Cet acte tout spirituel, qui forme l’essence du culte, et qui comprend sous toutes ses formes l’élévation de l’âme vers Dieu, pour l’adorer, implorer ses grâces, ou le remercier de ses faveurs, cet acte sans lequel il ne peut y avoir ni piété, ni religion, ce premier besoin de la foi et de l’amour, cette première aspiration vers le ciel d’une âme qui commence à sentir qu’elle existe, mais qu’elle n’existe pas pour la terre ; la prière que recommandent, si même ils ne la commandent pas, tous les fondateurs d’une religion, tous les philosophes qui ont essayé de donner au monde des croyances religieuses, depuis Confucius jusqu’à Mahomet ; la prière qui a sa place dans tous les systèmes et dans toutes les organisations du culte rendu à la divinité, n’est ni commandée, ni même, chose presque étrange, recommandée par Moïse, le législateur des Hébreux, qui a cependant prescrit de la manière la plus minutieuse et la plus scrupuleuse, jusqu’aux plus petits détails du culte, public ou particulier.
Un seul acte de ce genre parait indiqué (Deutéronome 26.13), comme souvenir d’actions de grâces pour les récoltes, mais ce n’est qu’en passant, et l’on peut y voir une profession de foi, une reconnaissance des droits de Dieu comme propriétaire du sol, aussi bien qu’une prière. Cette grave lacune dans l’organisation du culte juif, cet oubli de Moïse serait étrange, si par son étrangeté même il ne laissait pas entrevoir une intention bien marquée, bien positive et réfléchie. On sent que Moïse n’a pu oublier la prière, et il n’est pas difficile de se rendre compte des motifs qui l’ont empêché de la prescrire au peuple. C’est précisément parce qu’il savait ce que c’est que la prière, qu’il n’a pu songer à en faire l’objet d’ordonnances spéciales.
La prière ne se commande pas, et le Juif pieux devait puiser dans son cœur des actions de grâces pour le Dieu qui l’avait tiré d’Égypte, et cette confiance en lui qui porte à la prière ; la prière ne pouvait être que naturelle chez lui ; elle ne pouvait au contraire exister pour celui qui n’avait ni reconnaissance, ni amour, ni foi, et la lui imposer, comme on imposait à tous des purifications, des ablutions, ou des sacrifices, c’eût été n’en faire plus qu’une formalité, une cérémonie, un opus operatum. Moïse laissa à la prière son caractère de spontanéité pour le culte particulier comme pour le culte public, et ne régla rien de ce qui la concernait, parce qu’il n’y avait rien à régler. Les Israélites récitèrent peut-être moins de prières, mais ils prièrent davantage.
Au dire de quelques rabbins, les sacrifices journaliers qui se faisaient matin et soir dans le temple, auraient été, même avant l’exil, accompagnés de prières, et quoiqu’on ne puisse guère regarder cet usage comme fort ancien, l’on trouve cependant en effet quelques traces de son existence (1 Chroniques 23.30 ; cf. Néhémie 11.17). Après l’exil, l’usage semble en être devenu plus ordinaire ; Esdras a composé, dit-on, dix-huit prières, auxquelles Gamaliel en a joint une dix-neuvième, et toutes célèbrent Dieu, en le glorifiant et le suppliant ; quoi qu’il en soit de l’authenticité de ces prières plus que douteuses, plusieurs sont belles, et elles firent partie de la liturgie publique après le retour de la captivité. Le peuple restait dehors en prière pendant le sacrifice (Luc 1.10), soit en gardant le silence du recueillement, soit en se joignant aux prières du sacrificateur. Le plus bel exemple que l’Ancien Testament ait conservé d’une prière officielle, est celle que prononça le roi Salomon lors de la dédicace du temple (1 Rois 8.22) ; plusieurs des psaumes de David sont également des prières, et ils étaient destinés au culte public.
L’Ancien Testament, et surtout l’histoire des anciens temps de la nation juive, ne nous fournit pas beaucoup d’exemples de prières particulières, et c’est assez facile à comprendre ; la vie particulière de chacun appartient peu à l’histoire. Il résulte cependant de Ésaïe 1.15 (et cela résulterait déjà de la nature des choses), que la prière était un des actes ordinaires du culte individuel ; voir aussi 1 Rois 18.42.Plus tard, vers les temps de l’exil, depuis l’exil, et aux jours de Jésus-Christ, à mesure que l’histoire des temps et des hommes prend un caractère plus biographique, et détaillé, on trouve des mentions plus fréquentes de la prière individuelle ; Néhémie en est un exemple frappant, ainsi que Daniel, David déjà dans plusieurs de ses psaumes, et d’autres encore. La prière et le jeûne étaient devenus deux des caractères les plus saillants de la vie religieuse de chacun. On invoquait le secours de Dieu avant de se mettre en voyage, avant une déclaration de guerre, avant une bataille, en général avant de commencer une entreprise quelconque un peu importante. D’ordinaire on se recueillait trois fois le jour pour adresser à Dieu une prière spéciale, indépendamment de la prière continuelle d’un cœur pieux (Daniel 6.10 ; Psaumes 55.17). Les heures fixées étaient, le moment du sacrifice du matin dans le temple, la troisième heure du jour, 9 heures d’après notre manière de calculer le temps ; la sixième, ou midi, le milieu du jour ; et la neuvième, ou 3 heures de l’après-midi, lorsqu’on offrait le sacrifice du soir (Actes 2.15 ; 3.1 ; 10.9-30). On prononçait aussi avant et après chaque repas une prière d’actions de grâces (Matthieu 15.36 ; Jean 6.11 ; Actes 27.35). Les pharisiens et les esséniens tenaient beaucoup à la prière, mais les premiers s’y livraient avec une ostentation qui est sévèrement blâmée par notre Seigneur (Matthieu 6.5-7), et l’oraison qu’il donne pour modèle à ses disciples est, par sa riche brièveté, une censure des longues et vaines redites que les pharisiens avaient inventées, et qu’ils avaient enseignées à leurs sectateurs. On voit par Luc 11.1, que Jean-Baptiste avait aussi donné à ses disciples des modèles de prières toutes faites, et Jésus eut moins dans l’esprit de donner aux siens une prière à réciter, qu’un exemple de prière, et l’idée de la marche à suivre, des demandes à faire, de l’esprit qui doit régner dans l’âme lorsqu’elle s’élève à Dieu. L’oraison que le Seigneur leur enseigna est en plusieurs points l’abrégé d’une prière qui se prononçait dans les synagogues, et qui selon toute apparence fut composée pendant la captivité ; elle commençait ainsi : Ô Dieu, que ton nom soit magnifié et sanctifié dans le monde que tu as créé selon ton bon plaisir ; fais régner ton règne ; que la rédemption fleurisse, que le Messie vienne promptement et que son nom soit célébré, etc. Le peuple répondait Amen.
Les Israélites choisissaient, pour prier, des endroits retirés et solitaires, dans leurs maisons des cabinets particuliers, une chambre haute, le toit ; dans la campagne, ils montaient, lorsque cela pouvait se faire, sur une petite hauteur ; à Jérusalem, ils se rendaient volontiers dans les parvis du temple ; et d’après les rabbins, mais cela a une couleur toute formaliste, celui que l’heure de la prière surprenait au milieu de son chemin, s’arrêtait tout court pour remplir son devoir ; (cf. Matthieu 6.6 ; 14.23 ; Marc 6.46 ; Luc 6.12 ; 18.10 ; Actes 1.13 ; 3.1 ; 10.9 ; Daniel 6.11 ; cf. 1 Rois 18.42 ; Ésaïe 56.7). Il paraît que c’était une habitude assez ordinaire aux Juifs, quoique ce ne fût point une obligation, de tourner leur visage vers la sainte montagne où se trouvait le sanctuaire du Dieu qu’ils invoquaient ; on le voit par quelques passages (Daniel 6.10 ; 2 Chroniques 6.34 ; 1 Rois 8.44 ; cf. Psaumes 5.7) ; les Samaritains se tournaient vers le mont Garizim. Quant à la posture, elle n’importait pas plus que le reste ; elle était dictée par les besoins de l’âme, et ne se commandait pas ; on se tenait debout ordinairement (1 Samuel 1.26 ; 1 Rois 8.22 ; Daniel 9.20 ; Matthieu 6.5 ; Marc 11.25 ; Luc 18.11). Dans l’humiliation, ou dans de plus vifs sentiments de piété et de besoin, on s’agenouillait (2 Chroniques 6.13 ; 1 Rois 8.54 ; Esdras 9.3 ; Daniel 6.10 ; Luc 22.41 ; Actes 9.40) ; quelquefois même on se prosternait en terre dans de grandes douleurs (Néhémie 8.6 ; Matthieu 26.39). Tantôt on élevait vers le ciel ses mains après les avoir lavées (1 Rois 8.22 ; Néhémie 8.6 ; Lamentations 2.19 ; 3.41), et Paul, insistant sur la nécessité d’une purification spirituelle représentée par la purification matérielle, veut que celui qui prie élève vers Dieu des mains pures (1 Timothée 2.8) ; d’autres fois on étendait les mains (Ésaïe 1.15), ou bien on les croisait sur la poitrine en se frappant (Luc 18.13) ; on baissait la tête en signe d’humiliation ; on la plaçait entre ses genoux, ce qui ne se faisait que dans un grand deuil, ou dans une fervente prière (1 Rois 18.42).
L’intercession, la prière pour d’autres que pour soi, étaient fréquentes, et l’on voit souvent des personnes se recommander à d’autres, notamment à des hommes connus par leur sainteté ; on attachait à leurs prières une importance quelquefois exagérée (cf. Genèse 20.7 ; Exode 32.11 ; 1 Rois 17.20 ; 2 Corinthiens 1.11 ; Fil. 1.19 ; 1 Timothée 2.1 ; 1 Thessaloniciens 5.25 ; 2Thes. 3.1 ; Hébreux 13.18 ; Jacques 5.16). Notre Seigneur lui-même nous a donné l’exemple de l’intercession dans sa prière sacerdotale, comme nous voyons aussi que l’Esprit prie pour nous par des soupirs qui ne se peuvent exprimer (Jean 17 ; Romains 8.25). Deux espèces d’intercessions, en usage dans l’Église romaine, sont les seules défendues et inutiles, celle des vivants pour les morts, celle des morts pour les vivants ; elles ne reposent sur aucun précepte de la parole de Dieu, et sont contraires à tout son esprit. La première cherche à s’appuyer d’un passage apocryphe (2 Maccabées 12.43), où nous voyons Judas Macchabée offrir un sacrifice pour des soldats morts, qui avaient violé la loi par une espèce de sacrilège, en prenant des choses consacrées aux idoles ; cette prière « pour un péché mortel qui ne s’expie pas par ces sortes de choses », dit Calmet, est déjà fort embarrassante pour l’Église romaine, et cependant, c’est le seul passage qui puisse un peu servir de point d’appui à cette fatale doctrine ; il ne serait pas étonnant que tous les livres apocryphes en masse aient été canonisés par le concile de Trente, en faveur de ces quelques lignes, qui n’en resteront pas moins apocryphes. L’opinion de Judas Macchabée n’est pas même prouvée, puisque son historien n’est pas une autorité, mais le fut-elle, à son tour elle ne prouverait rien. Si dom Calmet ajoute : « Nous n’en demandons pas davantage ici », on peut conclure qu’il n’est pas difficile en matière de preuves. Il argue encore d’une notice sur la maison d’Onésiphore, dont nous avons parlé à cet article, et il termine en disant : Si cela est, voilà la prière des morts bien établie par Paul même. Oui, si. On pourrait se procurer pour toutes les doctrines des preuves de cette force.
La même Église a hérité des pharisiens leurs vaines redites, et quand on peut croire que, dans la catholicité tout entière, il se prononce chaque jour des millions de Pater incompris, sous toutes les formes, comme devoirs, comme tâches, comme punitions, par zèle sans connaissance, par vanité, par crainte, par habitude, on ne peut que penser à ce que disait le chef de l’Église en parlant de ces vaines redites : Malheur à vous ! Qu’attendre, en effet, de pareilles prières, sinon le sommeil et la mort des âmes, leur endurcissement. Pourquoi dégrader ainsi l’homme et la prière tout ensemble, et faire de Dieu même une espèce de teneur de livres qui enregistre en débit et crédit les prières émises par la bouche des pécheurs ? Il est triste, pour la plus grande secte de la chrétienté, d’être ainsi descendue au-dessous du judaïsme, au niveau, même au-dessous du mahométisme, et ce reproche qui tombe, non point sur tous ses prêtres, ni sur tous ses fidèles, mais sur tout son système, suffit à lui seul pour le caractériser et le stigmatiser.