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C’est comme religion de Salut que le christianisme a triomphé dans le monde, et, à côté des autres titres attribués à Jésus, celui de « Sauveur » a paru, dès l’origine, convenir tout spécialement à la définition de sa personne et de son œuvre. De là l’étonnement que nous pouvons éprouver à constater l’absence du substantif : le Sauveur, dans les Évangiles synoptiques. La notion du salut y est exprimée toujours sous la forme verbale : sauver, et surtout sous la forme passive : être sauvé, particulièrement fréquente chez Marc. Dans les textes, c’est le plus souvent la face négative du salut qui est le plus directement soulignée ; être sauvé, c’est être préservé. Préservation de la mort : « Sauve-nous, nous périssons ! » (Matthieu 8.25, cf. Matthieu 14.30 ; Marc 15.30) ; de la maladie : « Tous ceux qui le touchaient étaient sauvés » (Marc 5.29), cf. Matthieu 9.22; Luc 8.44) ; des châtiments et de la perdition éternelle : « Qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé » (Marc 13.13 ; Marc 8.35). Mais ailleurs apparaît la pensée de la préservation intérieure actuelle, par l’octroi du pardon, et de la vie nouvelle : « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu », dit Jésus à Zachée repentant (Luc 19.10 ; Luc 19.7.50). Etre sauvé, c’est, dans la pensée de Jésus, être guéri, être pardonné, par l’entrée dans le Royaume de Dieu, dont il manifeste la présence et inaugure la venue.
Le quatrième Évangile, qui salue en Jésus le Sauveur du monde, ne développe pas seulement l’idée de l’universalité de l’œuvre de Jésus ; il en souligne aussi constamment la portée positive en mettant en étroite relation l’idée du Salut et celle de la Vie (voir ce mot), de la Vie éternelle, dont Jésus est le dispensateur. Celui qui est le Messie est en même temps « le Sauveur du monde » (Jean 4.42). Le Père a envoyé son Fils comme Sauveur du monde (1 Jean 4.14). On peut admettre que les expressions johanniques correspondent à un stade plus avancé de la réflexion chrétienne que le langage des synoptiques, et reflètent la pensée de disciples qui ont déjà été enrichis et par l’apport du paulinisme et par le contact avec le monde grec qui connaissait la notion des dieux sauveurs et devait porter un plus grand intérêt à l’Évangile du Sauveur qu’à l’Évangile du Messie. Mais avant d’indiquer les rapprochements possibles entre l’hellénisme et le christianisme primitif, il convient d’affirmer nettement que c’est par un développement original et interne que la foi des premiers témoins de Jésus s’est épanouie en un culte du Sauveur.
Ce qui doit ici nous intéresser avant tout, c’est la réalité effective de la transformation que les âmes des disciples ont subie au contact du Maître. La première société des amis de Jésus a été une société de guéris et de pardonnés. À côté de la délivrance physique, ces disciples ont connu quelque chose de la délivrance intérieure de la conversion. Les caractères victorieux et décisifs de cette crise ne devaient sans doute s’affirmer qu’après la mort et la résurrection du Christ, mais la crise salutaire était déjà engagée pour ces hommes qui, en face du Saint et du Juste, se sont ouverts simultanément, et à une conscience toute nouvelle de leur détresse et de leur péché, et à la joie du pardon reçu. Jésus crée dans les âmes une expérience inédite qui est bien celle du salut. Être avec lui, c’est pénétrer dans le secret de sa propre vie, animée tout entière par la confiance filiale au Dieu d’amour. Le Christ conduit l’éducation des siens jusqu’à ce but suprême de se sentir délivrés de la servitude du péché et de la crainte du châtiment par la présence immédiatement ressentie du Dieu d’amour qu’il leur révèle par son enseignement et par sa personne même. Jésus est leur Sauveur en ce qu’il est pour eux directement le créateur de la confiance, le transparent du Père ; c’est dans leur attachement à lui qu’ils sont certains d’être incorporés au Royaume de Dieu. Le salut est pour eux dans la réalité de leur transformation intérieure, qui n’est d’ailleurs que le gage de la transformation plus complète de l’avenir. La mort et la résurrection du Christ donneront seules la pleine clarté à l’idée du Sauveur. Elles signifient enfin l’abandon résolu de toutes les survivances du faux messianisme matérialiste, et conféreront au Christ son vrai caractère de Sauveur vivant, d’Être divin et spirituel, dont la présence active peut s’affirmer, indépendamment de toute présence matérielle. En résumé, les expériences de ceux qui ont accompagné Jésus sur les chemins de la terre aboutissaient à saluer en lui le Sauveur, au sens précis du terme, c’est-à-dire celui qui libère les âmes de la servitude et de la mort, en les faisant entrer dans la communion joyeuse avec le Père qui pardonne et communique sa vie. Le johannisme n’est donc qu’un aboutissement normal du message primitif de Jésus.
Sans doute l’élément le plus neuf, dans cet aboutissement, est-il la pleine proclamation de l’universalité de l’œuvre de Jésus, que Paul et Jean ont dégagée avec une netteté parfaite. Il ne suffit pas de dire à Israël : « Aujourd’hui nous est né un Sauveur » (Luc 2.11) ou : « Dieu a suscité en Jésus un Sauveur pour Israël » (Paul aux Juifs d’Antioche de Pisidie, Actes 13.23). Le Sauveur est le Seigneur. Ses fonctions prennent un sens transcendant et métaphysique qui correspond à l’extension universelle du rôle historique de Jésus. Interrogeons ici saint Paul : (Philippiens 3.20) « Notre patrie est dans les cieux, d’où nous attendons pour Sauveur notre Seigneur Jésus-Christ » (cf. 1 Thessaloniciens 1.10 : « Celui qui nous délivrera de la colère à venir »). Le Christ est celui qui délivrera saint Paul de « ce corps de mort » (Romains 7.24), de la condamnation (Romains 5.9), de la malédiction de la Loi (Galates 3.13 ; Galates 4.5), de toutes les puissances hostiles de ce monde, et du monde invisible des esprits (épître aux Colossiens). À tous égards, l’œuvre de Jésus est une source de libération. Pour nous, cette œuvre commence ici-bas et aspire à son achèvement futur, au « jour du Christ ». Du point de vue de Dieu, l’œuvre du Christ est achevée, la victoire remportée, Satan terrassé, la mort vaincue. De là cette sorte de tension grandiose qui caractérise la foi et la théologie de saint Paul : le salut est présent — et il est futur ; l’œuvre de Jésus est parfaitement accomplie — et elle se poursuit. Dans son fond dernier, dans sa teneur spirituelle, sinon dans ses formules, cette pensée nous paraît correspondre fidèlement au message de Jésus historique : le Royaume est à la fois présent et futur (voir Royaume de Dieu). Le Sauveur sauve aujourd’hui, mais l’histoire du salut connaîtra une phase d’achèvement glorieux, qui manifestera définitivement la victoire de Christ, et en nous et dans l’univers.
Parallèlement au johannisme, la littérature deutéro-paulinienne s’attache à la formule : le Christ-Sauveur. Il est « le Sauveur de l’Église, son corps » (Éphésiens 5.23) ; le Sauveur Jésus-Christ « a anéanti la mort, et mis en évidence la vie et l’immortalité par l’Évangile » (2 Timothée 1.10) ; le chrétien attend « l’apparition de la gloire du grand Dieu et Sauveur Jésus-Christ » (Tite 2.13) ; « notre Sauveur Jésus-Christ a libéralement répandu sur nous l’Esprit saint » (Tite 3.6). Le plus récent écrit du Nouveau Testament, la 2e épître de Pierre, nomme plusieurs fois Jésus « notre Seigneur et Sauveur », formule qui semble désormais la formule par excellence du message missionnaire apporté aux pagano-chrétiens. Le titre de « Sauveur », comme celui de « Seigneur », devait en effet éveiller l’attention du monde païen (voir Seigneur).
Qu’il nous suffise d’indiquer ici le triple rapprochement que l’histoire nous convie à établir entre la prédication chrétienne et l’attente du monde gréco-romain.
L’idée du Sauveur bienfaiteur et guérisseur. De nombreuses âmes s’attachaient au culte du dieu médecin Esculape et à d’autres dévotions, capables de délivrer l’homme de ses maux physiques. La force du christianisme fut non seulement d’opposer une thérapeutique à une autre, mais de ne pas dissocier la détresse du corps de la détresse de l’âme, de proclamer l’universalité du mal spirituel : le péché (voir ce mot). Elle résida aussi dans son appel à la charité active. En offrant la guérison par un Sauveur divin, la religion nouvelle va pousser ses adeptes à s’intéresser personnellement, avec amour et dévouement, au sort des malades et des perdus.
L’espérance d’une régénération qui confère la victoire sur la mort. Ici, la concurrence fut particulièrement prolongée et vive entre le christianisme et les religions des mystères (voir ce mot), dont la plus remarquable fut celle de Mithra. La force du christianisme a résidé dans de solides assises historiques, dans l’authenticité de la vie pure et simple de Jésus, dans le message précis de la Résurrection, appuyé sur la qualité morale de la vie du converti chrétien. Les autres économies de salut, même les plus intelligentes, demeuraient asservies à un ritualisme qui compromettait leur portée spirituelle ; elles imaginaient une divinité victorieuse de la mort, sans avoir la ressource de la présenter avec la précision que les chrétiens apportent dans leur message du Christ vivant, personne concrète, transcendante sans doute, mais définie par le Jésus de l’histoire.
Dans le culte de l’Empereur divin apparaît aussi l’idée de l’Empereur-Sauveur, inaugurant une ère nouvelle de paix et de bonheur. Peut-être l’expression 1 Timothée 6.15 s’oppose-t-elle aux formules païennes saluant l’avènement d’un monarque divinisé ! Des inscriptions ne célèbrent-elles pas Auguste comme « le Sauveur de tout le genre humain », comme celui qui apporte la « Bonne nouvelle (Évangile [voir ce mot]) de la joie » ? Rome adoptait l’idée, préparée en Orient à l’époque d’Alexandre, de l’apparition de l’homme prédestiné, d’un dieu qui s’incarne pour inaugurer une époque bénie de l’histoire des hommes. Pour le christianisme le salut du monde n’est pas lié à des conditions politiques, mais au triomphe de l’Esprit du seul Jésus-Christ. Et l’opposition entre le culte du Sauveur-Jésus et l’apothéose de l’Empereur éclate, avec une éloquence particulière, dans l’Apocalypse. Sans nul doute l’hellénisme et le judaïsme hellénisé (Philon) connaissent la notion des dieux sauveurs, sous des formes multiples : les héros bienfaisants, fondateurs et protecteurs des cités : les monarques tout-puissants, capables d’apporter la paix au monde ; le sage divinisé, parfois de son vivant même (École d’Épicure) ; les figures mythologiques de dieux libérateurs (Orphée, etc.) ; et au delà de l’hellénisme, il faudrait ici noter de vieilles représentations asiatiques et orientales, celles de l’Iran et celles de l’Égypte, développements de notions mythiques de héros sauveurs qui pourraient être rapprochées de l’idée du Messie sous sa forme apocalyptique et transcendante.
Mais s’il y a eu adaptation de la prédication évangélique au langage et à la psychologie du monde païen, l’originalité de cette prédication ne fait pas de doute. L’Évangile a ses attaches historiques en Israël tout d’abord. L’Évangile est un messianisme purifié et spiritualisé par l’inspiration de Jésus. La doctrine biblique, c’est que le seul Sauveur est Dieu ; Dieu, qui pourra susciter, pense l’ancien Israël, un nouveau David. Roi idéal ? Prêtre pur ? Juge céleste descendant sur la terre ? Toutes ces notions, voisines et rivales à la fois, réapparaissent en quelque mesure dans le messianisme des chrétiens primitifs, mais elles sont dominées et finalement absorbées par une intuition plus haute : le Dieu Sauveur vise au delà de la délivrance d’un peuple la délivrance d’un monde, au delà de la protection matérielle des siens leur libération éternelle. Il sauve en se donnant au monde, en lui communiquant sa vie. Pour Jésus, le Sauveur qui pardonne et délivre c’est le Dieu Père. Mais il sait que c’est en venant à lui, Jésus, que l’âme du pécheur rencontre ce Dieu. Et en voulant être le Messie qui donne sa vie pour les siens, il personnalise désormais l’acte du Dieu Sauveur. L’amour qui se sacrifie pour libérer est de l’ordre du divin. Désormais l’œuvre du Sauveur dépasse la sphère de l’histoire ; elle se fonde sur une intention éternelle d’amour. De là le culte du Christ. Dieu est Sauveur en tant qu’il a agi en Christ, qu’il s’est défini en lui. Jésus s’est offert à Dieu pour la réalisation de son intention salvatrice, et il n’a pu la réaliser que parce qu’il avait été suscité par Dieu, en vue de ce but, que parce qu’il avait reçu du Père le privilège du Fils bien-aimé. Le rôle sotériologique du Christ conduit nécessairement à poser le problème christologique. Celui qui a eu le pouvoir d’être le Sauveur du monde, a été, en un sens unique, l’incarnation de l’Esprit, le Fils de Dieu.
A. L.
Voir Jésus-Christ, Messie, Rédemption, etc.
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