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Prière
Dictionnaire Biblique Westphal Bost Calmet

I La prière chez les Israélites

La prière des anciens Hébreux est solidaire de celle du reste de l’humanité par son association primitive à la magie ; et elle s’élève au-dessus de toutes les autres formes de l’oraison grâce au radicalisme avec lequel elle s’est dégagée des procédés de l’incantation, et grâce surtout à la spiritualisation unique en son genre que lui ont fait subir les grands prophètes.

Voici quelques-uns des points où survit en elle l’influence magique.

Longtemps on ne pensait pouvoir s’assurer les faveurs de JVHH qu’en s’approchant matériellement de lui, c’est-à-dire en se rendant au sanctuaire où il était censé résider en personne (Genèse 28.16 et suivant, Psaumes 84.2-5 ; Psaumes 84.11).

De là, pour dire « prier », les termes synonymes, très concrets, de « chercher l’Éternel » ou « chercher la face de l’Éternel » au lieu saint (Deutéronome 4.29 ; Psaumes 24.6 ; Psaumes 27.8 ; Psaumes 105.4). La seconde de ces expressions pouvait même signifier « aller au sanctuaire pour y demander l’oracle » (2 Samuel 21.1).

Puis, par crainte des dangers que l’on attribuait à la présence divine, dans l’enceinte sacrée, on ne priait point sans se diriger lentement et prudemment vers l’habitation de Dieu (Exode 19.21 ; Exode 19.24), ni sans se déchausser (Exode 3.5), ni sans se couvrir le visage (Exode 3.6 ; 1 Rois 19.13).

D’autre part, s’accroupir (1 Rois 18.42), étendre longtemps les bras (Exode 17.11) et accomplir certains rites guerriers (2 Rois 13.16-19) passaient, semble-t-il, pour des moyens de forcer l’exaucement.

En tout cas, l’on « criait » véritablement à l’Éternel afin d’éveiller son attention et de le faire venir (Psaumes 17.6 ; Psaumes 28.1 ; Psaumes 130.1), si bien que, par exemple, la prière murmurée d’Anne passait pour une surprenante anomalie (1 Samuel 1.12-14). Quelquefois même on allait jusqu’à baiser l’image divine (Osée 13.2 ; 1 Rois 19.18, cf. Job 31.27), afin de faire passer en soi une part de la puissance surnaturelle dont on la croyait chargée. Puis encore : si, d’une manière générale, l’on présentait la divinité comme réfractaire à révéler son nom (Genèse 32.30 ; Juges 13.18), c’est parce que, connaître ce nom et le prononcer à haute voix à l’instant de la prière, c’était, croyait-on, disposer du moyen de contraindre magiquement le dieu à comparaître. Or, Israël jouissait du privilège de connaître le nom propre de son Dieu. Ce nom était JVHH. Il suffisait en conséquence qu’à l’heure de l’oraison ce nom attractif fût, par les officiants, matériellement « posé » sur les enfants d’Israël, pour que la présence et les bénédictions de JVHH fussent sur-le-champ assurées à ceux-ci ; voir (Nombres 6.27) Nom, II ; Dieu [les noms de].

Enfin, les psaumes conservent le souvenir de très curieuses malédictions proférées au nom de JVHH comme une défensive magique. Les « méchants », « malfaiteurs », « adversaires » dont les fidèles ne se lassent de dénoncer les embûches (Psaumes 6.9 ; Psaumes 22.13 ; Psaumes 22.19 ; Psaumes 31.12 ; Psaumes 38.20 et suivant) n’étaient primitivement autres, semble-t-il, que les magiciens qui, par leurs enchantements, faisaient fondre sur les hommes les mauvais esprits, fauteurs de souffrance et de malheur. Israël était à même de combattre ces criminels sur leur propre terrain.

À la magie de la parole maléfique, le peuple élu opposait la magie de la parole salvatrice. La malédiction prononcée au nom de JVHH s’affirmait comme le remède par excellence qui confondait l’art des devins et apportait aux fidèles délivrance, paix et bonheur. Tel était à l’origine le rôle des nombreuses formules de malédiction que l’on rencontre, mêlées aux prières, dans le livre des Psaumes (Psaumes 5.10 ; Psaumes 12.4 ; Psaumes 31.18 ; Psaumes 69.23-26 ; Psaumes 140.10-12 ; Psaumes 141.10).

Il convient d’ajouter qu’Israël connaissait aussi, comme l’atteste Habakuk 1.16, les très anciens sacrifices — sans doute accompagnés d’incantations (voir ce mot) — aux instruments de travail, tels que le filet du pêcheur. Pourtant, dès avant l’époque des prophètes, et sous l’influence de la croyance fondamentale à l’absolue souveraineté de JVHH en tant que puissance personnelle, agissante et juste, la prière israélite tend à s’affranchir de l’emprise de la toute naturaliste magie, pour devenir un entretien vivant et dramatique avec Dieu et obtenir de celui-ci des grâces librement consenties. C’est ainsi que, par exemple, l’on voit se mêler étroitement à l’idée magique que suppose Nombres 6.27 le véritable esprit de prière dont est animée la très vieille bénédiction « aaronitique » rapportée aux versets 24-26 du même chapitre.

D’autre part, l’agenouillement (Ésaïe 45.23), l’élévation des mains vers le sanctuaire (Psaumes 28.2) ou au ciel (Exode 9.29) et le prosternement (Genèse 24.26) semblent bien s’accomplir en dehors de toute idée d’une contrainte magique à exercer sur la divinité, et n’exprimer que l’humble dévotion de l’homme, qui n’est rien (Genèse 18.27), en face du Seigneur, qui peut tout (Psaumes 33.9).

À l’idée de l’action magique se substituent nettement, chez les pieux Israélites, la certitude de la volonté et du pouvoir de Dieu d’exaucer les demandes (Psaumes 65.3 ; Psaumes 65.6 ; Psaumes 66.20 ; Psaumes 81.8 ; Psaumes 118.5) et, symétriquement, la confiance en JVHH, devant qui le fidèle « vide son cœur » (1 Samuel 1.15), et qui écoute ceux qui l’invoquent et accomplit leurs désirs (Psaumes 65.2 ; Psaumes 25.5 ; Psaumes 38.16 ; Psaumes 145.18 et suivant). Aussi, dans la mesure où la prière s’accentue comme telle, les procédés magiques sont refoulés. Le Décalogue déjà interdit le recours au nom redoutable de JVHH pour jeter un maléfice sur un ennemi (Exode 20.7 ; Deutéronome 5.11), et peu à peu, dans les psaumes, les « ouvriers d’iniquité » cessant d’être identifiés avec les devins et devenant simplement les représentants impies et haineux des nouvelles classes dominantes, le « juste » persécuté attendra son salut uniquement des interventions miséricordieuses de JVHH, justicier incorruptible et vainqueur des méchants.

Les habitudes d’Israël n’excluaient certes pas, en cas de force majeure, l’invocation de JVHH en un lieu non consacré (2 Samuel 15.31 ; Ésaïe 38.2 et suivant, Jonas 2.2) ; pourtant, d’ordinaire, la prière se disait au sanctuaire comme acte cultuel, soit individuel soit collectif (Psaumes 138.2 ; Psaumes 48.10 ; Psaumes 5.8 ; Psaumes 65.5 ; Psaumes 96.8 ; Psaumes 100.4), et ce n’est que dans la suite qu’elle s’émancipera de la tutelle de la vie liturgique. Il semble bien, on le voit, que toute la littérature hébraïque, y compris ses couches les plus anciennes, connaisse déjà l’oraison en tant qu’acte religieux, plus ou moins dégagé des procédés magiques ; cependant, la prière au sens profond et complet du terme ne fut donnée au peuple d’Israël que par les prophètes (voir ce mot). Et cela en vertu de leur spiritualisation foncière de la notion de Dieu.

Jusqu’à eux, qu’avait été JVHH ? Tout ensemble : le Dieu national qui, par l’entremise de Moïse, a contracté alliance avec les tribus israélites, appelées désormais « son peuple » ; le Dieu « des armées », c’est-à-dire de la guerre, auquel la gloire politique de ce peuple tient avant tout à cœur ; le protecteur sévère du droit et de la morale ; la divinité violente qui suscite éruptions volcaniques et tempêtes, vents destructeurs du désert et peste ; le dispensateur mystérieux de l’enthousiasme martial et de la fureur « prophétique » ; enfin, en combinaison partielle avec les Baals indigènes, le Maître bienfaisant qui assure fécondité et prospérité au sol de Canaan ainsi qu’aux hommes et aux troupeaux qui l’habitent.

Ce Dieu, primitivement localisé soit au sommet du mont Sinaï, soit dans la mobile « arche de l’alliance », soit encore aux « hauts-lieux » palestiniens, tendait, très tôt déjà, à trouver sa résidence définitive, d’une part au temple de Jérusalem, et d’autre part, vraisemblablement sous l’influence des grands dieux de certains mythes babyloniens, au ciel, où il trônait en arbitre du genre humain tout entier, voire même en créateur et conservateur de l’univers. Or, du chaos de ces notions diverses et en partie opposées, Amos, Osée, Ésaïe, Jérémie dégagent la vision simple, forte et toute spiritualisée et unifiée de JVHH, Maître souverain dont l’absolue Majesté se confond avec la Justice, la Sainteté et la Miséricorde mêmes. Et ce Dieu fait, dans le monde, son œuvre à lui. Il a certes choisi Israël comme objet et organe de son action. Mais, à la différence des autres dieux dont les intérêts demeurent comme enfermés dans le rayon des ambitions étroites des peuples qui les servent, JVHH veut accomplir, dans et par Israël, l’œuvre de l’absolue Justice, œuvre qui tôt ou tard, par delà les limites de « son peuple » particulier, amènera à la conversion et au salut tout homme individuel et toute nation. En principe, et dès les premiers jours, le Dieu qui s’est intérieurement révélé aux prophètes est déjà le Dieu de l’humanité.

De là, conséquence de la spiritualisation de l’idée de Dieu : spiritualisation de plus en plus complète, de la prière. D’abord : rejet de tout vain formalisme liturgique, JVHH hait les offrandes et les hommages qui lui sont présentés avec indifférence ou d’un cœur impur. Il n’agrée que ceux qui s’approchent de lui et le prient en pleine droiture et pureté d’âme (Amos 5.21 ; Amos 5.24 ; Ésaïe 1.15 ; Ésaïe 29.13, cf. Psaumes 50.8-15 Si 18 et suivant). Car il n’est plus le « Saint d’Israël » au simple sens cultuel et politique (Ésaïe 5.19 ; Psaumes 89.18 et suivant) ; il l’est maintenant au sens moral (Ésaïe 6.1-7 ; Ésaïe 1.4 ; Ésaïe 5.16 ; Ésaïe 5.24).

Puis : arrière la prière « eudémoniste », celle que le péché fausse radicalement en abaissant Dieu au rang d’un auxiliaire des appétits de l’homme et en réduisant le commerce religieux à la mesure égoïste du « donnant donnant » (Genèse 28.20 ; Genèse 28.22 ; Genèse 31.42 ; Juges 11.30 et suivant, 1 Samuel 1.11). Dorénavant, au « pour nous » et même au « pour Israël », se substituera le « pour JVHH ». Que se fasse, non l’œuvre des hommes, mais l’œuvre de Dieu ! Qu’elle se fasse dans le cœur des fidèles (Osée 14.2 et suivant, Psaumes 51.12-14 ; Psaumes 141.2 ; Psaumes 141.4), et puis, à l’heure du jugement final, dans le monde (Jérémie 31.31 ; Jérémie 31.37 ; Psaumes 82.8 ; Psaumes 94.1 ; Psaumes 94.3) ! Qu’elle se fasse à la seule gloire de JVHH (Psaumes 57.6 ; Psaumes 108.6), et, s’il le faut, même contre Israël ! (Psaumes 115.1)

Seuls, dans l’histoire du genre humain, les prophètes israélites ont publié l’œuvre, universaliste en principe, du Dieu-Juge et du Dieu-Sauveur, et seuls ils ont spiritualise l’oraison dans le sens de la « prière-travail-avec-Dieu », de la prière expression de l’esprit missionnaire et moyen de coopération de l’homme à l’œuvre divine. Enfin : à la différence des devins de l’antique yahvisme, qui subissaient passivement la mystérieuse agression de l’enthousiasme extatique (1 Samuel 10.9-13), les grands prophètes ressentent la sollicitation, non moins violente, de l’esprit de JVHH comme une inspiration d’ordre personnel, qui met en branle leur propre conscience et rend agissante leur propre sensibilité religieuse et morale. De là, chez eux, l’éclosion d’une prière qui, dans les profondeurs de la vie spirituelle et sortant peu à peu de la subconscience, s’affirme comme réponse personnelle à l’initial appel personnel de Dieu.

Dans le domaine de l’oraison, il y aura maintenant explosion du conflit dramatique entre la volonté souveraine de JVHH, qui veut faire son œuvre dans et par le prophète, et la volonté de ce prophète qui, choisi malgré lui du milieu d’Israël, ne s’affranchira qu’au prix de grandes douleurs des illusions nationalistes de son peuple, pour devenir finalement un instrument docile de l’absolue et sainte Volonté qui le travaille. L’œuvre de JVHH, terrifiante pour les prophètes d’avant l’exil, éveillera dans leur âme l’effroi, l’interrogation angoissée, la lamentation, voire le courroux récriminateur et la malédiction (Jérémie 4.10 ; Jérémie 6.11 ; Jérémie 12.1 ; Jérémie 12.6 ; Jérémie 15.18 ; Jérémie 20.7 ; Jérémie 20.9 ; Jérémie 20.14 ; Jérémie 20.18), le tout accompagné d’intercessions passionnées : « Seigneur, pardonne ! » (Amos 7.2) ; « Seigneur, arrête ! » (Amos 7.5) ; « Jusques à quand, Seigneur ? » (Ésaïe 6.11).

Bref : au feu des épouvantements les plus cruels, la prière individuelle s’élève ici, progressivement, jusqu’au sommet de la force et de la grandeur spirituelles. Pour Jérémie et, à sa suite, pour tous les pieux Israélites, c’est JVHH lui-même qui, affranchi de toute localisation déterminée (Psaumes 139.7 ; Psaumes 139.12), finit par être, grâce à sa sainte et bienfaisante présence, l’espoir, la consolation, le réconfort de l’âme en détresse. « Toi Jéhovah, tu me connais, tu me vois, tu m’as sondé, et tu sais que mon cœur est avec toi » (Jérémie 12.3 ; Jérémie 12.17 ; Jérémie 20.11 ; Jérémie 20.13).

Ainsi apparaît pour la première fois la vraie prière faite, tout entière, d’humilité confiante et de soumission virile à la volonté de Dieu. Dès lors, dans les âmes d’élite, tourmentées et par les malheurs extérieurs et par le sentiment du péché (Daniel 9.6 ; Daniel 9.9), la recherche de la réconciliation morale (Psaumes 19.3 ; Psaumes 51.12-14) et de la communion immédiate avec JVHH (Psaumes 73.21 ; Psaumes 73.23) l’emportera sur tout désir inférieur. Et cette recherche, unie à l’attente impatiente de voir la volonté de Dieu se faire dans le monde, se maintiendra, inébranlable, en dépit de l’impossibilité qu’il y avait pour les fidèles Israélites à comprendre les arrêts et retards de l’accomplissement de cette volonté dans la sphère des réalités sensibles.

Ni la crise douloureuse et représentative de Job qui, renonçant à pénétrer les voies de l’Éternel, prononce finalement une prière de repentance (Job 40.3-5 ; Job 42.1 ; Job 42.6), ni le scepticisme de l’Ecclésiaste au sujet de l’oraison (Ecclésiaste 5.1 et suivant) n’ont prévalu contre la foi et l’espérance implantées dans les âmes par Osée, Jérémie et le second Ésaïe, ce Jusques à quand, ô Éternel ? » (Psaumes 74.9 ; Psaumes 79.5 ; Psaumes 80.5 ; Psaumes 89.47 ; Psaumes 90.13 ; Psaumes 94.3) — ce fut là comme le dernier appel, tout de confiance tenace, du peuple juif avant sa disparition, en tant que nation, de la scène de l’histoire. Et, de ce peuple, le plus magnifique héritage, quant à la prière, c’est le Psautier, recueil postexilique de chants cultuels parmi lesquels on trouve de tout : vieux hymnes liturgiques et guerriers ; formules magiques à peine spiritualisées ; manifestations d’orgueil « pharisaïque » (Psaumes 17.2-5 Psaume 26) ou de haine nationaliste (Psaumes 79.12 ; Psaumes 137.7 ; Psaumes 137.9) ; tout comme, d’autre part, effusions d’une fervente et pure foi individuelle adaptées ultérieurement aux nécessités du service du temple ; plaintes et cris d’espérance ; doutes et retours à la certitude du secours de JVHH ; humbles confessions et joyeuses actions de grâces ; combats du fidèle avec son Dieu et vision glorieuse du futur accomplissement de l’œuvre divine du salut pour et par le peuple de l’alliance (cf. Psaume 145 à Psaume 150). Voir Psaumes.

II La prière de Jésus

La prière de Jésus, telle que la présentent plus particulièrement les trois premiers Évangiles, est la prière d’Israël élevée à la perfection. Demander à JVHH d’accomplir son œuvre salvatrice dans tous les cœurs et pour toutes les nations, telle avait été, en principe, la tendance intime de l’oraison des prophètes et des psalmistes. Contrecarrée pendant un temps par le règne particulariste de la Loi, qui réservait le salut au seul peuple juif, cette tendance fut reprise par Jésus. Son Dieu n’est plus seulement le Créateur et Maître tout-puissant (Matthieu 11.25) qui veut être craint (Matthieu 10.28), et le « Seigneur d’Israël » qui demande à être aimé (Marc 12.29 et suivant). Il est aussi le Père miséricordieux de tous les hommes, y compris maintenant les « pécheurs », les êtres « perdus », qu’il « cherche » afin de les « sauver » (Luc 19.10 ; Luc 15.6 ; Luc 15.9 ; Luc 15.32). C’est sur l’avancement de l’œuvre de ce Dieu, saisie dans son individualisme et son universalisme pleinement épanouis, que porte l’oraison de Jésus. De celle-ci les dernières scories de la prière israélite se trouvent expulsées.

En disant à Dieu « mon Père », Jésus révèle la relation, unique quant à sa profondeur et à son intimité, qui l’unit, lui, le « Fils », à Celui dont il se sait l’élu et le serviteur. Et, de sa prière, incomparable et insurpassable, sortira l’économie, toute nouvelle, de la prière « chrétienne » (Marc 14.36 ; Galates 4.6 ; Romains 8.15).

D’après les Évangiles, Jésus priait avant ou après tout acte important de son ministère (Luc 6.12 ; Luc 9.18-29 ; Matthieu 14.23 ; Marc 6.46), et il le faisait de préférence en se retirant en des endroits déserts (Marc 1.35-39 ; Luc 5.16). Quand il prie pour lui-même, comme à Gethsémané (Marc 14.35) et sur la croix (Marc 15.34 ; Matthieu 27.46; Luc 23.46), c’est uniquement pour lui-même en tant qu’agent, fidèle jusqu’à la mort, de l’œuvre rédemptrice de son Père céleste — oraison dont l’écho s’est conservé dans Jean 12.27 et qui, en accordant héroïquement le vouloir de l’homme avec le vouloir de Dieu, prend le contre-pied exact de l’originelle prière instinctive.

Ensuite, ému de compassion pour les souffrances de son peuple (Matthieu 9.36), Jésus prie pour la réussite de ses efforts. Cette intercession a pour objet tantôt la suppression de maux physiques (Marc 7.34, cf. Matthieu 9.35) — laquelle sera normalement suivie d’actions de grâces (Luc 17.15-18, cf Jean 11.41) — tantôt le pardon des péchés, seule demande digne de l’enfant de Dieu en face de ses persécuteurs (Luc 23.34 ; Matthieu 5.44 et suivant, Luc 6.28).

Puis encore, ayant obtenu de Dieu les collaborateurs qu’il lui a demandés (Luc 6.12 ; Luc 10.1 et suivant), Jésus prie pour le succès des efforts de ceux-ci. Les actions de grâces de Luc 10.21 ; Luc 10.24 supposent (voir verset 17, 20) l’exaucement de cette prière. D’autre part, l’intercession de Jésus en faveur de Pierre, la future intercession de Pierre pour « ses frères » (Luc 21.31 et suivant) et les supplications des disciples pour eux-mêmes (Marc 14.38 ; Matthieu 26.41; Luc 22.40 ; Luc 22.46) portent sur l’affermissement de l’œuvre de Dieu dans l’âme de ceux qui prolongeront l’activité du Maître.

Ce que Jésus invite ses fidèles à demander pour eux-mêmes (Marc 13.18 ; Matthieu 24.20), tout particulièrement dans les trois dernières requêtes de l’oraison dominicale (Matthieu 6.12 et suivant, Luc 11.4), il l’a, en leur faveur, vraisemblablement demandé avec eux. Et quel est le but de sa critique, toute religieuse, des pratiques courantes de l’oraison ? Pourquoi combat-il, dans celles-ci, l’esprit d’orgueil (Matthieu 6.5 ; Marc 12.40 ; Luc 20.47), et la tendance « eudémoniste », voisine de la contrainte magique (Matthieu 6.7 et suivant) ? Pourquoi, luttant contre le découragement, exhorte-t-il par ailleurs, dans la prière, à la foi inébranlable (Matthieu 21.21 et suivant) et à la persévérance (Luc 11.5 ; Luc 11.8 ; Luc 18.1 ; Luc 18.8 ; Luc 11.9 ; Luc 11.13 ; Matthieu 7.7 ; Matthieu 7.11), auxquelles l’exaucement demeure assuré (Marc 11.22-25 ; Matthieu 21.22), d’autant qu’une sérieuse préparation par la prière (Marc 9.29) et le jeûne (Matthieu 17.21) vaut à l’homme le pouvoir de chasser les démons ? Tout comme les intercessions mentionnées, ces recommandations visent à l’accomplissement, dans les cœurs, de la divine et universelle œuvre d’affranchissement.

Enfin, l’ultime sujet des requêtes de Jésus, c’est la venue du royaume de Dieu en tant que don libre de la grâce du « Père ». Cette prière est sous-jacente à toutes ses déclarations touchant la grande attente finale (Marc 13.32 ; Matthieu 10.23 ; Marc 9.1 ; Marc 1.15 ; Matthieu 4.17 ; Matthieu 5.1-12; Luc 6.20 ; Luc 6.22).

Vu qu’une tradition très ancienne rattache intimement le « Notre Père », destiné aux disciples, à la prière de Jésus (Luc 11.1 ; Luc 11.4), il est permis d’en conclure que la demande centrale de l’oraison dominicale (voir article), à savoir : « Que ton règne vienne » (qui ne fait qu’un avec celle qui précède et celle qui suit : Matthieu 6.9 et suivant, Luc 11.2), exprime bien la tendance profonde et constante et le point culminant de la prière du Maître lui-même. Ici, la prière israélite réalise l’idéale prière humaine. Sans perdre contact avec les exigences de la vie naturelle qui est, elle aussi, bonne et voulue de Dieu (Matthieu 6.11; Luc 11.3 ; Marc 14.22 ; Marc 6.41 ; Marc 8.6, cf. Jean 6.11), elle place cependant la recherche du « royaume » au-dessus de tout (Matthieu 6.33; Luc 12.31) et, dans ce royaume, dont l’accès n’est ouvert qu’à la repentance (Marc 1.15 ; Matthieu 4.17), les privilèges de la nation d’Israël disparaissent (Matthieu 8.10 ; Matthieu 8.12), pour ne laisser place qu’à l’élémentaire et suprême guerre entre Dieu et Satan (Luc 10.18 ; Luc 11.17 ; Luc 11.26).

Transposés en langage johannique et dépouillés de leur orientation « eschatologique », les motifs essentiels de la prière de Jésus d’après la tradition synoptique se retrouvent dans l’oraison « sacerdotale » du 4e Évangile ; voir (Jean 17) Prière sacerdotale. Quant aux disciples, cet Évangile les présente comme appelés, après le retour du Seigneur à son Père, à « l’adoration de Dieu en esprit et en vérité » (Jean 4.24) et, en conséquence, à la pratique de la prière « au nom de Jésus », c’est-à-dire en vertu du pouvoir inhérent à la sphère de vie « pneumatique » et salvatrice réalisée par la présence du Seigneur vivant dans la future communauté de ses fidèles ; et à cette prière-là l’exaucement est à jamais assuré. Car, selon la promesse du Christ johannique, l’accomplissement de l’œuvre du Verbe incarné (Jean 1.14) vaudra aux croyants, outre le revoir du Seigneur (Jean 14.19) et le don de l’Esprit (Jean 14.26), l’efficacité certaine — et inconnue antérieurement — de l’oraison (Jean 14.13 ; Jean 15.16 ; Jean 16.23 ; Jean 11.42).

III La prière de saint Paul

L’oraison de la primitive communauté « chrétienne » fut une prière « pneumatique », c’est-à-dire suggérée par la puissance enthousiasmante du Saint-Esprit (Actes 2.16-18 ; Actes 2.42 ; Actes 4.24-31 ; Actes 10.45 et suivant) et visant, d’une manière ou d’une autre, à l’avancement de l’œuvre du Christ dans l’Église et dans les âmes (Actes 6.6 ; Actes 8.15 ; Actes 8.17 ; Actes 8.22 ; Actes 8.24 ; Actes 9.10-16 ; Actes 9.40 ; Actes 10.2 ; Actes 10.30).

De même, et à plus forte raison, vu l’expérience mystérieuse de sa conversion, Paul conçoit la prière comme un acte de l’Esprit de Dieu suscitant dans les fidèles et les soupirs inexprimables d’une foi qui se cherche, et le témoignage de la filialité divine, et le cri enthousiaste et pacificateur d’Abba, « Père » (Galates 4.6 ; Romains 8.15-26 et suivant). Car, pour l’apôtre, Dieu n’est plus seulement le JVHH incorruptiblement juste et redoutable d’Israël (Romains 2.5 ; Romains 2.11), mais, « Père de notre Seigneur Jésus-Christ » (Romains 15.6 ; 2 Corinthiens 1.3 ; 2 Corinthiens 11.31), il est le Dieu d’amour (2 Corinthiens 13.11) qui appelle les hommes au salut (1 Corinthiens 1.9) et enrichit infiniment ceux qui l’invoquent (Romains 10.12 et suivant).

Aussi, poussé par l’esprit de ce Dieu, Paul, en suivant les traces de Jésus, ne prie en définitive que pour l’avancement et le triomphe de l’œuvre divine dans les âmes et dans le monde. Il le fait, d’abord, en priant pour lui-même en tant qu’apôtre et en demandant aux autres de s’associer à ses supplications en intercédant en sa faveur. Cette prière est faite, avant toutes choses, d’effusions de gratitude pour les bénédictions multiples dont il a été l’objet (1 Corinthiens 15.10 ; Romains 7.24 et suivant, 2 Corinthiens 2.14 ; 1 Corinthiens 15.27 ; 2 Corinthiens 9.15).

S’il demande à Dieu des délivrances matérielles (2 Corinthiens 12.7-9 ; Philippiens 2.25 ; Philippiens 2.27 ; 1 Thessaloniciens 3.10 ; Romains 1.9 et suivant, 1 Corinthiens 16.7), c’est exclusivement en vue de l’accomplissement de son ministère. C’est également afin de promouvoir son activité apostolique qu’il exhorte ses amis à combattre pour lui en le soutenant de leurs prières (2 Corinthiens 1.11 ; 1 Thessaloniciens 5.25 ; Romains 15.30 ; Romains 15.32). Celles-ci lui permettront d’étendre ses conquêtes (cf. Colossiens 4.2 et suivant, Éphésiens 6.19 ; 2 Thessaloniciens 3.1), et leur exaucement unira l’apôtre et les jeunes communautés dans l’élan des mêmes actions de grâces (2 Corinthiens 13,4,6,10).

Puis, saint Paul intercède lui-même pour les églises et ses collaborateurs. Que Dieu les fasse croître spirituellement ! (1 Thessaloniciens 3.12 et suivant, Romains 15.5 ; Romains 15.7-13 ; Philémon 1.6 ; 2 Corinthiens 13.9-11, cf. Éphésiens 1.17 ; Éphésiens 1.19 ; 2 Thessaloniciens 1.11). Qu’il fasse du bien même aux ennemis et calomniateurs de l’apôtre ! (1 Corinthiens 4.12 et suivant, Romains 12.14-18 ; Romains 12.21). S’il y a dans 1 Timothée 2.1 et suivant quelque réminiscence paulinienne, l’apôtre aurait aussi prié pour les autorités constituées (Romains 13.1 ; Romains 13.7), afin que l’ordre et la paix permissent à la connaissance de la vérité de se répandre sans entraves (1 Timothée 2.3 et suivant). Mais Paul savait aussi maudire (1 Corinthiens 16.22 ; Galates 1.8 ; 1 Corinthiens 5.5) et — survivance probable de son passé pharisaïque — s’il a bien entendu intercéder pour Israël (Romains 10.1), il n’a pas, à notre connaissance, malgré son universalisme (Galates 1.16 ; Romains 5.18 ; Romains 11.32), prié pour les « infidèles », les païens (1 Corinthiens 6.6 ; 1 Corinthiens 10.27 ; 1 Corinthiens 14.24 ; 2 Corinthiens 6.14). Sur ce point, en exhortant à prier pour tous les hommes, l’auteur de 1 Timothée semble avoir suppléé au déficit de son grand devancier (1 Thessaloniciens 2.1). [Pour l’auteur de 1 Timothée, voir Pastorales. N.D.L.R.]

Quoi qu’il en soit, le cœur de Paul débordait de gratitude, quand ses prières d’intercession étaient exaucées (1 Thessaloniciens 1.2 et suivant, 1 Corinthiens 1.4 ; 1 Corinthiens 1.9 ; Philippiens 1.3 ; Philippiens 1.11 ; Philémon 1.4 et suivant, 2 Corinthiens 4.15). Enfin, saint Paul soupire dans ses requêtes après l’accomplissement glorieux et définitif de l’œuvre de Dieu à la face de l’univers. Toutes ses recommandations et supplications supposent l’imminence du « jour » du jugement divin (Romains 2.5-16 ; 1 Corinthiens 3.12 et suivant), où s’achèvera l’œuvre de Dieu commencée dans les cœurs (Philippiens 1.3-6 ; Philippiens 2.15 et suivant, 1 Thessaloniciens 2.19 et suivant).

Aussi l’essentielle demande de Jésus : « Que ton règne vienne » se retrouve, chez Paul, dans la magnifique paraphrase de Romains 8. Ce texte n’est qu’un long sanglot de l’homme qui, devenu dès maintenant enfant du « Père », réclame, au milieu des angoisses de ce monde, la venue de la future liberté et félicité, et le passage de l’espérance à la vue immédiate. Ce que Dieu lui-même veut et poursuit en secret depuis des siècles, ce qu’il porte maintenant, mystères révélés (Romains 11.25 ; Romains 16.25), à la connaissance des nations (Romains 16.25 ; Romains 16.27), — soumission des peuples à « l’obéissance de la foi » (Romains 1.5 ; Romains 16.26), conversion et réhabilitation d’Israël (Romains 11.25 ; Romains 11.32), achèvement du mandat du « Fils » et retour de l’univers à Dieu dont il est issu (Romains 11.33-36 ; 1 Corinthiens 15.25 ; 1 Corinthiens 15.28).

Paul prie implicitement pour tout cela dans le chapitre mentionné, et ses supplications saintement impatientes se résument elles-mêmes dans ce cri : « Maranatha ! Viens, Seigneur ! » (1 Corinthiens 16.22 ; Apocalypse 22.17-20). Ici, la prière biblique, et par elle la prière du genre humain tout entier, s’élève à son faîte qui, dans ce monde, ne pourra plus être dépassé.

IV La prière à Jésus-Christ

Vu que la foi chrétienne repose, dès l’origine, sur la croyance à l’élévation de Jésus à la droite de Dieu le Père et à son action — concomitante avec celle de Dieu — comme Seigneur « glorifié » de l’Église ; vu, d’autre part, que la littérature néotestamentaire est elle-même, tout entière, un fruit de cette croyance, il n’y a rien de surprenant à voir des affirmations comme Matthieu 11.27 et suivant ou Matthieu 18.19 et suivant amener les fidèles, très tôt déjà, à adresser au Christ céleste des hommages, des soupirs, des cris invocatoires (Marc 10.47 et suivant, Matthieu 9.27 ; Matthieu 15.22, Jean 20.28, Actes 7.59 et suivant, Apocalypse 22.20).

Ceux qui tombaient en extase pendant la prière (Actes 10.9 ; Actes 11.5 ; Actes 22.17) s’entretenaient, pleins de respect, avec leur Maître glorifié et tout-présent (Actes 9.10-16 ; Actes 10.11-16 ; Actes 11.5 ; Actes 11.11 ; Actes 22.18-21).

Or, Paul a consacré, quoique avec beaucoup de réserve, ce dédoublement du destinataire de l’oraison chrétienne. D’ordinaire, il est vrai, Paul s’adresse, dans ses prières, à Dieu, soit « par Jésus-Christ » (Romains 1.8), soit comme au « Père de notre Seigneur Jésus-Christ » (Romains 15.6 ; 2 Corinthiens 1.3).

Comme missionnaire et pédagogue, il recommande toujours de prier Dieu. C’est l’orientation que supposent, par exemple, 1 Thessaloniciens 5.17 ou Romains 12.13. Mais, sur cette base large et commune de la piété des églises, s’érige la sphère de vie, tout individuelle, en laquelle Paul communie spirituellement, mystiquement avec la personne du Christ glorifié (Philippiens 2.10 et suivant), auteur, pour l’apôtre, de visions (2 Corinthiens 12.1) et de révélations particulières (Galates 1.12 ; Galates 2.2 ; 2 Corinthiens 12.1 ; 1 Thessaloniciens 4.15), voire du salut qui l’a délivré « du présent siècle mauvais » (Galates 1.4).

Néanmoins, la prière paulinienne au Christ demeure infiniment discrète, austère et sobre, vu que, tout comme la prière de Jésus lui-même, elle n’a d’autre objet que l’accomplissement de l’œuvre divine du salut dans le monde.

V Autres textes

En dehors des textes cités, la prière néotestamentaire ne fait que s’élargir en adoration collective et liturgique (Apocalypse 4.8 ; Apocalypse 4.11 ; Apocalypse 5.9 ; Apocalypse 5.14 ; Apocalypse 7.10 ; Apocalypse 7.13 etc.) ou se préciser, en vertu d’expériences pratiques, quant aux conditions de l’exaucement (Jacques 1.5 ; Jacques 1.7 ; Jacques 4.2 ; Jacques 4.4 ; Jacques 5.13 ; Jacques 5.18 ; 1 Jean 3.21 ; 1 Jean 5.14 ; 1 Jean 5.16). Entretien personnel et acte de coopération des hommes et de l’Église avec Dieu, cette prière, faite d’humilité, de confiance et de charité, forme la source régénératrice et le critère de toute prière « chrétienne ». Parfaitement équilibrée, tendant entièrement à la réalisation du « royaume de Dieu », simple et accessible à tous, elle exclut, comme égocentriques et périmées, et la grossière oraison « eudémoniste » et — quand elle s’affirme à l’état pur — la savante et difficile « ascension mystique » des aristocratiques « virtuoses » de la vie et de la pensée religieuses.

F. M.


Numérisation : Yves Petrakian