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L’œil est la fenêtre de l’âme. Quand l’âme se met à cette fenêtre, c’est le regard. Par le regard sur le monde extérieur l’âme est impressionnée, et elle impressionne. Il n’est pas de moyen de connaître plus prompt, plus vif que le regard. Et toujours, le contact occasionné par la vue provoque une sensation qui se joint à la connaissance, qui souvent la précède et qui peut décider de notre moralité. L’objet que nous regardons est-il élevé, noble ? notre être moral s’élève et s’ennoblit. Fixons-nous notre vue sur un objet vil et dégradant ? notre âme s’abaisse et se pervertit. Ainsi, par le regard, l’âme se sent tantôt exhortée, amendée, sanctifiée, tantôt séduite, avilie, ravalée. Par le regard vient l’exemple, et l’exemple nous gagne insensiblement, nous rend peu à peu semblables à l’objet considéré.
Par le regard se révèlent aussi les sympathies et les antipathies de l’âme. Pourquoi du premier coup telle personne nous attire-t-elle, alors que telle autre nous repousse ? Parce que dans l’échange de deux regards, deux âmes se sont affrontées ; heureuses de se rapprocher s’il y a harmonie entre elles, empressées à se fuir s’il y a discordance.
Par le regard, enfin, le jugement vient sur nous. Si le proverbe est vrai : « Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es », on pourrait avancer avec une égale vérité : « Dis-moi ce que tu regardes et je te dirai ce que tu vaux » (méditer Matthieu 5.28 ; Matthieu 7.3).
Ne nous étonnons plus, après ces quelques réflexions, du rôle capital donné par l’enseignement biblique au regard : au regard de Dieu (Genèse 6.12 ; Exode 2.25 ; 2 Chroniques 16.9 ; Psaumes 104.32, etc., cf. Luc 22.61) et au regard de l’homme.
Saint Jacques a écrit que la langue de l’homme est un petit membre qui peut se vanter de grandes choses (Jacques 3.5) ; il aurait pu en dire autant de l’œil : « lampe du corps » (Matthieu 6.22), « occasion de chute » (Matthieu 5.29), « organe d’adoration » (Jean 20.25 et suivants, Matthieu 28.17, cf. Psaumes 8.4, etc.).
Dès les premières pages de la Bible nous voyons l’infernal suggesteur conduire la femme vers l’arbre défendu pour la soumettre à la séduction qui doit perdre le genre humain : « La femme vit que l’arbre était agréable à la vue… » (Genèse 3.6) ; ainsi s’éveilla en elle ce que saint Jean appelle « la convoitise des yeux » (1 Jean 2.16) ; « et la convoitise, ayant conçu, enfante le péché » (Jacques 1.15). Le Diable essaya aussi ce redoutable moyen de tentation avec Jésus quand il lui fit voir en un instant « tous les royaumes du monde et leur gloire » et lui murmura : « Prosterne-toi, et je te les donnerai » (Matthieu 4 parallèle Luc 4). Jésus a résisté.
Par sa victoire sur Satan, Jésus crucifié est devenu le pôle magnétique vers lequel de tous les points de la terre les hommes tournent les yeux. « Un regard nous avait perdus. Dieu a voulu qu’un regard nous sauvât… La foi est un regard de l’âme vers la croix de Jésus » (Vinet). Déjà au temps du désert, la vertu de ce regard avait été annoncée, quand Moïse éleva le serpent d’airain (Nombres 21.9). Plus tard, des lueurs prophétiques éclairent la valeur salutaire du regard (Ésaïe 45.22 ; Jérémie 6.16 ; Zacharie 12.10) ; c’est en Jésus-Christ que s’accomplit la parole de Dieu : « Vous tous, des bouts de la terre, regardez vers moi et soyez sauvés ». Par le regard porté sur la croix où le Fils de Dieu expire, où son sang innocent coule pour notre salut, le pécheur se sent brisé par le repentir ; transporté par la reconnaissance et l’admiration, il accepte cette mort, il veut cette mort, il commence à mourir de cette mort… dans cette volonté de mourir avec Christ, l’œuvre de sa régénération est déjà commencée, car en nous « la volonté est le principe rebelle, comme elle est l’agent de la conversion, c’est la volonté naturelle qui doit mourir » (Ch. Secretan).
Quand l’œuvre de la conversion est accomplie, c’est encore la vue, muée en contemplation, qui conduit l’homme jusqu’à la glorification : « Nous, dit saint Paul, qui contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous serons transformés à son image, de gloire en gloire, par l’action de l’Esprit dû Seigneur » (2 Corinthiens 3.18). Saint Jean achève de nous révéler la puissance créatrice du regard quand il ajoute à l’affirmation de saint Paul : « Nous savons que lorsqu’il [Jésus] paraîtra nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est » (1 Jean 3.2). Jésus lui-même avait consacré la valeur du regard et des promesses qui y sont rattachées quand il avait déclaré aux Juifs : « C’est ici la volonté de mon Père, que quiconque contemple le Fils et croit en lui », c’est-à-dire a acquis la foi par la contemplation du Fils, « ait la vie éternelle » (Jean 6.40). Regard non de la curiosité ni de la science, mais regard d’enfant, qui n’analyse pas, qui ne critique pas, qui exprime l’élan confiant du cœur et fait entrer le Christ dans l’âme par les yeux.
Depuis les appels du Christ à ceux qui se pressaient autour de lui dans la synagogue de Capernaüm, la contemplation recommandée par le Maître n’a plus quitté l’horizon des disciples. D’abord, les apôtres ont essayé de stimuler ce regard de l’âme en dépeignant le crucifiement du Christ aux foules qu’ils évangélisaient (Galates 3.1, cf. Hébreux 12.2). Puis leurs successeurs ont fait fixer sur la toile les principaux épisodes de la vie de Jésus. C’est ainsi que Paulin de Nole (Mort en 431), le premier, a placé dans le sanctuaire des tableaux représentant la Passion, et cela pour que le regard des communiants, porté sur ces scènes tragiques, les ramenât à la sobriété pendant le repas de la Cène. En principe, les saintes images étaient pour aider à la contemplation. Mais peu à peu s’introduisirent dans l’Église le culte des images et leur trafic. Admis par Grégoire Ier (599), sanctionné par le 4e concile de Constantinople (869-707), associé depuis longtemps au culte des reliques, ce culte dégénéra en superstitions idolâtriques.
La Réforme, voulant rétablir le culte en esprit et en vérité, supprima tous les objets de la dévotion superstitieuse. En rendant aux chrétiens la liberté de la prière, en supprimant les intermédiaires entre l’âme et Dieu, en prêchant le détachement des ambitions temporelles, elle ramena la contemplation à ses origines : la révélation hébraïque qui exclut les images, et le christianisme primitif qui fonde directement en Christ la vie spirituelle du croyant. La contemplation a été un des éléments vitaux de la piété de Luther ; c’est elle qui est au fond du dogme de la double prédestination de Calvin ; c’est elle qui inspire la prière silencieuse des Quakers. La persécution, au lieu de l’éteindre, l’exalte. Il faut compter avec elle si l’on veut juger équitablement du prophétisme des Cévennes ; on la retrouve chez les martyrs de l’Église sous la croix. Par contre, les temps de prospérité matérielle, de théologie rationaliste, de lutte ecclésiastique et d’agitation sociale la mettent en péril. De nos jours, où la rapidité de la vie en surface nuit à la vie en profondeur, le protestantisme a besoin d’entendre la recommandation de Paul à Timothée : « Ranime le don qui est en toi » (cf. 1 Timothée 4.14 ; 2 Timothée 1.6). Qui, dans la fièvre des œuvres, néglige la contemplation, rompt dangereusement l’équilibre entre l’action et l’adoration.
Contempler n’est pas réfléchir ou méditer, car dans ces deux manières d’être l’intelligence est essentiellement active et cherche encore quelque point de vérité ; la contemplation n’est pas non plus l’extase (voir ce mot), le ravissement d’esprit dont Paul disait : « Fut-ce en son corps, je ne sais » (cf. 2 Corinthiens 12.3). Symbolisée par l’attitude de Marie de Béthanie, exprimant avant tout le désir de l’imitation de Jésus-Christ, la contemplation est l’état où l’âme fermée à tout bruit du dehors, libre de toute emprise des sens comme de tout souci d’activité, concentre ses regards intérieurs sur l’objet divin de son amour, s’ouvre toute à son influence, et, suspendue à ses paroles, se laisse pénétrer des effluves de son Esprit, comme le corps qui s’expose au soleil reçoit la chaleur de ses rayons. Abandonnée à cette attitude qu’on a définie « une prière de silence et de repos », l’âme « se met dans la situation la plus favorable pour recevoir l’action de la grâce et suivre en tout l’impulsion divine » (Ad. Franck).
Mais il ne faut pas tomber dans l’erreur catholique qui place la vie contemplative au-dessus de la vie active. Tant que nous sommes dans le combat de la terre, où Jésus nous invite à prier : « Que ton règne vienne ! », la contemplation ne doit être qu’un stimulant de l’action, une occasion de nous retremper aux sources de la vie spirituelle. Heureux le chrétien qui dans son culte matinal trouve un moment pour la contemplation. Ce moment, loin d’être perdu pour son activité, assure à celle-ci ses qualités les plus hautes et son évangélique saveur. Dans la course qui nous est proposée, où la continuité de l’effort si aisément dessèche et lasse, la contemplation maintient à la piété sa sève, à l’espérance sa fraîcheur, en ramenant constamment nos regards sur « Jésus, le chef et le consommateur de la foi », c’est-à-dire sur Celui en qui notre foi trouve son principe et son accomplissement (Hébreux 12.2).
Alexandre Westphal
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