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Terme usité depuis le XVIIIe siècle pour désigner les deux épîtres à Timothée et l’épître à Tite, parce que ces lettres, qui forment un groupe à part dans la collection des écrits de Paul, s’adressent à des conducteurs d’églises, à des pasteurs que l’apôtre veut instruire des devoirs de leur vocation.
Paul est en liberté quand il écrit la lettre que nous appelons la 1ère à Timothée. Le destinataire est à Éphèse, Paul paraît être en Macédoine ; du moins est-ce en partant pour cette province qu’il a fait à son disciple un devoir de rester dans la capitale de l’Asie proconsulaire, afin de combattre l’enseignement de certains docteurs (1 Timothée 1.3). Il espère d’ailleurs l’y rejoindre bientôt (1 Timothée 3.14 ; 1 Timothée 4.13).
L’épître à Tite est écrite aussi à un moment où Paul peut aller et venir à son gré. Il a laissé Tite en Crète en le chargeant d’y régulariser l’organisation des communautés (Tite 1.5). Mais Tite aura bientôt à venir le retrouver à Nicopolis (Épire). C’est là que Paul a résolu de passer l’hiver. Il va envoyer en Crète Artémas ou Tychique, sans doute pour remplacer Tite, car celui-ci ne pourra partir que quand l’un ou l’autre de ces deux hommes sera arrivé (Tite 3.12). Il est invité à pourvoir Apollos et un légiste nommé Zénas, vraisemblablement les porteurs de la lettre, de ce qu’il leur faut pour un voyage ultérieur dont le but n’est pas indiqué (Tite 3.13).
Paul est prisonnier à Rome quand il écrit 2 Timothée (2 Timothée 1.8 ; 2 Timothée 1.16 ; 2 Timothée 2.9) Déjà une fois il a comparu devant le tribunal impérial, et si, alors, toute aide humaine lui a manqué, le Seigneur l’a secouru et délivré, voulant qu’il pût achever son œuvre parmi les Gentils (2 Timothée 4.16 et suivant). Mais maintenant il prévoit que son procès se terminera par une condamnation à mort (2 Timothée 4.6-8). Confiant dans le Seigneur, qui l’accueillera dans son céleste royaume (2 Timothée 4.18), il est prêt au sacrifice ; mais il se sent humainement bien isolé. Plusieurs, sur lesquels il croyait pouvoir compter, ont fait défection : c’est le cas de Démas (2 Timothée 4.9) ; c’est le cas de tout un groupe de chrétiens d’Asie (2 Timothée 1.13). Il loue par contre le dévouement d’un autre Asiate, Onésiphore, qui, sitôt arrivé à Rome, s’est mis à sa recherche et n’a eu de cesse qu’il ne l’ait trouvé dans sa prison ; mais il semble qu’Onésiphore ne soit plus de ce monde au moment de l’envoi de la lettre (2 Timothée 1.16 et suivants, cf. 2 Timothée 4.19). D’autres compagnons l’ont quitté apparemment pour se livrer à un travail missionnaire : Tite est en Dalmatie, Crescens — nommé seulement ici — en Galatie ou en Gaule (2 Timothée 4.10). Il a envoyé Tychique à Éphèse (2 Timothée 4.12). Pour le moment, Luc seul est auprès de lui (2 Timothée 4.11). Aussi soupire-t-il après la présence de Timothée et le presse-t-il de venir à Rome au plus tôt, avant l’hiver (2 Timothée 1.4 ; 2 Timothée 4.9 ; 2 Timothée 4.21), en se faisant accompagner par Marc (2 Timothée 4.11). La lettre ne dit pas où se trouve le destinataire. Il ne doit pas être loin de Troas, car il est prié d’en rapporter un manteau et des livres laissés chez un nommé Carpus (2 Timothée 4.13). Les probabilités sont pour Éphèse. L’apôtre fait mention de plusieurs Éphésiens ou Asiates. Tychique est du nombre (Actes 20.4) ; de même Trophime, mentionné 2 Timothée 4.20. Si Tychique a été délégué à Éphèse, il y a apparence que c’est comme futur remplaçant de Timothée. Et si Timothée est chargé de saluer la famille d’Onésiphore (2 Timothée 4.19), qu’il a vu à l’œuvre à Éphèse (2 Timothée 1.18), c’est sans doute parce qu’il n’a pas encore quitté la ville où cet homme de bien habitait avec les siens avant de venir à Rome. Prisca et Aquilas, à qui Paul envoie aussi ses salutations (2 Timothée 4.19), ont été à Éphèse et peuvent y être de nouveau, après être retournés pour quelque temps à Rome (Actes 18.18 ; Actes 18.26 ; 1 Corinthiens 16.19 ; Romains 16.3).
En tenant compte de ces indications, on a essayé, mais en vain, de rapporter la composition des Pastorales à une phase de la carrière de Paul qui nous soit connue par ses autres épîtres ou par les Actes.
Nous savons par Actes 20.1 que Paul partit pour la Macédoine après ses deux ans et demi ou trois ans d’activité à Éphèse. La 1ère à Timothée daterait-elle de ce temps ? Non, puisqu’on y voit que Timothée est resté en Asie, alors que, d’après Actes 19.22, il avait précédé Paul en Macédoine où nous le retrouvons un peu plus tard auprès de l’apôtre (2 Corinthiens 1.1). En outre, à ce moment, Paul ne songeait pas à revenir à Éphèse. Son but était, après Corinthe, Jérusalem, où il avait à porter la collecte. Comme un voyage de Paul à Corinthe, non mentionné par les Actes, paraît devoir s’intercaler dans son grand séjour à Éphèse (2 Corinthiens 12.14 ; 2 Corinthiens 13.1 ; 2 Corinthiens 13.2 etc.), on a supposé que l’apôtre avait cette fois aussi passé par la Macédoine pour se rendre en Achaïe, et qu’il aurait écrit 1 Timothée à cette occasion. Mais il ressort du contenu de l’épître, en particulier de ce qui y est dit de l’exercice des charges ecclésiastiques, que l’Église d’Éphèse a déjà bien des années d’existence ; cela ne se comprend pas si 1 Timothée se place par rang d’âge entre nos deux épîtres aux Corinthiens.
Touchant l’épître à Tite, on a émis cette hypothèse : Paul aurait interrompu son premier séjour à Corinthe (Actes 18.11) pour se rendre en Crète avec Tite, ou s’y serait arrêté au cours du voyage qui devait l’amener de Corinthe en Syrie (Actes 18.18-22), et aurait écrit peu après à son disciple demeure dans l’île. Mais, dans notre épître, il parle d’Apollos comme de quelqu’un qu’il connaît bien ; or, il ne dut faire qu’à Éphèse la connaissance de ce brillant prédicateur, revenu d’Achaïe en Asie (Actes 19.1 ; 1 Corinthiens 16.12). L’épître à Tite ne saurait donc être antérieure au grand séjour à Éphèse. Daterait-elle de ce séjour même ? On peut supposer que Paul a visité la Crète à l’occasion du voyage à Corinthe que les Actes ne mentionnent pas ; ainsi notre lettre se placerait entre les deux épîtres aux Corinthiens (comme 1 Timothée d’après une hypothèse mentionnée plus haut). Apollos, qui était à Éphèse lors de l’envoi de 1 Corinthiens, a pu à quelque temps de là naviguer vers la Crète avec Zénas avant ou au lieu de retourner en Achaïe, ce que Paul désirait qu’il fît (1 Corinthiens 16.12). Cependant 2 Corinthiens parle d’une activité de Tite à Corinthe qui appartient à la même époque. Il serait donc venu rejoindre son maître, non à Nicopolis, mais à Éphèse, et aurait reçu une nouvelle mission. Certes, la phase éphésienne du ministère de Paul est d’une longueur qui rend bien des suppositions possibles, mais on en vient de la sorte à la surcharger invraisemblablement. Et quoique le silence des Actes sur l’évangélisation de la Crète ne soit pas un argument péremptoire, il est pourtant digne de remarque que Luc, quand il raconte le passage dans les eaux crétoises du navire qui portait Paul prisonnier (Actes 27.7 ; Actes 27.13), ne dise rien qui fasse soupçonner que l’apôtre ait jadis débarqué dans cette île et y ait fondé des communautés. Enfin, nous avons à tenir compte d’une observation qui vaut pour l’épître à Tite comme pour la première à Timothée. Si ces deux lettres sont censées contemporaines des épîtres aux Galates et aux Corinthiens, elles se trouvent séparées de la seconde à Timothée par un intervalle dont la durée se concilie mal avec les étroits rapports que ces trois écrits offrent entre eux.
Écrite alors que Paul était prisonnier à Rome, la 2e à Timothée ne peut avoir vu le jour pendant la captivité romaine dont parlent les Actes. Si l’on suppose qu’elle date du début de cette captivité, c’est-à-dire d’avant l’envoi des épîtres aux Colossiens, à Philémon, aux Éphésiens, aux Philippiens, on s’explique, il est vrai, la présence, signalée par ces épîtres (Colossiens 1.1 ; Colossiens 4.10 ; Philippiens 1.1 ; Philippiens 2.19 et suivants), de Timothée et de Marc à Rome. Obéissant tous deux à l’appel de Paul (2 Timothée 1.4 ; 2 Timothée 4.9 ; 2 Timothée 4.11 ; 2 Timothée 4.21), ils seraient venus le rejoindre dans l’intervalle. Mais il faut encore que Tychique, envoyé de Rome à Éphèse d’après 2 Timothée 4.12, soit revenu avant que Paul écrive aux Éphésiens et aux Colossiens, puisque ces lettres mentionnent l’envoi en Asie du même Tychique, cette fois accompagné d’Onésime (Éphésiens 6.21 et suivant, Colossiens 4.7 et suivants, cf. Philémon 1.10 et suivant). Et comment expliquer que Paul, si délaissé d’après 2 Timothée, soit de nouveau si entouré, ayant auprès de lui, non pas seulement Luc, non pas seulement Timothée et Marc, mais aussi Aristarque, Jésus Justus, Épaphras et Démas (Colossiens 4.10-14), ce Démas qui l’avait abandonné par amour pour le présent siècle ? Une (2 Timothée 4.9) autre solution a été tentée : c’est de mettre 2 Timothée non plus au commencement, mais à la fin de la même captivité romaine, après l’épître aux Philippiens. Dans celle-ci, on voit que Timothée était à Rome (Philippiens 1.1), mais que Paul avait l’intention de l’envoyer bientôt à Philippes (Philippiens 2.19) et suivants). De Philippes, Timothée se serait rendu à Éphèse, d’où Paul le rappellerait. Le grand isolement dont l’apôtre se plaint dans 2 Timothée n’est pas en désaccord avec Philippiens 2.20 ; Philippiens 2.21. Mais les objections qu’il nous reste à signaler valent contre toute tentative de placer la composition de notre épître dans le temps que délimite la notice d’Actes 28.30, et prennent d’autant plus de force qu’on se rapproche davantage du terme de ces deux ans. « Éraste est resté à Corinthe, et j’ai laissé Trophime malade à Milet », lit-on 2 Timothée 4.20. Si ceci a été écrit au cours des deux années en question, les faits mentionnés par Paul ont dû se passer quand il se rendit de Corinthe à Jérusalem par la Macédoine et l’Asie. Trophime était de ceux qui accompagnèrent l’apôtre (Actes 20.4), et l’on s’arrêta à Milet (Actes 20.15). Mais nous retrouvons ensuite Trophime à Jérusalem avec Paul (Actes 21.29). Se serait-il remis assez promptement pour le rejoindre dans l’intervalle ? On peut l’admettre à la rigueur. Mais un homme dans son bon sens ne parle pas ainsi d’un incident déjà ancien, et qui n’a pas eu de suite, à quelqu’un qui n’a pas dû l’ignorer (Timothée était du voyage). De plus, comment Paul ne s’aviserait-il qu’une fois à Rome de réclamer son manteau et ses livres (2 Timothée 4.13), si c’est à l’occasion de ce même voyage qu’il les a laissés à Troas ? (Actes 20.6)
Il faudrait renoncer à trouver pour nos épîtres une place dans la vie de Paul, s’il était établi que sa carrière a pris fin après deux ans de captivité à Rome. Mais c’est une conclusion qu’on ne peut tirer sans arbitraire de la brusque terminaison du livre des Actes. Le plus probable est que Paul est mort seulement quelques années plus tard, après un nouvel emprisonnement, comme le suppose la tradition relative à son voyage en Espagne (voir Chronologie du Nouveau Testament, tome I, p. 206). La 2e à Timothée doit dater de cette seconde captivité. La seule interprétation naturelle de 2 Timothée 4.16 et suivant est bien d’y voir, avec Eusèbe (Histoire ecclésiastique, II, 22), une allusion à un premier procès suivi de libération. Il s’agit en effet d’une délivrance qui devait permettre à l’apôtre de continuer et de parfaire son œuvre missionnaire. C’est autre chose et c’est plus qu’une assistance qu’il aurait reçue d’En-haut à la première audience du procès en cours, procès dont il prévoit l’issue.
Si, comme nous l’admettons, Paul a été relâché à la suite d’un premier jugement, les circonstances auxquelles se rapportent nos trois épîtres peuvent être reconstituées d’une manière satisfaisante. Cette libération aura permis à l’apôtre de retourner en Orient, comme nous savons qu’il en avait le désir (Philémon 1.22 ; Philippiens 1.26 ; Philippiens 2.24). Fit-il d’abord, ou remit-il à plus tard le voyage en Espagne qu’il projetait déjà en écrivant aux Romains (Romains 15.28) ? On ne peut rien affirmer à cet égard. Remarquons cependant que, dans 2 Timothée, les impressions rapportées des pays du Levant paraissent être encore assez fraîches, ce qui ne dispose pas à croire que Paul ait visité l’Espagne entre son retour de ces contrées et sa nouvelle incarcération à Rome.
Quoi qu’il en soit, voici l’idée que nous pouvons nous faire de son nouvel et dernier itinéraire oriental. De Rome, ou d’Espagne, il se rend en Crète, y prêche l’Évangile, mais n’y reste pas fort longtemps. Laissant Tite continuer son œuvre (Tite 1.5), il reprend la mer. Son but est la Macédoine. Timothée, qui voulait soit l’y accompagner, soit l’y rejoindre, reçoit l’ordre de rester plutôt à Éphèse (1 Timothée 1.3. Ce texte est souvent compris comme signifiant que Paul est allé d’abord de Crète en Asie, et que c’est à son départ d’Éphèse qu’il a dit à son disciple de ne pas quitter cette ville. Mais l’ordre a pu être donné par lettre ou transmis par un tiers). De Macédoine probablement, ou peut-être d’Epire, il écrit à Timothée et à Tite, donnant à ce dernier rendez-vous à Nicopolis, où il compte passer l’hiver. Quelque temps plus tard, disons l’hiver une fois passé, il se remet en route, gagne les côtes d’Asie, s’arrête à Troas (2 Timothée 4.13) et à Milet (2 Timothée 4.20). On peut supposer qu’il revit Timothée à Éphèse, puisque telle était son intention (1 Timothée 3.14 ; 1 Timothée 4.13), voire même qu’il poussa jusqu’en Phrygie, selon le projet formé depuis longtemps (Philémon 1.22). Mais ici encore, la preuve manque. Ce qu’il dit du manteau et des livres laissés chez Carpus ferait croire que son itinéraire du retour a été modifié. La phrase : « Eraste est resté à Corinthe » (2 Timothée 4.20) suggère qu’il visita aussi, en revenant, la capitale de l’Achaïe. Nous le retrouvons à Rome, de nouveau prisonnier et écrivant ou dictant la 2e à Timothée. Pas de difficulté pour les allées et venues de Tychique. Il y a bien assez de marge entre l’époque où Paul envoyait ce chrétien en Asie avec les épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens, et celle où il parle de déléguer en Crète, soit Tychique, soit Artémas. C’est sans doute Artémas qui a été choisi. Tychique a pu suivre Paul à Rome et de là repartir pour Éphèse, un peu avant l’envoi de 2 Timothée. Voir Paul (ses voyages), VI, et la carte.
L’ordre de composition des Pastorales ressort assez clairement de leur contenu, du moins en ce qui concerne la postériorité de la 2e épître à Timothée par rapport à la 1ère à Timothée et à l’épître à Tite ; de ces deux, qui évidemment se suivent de près, on ne peut dire avec certitude laquelle a été écrite en premier. Nos trois lettres doivent dater des années qui vont de la fin de la première captivité romaine (61) à la mort de saint Paul. La date de cette mort n’est pas sûre : il n’est nullement établi que l’apôtre des Gentils se soit trouvé à Rome en 64 et ait péri victime de la persécution qui se déchaîna après l’incendie. Mais on ne saurait descendre au delà de 68, année de la mort de Néron, la tradition constante de l’Église étant que Paul, comme Pierre, souffrit le martyre sous le règne de cet empereur. Il ne nous paraît pas possible de préciser davantage. Quel est l’hiver que Paul voulut passer en Epire ? Quel est celui qu’il voyait venir quand il appelait Timothée auprès de lui et qui dut être le dernier de sa vie, si tant est qu’il lui ait été donné de le vivre encore ? Résignons-nous à l’ignorer.
Depuis le début du XIXe siècle, l’authenticité des Pastorales a été contestée par un grand nombre de critiques. Parmi ces auteurs les uns ont rejeté 1 Timothée, tout en admettant que Tite et 2 Timothée pouvaient être de Paul, ou 1 Timothée et Tite, tout en retenant 2 Timothée ; les autres se sont prononcés pour l’inauthenticité de toutes les trois, certains avec cette réserve qu’elles auraient été fabriquées à l’aide de billets authentiques de l’apôtre. Ne pouvant entrer dans le détail des hypothèses, nous considérerons les arguments des adversaires de l’authenticité comme dirigés contre le groupe entier de nos épîtres, dont la solidarité devant la critique est d’ailleurs aujourd’hui généralement reconnue.
Faire la revue de ces arguments et de ceux qu’il y a lieu d’y opposer, c’est toucher à tous les principaux points qu’une étude systématique des Pastorales envisage et se propose d’élucider. Aussi trouvera-t-on ici, rapportées à la question d’authenticité, des observations et des caractéristiques qui importent à la connaissance de nos épîtres indépendamment même de cette question.
Tout en notant l’impossibilité de trouver place pour les Pastorales dans le cadre historique fourni par les Actes des Apôtres, nous avons fait observer qu’il n’y a pas de raison de croire à une coïncidence nécessaire entre la fin du récit des Actes et la fin de la carrière de Paul. Cependant, les défenseurs de l’authenticité des Pastorales sont accusés de s’enfermer dans un cercle vicieux : ils emprunteraient à ces épîtres, censées authentiques, la preuve d’une hypothèse, celle de la seconde captivité, qu’ils doivent admettre pour que ces lettres puissent être de Paul. Mais d’abord le témoignage de Clément de Rome (V, 7), qui suppose que Paul est allé en Extrême-Occident (et il ne peut y être allé qu’après le moment où s’arrête le récit des Actes), ne doit rien aux Pastorales, qui ne parlent pas de ce voyage. Ensuite, c’est bien sans doute le contenu de ces épîtres qui nous apprend à les situer dans une partie de la vie de Paul que les Actes ne racontent pas ; mais il n’y aurait de cercle vicieux que si, dans les quelques indications qu’elles nous fournissent sur les circonstances de leur composition, se trahissait le moindre effort pour se faire accepter comme authentiques. Au lieu de munir son œuvre d’un cadre historique supposé, un faussaire l’eût plutôt raccordée de son mieux à des événements connus, attestés par des écrits dignes de foi. Dès lors, si d’une part le souvenir s’est conservé d’une prolongation de la carrière de Paul, si d’autre part les deux épîtres à Timothée et l’épître à Tite nous mettent en présence d’une situation de fait qui s’explique une fois cette prolongation admise, il y a là une concordance dont nous sommes parfaitement en droit de faire état.
Il n’est pas vraisemblable, disent les adversaires de l’authenticité, que Paul, écrivant à des hommes qu’il a associés à son travail depuis tant d’années, croie devoir affirmer solennellement son titre d’apôtre (voir en-tête de nos trois lettres), et insister sur la vocation qu’il a reçue, sur tout ce qui rend son témoignage digne de foi (1 Timothée 1.12 ; 1 Timothée 2.7 ; 2 Timothée 1.11). Ces choses ne devaient-elles pas être hors de contestation entre eux et lui ? Il n’est pas vraisemblable qu’ayant vu ses collaborateurs il n’y a pas longtemps (c’est vrai en tout cas pour Tite) et comptant bientôt les revoir, il juge nécessaire de leur rappeler pourquoi ils ont dû rester, l’un à Éphèse et l’autre en Crète (1 Timothée 1.3 ; Tite 1.5), de leur envoyer par écrit des instructions si détaillées, comme aussi de leur exposer tout au long les caractères d’une hérésie qu’ils connaissent bien, puisqu’elle sévit autour d’eux ; pas vraisemblable non plus que, tout en les invitant, dans l’épître à Tite et dans la 2e à Timothée, à le rejoindre prochainement, il leur adresse des recommandations qui n’ont de raison d’être que s’ils ne sont pas près de quitter leurs postes.
Ainsi, on s’efforce de démontrer que le contenu des Pastorales est en contradiction avec la situation historique qu’elles supposent. On relève aussi comme un indice d’inauthenticité les allusions que font certains textes à la jeunesse de Timothée (1 Timothée 4.12 ; 2 Timothée 2.22). Celui-ci ne devait plus être si jeune ; l’importance même de la tâche qui lui est confiée empêche de le prendre pour un jouvenceau. Il ne faudrait voir en la mention de son jeune âge que la justification fictive de ce qu’il y a d’élémentaire dans les enseignements qui lui sont censément destinés. En somme, nos lettres seraient caractérisées, au point de vue psychologique, par un manque de naturel et de cohérence impossible à expliquer si c’est Paul qui les a écrites, mais aisément explicable si elles sont l’œuvre d’un écrivain d’époque postérieure qui, voulant faire accepter de ses contemporains certaines thèses sur le danger de l’hérésie, la nécessité de la discipline, le bon droit de la hiérarchie, les aurait publiées sous le nom de l’apôtre, comme adressées par lui à des hommes d’Église de son temps, en forme de communications épistolaires et dans des circonstances imaginées à dessein.
Le plus invraisemblable est cependant que l’Église ait pu se laisser prendre à des ruses aussi cousues de fil blanc.
Les objections que nous avons citées procèdent d’une idée arbitraire : celle qu’on se fait de la manière dont Paul aurait dû écrire à ses amis. Il s’agit de lettres adressées par un apôtre à ses représentants attitrés auprès de certaines églises. Pourquoi vouloir qu’elles aient le caractère de simples messages privés ? Ce n’est pas dans le billet à Philémon qu’il faut chercher des critères qui leur soient applicables. Elles ont réellement Timothée et Tite pour destinataires ; mais ce ne sont pas ces hommes seulement que l’auteur veut atteindre. Habitué à répandre sa pensée au moyen de ses lettres, à user de ce mode de publication comme aujourd’hui un journaliste de son journal (cf. Colossiens 4.16), il était naturel que, l’occasion se présentant d’écrire à ses collaborateurs, il prît la peine de formuler à leur usage des instructions qui fussent d’un profit durable pour les communautés qu’ils dirigeaient comme pour eux-mêmes. « Nos épîtres en effet sont destinées aux églises, et non pas seulement aux individus dont elles portent les noms » (Godet).
L’affirmation solennelle de la vocation apostolique de Paul, les détails où il entre en traitant ces sujets de doctrine et de morale dont on pense que ses correspondants devaient être suffisamment instruits, sa manière un peu insistante de leur notifier les occasions et les motifs de ses communications, tout cela se comprend dès que l’on admet le genre en une certaine mesure public et officiel de cette correspondance. Il faut que Tite et Timothée puissent au besoin se couvrir de l’autorité de l’apôtre en produisant les ordres écrits et détaillés dont il les aura munis. C’est pourquoi les Pastorales ont plus d’un rapport avec un manuel de gouvernement ecclésiastique, sans toutefois qu’elles en soient un, car leur caractère épistolaire n’est pas supposé : elles font à propos, quoi qu’en disent les critiques, la différence des personnes et des circonstances. Les églises de Crète sont de fondation récente : Tite est chargé d’y établir des anciens (Tite 1.5). À Éphèse, Timothée se trouve en présence d’une organisation qui existe et fonctionne déjà : Paul s’exprime en termes appropriés à cette situation (1 Timothée 3.1). Aux nouveaux convertis qu’il éduque et dont il ne va pas tarder à se séparer, Tite doit laisser de bonnes règles de mœurs : « Dis aux vieillards d’être sobres, graves, pondérés… » (Tite 2.2 et suivant). Timothée reçoit, dans la première épître qui lui est destinée, des conseils de prudence pastorale qui certes ne vaudront pas pour lui seul, mais qu’il aura à mettre directement en pratique dans son ministère éphésien : « Ne reprends pas rudement le vieillard, mais exhorte-le comme un père… » (1 Timothée 5.1 et suivants). Plus tard, appelé à Rome auprès de Paul prisonnier, il se voit dédier des recommandations dont il profitera dans quelques circonstances qu’il ait à servir le Seigneur, et dont tout ministre de l’Évangile peut faire son vade-mecum, mais qui se ressentent pathétiquement de la perspective du martyre auquel l’apôtre, prêt pour son compte, veut que ses imitateurs soient préparés (2 Timothée 1.8 ; 2 Timothée 2.3 ; 2 Timothée 4.5).
Ce qui est dit de la jeunesse de Timothée ne saurait nous embarrasser sérieusement. Donnons-lui à peu près vingt ans quand il devint le compagnon de Paul (49). Avec les habitudes de langage des anciens, il lui suffisait de n’avoir pas atteint la quarantaine lors de la composition des Pastorales pour s’entendre qualifier de jeune homme, soit par Paul lui-même, qui, étant dans la soixantaine, le traitait paternellement, soit par des mécontents qui prétextaient son âge pour contester son autorité ; d’autant plus qu’il semble avoir eu à surmonter une certaine timidité naturelle (voir Timothée). Au reste, si l’auteur des épîtres à Timothée avait voulu, dans l’intérêt de sa fiction, faire le destinataire de ces lettres plus jeune qu’il ne pouvait l’être vers la fin de la vie de Paul, on ne voit pas pourquoi il n’aurait pas usé du même subterfuge dans l’épître à Tite, qui contient des instructions du même genre. Ici encore, le parallélisme très sensible de certains passages n’empêche pas les différences nécessaires d’être marquées. « Que personne ne te méprise », écrit l’apôtre à Tite (Tite 2.1-5). Précepte tout général : il n’est pas de vrai ministre de la Parole qui ne sache imposer le respect, qui ne prêche, n’exhorte, ne réprimande « en toute autorité ». Mais, s’adressant à Timothée, le précepte prend une importance particulière, soulignée en termes exprès : « Que personne ne te méprise à cause de ta jeunesse » (1 Timothée 4.12). Si des chrétiens allèguent l’âge de Timothée pour se dispenser de l’écouter, qu’il s’applique à leur donner tort en veillant sur lui-même et sur son enseignement.
Les Pastorales présentent, c’est certain, des différences de style et de vocabulaire avec les autres épîtres de Paul. Ces différences sont-elles de nature à entraîner la négation de leur authenticité ?
On s’est donné la peine de dénombrer les termes qui se trouvent dans les Pastorales et sont absents des autres écrits du Nouveau Testament ou ne se retrouvent pas ailleurs chez Paul. La proportion de ces hapax légoména est forte : le tiers environ des mots employés dans nos trois lettres. Mais les chiffres obtenus ainsi ne signifient jamais grand’chose ; trop d’éléments d’appréciation peuvent intervenir qui infirment les conclusions qu’on veut en tirer. Dans le cas présent, il faut tenir compte des nouvelles préoccupations de l’apôtre, des nouveaux sujets que l’état religieux et moral des églises l’obligeait à traiter, de toutes les circonstances qui pouvaient l’amener à se servir d’expressions dont il n’avait pas eu l’occasion de faire usage dans celles de ses précédentes épîtres qui sont parvenues jusqu’à nous. Une bonne partie des vocables caractéristiques de la langue des Pastorales se rapportent soit aux erreurs que Paul condamné (profane, faussement ainsi nomme, généalogie, logomachie, le verbe qu’on traduit par enseigner de fausses doctrines, le substantif et l’adjectif qui entrent dans l’expression conté de vieille femme), soit aux devoirs des destinataires et aux questions de discipline, de morale, d’organisation ecclésiastique, qui réclament leur attention (piété, sain en parlant de la doctrine, dépôt, terme de droit employé métaphoriquement, s’exercer et exercice, néophyte, épiscopat), soit encore à des conjonctures particulières ou à des faits personnels (grand’mère, estomac, manteau, parchemin, forgeron ou orfèvre). Les quelques latinismes qui apparaissent dans les Pastorales s’expliquent par le long séjour de l’apôtre à Rome. Bon nombre des ternies signalés comme nouveautés lexicologiques sont des mots composés, formés à l’aide de mots simples qui appartenaient déjà au vocabulaire paulinien. S’il est curieux de voir Paul donner à Dieu, dans ce groupe de lettres, des épithètes qu’on cherche en vain dans ses écrits plus anciens (ainsi celle de Sauveur), on doit noter qu’il trouvait ces épithètes dans les LXX, ce qui diminue beaucoup l’étrangeté du fait.
L’absence ou la rareté de certaines particules de liaison, fréquentes auparavant dans le grec de Paul, est un phénomène qui intéresse le style proprement dit, le mouvement de la phrase. On constate que le style des Pastorales est en général plus uni, moins coupé d’incidentes, que celui des épîtres plus anciennes, mais qu’aussi il n’en a pas le nerf, la vivacité, la force. Effet de l’âge ? N’insistons pas trop sur cette explication. La vieillesse du grand missionnaire n’était pas si avancée. Il est pourtant bien concevable que sa santé, sujette depuis longtemps à certains troubles (Galates 4.13 et suivant, 2 Corinthiens 12.7), se soit ressentie de toutes les fatigues de son apostolat, et que, dans les années qui suivirent la première captivité, sa vigueur d’expression en ait été diminuée. Et puis, ce que le langage des Pastorales peut avoir de moins incisif et de moins dru ne tient-il pas au but même de ces lettres ? Si Paul écrit à Timothée et à Tite, ce n’est pas tant pour argumenter que pour avertir, exhorter, prescrire. Il parle du danger de certaines doctrines, mais sans entrer en discussion avec ceux qui les prêchent ; il fait seulement un devoir aux conducteurs d’églises de s’opposer à ces pernicieuses nouveautés. D’où une manière d’écrire plus sentencieuse que démonstrative. Il a moins besoin qu’ailleurs des conjonctions qui sont les articulations logiques du discours.
Enfin et surtout, les différences sur lesquelles on insiste tant sont compensées par des ressemblances nombreuses et frappantes. Nous trouvons dans les Pastorales tels mots, telles locutions caractéristiques, que Paul est seul à employer dans le Nouveau Testament : vivre avec (Romains 6.8 ; 2 Corinthiens 7.3 ; 2 Timothée 2.11), renouvellement (Romains 12.2 ; Tite 3.5), livrer à Satan (1 Corinthiens 5.6 ; 1 Timothée 1.20), être offert en sacrifice (Philippiens 2.17 ; 2 Timothée 4.6) ; nous y lisons des phrases d’un tour et d’un accent aussi pauliniens que possible. Celle-ci, par exemple : « Pour lui (mon Évangile), je souffre jusqu’à être lié comme un malfaiteur ; mais la parole de Dieu n’est pas liée » (2 Timothée 2.8). Qu’on remarque ce retour sur l’idée exprimée, ce redressement vif et fier (cf. 1 Corinthiens 9.21 : « … j’ai été comme étant sans loi, quoique je ne sois pas sans la loi de Dieu, mais sous la loi de Christ »). Et il y aurait à citer de ces longs enchaînements de propositions, tout à fait selon la manière de Paul, de ces accumulations d’incidentes qui vont parfois jusqu’à rompre la construction (1 Timothée 3.1 et suivants, 2 Timothée 1.8 et suivants, Tite 1.1 et suivants). Au reste, les négateurs de l’authenticité reconnaissent que les Pastorales ressemblent aux épîtres authentiques par bien des traits ; mais ils ont une explication toute prête : l’auteur a pris pour modèles les épîtres de Paul. Ainsi les différences prouvent que les Pastorales ne sont pas de l’apôtre, mais les ressemblances ne prouvent pas qu’elles soient de lui ; au contraire, elles trahissent la contrefaçon ! Nous pouvons passer outre.
Il est question dans les Pastorales de fausses doctrines à combattre. Baur et ses disciples ont jugé qu’il s’agissait de doctrines gnostiques et que, le gnosticisme étant apparu au IIe siècle, nos lettres ne pouvaient par conséquent être de Paul. Cet argument est aujourd’hui bien passé de mode. Le syncrétisme religieux, mélange de spéculation grecque et de mythologie orientale, d’où procèdent tous les systèmes gnostiques, a une histoire qui remonte plus haut que notre ère. Il n’est pas étonnant que, du vivant même des apôtres, son influence ait troublé certains cerveaux chrétiens. Mais autre chose est de constater que les idées combattues dans tel ou tel écrit devaient être de tendance gnosticisante, autre chose est de les rapporter à une hérésie qui porte date. La critique actuelle a renoncé à voir une marque d’inauthenticité dans la polémique anti-gnostique de l’épître aux Colossiens, parce que rien de ce qui est dit de l’espèce de gnose enseignée à Colosses ne permet de l’identifier à un système connu et déterminé. Or les enseignements condamnés par les Pastorales et les pratiques qui y correspondent ne s’apparentent au gnosticisme que par des traits encore plus vagues et plus généraux.
L’expression de « science faussement ainsi nommée » (1 Timothée 6.20) ; science, ou connaissance, en grec gnôsis fait bien allusion, selon toute apparence, au nom sous lequel les adversaires de la saine doctrine répandaient leurs erreurs. Mais déjà précédemment, à Corinthe, Paul avait eu affaire à des gens entichés d’une prétendue « science » (1 Corinthiens 8.1 ; 1 Corinthiens 8.11). En quoi elle consistait, le mot seul ne le dit pas. Quand les Pastorales stigmatisent le verbiage profane des semeurs d’hérésie, leurs « contes de vieille femme » (1 Timothée 4.7), et aussi leur cupidité, leurs intrigues, leurs manœuvres pour s’insinuer dans les familles et pour captiver des « femmelettes chargées de péchés » (2 Timothée 3.6), il n’y a rien là qui ne soit de tous les temps et ne se voie dans bien des sectes, gnostiques ou autres. On peut reconnaître le fruit d’une morale dualiste, comme l’était celle du gnosticisme, dans le faux ascétisme qui se manifestait par la proscription du mariage et l’interdiction de certains aliments (1 Timothée 4.3, cf. Colossiens 2.16 ; Colossiens 2.20 et suivant). On peut de même imputer à un dualisme contempteur de la matière l’idée que la résurrection avait déjà eu lieu, c’est-à-dire consistait seulement en une rénovation spirituelle accomplie déjà sur la terre (2 Timothée 2.17 et suivant). Des traits comme ceux-là n’ont cependant pas de signification historique précise. Une chose que l’on sait bien, c’est que les gnostiques du IIe siècle rejetaient ou rabaissaient le Dieu de l’Ancien Testament. Or, les hérétiques dont parlent nos épîtres sont pour la plupart des circoncis (Tite 1.10) ; ils se plaisent à disputer sur la loi (Tite 3.9), et revendiquent le titre de docteurs de la loi (1 Timothée 1.7). Il s’agit donc de chrétiens qui judaïsent, obéissant en cela soit à un penchant d’origine (ce doit être à Éphèse comme en Crète le cas le plus fréquent), soit à l’entraînement de l’exemple et à l’attrait des vains discours. Si hétérodoxes que soient leurs enseignements, ces gens n’ont pas encore rompu avec l’Église, puisque les hommes de confiance de l’apôtre sont chargés de leur imposer silence (1 Timothée 1.3 ; Tite 1.11) et de les tenir à distance si les avertissements qui leur seront adressés ne suffisent pas (2 Timothée 3.5 ; Tite 3.10). Les « interminables généalogies » dont ils aiment à disserter (1 Timothée 1.4, cf. Tite 3.9) doivent s’entendre non pas des éo ns et des syzygies de la gnose valentinienne, mais bien plutôt de ce que Tite 1.14 appelle des « fables juives ». Cette expression s’applique on ne peut mieux aux verbeuses paraphrases des récits et des généalogies de la Genèse, qu’on trouve notamment dans le Livre des Jubilés. Les mots par lesquels Timothée est mis en garde contre les « antithèses » ou « oppositions » de la fausse science (1 Timothée 6.20) n’ont pas à chercher leur explication dans l’écrit de Marcion intitulé Antithèses ; il suffit pour les comprendre d’y voir, soit la condamnation des nouvelles doctrines en tant qu’elles s’opposent à la vérité, soit encore une allusion à des controverses captieuses imitées des écoles rabbiniques.
Au reste, judaïsme et gnose ne s’excluent pas nécessairement. Les croyances et les coutumes des Esséniens prouvent que des idées syncrétistes et dualistes avaient pénétré dans certains milieux juifs. L’hérésie de Cérinthe (fin du Ier siècle) fut judéo-gnostique. La même qualification paraît convenir à celle des faux docteurs de Colosses, contemporains de saint Paul. Mais la distance est grande entre ces manifestations d’un pré-gnosticisme judaïsant et les grands systèmes gnostiques du IIe siècle. Et rien ne permet de dire que les hérétiques des Pastorales appartiennent à un stade plus avancé du développement de la gnose que ceux de l’épître aux Colossiens. Au contraire, dans cette épître, le côté spéculatif de l’hérésie (rôle médiateur attribué à la hiérarchie des esprits célestes) apparaît mieux. Ce n’est pas le caractère très vaguement gnosticisant des erreurs visées dans les Pastorales qui peut faire raisonnablement douter de l’authenticité de ces trois lettres.
À ce point de vue, les Pastorales nous mettent en présence d’un état de choses que l’on s’est efforcé d’opposer à celui dont témoignent les autres épîtres pauliniennes, mais qui n’en est en réalité que le développement normal.
Parlons d’abord de la notion même de l’Église. Antérieurement aux Pastorales, Paul emploie le plus souvent le terme d’ecclesia au sens de communauté chrétienne locale. Mais ce mot prend aussi chez lui son sens universel : l’Église de Dieu (Galates 1.13 ; 1 Corinthiens 10.32 ; 1 Corinthiens 15.9), l’Église tout court (1 Corinthiens 12.28 ; Éphésiens 3.10 ; Philippiens 3.6), l’Église, corps dont Jésus-Christ est la tête (Colossiens 1.18), l’Église corps du Christ, épouse du Christ (Éphésiens 1.23 ; Éphésiens 5.23). L’idée de l’unité de l’Église, de l’Église envisagée comme un tout, se retrouve dans les Pastorales, sous une forme qui accentue encore le caractère positif de cette unité. Ce n’est pas étonnant, étant donné le but de ces lettres, dont les destinataires reçoivent de l’apôtre des instructions et des ordres qui valent mutatis mutandis pour tous ceux qui ont à gouverner des églises particulières. C’est l’Église dans son universalité qui est la « maison de Dieu », « l’Église du Dieu vivant, colonne et appui de la vérité » (1 Timothée 3.15), le « solide fondement de Dieu » (2 Timothée 2.19). Ces métaphores architecturales sont aussi bien dans la ligne de la pensée de Paul que l’image organique du corps de Christ. Il a déjà comparé la société chrétienne à un édifice (1 Corinthiens 3.9 ; 1 Corinthiens 3.6 et suivant, Éphésiens 2.20 et suivants). Le fondement qui a été posé, c’est Jésus-Christ (1 Corinthiens 3.11). Mais, les apôtres et les prophètes étant les témoins de Jésus-Christ, on peut dire d’eux, en ce sens, qu’ils sont le fondement sur lequel l’Église a été bâtie (Éphésiens 2.20, cf. Matthieu 16.18). Et à son tour, l’Église soutient la vérité, comme nous le voyons dans les Pastorales, en tant qu’elle conserve et perpétue le témoignage rendu à la vérité, en tant que, dépositaire et gardienne de l’héritage apostolique, elle fournit à la foi des chrétiens le fondement providentiel dont celle-ci ne saurait se passer. Tout cela tient fort bien ensemble : pas d’opposition, pas même de solution de continuité.
Passons au statut des églises. Les Pastorales nous parlent de fonctions officielles, régulièrement transmises par imposition des mains (1 Timothée 5.22), et dont les titulaires, évêques (1 Timothée 3.1 ; Tite 1.7), presbytres ou anciens (1 Timothée 5.17 ; 1 Timothée 5.19 ; Tite 1.5), diacres (1 Timothée 3.8 ; 1 Timothée 3.12), sont responsables à des degrés divers du maintien de la saine doctrine et des bonnes mœurs. Les conditions qu’il faut remplir pour être admis à ces charges font l’objet d’instructions précises et détaillées (1 Timothée 3.2 ; 1 Timothée 3.13 ; Tite 1.5 ; Tite 1.9). Il existe un rôle des veuves, où l’on inscrit celles qui ont droit à l’assistance de l’Église. Nous avons là, certes, toute une organisation relativement avancée. Mais ne peut-elle se concevoir du vivant de Paul ?
Nous ne sommes pas si loin du temps où les dons de l’Esprit, les charismes, tenaient la première place dans le culte et la vie des communautés. Paul rappelle à Timothée que, lorsqu’on lui imposa les mains, des paroles prophétiques accompagnèrent cette cérémonie (1 Timothée 4.14). Et à l’époque même de la composition de nos trois lettres, les dons n’ont pas cessé de se manifester. Il ne serait pas nécessaire de prescrire aux femmes le silence dans les assemblées (1 Timothée 2.11), si certaines d’entre elles ne croyaient pouvoir user de la liberté encore accordée aux inspirations individuelles. Le souci même d’opposer un enseignement officiel, donné par des hommes compétents, aux divagations des faux docteurs, prouve que ceux-ci profitent de l’usage qui leur permet d’enseigner selon les lumières qu’ils se flattent d’avoir reçues. Et s’il y a maintenant des administrateurs ecclésiastiques qui assument les fonctions d’instructeurs religieux et de prédicateurs (1 Timothée 5.17), cette transformation n’est pas sans s’annoncer dans les épîtres antérieures.
L’Église des premiers temps, de ces temps dont on veut faire l’âge d’or de la libre inspiration, était soumise à l’autorité des apôtres. Placé en tête de la hiérarchie des charismes (1 Corinthiens 12.28), l’apostolat était plus qu’un charisme. Du pouvoir conféré aux apôtres par le Seigneur en personne relevait tout ministère et tout pouvoir. Saint Paul gouvernait souverainement les églises qu’il avait fondées et ne se faisait pas faute d’y réglementer l’exercice des dons spirituels (1 Corinthiens 14). Mais l’apôtre fondateur ne pouvait être partout ; même suppléé auprès des églises par ceux qu’il déléguait à cet effet, il ne pouvait suffire à tout. Les communautés avaient besoin d’un gouvernement local, qui paraît s’être établi de bonne heure et n’avoir pas tardé à s’organiser.
Pour assister les pauvres, soigner les malades, exercer la bienfaisance et l’hospitalité, d’une part ; d’autre part, pour gérer les affaires communautaires et assurer l’exécution des mesures d’intérêt commun, on était heureux de pouvoir compter sur ceux des fidèles que leur savoir-faire et leurs compétences, en même temps que leur charité, désignaient comme ayant reçu les dons d’« assistance » et d’« administration » ou de « direction » (1 Corinthiens 12.28). Mais parce qu’ils répondaient à des besoins permanents, ces sortes de dons devaient se muer en charges ecclésiastiques permanentes. Et il devait arriver que des fonctions qui dépendaient pour commencer des charismes de la parole fussent ensuite régulièrement exercées par les titulaires de ces charges, qui se trouvèrent ainsi investis d’une autorité à la fois spirituelle et administrative. Malgré les difficultés d’une terminologie encore flottante, nous voyons ce travail de stabilisation en voie de s’accomplir dès l’époque apostolique.
Paul veut que les chrétiens qui, comme Stéphanas, s’adonnent volontairement aux œuvres charitables, soient distingués et honorés en conséquence (1 Corinthiens 16.15-17). Ce « service » n’est pas l’office particulier du diaconat. Mais deux fois, dans des épîtres antérieures aux Pastorales, il donne au terme de diaconos, signifiant : serviteur, servante : même désinence pour les deux genres, le sens spécial et ecclésiastique de diacre. Écrivant aux Romains, il leur recommande une femme du nom de Phoebé, « diaconesse de l’Église de Cenchrées » (Romains 16.1) ; ce qui suppose bien que c’est là un titre attaché à une fonction régulière. Et dans l’épître aux Philippiens (Philippiens 1.1), il nomme les diacres à côté des évêques.
À ce titre d’évêque (episcopos = surveillant, inspecteur), en usage à Philippes d’après la lettre que nous venons de citer, correspondent ailleurs des désignations de sens assez voisin, appliquées à des hommes dont les fonctions dans l’Église ne peuvent tarder à devenir officielles si elles ne le sont pas déjà. Paul recommande aux Thessaloniciens d’avoir de la considération pour « ceux qui travaillent » parmi eux, les « dirigent (littéralement les président) dans le Seigneur » et les « avertissent » (1 Thessaloniciens 5.12). Comme l’indique ce dernier mot, il n’est pas question là seulement d’attributions administratives, mais bien d’un ministère qu’on peut appeler pastoral. Les « présidents » dont il s’agit (ce mot revient dans rénumération de Romains 12.8) ne doivent pas borner leur activité à la présidence des assemblées chrétiennes. L’épître aux Éphésiens (Éphésiens 4.11) semble faire une seule catégorie de ceux qui sont « pasteurs et docteurs », et ce pastorat, auquel s’associe la fonction d’enseigner, ne saurait être qu’un office pareil sinon identique à l’épiscopat naissant (cf. 1 Pierre 2.25, texte qui rapproche les termes de pasteur et d’évêque, ou gardien, en faisant très probablement allusion à leur acception ecclésiastique).
Les Pastorales sont les intéressants témoins d’un régime de transition. Quoiqu’on ne puisse affirmer que le rôle des diacres soit strictement limité aux soins et secours matériels, le gouvernement spirituel de l’Église locale appartient avant tout aux évêques et aux presbytres (anciens). Certaines qualités sont également exigées de tous ces fonctionnaires ecclésiastiques : avoir une réputation sans tache, être le mari d’une seule femme, c’est-à-dire ne pas s’être marié en secondes noces, savoir bien élever ses enfants et bien gouverner sa maison (1 Timothée 3.2-4 ; 1 Timothée 3.8 ; 1 Timothée 3.12 ; Tite 1.6). Mais, tandis qu’on ne demande des diacres que de « porter le mystère de la foi dans une conscience pure » (1 Timothée 3.9), il faut pour devenir évêque être reconnu « apte à l’enseignement » (1 Timothée 3.2), ce capable d’enseigner selon la saine doctrine » (Tite 1.9). Et il est dit des presbytres, au moins de certains d’entre eux, qu’ils prêchent et enseignent (1 Timothée 5.17). La plupart des commentateurs anciens et modernes admettent que les termes d’évêque et de presbytre sont employés indifféremment par saint Paul. Cette opinion s’appuie en particulier sur le passage où, ayant prescrit de ne confier la charge d’ancien qu’à des hommes de conduite exemplaire (Tite 1.6), il ajouté : « car il faut que l’évêque soit irréprochable » (verset 7). On remarque aussi que dans son discours aux anciens de l’Église d’Éphèse, à Milet (Actes 20.17 et suivant), Paul dit à ceux-ci : « Prenez garde… au troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques » (verset 28). Cette synonymie expliquerait pourquoi, dans les Actes, à part le texte que nous venons de citer, il n’est question que de presbytres, et pas d’évêques ; pourquoi l’adresse de l’épître aux Philippiens ne nomme que les évêques à côté des diacres. Cependant, si tout évêque doit avoir rang de presbytre, Tite 1.7 ne prouve pas absolument que tout presbytre soit en même temps et ipso facto évêque. D’après 1 Timothée 5.17, les presbytres ne sont pas tous mis sur le même pied ; il y a lieu d’honorer d’une double rémunération ceux d’entre eux « qui président bien » (cf. 1 Thessaloniciens 5.12 ; Romains 12.8), « surtout ceux qui travaillent à la prédication et à l’enseignement ». Pour expliquer une dualité de désignations qui ne laisse pas d’être étonnante si le presbytérat et l’épiscopat ne font vraiment qu’un, on peut dire que presbytre est le terme honorifique, tandis qu’évêque indique la nature de la fonction. Mais là même gît le principe d’une différenciation qui n’est peut-être pas sans s’ébaucher dans les Pastorales : des pouvoirs censément répartis entre tous les notables et hommes de confiance de la communauté, entre tous les anciens, comme on les appelait selon l’usage antique, seraient exercés en fait par un plus petit nombre de personnages auxquels le titre d’évêque tendrait à se limiter. De toute façon, nous sommes encore loin de l’épiscopat monarchique, tel qu’on le voit constitué au temps de saint Ignace (le mot episcopos est au singulier dans les deux textes des Pastorales où il se trouve, 1 Timothée 3.2 et Tite 1.7, mais il y est pris au sens générique). Si nos épîtres marquent au moins un acheminement vers ce régime, c’est que la hiérarchie ecclésiastique n’a cessé de se développer dans la chrétienté dès les premiers temps.
De même on peut voir dans 1 Timothée 5.3-16 l’origine de ce qui sera l’ordre des veuves, mais l’origine seulement. Pour qu’une veuve ait droit à être assistée par l’Église, il ne faut pas seulement, d’après ce texte, qu’elle ait soixante ans révolus et se trouve sans soutien de famille ; il faut qu’elle ait rendu à la communauté des services du genre de ceux que rend une diaconesse (d’où il ne suit pas, d’ailleurs, que cet office se confonde avec le diaconat féminin). Mais d’autre part il s’agit bien de veuves au sens propre ; ce mot n’est pas encore devenu la désignation conventionnelle d’une catégorie de femmes vouées au service de l’Église, comme c’est le cas déjà dans l’épître de saint Ignace aux Smyrniotes (XIII, 1), où il est parlé de « vierges appelées veuves ». Inscrire sur un registre les noms de celles qui remplissent les conditions voulues pour que l’Église prenne soin d’elles dans leurs vieux jours, c’est une mesure administrative dont rien ne prouve l’impossibilité du temps de saint Paul.
Enfin, le rôle dévolu à Timothée et à Tite d’après les Pastorales, bien loin de ne s’expliquer que par une fiction hiérarchique, se conçoit parfaitement à une époque de transition. Le ministère de ces deux hommes n’a pas le caractère sédentaire et permanent de l’épiscopat, ni rien qui permette d’en faire une sorte d’archiépiscopat imité des institutions d’un âge postérieur. Ce sont des commissaires, des délégués apostoliques : « ils remplacent Paul pendant son absence avec un mandat bien déterminé » (Prat). Par un côté, la position qu’ils occupent tient à un état de choses voisin de l’époque de création, de conquête missionnaire. D’autre part, leur activité s’exerce à un moment où, dans les groupements chrétiens qui relèvent de l’apostolat de Paul, une organisation régulière est en train de succéder aux improvisations du début. Et il faut précisément que, pour favoriser la lutte contre l’hérésie et pour faire régner le bon ordre partout, Timothée et Tite s’emploient, l’un à consolider cette organisation à Éphèse et probablement dans les églises de la région, l’autre à l’introduire dans les communautés récemment fondées en Crète.
C’est donc au nom de l’apôtre et comme ses fondés de pouvoir qu’ils confèrent des charges ecclésiastiques et qu’ils imposent les mains à ceux qui en deviennent titulaires (Tite 1.3 ; 1 Timothée 5.22). L’imposition des mains est un vieux rite de consécration, de communication des forces sacrées, que l’Église s’est approprié spontanément (Actes 6.6 ; Actes 13.2). Timothée l’a reçue lorsque, tout jeune, il a été choisi pour seconder Paul ; et s’il l’a reçue de Paul lui-même d’après 2 Timothée 1.6, de l’assemblée des anciens d’après 1 Timothée 4.14, c’est bien la preuve qu’il ne s’agit pas là d’un épisode inventé pour illustrer une théorie : l’auteur aurait eu soin d’accorder entre elles ses inventions. Il est ridicule de s’achopper au désaccord apparent de ces deux témoignages, comme si le geste sacramentel n’avait pas pu être fait par les presbytres de Lystres et aussi par l’apôtre. Que le titre charismatique l’évangéliste (Actes 21.8 ; Éphésiens 4.11), bientôt tombé en désuétude, soit appliqué à Timothée dans 2 Timothée 4.5, c’est un indice on ne peut plus favorable. Et il est clair que si l’on avait voulu mettre après coup ce compagnon de Paul au bénéfice d’un acte de transmission apostolique, on n’aurait pas négligé d’en faire autant pour Tite.
Les arguments suivants sont avancés pour prouver que la doctrine des Pastorales est en contradiction avec les enseignements authentiques de Paul.
La notion de la foi, dit-on, s’intellectualise. Le salut consiste en la « connaissance de la vérité » (1 Timothée 2.4 ; 1 Timothée 4.3 ; 2 Timothée 2.25 ; 2 Timothée 3.7 ; Tite 1.1) Le maintien de la « saine doctrine » (1 Timothée 1.10 ; 2 Timothée 4.3 ; Tite 1.9 ; Tite 2.1, cf. 1 Timothée 4.6 ; 1 Timothée 6.3 ; Tite 2.8) est recommandé avec une insistance qui trahit l’orthodoxie d’une époque tardive. Il existe un credo ecclésiastique auquel 1 Timothée 6.12 fait allusion. La principale tâche des mandataires de l’apôtre et en général des hommes d’Église est de garder intact le « dépôt », le « bon dépôt » doctrinal (1 Timothée 6.20 ; 2 Timothée 1.14). Comme la foi devient l’adhésion à une croyance, il importe d’y ajouter les bonnes œuvres. La nécessité de celles-ci est affirmée à plusieurs reprises (1 Timothée 2.10 ; 1 Timothée 5.10 ; 1 Timothée 6.18 ; 2 Timothée 2.21 ; 2 Timothée 3.17 ; Tite 1.16 ; Tite 2.7-14 ; Tite 3.1-8-14). À côté de la foi, il faut la charité (1 Timothée 15-14 ; 2 Timothée 1.13). On a donc d’une part une doctrine orthodoxe à croire, de l’autre une morale orthodoxe à pratiquer. La justice n’est plus ce qu’elle était pour le vrai Paul, grand théoricien de la justification par la foi ; c’est une vertu que le chrétien doit rechercher, comme la piété, la foi elle-même, la charité, la patience, la douceur (1 Timothée 6.11 ; 2 Timothée 2.22).
Ici de nouveau il y a des différences, c’est incontestable, mais non pas des incompatibilités. À quel moment la foi prêchée par Paul aurait-elle été une foi sans contenu intellectuel, sans objet déterminé ? On ne prêche Christ avec quelque efficace qu’en disant qui il est, qu’en proclamant les titres divins qui font de sa personne un objet de foi. « La foi vient de ce qu’on entend » (Romains 10.17). Paul écrit aux Corinthiens : « Je vous rappelle, frères, l’Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, dans lequel vous avez persévéré, et par lequel vous êtes sauvés, si vous le retenez tel que je vous l’ai annoncé » (1 Corinthiens 15.1 et suivant). C’est déjà l’idée du dépôt à garder. Si quelqu’un, serait-ce Paul lui-même, serait-ce un ange du ciel, prêche un autre Évangile que celui qui a été prêché, qu’il soit anathème (Galates 1.8). Il y a donc des croyances auxquelles il ne doit pas être permis de toucher. Dans l’épître aux Galates, c’est le principe de la foi justifiante qui est en jeu ; c’est sous cet aspect que la « vérité de l’Évangile » (Galates 2.5) s’oppose à la thèse rétrograde et dangereuse qui veut faire des œuvres de la loi, des pratiques cérémonielles juives, une condition de salut pour les chrétiens. Mais il peut devenir nécessaire de combattre ou de prévenir d’autres erreurs. Aux Romains qui n’ont pas été évangélisés par lui et chez qui il ne semble pas que se dessine une campagne judaïsante, Paul parlera de la règle de doctrine à laquelle ils ont le bonheur d’avoir été soumis (Romains 6.17) ; il les exhortera à ne pas s’écarter de la doctrine qu’ils ont reçue (Romains 16.17). Même note dans l’épître aux Colossiens : (Colossiens 2.6 et suivant) « Vous donc qui avez reçu le Christ Jésus, marchez en lui,… affermis par la foi telle qu’elle vous a été enseignée ». Les Pastorales ne font que développer, selon les nécessités du moment, ce thème de la vraie foi à maintenir.
Parler de la justice comme d’une vertu morale n’est point la marque d’un paulinisme abâtardi ; « Le Royaume de Dieu… c’est la justice, la paix et la joie… ». « [Dieu] (Romains 14.17) augmentera les fruits de votre justice » (2 Corinthiens 9.10, allusion à Osée 10.12). « Que toutes les choses vraies, honorables, justes, … où il y a quelque vertu,… occupent vos pensées » (Philippiens 4.8). De même, en présence de Galates 5.6 (la « foi agissante par la charité ») et du célèbre texte sur les trois choses qui demeurent (1 Corinthiens 13.13), on ne peut guère s’étonner de voir la foi mise à côté de la charité dans une lettre de Paul. Les Pastorales ne font pas non plus exception en recommandant les bonnes œuvres (cf. 2 Corinthiens 9.8 ; Éphésiens 2.10 ; Colossiens 1.10 ; 2 Thessaloniciens 2.17), quoiqu’elles insistent particulièrement sur cette recommandation. Et sur tous les points essentiels, universalité du péché, souveraineté de la miséricorde divine, gratuité du salut, la théologie
Polycarpe, dans l’épître dite de Barnabas. Au temps de Marcion (milieu du IIe siècle), elles faisaient partie de la collection des lettres de Paul ; si cet hérétique les a exclues de son canon, sans d’ailleurs mettre en question leur origine apostolique, c’est pour des motifs qui tenaient à son système. De même, les gnostiques les ont rejetées, y trouvant des passages gênants pour eux. De telles exceptions ne tirent pas à conséquence. Théophile d’Antioche (Ad Auto-lycurn, III, 14) cite comme écriture sainte le précepte de 1 Timothée 2.1 et suivant. Saint Irénée, Tertullien, Clément d’Alexandrie mettent les Pastorales au même rang que les autres épîtres pauliniennes. Elles figurent dans le canon de Muratori. Eusèbe, si attentif à classer différemment les livres saints, selon qu’ils sont reconnus par la chrétienté unanime ou par un nombre plus ou moins considérable d’églises, n’hésite pas à ranger nos trois épîtres parmi les homologoumènes ou livres reçus de tous.
Cette tradition crée par sa seule existence une présomption dont la critique méconnaît trop souvent la force. Il appartiendrait à ceux qui tiennent les Pastorales pour inauthentiques d’expliquer comment ces épîtres, si elles ne sont pas de Paul, peuvent avoir pour elles des titres traditionnels aussi sérieux. On voit par l’histoire du Canon que les églises n’étaient point désarmées contre les fraudes et que le nom d’un apôtre ne suffisait pas à leur en imposer. L’usage ecclésiastique précoce qui a été fait des Pastorales, l’ancienneté de leur admission dans les listes canoniques empêchent les négateurs actuels de l’authenticité de ces lettres de soutenir avec Baur qu’elles n’ont pu apparaître avant 150. Ils les font dater du commencement du IIe siècle, voire des dernières années du Ier. Mais alors, parmi les chrétiens avancés en âge, survivants de la génération qui avait eu ses vingt ans dans les années 60, ne se serait-il trouvé personne pour faire observer combien suspecte était la publication tardive de ces lettres, dont on n’avait rien su en Asie et en Crète, dans l’entourage de Timothée et de Tite, lettres d’ailleurs pleines d’assertions fantaisistes et donnant une idée fausse de ce qu’étaient les églises à cette époque-là ?
Dans l’hypothèse de l’inauthenticité, tous les détails concrets que renferment les Pastorales, concernant Paul lui-même, ses amis ou d’autres personnes, créent une difficulté insurmontable. Se figure-t-on un auteur du IIe siècle inventant les maux d’estomac auxquels Timothée doit remédier en prenant un peu de vin (1 Timothée 5.23) ? Cette invention aurait pour but, d’après certains critiques, de détourner les conducteurs d’églises d’une abstinence propre à donner un semblant d’appui à l’ascétisme des gnostiques. Explication d’un ridicule achevé. Et la prière d’apporter le manteau laissé à Troas ainsi que les livres, surtout les parchemins (2 Timothée 4.13) ? Il est bien invraisemblable qu’elle doive son origine à la notice d’Actes 20.13 sur le voyage que Paul fit à pied de Troas à Assos. Et l’on n’imagine pas raisonnablement à quel mobile l’auteur aurait obéi en ajoutant de tels détails au pseudépigraphe qu’il fabriquait.
La richesse des Pastorales en noms propres est aussi fort significative. Il est de ces noms qui, comme ceux des destinataires, nous sont déjà connus par les autres épîtres ou les Actes : Apollos, Démas, Éraste, Luc, Marc, Prisca et Aquilas, Trophime, Tychique. Mais il en est qui appartiennent à des personnes dont les Pastorales sont seules dans le Nouveau Testament#8239;», à nous parler : Loïs et Eunice, aïeule et mère de Timothée (2 Timothée 1.5) ; Onésiphore (2 Timothée 1.16 ; 2 Timothée 4.19) ; Crescens (2 Timothée 4.10), Eubule, Pudens, Linus, Claudia (2 Timothée 4.21), Artémas, Zénas (Tite 3.12 et suivant), tous chrétiens que Paul loue, recommande, salue, dont il a des salutations à transmettre ou des nouvelles à donner ; Carpus, chez qui il a laissé les objets qu’il réclame (2 Timothée 4.13) ; Alexandre, un adversaire de l’apôtre (1 Timothée 1.20 ; 2 Timothée 4.14), qu’on a voulu identifier avec le Juif éphésien du même nom (Actes 19.33 et suivant) ; Hyménée, nommé une fois à côté d’Alexandre comme blasphémateur (1 Timothée 1.20), une autre fois à côté d’un certain Philète comme hérésiarque (2 Timothée 2.17 et suivant) ; Phygelle et Hermogène, qui ont abandonné Paul (2 Timothée 1.15). Dira-t-on avec la critique négative que tous ces noms, destinés à donner un air authentique aux fausses lettres où ils se liraient, peuvent avoir été empruntés à des souvenirs réels, conservés dans les milieux pauliniens et sur lesquels il n’était pas si difficile de broder un peu ? On ne fait ainsi que souligner l’avantage de l’explication la plus simple, celle qui consiste à admettre que Paul est bien l’auteur de nos trois lettres et y nomme des gens connus de lui.
Enfin, voici qui peut servir de contre-épreuve. Déclarer les Pastorales inauthentiques, c’est les ranger tout à côté d’écrits comme les lettres de saint Clément, de saint Ignace, de saint Polycarpe, comme l’épître de Barnabas, la Didachè, le Pasteur d’Hermas ; c’est vouloir qu’elles datent de la même époque et s’inspirent des mêmes préoccupations. Comment se fait-il alors qu’elles soient tellement au-dessus de ces ouvrages, vénérables mais non exempts des défauts de la rhétorique pieuse, produits d’un temps qui s’est complu aux verbeuses amplifications de thèmes déjà classiques ? Si, pour le style et la pensée, les Pastorales ne se classent pas au même rang que les épîtres aux Galates, aux Corinthiens, aux Romains, leur originalité paulinienne, leur apostolicité au sens propre se font reconnaître avec évidence dès qu’on les compare à ce que les Pères apostoliques, continuateurs méritoires, nous ont laissé de meilleur.
Reste à voir s’il y a lieu d’adopter, comme le font certains critiques, une solution intermédiaire : les Pastorales seraient partiellement authentiques, contiendraient des fragments dont Paul serait bien l’auteur. Ainsi l’on entend rendre compte du caractère si paulinien de maint passage, expliquer la présence des noms et des détails qui ne peuvent venir que de bonne source, sans toutefois rejeter carrément la thèse négative. Nous comprenons certes que, parmi les partisans de cette thèse, il s’en trouve qui rougissent de quelques-unes de ses conséquences. Il est plus agréable à ceux-là de ne pas devoir attribuer à l’habileté d’un faiseur anonyme des paroles comme celles qu’inspire à l’apôtre la pensée de sa mort prochaine (2 Timothée 4.6 et suivants), Et ils sont bien aises d’admettre que la petite phrase relative au manteau et aux livres puisse provenir d’un billet qui aurait été adressé par Paul à son disciple pendant sa captivité de Césarée. Mais ils n’échappent à une difficulté que pour tomber dans une autre. Un seul exemple le montrera. La présence de Trophime à Jérusalem au moment de l’arrestation de Paul (Actes 21.29) rend plus qu’invraisemblable l’idée que celui-ci aurait, de Césarée, mandé à Timothée qu’il avait laissé Trophime à Milet au cours du voyage de Macédoine à Jérusalem. Donc, à moins qu’on ne suppose une erreur des Actes, ce qui est vraiment trop commode, les mots : « J’ai laissé Trophime… » (2 Timothée 4.20) ne sauraient appartenir au même billet que la désignation des objets à prendre chez Carpus (2 Timothée 4.13). On aboutit de la sorte à ces découpages successifs, spécialité d’une certaine critique, jeu d’érudition pédante et puérile et triomphe de l’arbitraire.
Quand il s’agit de déterminer ce qui serait de Paul et ce qui ne serait pas de lui, les savants découpeurs ne manquent pas de se contredire. Toutes les combinaisons possibles se présentent, depuis celles qui n’attribuent à l’apôtre que quelques petits fragments, empruntés à des lettres privées comme l’épître à Philémon et incorporés à des compositions de date plus récente, jusqu’à celles qui rendent Paul responsable de tout le fond, nos Pastorales dans leur état actuel n’étant qu’une nouvelle édition de ces précieuses missives apostoliques légèrement remaniée afin de les adapter aux besoins d’une autre époque. Sous cette dernière forme, l’hypothèse de l’authenticité fragmentaire n’est pas d’une grande ressource contre les objections (peu décisives, nous l’avons vu) que soulève la thèse traditionnelle de l’authenticité totale. D’autre part, la difficulté qu’il y a à se représenter un épigone paulinien forgeant les Pastorales de toutes pièces n’est guère plus insurmontable que celle qu’on éprouve à concevoir et à reconstituer cette manipulation rédactionnelle par laquelle du vieux et de l’authentique aurait été inséré dans du faux et du neuf. Le résultat d’un tel travail n’aurait pas eu plus de chance d’être accepté sans méfiance que celui d’une pure et simple fabrication de documents. De deux choses l’une : ou bien les fragments utilisés étaient connus auparavant, et il n’eût pas été difficile de s’apercevoir qu’on y avait soudé un contexte postiche ; ou bien ils étaient restés ignorés, cachés dans quelque coin, et ne pouvaient alors, comme l’observe M. Michaelis, servir de garantie aux éléments nouveaux et apocryphes qu’il s’agissait d’accréditer. Le style de Paul était-il aisément reconnaissable ? C’est dire que les parties non authentiques auraient été tout aussitôt suspectées. Était-il impossible ou trop difficile de faire la différence ? Dans ce cas, on ne gagne rien à ne pas admettre l’unité de composition.
Nous pouvons conclure. Les épîtres de Paul, apôtre, à Timothée et à Tite doivent leur valeur historique et édifiante au fait qu’elles sont ce qu’elles disent être. L’Église y trouve le dernier son d’une grande voix et l’autorité d’un grand témoignage : « C’est une parole digne de foi et qui mérite toute créance, que Jésus-Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier » (1 Timothée 1.15).
Em. L.
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