome 31, qui attribue à Moïse la mise par écrit « d’une loi » (verset 9), et de « cette loi » (verset 24), dont il nous est actuellement impossible de déterminer la teneur et l’étendue.
D’une façon générale, les travaux de la critique biblique ont établi que ce n’est pas comme législateur que Moïse a exercé le rôle le plus marqué et le plus considérable. Comme organisateur de la nation, il a accompli une œuvre, plus grande encore : des pauvres clans de bergers opprimés de Gossen, il a su faire une nation assez forte pour pouvoir se mesurer avec des ennemis souvent redoutables et solidement établis sur leur sol ; de tribus éparses, il a constitué un tout assez homogène pour résister à bien des influences étrangères dangereuses. Bien qu’on puisse constater, peu de temps après la conquête de Canaan, que certains liens se relâchèrent déjà entre les diverses parties de ce tout (le livre des Juges l’indique assez clairement), il est des éléments d’union qui persistèrent à travers tous les troubles et les dangers et qui constituèrent la forte armature d’Israël, résultant de l’action exercée par Moïse sur le terrain civil, juridique et religieux.
En effet, l’action qui chez Moïse prima toutes les autres fut celle qu’il exerça dans le domaine religieux. Pour pouvoir inculquer au peuple qu’il voulait former la notion de son unité profonde et durable, il ne suffisait pas de le doter d’institutions de l’ordre judiciaire et d’ordonnances légales, quelque utiles et nécessaires qu’elles fussent pour la vie pratique de tous les jours : il fallait l’établir sur une base religieuse nettement distincte de celle des autres peuples ; lui révéler un aspect de la divinité qui la distinguât d’une façon essentielle de toutes les représentations purement sensibles et terrestres que l’humanité contemporaine s’en faisait, et accentuer le caractère moral du dieu qui entrait en relations directes avec le peuple ; il fallait développer en Israël le sentiment de sa dépendance à l’égard de ce Dieu auquel il devait la liberté et des marques si visibles de sa faveur ; créer un lien moral effectif entre ce Dieu et le peuple qui était l’objet de sa protection ; rendre durable et définitif le rapport qui venait de s’établir entre eux et qui devait pénétrer et transformer la vie même de ce peuple.
Pour atteindre ces résultats, Moïse ne procédera pas par formules théoriques sur ce qui constitue l’essence même de la divinité, sur son caractère unique, etc. Non, pour établir la différence fondamentale qui distingue le Dieu d’Israël de ceux de tous les autres peuples, Moïse mettra simplement, mais constamment, la conscience d’Israël en présence d’un grand fait historique, ce fait que l’on a très justement indiqué comme marquant « l’heure de la naissance du peuple d’Israël » : son Dieu, c’est celui qui l’a fait sortir de la maison de servitude à main forte, à bras étendu. C’est alors que, pour consacrer l’état de choses nouveau qui vient de s’établir, mais qui pouvait risquer de s’affaiblir et de se perdre, Moïse, ayant conduit son peuple jusqu’à la « montagne d’Élohim », y devient l’intermédiaire d’une alliance conclue entre Dieu et Israël, d’un pacte par lequel ils s’engagent l’un vis-à-vis de l’autre : au Sinaï, Yahvé se déclare le Dieu d’Israël, d’une part, et Israël, de l’autre, se reconnaît le peuple de Yahvé ; « cette formule, si souvent répétée, paraît exprimer l’idée directrice de l’activité de Moïse… la création d’un peuple par la fondation d’une religion nationale » (Adolphe Lods, ouvrage cité, p. 360).
Le maintien de la relation ainsi établie entre les deux est soumis à l’observation de conditions acceptées par l’un et par l’autre ; Exode 19.5 l’indique clairement : « Si vous écoutez ma voix et si vous gardez mon alliance, vous m’appartiendrez entre tous les peuples ». La notion de l’alliance ressort nettement de Exode 24.3ss où l’on voit l’engagement pris par le peuple (verset 3) suivi d’une cérémonie cultuelle avec offrande de sacrifices constituant la ratification solennelle du pacte qui venait de se conclure.
Maintenant, il paraît de prime abord vraisemblable que, si un pacte a été conclu alors, il a dû être consacré et régi par un certain nombre de prescriptions et de lois qui devaient en régler le fonctionnement. Si Moïse a été l’intermédiaire choisi de Dieu pour conclure l’alliance du Sinaï, il semble indispensable d’admettre qu’il a promulgué, comme première base juridique et religieuse de celle-ci, diverses ordonnances de l’ordre cultuel et moral qui devaient faire connaître aux tribus leurs devoirs comme peuple de Yahvé et, comme membres d’une même communauté civile et religieuse, leurs devoirs réciproques. Ces rapports nouveaux créés par l’alliance se manifestaient, en particulier, sous la forme d’un culte dû par Israël à son Dieu ; on ne conçoit pas, en effet, une religion dans laquelle il n’y aurait pas, imposées à ses adeptes, certaines obligations de l’ordre cultuel, des usages et des rites consacrés, si simples qu’on veuille les supposer.
Or, si les générations postérieures ont attribué à Moïse une activité législative évidemment exagérée et même exclusive (à tel point que tout ce qui a pu surgir plus tard en fait de lois et d’institutions cultuelles, au cours de toute l’histoire d’Israël, a toujours été considéré comme la suite et le développement de lois promulguées par Moïse seul, et jamais par d’autres), il n’en est pas moins vrai qu’on ne peut pas se représenter que l’époque où fut établi par Moïse le pacte du Sinaï n’ait pas vu apparaître un certain nombre de règles précisant le culte que Yahvé attendait de son peuple et les relations qui venaient d’être établies entre eux. Quelques-unes des prescriptions et des institutions cultuelles mentionnées, soit dans Exode 21 ; Exode 22 ; Exode 23, soit dans Exode 34 (« le Petit Livre du Pacte, ou Décalogue yahviste »), soit ailleurs encore, doivent remonter jusqu’à l’époque mosaïque ; par exemple ce qui concerne certaines fêtes anciennes de l’année religieuse, ou le type rudimentaire de l’autel tel que l’indique Exode 20.24-26, ou l’institution très simple des sacrifices de l’époque la plus ancienne, ou la Tente du Rendez-vous au désert sous la forme la plus primitive, le sabbat, la loi du rachat des premiers-nés, et bon nombre d’autres encore, présentent un caractère nettement archaïque et cadrant bien avec les conditions de la vie au désert.
Mais il faut aller plus loin encore : en présence du développement religieux et moral qui s’est poursuivi en Israël et qui établit une différence si profonde, si essentielle entre la religion de ce peuple d’une part, et le panthéisme égyptien et les religions moralement si corrompues de l’ancien monde sémitique d’autre part, on est obligé d’admettre que Moïse ne s’est pas borné à établir les bases cultuelles de la religion de Yahvé, mais qu’il a dû encore proclamer les premiers principes de l’ordre moral qui devaient inspirer et régler la conduite de l’Israélite vis-à-vis de son Dieu ou de son prochain. En admettant même la justesse de l’affirmation d’après laquelle l’élément cultuel a toujours précédé l’élément moral dans l’histoire religieuse des nations, il faut ici, en ce qui concerne Israël, recueillir les données que nous fournit l’histoire même du peuple de Yahvé et constater, sur la base des documents que nous possédons, quelles ont été, sur le terrain pratique de la vie morale, les conséquences de l’œuvre accomplie par Moïse.
Or, avec la seule présupposition d’un ensemble de prescriptions de l’ordre uniquement cultuel laissées par Moïse à ses contemporains, on n’arriverait jamais à expliquer les différences fondamentales qui, sur le terrain religieux et moral, ont séparé de bonne heure la religion des tribus israélites de celles des peuples contemporains. Voilà pourquoi on est amené à statuer, non pas seulement la possibilité, mais la nécessité d’un ensemble de préceptes de l’ordre moral, tels que ceux qui sont à la base du Décalogue de Exode 20 ou du code de l’Alliance, préceptes qui, au cours de l’évolution du peuple d’Israël, ont été développés, complétés et précisés, mais dont l’énoncé le plus simple peut être, et nous disons même, doit être remonté à une origine mosaïque. Mais il faut bien relever et accentuer ici un fait essentiel : ce qui importe surtout, c’est l’esprit d’une si haute élévation morale que Moïse a dû insuffler dans les prescriptions légales qui peuvent dater de son époque, et non pas la lettre même de ces lois, leur rédaction écrite que la critique biblique, même la plus modérée, a montré assez nettement ne pouvoir pas, dans son ensemble, avoir eu Moïse pour auteur (Pour ces questions, voir Décalogue, Alliance [le livre de l’], Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome et Pentateuque.).
Dans sa Théologie de l’Ancien Testament, Hermann Schultz a montré qu’on pouvait concevoir l’œuvre de Moïse en envisageant sa personnalité sous deux aspects différents :
(a) ou bien il a été le créateur d’Israël comme nation, et c’est seulement en corrélation avec ce côté-là de son œuvre qu’il aurait été le créateur d’Israël considéré comme le dépositaire d’une religion nouvelle ;
(b) ou bien on peut, de prime abord, considérer le côté religieux de l’œuvre de Moïse comme ayant constitué la partie essentielle de cette œuvre, celle qui a été au premier plan de son activité ; Moïse aurait eu avant tout l’intention de créer, au sein de ce peuple, une religion de nature supérieure et moralement plus pure qu’elle n’existait chez les peuples voisins (Kuenen, Stade). Schultz montre que si l’état actuel de nos documents ne fournit pas une preuve absolue en faveur de l’une ou de l’autre de ces conceptions, l’impression d’ensemble que la personnalité de Moïse a laissée dans le souvenir de son peuple et le fait que ce peuple, en dépit des circonstances les plus défavorables et malgré les déchéances et infidélités nombreuses qui se produisirent en son sein, a pu cependant maintenir un idéal toujours plus élevé au double point de vue religieux et moral, tout cela milite en faveur de la seconde de ces conceptions du rôle essentiel joué par Moïse : il n’a pas été seulement un héros national et le fondateur d’un peuple auquel il donna un certain nombre d’institutions et lois civiles ; il a été un prophète de Dieu.
Il faut donc, pour terminer, relever ici cette qualité de prophète qui est restée la caractéristique la plus marquée de toute son activité, qui la résume aux yeux de la tradition israélite et qui trouve, aujourd’hui encore, son expression officielle dans le Credo ou confession de foi du judaïsme contemporain (dont le Symbole avait été formulé au XIIe siècle par le grand théologien Moïse Maïmonide). Le texte Deutéronome 34.10 a été déjà rappelé plus haut.
Il faut citer encore Deutéronome 18.15 ; Deutéronome 18.18, plaçant dans la bouche même de Moïse ces mots qui accentuent nettement la même fonction : « Yahvé ton Dieu te suscitera, du milieu de tes frères, un prophète tel que moi… », et Osée 12.14 : « Par un prophète Yahvé fit monter Israël hors d’Égypte, et par un prophète Israël fut gardé ». Dans quel sens ce mot est-il pris par l’Ancien Testament, pour désigner Moïse ? Certainement pas dans le sens si spécial, et du reste si peu conforme à l’usage habituel du terme dans l’Ancien Testament, où le judaïsme postérieur attribuait ce titre à Moïse, en considérant surtout en lui l’auteur de prodiges et d’actions d’éclat comme celles qui ont jalonné la route du voyage au désert. Il ne l’est pas non plus dans le sens, non moins étroit et incomplet, de voyant annonçant les événements à venir. Cette appellation de prophète est prise dans une acception à la fois plus élevée, plus large, plus en rapport avec ce que nous disent les documents historiques qui évoquent les grandes figures d’un Samuel, d’un Élie, d’un Amos et d’un Ésaïe. Prophète, il le fut parce que, comme les plus grands d’entre eux, il avait reçu et accepté, à l’entrée de sa carrière, une vocation et une révélation solennelles de la part de Yahvé et qu’il avait fait, sous une forme particulièrement émouvante, l’expérience du caractère impérieux, irrésistible de l’appel venu d’En-haut : « Le Seigneur Yahvé a parlé, qui ne prophétiserait ? » dira plus tard Amos (Amos 3.8). Il le fut parce qu’il était (selon les termes de Josué 1.13) serviteur de Yahvé au sens le plus complet de cette appellation, par laquelle il est désigné plus souvent qu’aucun autre personnage de l’Ancien Testament ; serviteur de Yahvé, il le fut absolument, celui auquel Yahvé parlait « non par énigmes », mais « bouche à bouche » et auquel il avait été accordé le privilège unique de contempler « une image », c’est-à-dire une conception nouvelle, de la divinité (Nombres 12.8).
D’ailleurs, les grands principes religieux proclamés par lui devant ses contemporains ont été également ceux que les prophètes proprement dits, dont l’histoire nous a conservé le souvenir ou les œuvres écrites, ont développés et dont ils ont tiré les conséquences dernières ; le courant spirituel qui les relie les uns aux autres à travers les siècles a pris sa source à l’heure où les tribus hébraïques entraient, par l’intermédiaire de Moïse, en contact avec une pensée religieuse plus élevée et portant en elle le germe qui s’épanouira plus tard dans les notions prophétiques par excellence du monothéisme absolu, dans le domaine de la religion, de la justice et de la moralité, dans celui de la vie individuelle et collective. Moïse constitue réellement le premier anneau de cette longue chaîne qui, après les siècles révolus, aura son point d’aboutissement dans le Baptiste, précurseur de Celui qui est venu, non pas abolir, mais accomplir la Loi et les Prophètes.
Ant.-J. B.
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