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Théologie

Le vocable théologie ne se trouve pas dans la Bible. Mais comment passer ici le mot sous silence, alors que la chose se trouve dans toutes les pages de cet ouvrage ? Le terme grec théologia (de Théos = Dieu, et logos = parole, science) signifie : science de la divinité, recherche sur les choses divines. En Grèce, on appelait théologiens les poètes qui, tels Hésiode et Orphée, dissertaient sur les dieux et sur l’origine du monde. D’après Aristote, la théologie (hè théologikè, sous-entend épistêmê) est avec les mathématiques et la physique une des trois sciences spéculatives, et la plus élevée des trois. Pour le même Aristote, elle devait être considérée comme une des branches de la philosophie (Metaph., X, 7 ; XI, 6). Chez les Romains, qui s’attachaient à subordonner la religion dans ses croyances et ses pratiques aux intérêts de l’État et à en faire un moyen de gouvernement, la théologie se présentait sous trois aspects : la théologie poétique, celle des Grecs ; la théologie physique, inventée par les philosophes ; et la théologie civile, fondée par les hommes d’État (Varron ; cf. Augustin, Cité de Dieu, VI, 1).

Avec la Bible interviennent les notions de foi et de révélation. Du coup, la théologie atteint à un domaine qui n’est plus ni celui de la poésie, ni celui de la raison, ni celui de la politique. Pourra-t-on encore l’appeler une science ? Pour Origène (III, 1069, édition Migne), la théologie, c’est la doctrine de la divinité de Jésus-Christ. Affirmation qui, du fond des âges, rejoint l’observation très actuelle de Karl Barth : « La théologie doit-elle dépasser les prolégomènes d’une christologie ? Il se pourrait que dans ces prolégomènes tout fût dit » (Parole de Dieu et Parole humaine, 1933, p. 221).

Il est facile en effet de déclarer avec l’Église romaine que la théologie est la science de la religion révélée, de diviser cette science en compartiments : théologie dogmatique, morale, ascétique, mystique, positive, canonique, liturgique, parénétique, apologétique, irénique, et de proclamer que la Summa theologica de siècle Thomas d’Aquin (1265 et années suivantes) en fournit le type classique. Mais, en réalité, sur quel fondement repose cette théologie ? D’où tire-t-elle son autorité ? De la tradition, qui interprète, continue, souvent contredit l’Écriture, « Sans méconnaître le livre inspiré, nous demandons à l’autorité vivante et infaillible de l’Église la règle suprême de notre foi » (Ecclesia, p. 96). La connaissance ainsi acquise est donc en dernière analyse celle d’une parole humaine : Pères, conciles, papes, etc., et non la connaissance de la Parole de Dieu. On peut même, à bien des égards, lui appliquer la déclaration par laquelle Jésus stigmatisait les scribes de son temps : « Par votre tradition vous avez anéanti la parole de Dieu » (Matthieu 15.6).

Il est facile aussi de prétendre avec le protestant Wolf (Theologia naturalis methodo scientifica pertractata, 1736/1737) que l’on doit distinguer la théologie naturelle de la théologie positive, et de décréter : « Tout ce qu’on enseigne dans la théologie naturelle (en somme tout l’enseignement de la théodicée) doit être démontré. La théologie naturelle doit être une science. Or, cette science consistant dans la démonstration de ce qu’on affirme et de ce qu’on nie, il faut démontrer ce qu’on enseigne dans la théologie naturelle…  », c’est-à-dire l’existence de Dieu, ses attributs, les conséquences de ces attributs par rapport aux hommes, etc. Mais la doctrine biblique peut-elle s’accommoder de théologie naturelle ? Peut-on dissocier sur un point quelconque la théologie et la révélation ? Cette théologie naturelle, soumise aux moyens et aux limites de la raison, ne va-t-elle pas tout droit au rationalisme ? et l’aboutissement du rationalisme n’est-il pas dans la critique portée au sein même de la révélation, menaçant de mutiler celle-ci et de la dissoudre ? Ceux qui, il y a cinquante ans, émettaient cette crainte, peuvent, s’ils vivent encore, constater que leurs prophéties se sont réalisées. On a beau diviser la théologie protestante en diverses branches, dont les principales sont la théologie exégétique, historique, systématique et pratique (Hagenbach, Encycl, et Méth., 1833), la critique historique et psychologique est devenue maîtresse de la plus grande partie du terrain ; là où elle fait loi, la théologie biblique ne peut plus maintenir, comme éléments de construction pour la religion chrétienne, que ce que les sciences exégétique, critique et philologique maintiennent comme faits d’histoire. Tout ce qui est incontrôlable à la raison humaine est laissé de côté. Mais la révélation divine n’est-elle pas, par définition, humainement incontrôlable ? Elle est donc écartée d’office. La religion chrétienne est ainsi ramenée à un chapitre de l’histoire des religions. Dans ces conditions, la théologie donne la connaissance non plus de Dieu, mais des diverses hypothèses de savants dégagés de l’emprise de Dieu. Or, Jésus a dit : « Si quelqu’un veut taire la volonté de Dieu, il connaîtra…  » (Jean 7.17). Obéissance, organe de connaissance.

Qu’est-ce donc que la bonne théologie ? Ici se placent deux questions préalables :

  1. Possédons-nous dans nos facultés naturelles le moyen de résoudre les problèmes qui concernent Dieu et les rapports de Dieu avec l’homme ?
  2. Quelle est la raison pour laquelle les hommes tiennent si fort à la théologie ? Pourquoi, malgré les défaillances et les aberrations des systèmes théologiques à travers les siècles, malgré le mépris que bien des représentants de la science affichent à l’égard de la théologie, les hommes reviennent-ils toujours aux théologiens ?

Deux questions qui se ramènent à une seule. C’est que les hommes, troublés par le mystère de leur destinée, obsédés de Dieu et mis en détresse par leur crainte de l’au-delà, sentent obscurément que les questions relatives à Dieu et à ses rapports avec l’humanité débordent leurs sens, dominent leur raison ; qu’ils croient que Dieu a parlé, et qu’ils comptent sur les théologiens pour leur faire entendre sa voix. C’est la parole de Dieu — premier sens du mot théologie — qui fait le crédit des théologiens. On voit ici combien les théologiens ont trahi leur mandat. Ce qui attache les hommes à la religion chrétienne, ce n’est pas que des théologiens, après avoir savamment épuré le texte des Évangiles, leur disent avec tout le crédit de leur érudition : Voici les fragments historiques sur lesquels vous pouvez, avec certitude, vous fonder ; ce qui attache à l’Évangile, c’est qu’indépendamment de toute science il renferme l’annonce de Noël, le drame rédempteur du Calvaire, la victoire sur le tombeau au matin de Pâques, la Pentecôte avec l’effusion de l’Esprit. Autant de réalités vitales que la révélation maintient, que la science supprime, et auxquelles les théologiens doivent de n’avoir pas sombré depuis des siècles dans l’indifférence universelle.

On commence à apercevoir ici que la théologie est d’abord une question d’attitude, d’attitude d’âme. Veut-elle aller directement à Dieu par l’effort de l’intelligence ? À quel Dieu ? Si c’est au Dieu immanent, elle le voit peu à peu se confondre avec le monde, indulgent à la nature, silencieux devant la prière, et le panthéisme noie la religion. L’expérience du bouddhisme est ici concluante. Ira-t-elle au Dieu transcendant ? L’homme y trouve bien vite l’occasion d’exalter sa liberté et de faire seul son destin. Il aboutit pratiquement au déisme rationaliste, et le silence s’établit de nouveau dans le domaine de la prière, non que Dieu ait refusé d’y répondre, mais parce que l’homme n’éprouve pas le besoin de le prier. Tout à l’heure Dieu se confondait avec l’homme ; maintenant, c’est l’humanité qui est Dieu.

La théologie dont l’homme a besoin, il le sent bien, c’est celle qui saura rapprocher Dieu de lui sans le confondre avec lui, celle qui saura réunir en Dieu l’immanence et la transcendance. Cette théologie, c’est la révélation de Jésus-Christ : « Notre Père qui es aux cieux ». Ce Père, ce Dieu qui s’est fait accessible en se faisant homme, l’humanité sait qu’elle ne l’a pas trouvé toute seule et qu’elle ne l’incarne pas dans sa vie naturelle : voilà pourquoi elle s’attache passionnément à Jésus-Christ. Si le théologien chrétien veut se mouvoir avec aisance et s’orienter avec certitude dans le dédale des questions littéraires, historiques et philosophiques où la Bible l’appelle à marcher, s’il veut faire œuvre utile parmi les contemporains qui regardent à lui, il faut d’abord que par son étude et par son expérience il apprenne à connaître le Dieu-Père que Jésus lui propose dans la parabole de l’entant prodigue. Fils ingrat qui s’est librement éloigné, avec lequel le Père ne rompt pas parce qu’il est coupable, comme eût fait le Dieu transcendant, que le Père ne va pas chercher parce qu’il est malheureux, comme eût fait le Dieu immanent, mais que le Père attend, guette et accueille avec transport parce qu’il s’est repenti. « Si, dans le domaine de la réalité supérieure visée, le Dieu de Jésus réussit à constituer ou à reconstituer la grande famille du Royaume, c’est que, également éloigné de l’amour lâche et de l’inexorable sainteté, il est à la fois l’Amour et la Sainteté, l’Amour-saint ou la Sainteté-charitable » (voir l’analyse de M. Neeser dans son Problème de Dieu, 1915, pages 87-89). Ce Dieu-là, ce Dieu-sommet où la justice et l’amour se rejoignent, c’est en Jésus que nous le trouvons, et chacun de nous ne le connaît que dans la mesure où il se reconnaît lui-même l’enfant prodigue.

Le principe de toute théologie chrétienne digne de ce nom est dans les déclarations suivantes de Jésus, le Maître de la théologie parce qu’il est « le maître des ecritures » (luther) : « je te loue, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents et de ce que tu les as révélées aux enfants » (Matthieu 11.25). « Celui qui s’humilie soi-même comme cet enfant sera le plus grand dans le royaume des cieux » (Matthieu 18.4). Voilà des paroles qui n’ont pas été prises assez au sérieux. Qu’est donc l’enfant ? Un ignorant, un incapable, un minus, une façon de monstre susceptible de se montrer à l’occasion dangereux et malfaisant ? Oui, s’il joue à la grande personne, et si, récusant l’autorité de ses parents, il s’arroge des responsabilités qui ne sont pas de son âge et se permet des initiatives qui dépassent ses capacités. Qu’il prenne le volant, l’automobile ira à la catastrophe. L’enfant est au contraire un être exquis et doué, en qui toutes les possibilités sommeillent et qui permet tous les espoirs, s’il accepte humblement de faire son initiation à la vie sous la tutelle de ses parents, qui lui révéleront ce qu’il a besoin de savoir et l’introduiront dans des expériences qu’il lui faut d’abord faire pour former son jugement, asseoir sa moralité, orienter son action future. C’est de cet enfant-là que Jésus parle, et c’est lui qu’il propose en exemple à quiconque veut entrer dans le royaume de Dieu. Le théologien qui récuse les lumières de la révélation divine et qui s’imagine arriver plus sûrement à la vérité en se tenant aux lumières de la raison humaine, aux méthodes scientifiques découvertes par le savoir humain, se soustrait à l’éducation paternelle, se prive de l’initiation indispensable à la formation de son jugement. Le livre de Dieu qu’il prétend étudier proclame que Dieu a parlé et le montre. Le premier devoir du théologien est donc de se mettre à l’école de Dieu, de se laisser instruire par sa parole, de faire les expériences que cette parole sollicite ; il sera alors en état d’appliquer les méthodes scientifiques aux éléments de la théologie et de la Bible qui, par le fait que la révélation s’est produite dans l’histoire, relèvent de la science.

Mais, dira-t-on, à ce compte, les docteurs de ce monde ne considéreront plus le théologien chrétien comme un esprit indépendant, à leurs yeux il ne sera plus un savant ? Peut-être bien. C’est ici le moment de nous souvenir que notre Maître, Jésus, pour sauver l’humanité corrompue a accepté de marcher dans l’abaissement et le mépris. N’espérons pas pouvoir pénétrer les mystères qu’il a révélés aux « enfants », en nous tenant sur le chemin où l’on rencontre la louange des « sages » et des « intelligents ». L’œuvre de la régénération accomplie par Jésus au prix du suprême sacrifice n’était pas seulement pour le cœur, la conscience, la volonté, elle était aussi pour notre faculté naturelle de comprendre. Ce n’est pas en récusant cette régénération de notre intelligence par la parole de Dieu et en lui donnant pour guide l’orgueilleuse raison humaine, que notre théologie entrera dans le royaume de la connaissance divine. Cette vérité élémentaire, et pourtant méconnue, a été proclamée de diverses façons par les hommes de Dieu de tous les temps : Ésaïe et Jérémie, saint Paul et saint Jean, Luther et Calvin, au siècle passé par Vinet, et si de nos jours le théologien Karl Barth a provoqué une telle émotion et conquis une si grande popularité parmi les jeunes, fatigués des « peut-être » de la science humaine, c’est parce que, à côté d’autres affirmations qui appellent nos réserves, il a remis la théologie sur son vrai fondement d’autorité : la parole de Dieu, Jésus-Christ. « Toutes mes pensées gravitent autour d’un point qui, dans le Nouveau Testament, s’appelle : Jésus-Christ. Qui dit « Jésus-Christ » n’a pas le droit de dire : « il se pourrait que », mais bien « c’est un fait que ». Mais lequel d’entre nous est capable, de lui-même, de dire : « Jésus-Christ » ? Peut-être faut-il que nous nous contentions de cette évidence que les premiers témoins ont dit, eux : « Jésus-Christ ». Sur leur témoignage, croire à la promesse, et donc être témoins de leur témoignage, c’est-à-dire des théologiens de l’Écriture, telle serait alors notre tâche. »

Cette voie de l’humilité intellectuelle, cette attitude en face de la parole de Dieu que nous ne jugeons pas mais qui nous juge nous font participer à ce que l’épître aux Hébreux appelle « l’opprobre de Christ » (Hébreux 11.26 ; Hébreux 13.13) ; opprobre que le grand patron de la théologie, l’apôtre Paul, acceptait avec ferveur, parce qu’il y voyait la source de l’émancipation scientifique, l’inspiratrice de la vraie science de Dieu : l’avènement de l’homme spirituel qui a « la pensée de Christ » et qui « juge toutes choses », alors que l’homme naturel « ne peut les comprendre » (1 Corinthiens 2.14 et suivants).

La théologie qui prend la révélation pour guide est la seule qui réponde à ses origines bibliques ; la seule qui justifie son nom de parole ou science de Dieu, la seule qui permette au théologien — et tout pasteur doit être théologien — de remplir son mandat de témoin du Christ et d’exaucer ainsi l’attente des hommes, qui tiennent à la théologie précisément parce qu’ils comptent qu’elle leur apporte un soutien positif pour vivre et pour mourir, une doctrine de salut dans la révélation du Père par Jésus-Christ : « Nul ne connaît qui est le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le révéler » (Luc 10.22).

Alexandre Westphal

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