Le jeûne a été dans tous les temps et parmi toutes les nations un exercice usité dans le deuil, dans la douleur, dans la tristesse. C’est un sentiment qui est en quelque sorte inspiré par la nature, qui, dans ces circonstances, se refuse la nourriture et émousse le sentiment de la faim. Nous ne voyons aucun exemple du jeûne proprement dit avant Moïse, soit que ce législateur n’en ait point remarqué dans les anciens patriarches ; ce qui est assez difficile à croire, puisqu’on y voit des deuils très-grands et très-bien marqués, comme celui d’Abraham pour Sara, et celui de Jacob pour son fils Joseph ; soit qu’il n’ait pas jugé nécessaire d’en parler d’une manière expresse. Mais il paraît par la loi, que les jeûnes même de dévotion, pour expier ses fautes, étaient communs parmi les Israélites.
Moïse ordonne que si une femme mariée s’engage par vœu à un jeûne de surérogation, si son mari ne s’y oppose pas, elle sera obligée d’y satisfaire (Nombres 30.14). Je ne parle pas du jeûne de quarante jours que Moïse passa sans manger sur la montagne d’Horeb, parce que ce jeûne n’est point dans les règles ordinaires de la nature.
Depuis Moïse, les exemples du jeûne sont communs parmi les Juifs ; mais pour les jeûnes qui se lisent dans leur calendrier, ils sont postérieurs à la loi. Moïse n’ordonne aucun jeûne particulier dans ses livres, sinon le jeûne de l’Expiation solennelle, qui est d’une obligation stricte et générale (Lévitique 23.27-29). Josué et les anciens d’Israël demeurèrent prosternés devant l’arche, depuis le matin jusqu’au soir, sans manger, après la défaite des Israélites devant Haï (Josué 7.6). Les onze tribus qui avaient pris les armes contre celle de Benjamin (Juges 20.26), voyant qu’elles ne pouvaient tenir contre ceux de Gabaa, se prosternèrent devant l’arche et y demeurèrent jusqu’au soir, sans manger. Les Juifs, se sentant ! pressés par les Philistins, s’assemblèrent devant le Seigneur à Maspha (2 Samuel 7.6), et jeûnèrent en sa présence jusqu’au soir. David jeûna pendant la maladie du premier fils qu’il avait eu de Bethsabée, femme d’Urie (2 Samuel 12.16). Les prophètes, Jésus-Christ, saint Jean-Baptiste, les apôtres, ont jeûné dans plusieurs occasions.
Les païens mêmes jeûnaient quelquefois ; et le roi de Ninive, effrayé par la prédication de Jonas, ordonna (Jonas 3.5-6) que non-seulement les hommes, mais aussi les animaux, demeureraient sans boire et sans manger ; que les hommes et les animaux seraient couverts de sacs, et crieraient chacun en leur manière au Seigneur. Les Juifs, dans les calamités publiques, publiaient des jeûnes extraordinaires et faisaient jeûner jusqu’aux enfants à la mamelle, comme on le voit par Joël (Joël 3.16). Quelques Pères (Chrysostome) ont avancé que dans le jeûne des Ninivites on fit jeûner jusqu’aux enfants à la mamelle. Virgile fait dire à un pasteur que ses animaux mêmes jeûnèrent à la mort de César. On dit que dans les Canaries et au Pérou, quand la sécheresse est trop grande, on enferme les brebis et les chèvres, et qu’on les fait jeûner jusqu’à ce que la faim les contraigne de crier. Voilà ce que l’instinct a inspiré a des peuples païens.
Les Juifs, dans leurs jeûnes ordinaires, commencent à jeûner dès la veille, après le coucher du soleil, et demeurent sans manger jusqu’au lendemain à la même heure ; c’est-à-dire, jusqu’au lever des étoiles. Ils ne prennent aucune nourriture, ni aucune boisson pendant tout ce temps. Le jour de l’Expiation solennelle, où le jeûne est d’une plus grande obligation, ils jeûnent vingt-huit heures. Les hommes sont obligés au jeûne dès l’âge de treize ans accomplis, et les filles dès l’âge de onze ans accomplis. On oblige les enfants dès l’âge de sept ans, suivant la portée de leurs forces. Pendant ce jeûne, ils s’abstiennent non-seulement de toute sorte de nourriture, mais aussi du bain, des parfums, des odeurs, des onctions. Ils vont nu-pieds, vivent dans la continence et n’usent point du mariage. C’est l’idée que tous les Orientaux ont du jeûne : une abstinence de toute sorte d’attouchements sensuels et de toute sorte de nourriture et de boisson. Les Samaritains font jeûner, au jour de l’Expiation solennelle les enfants dès qu’ils sont sevrés, ou, selon d’autres, même ceux qui sont à la mamelle ; et cela pendant les vingt-quatre heures du jeûne de ce jour-là, au lieu que les Juifs ne font jeûner que les enfants de sept ans.
Voici les principaux jours où les Juifs sont obligés au jeûne :
Au mois de tizri, qui est le premier de l’année civile et le septième de l’année sainte, ils jeûnent le troisième jour, en mémoire du meurtre commis sur la personne de Godolias. Voyez (2 Rois 25.25 ; Jérémie 41.2). C’est ce même jeûne dont parle Zacharie sous le nom de jeûne du septième mois (Zacharie 7.5).
Le septième du même mois, ils célèbrent un jeûne à cause du veau d’or.
Le dixième, on célèbre le jeûne solennel de l’Expiation (Lévitique 23.19).
Le sixième jour du second mois, nommé marshévan, on jeûne à cause que Sédécias, roi de Juda, eut les yeux crevés par ordre de Nabuchodonosor.
Le septième jour du troisième mois, on jeûne en mémoire de ce que Joachim, roi de Juda, perça avec un canif et brûla les prophéties de Jérémie.
Le huitième jour du quatrième mois, les Juifs jeûnaient en haine de la traduction de la Bible faite d’hébreu en grec, par l’ordre de Ptolémée Philadelphe.
Le neuvième jour du même mois, on fait un jeûne dont les rabbins ne rapportent pas la raison.
Le dixième du même mois, ils jeûnent en mémoire du siège de Jérusalem attaquée par Nabuchodonosor.
Le huitième jour du cinquième mois, ils jeûnent en mémoire des justes qui ont vécu sous Josué.
Le vingt-troisième du même mois, on célèbre un jeûne à cause de la guerre que les onze tribus firent à celle de Benjamin pour punir l’injure faite à la femme d’un lévite.
Le septième jour du sixième mois, on jeûne à cause de la mort de Moïse.
Le neuvième, on jeûne à cause de la division des écoles de Sammaï et d’Hillel.
Le premier jour du septième mois de l’année civile, qui est le premier mois de l’année sainte, on jeûne à cause de la mort des enfants d’Aaron consumés par le feu sacré.
Le dixième du même mois, on jeûne à cause de la mort de Marie, sœur de Moïse.
Le vingt-sixième, on jeûne pour la mort de Josué.
Le dixième du huitième mois, on jeûne pour la mort du grand prêtre Héli et pour la prise de l’arche.
Le vingt-huitième, on jeûne pour la mort de Samuel.
Le vingt-troisième du neuvième mois, on jeûne à cause que Jéroboam, roi des dix tribus, défendit ses sujets de porter les prémices à Jérusalem (1 Rois 12.27).
Le vingt-cinquième du même mois, on jeûne à cause de la mort des rabbins Siméon, fils de Gamaliel, Ismaël, fils d’Élisée, et Ananias, vicaire du grand prêtre.
Le vingt-septième du même mois, on jeûne à cause que le rabbin Hanina fut brûlé avec le livre de la loi.
Le dix-septième du dixième mois, on jeûne à cause que Moïse brisa les tables de la loi (Exode 32.19). Le même jour, on fait mémoire de la cessation des sacrifices et de l’idole placée dans le temple, sous Antiochus Épiphane.
Le neuvième du onzième mois, on jeûne à cause que Dieu dit à Moïse que nul des Israélites murmurateurs n’entrerait dans la terre promise ; et que le même jour le temple de Jérusalem fut brûlé, premièrement par les Chaldéens, et longtemps après par les Romains. C’est le jeûne du cinquième mois de l’année sainte marqué dans Zacharie (Zacharie 7.5).
Le dix-huitième du même mois, on jeûne à cause que, du temps d’Achaz, la lampe qui s’allumait tous les soirs dans le Saint fut éteinte.
Le dix-septième du douzième mois de l’année civile, on jeûne en mémoire de la mort de ceux qui, ayant été envoyés pour considérer la terre promise, en firent un rapport désavantageux au peuple et l’engagèrent dans le murmure. Voyez (Nombres 14.22-23).
Outre ces jeûnes, qui sont communs à tous les Juifs, quoique non pas avec la même obligation, ils en ont encore d’autres de dévotion pratiqués par les plus zélés et les plus dévots. Par exemple, le pharisien dont parle l’Évangile (Luc 17.12) dit qu’il jeûne deux fois la semaine : c’est-à-dire tous les lundis et les jeudis : le jeudi, en mémoire de ce que Moïse monta ce jour-là sur la montagne de Sinaï, et le lundi, parce qu’il en descendit ce même jour. Les pharisiens et les disciples de saint Jean-Baptiste disaient au Sauveur (Matthieu 9.14) : Pourquoi nous et les pharisiens jeûnons-nous souvent, et que vos disciples ne jeûnent point ? Et Jésus-Christ, parlant du jeûne de saint Jean, dit d’une manière exagérée (Matthieu 11.18-19) : Jean est venu ne buvant ni ne mangeant, et vous dites : Il est possédé du démon. On sait quelle a été la manière de vivre de saint Jean. On dit qu’il y avait des pharisiens qui jeûnaient jusqu’à quatre jours de la semaine. Quelques anciens ont cru que les Juifs jeûnaient tous les jours de sabbat. Justin dit que Moïse et les Israélites, ayant été pendant sept jours errants dans les déserts d’Arabie sans trouver de nourriture, consacrèrent le jour de sabbat, qui est le septième, par un jeûne perpétuel. Auguste, écrivant à Tibère, dit qu’il n’y a point de Juif qui garde le jeûne du sabbat comme il l’a gardé le jour qu’il lui écrit. Juvénal dit que les rois mêmes des Juifs passent le sabbat dans le jeûne et dans la nudité des pieds : Et Martial attribue la puanteur des Juifs aux jeûnes du sabbat. Mais ces auteurs étaient mal informés. Les Juifs non-seulement ne jeûnent pas le jour du sabbat, le jeûne même leur est très-expressément défendu ce jour-là par les règles de leurs docteurs. On lit dans la Misne que les sages disaient que les jours de fête et autres exempts de jeûne en exemptaient non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour le jour qui les précédait ; et même, selon quelques docteurs, pour celui qui les suivaient.
Maimonide et Bartenova remarquent sur ce texte que l’ancien livre, qui contenait le calendrier des fêtes d’Israël, était perdu de leur temps, et qu’on n’observait plus parmi eux de ne pas jeuner la veille et le lendemain des fêtes, mais même le jour de ces anciennes fêtes, qui n’étaient plus alors en usage. Dans le grec de Judith on lit que cette sainte femme jeûnait tous les jours de sa vie, excepté les veilles et les jours de sabbat, les veilles et les jours de néoménies, et jours de fêtes et de réjouissance d’Israël. Voilà la pratique, de ce que nous venons de voir dans la Misne. On en usait ainsi par respect, pour la fête, afin que la joie n’en fût troublée ni par le jeûne précédent ni par le suivant.
Le matin des jours de jeûne, on ajoute aux prières de confessions et le récit des choses tristes qui sont arrivées à pareil jour et qui ont donné occasion au jeûne que l’on célèbre ce jour-là ; on tire le rouleau de la Loi et on lit, dans le chapitre 32 de l’Exode verset 11 ces mots : Et Moïse pria le Seigneur son Dieu en disant : Pourquoi, Seigneur, votre colère s’allume-t-elle contre, votre peuple que Vous avez fait sortir de l’Égypte etc. (Exode 32.11) Et l’après-midi, dans la prière de Mincha ou de l’offrande, on lit de la même manière et on y ajoute ce que dit Isaïe (Isaïe 55.5) Recherchez le Seigneur pendant qu’on le peut trouver, invoquez-le pendant qu’Il est près, etc.
Il y a des juifs qui depuis le 17 de thamuz, jusqu’au 9 du mois d’ab, qui est un espace de trois semaines, s’abstiennent de manger de la viande et de boire du vin ; mais c’est volontairement et parce que tous, ces jours-là ont été malheureux à Israël le 9 d’ab, qui répond à la lune de juillet et d’août, en mémoire du temple brûlé par Nabuchodonosor et ensuite par Tite, les Juifs demeurent à jeun sans boire ni manger et nu-pieds sans souliers et sans pouvoir se laver, depuis environ une heure avant le coucher du soleil, jusqu’au lendemain lorsque les étoiles commencent à paraître. Le soir de la veille, après que la prière ordinaire est finie dans la synagogue, ils s’asseyent par terre et lisent les Lamentations de Jérémie. Ils font la même chose le lendemain, y ajoutant beaucoup d’autres lamentations, demeurant tristes tout le jour, sans qu’il leur soit permis d’étudier, dans les livres de la loi, mais seulement de lire Job, Jérémie, et d’autres matières tristes et lugubres. Le sabbat qui suit ce jeûne est nommé nacamu, c’est à dire consolation, parce qu’ils y lisent ces paroles d’Isaïe : (Isaïe 40.1-2) Consolez-vous, mon peuple, dit le Seigneur, parlez au cœur de Jérusalem et consolez-la, etc., et, qu’ils, se consolent dans l’espérance du rétablissement de Jérusalem et du temple.
Outre les jeûnes généraux commandés à toute la nation, il y en a d’autres qui sont particuliers à chaque nation, par exemple, aux Allemands, qui, après les fêtes de Pâque, et des Tabernacles, ont accoutumé de jeûner trois jours : savoir, les deux lundis suivants et le jeudi qui est entre deux ; et cela fondé sur ce que les fêtes précédentes ayant été longues de huit jours, ils peuvent, pendant ce temps-là avoir offensé Dieu. Pour la même raison, ils jeûnent le dernier jour de l’an, et quelques-un, la veille du premier jour de chaque mois.
Si, par pénitence ou par quelque dévotion particulière, quelques-uns veulent jeûner au delà de ce qu’on vient de dire, ils ont accoutumé de prononcer ces mots avant le coucher du soleil : J’entreprends de jeûner demain. Après quoi ils demeurent sans manger ni boire depuis ce soir-là jusqu’au lendemain à pareille heure, et ajoutent une prière par laquelle ils demandent à Dieu que leur jeûne leur tienne lieu de sacrifice. Ce jour-là ils couchent sur un lit plus dur qu’à l’ordinaire, retranchent le nombre de leurs oreillers, changent leurs draps fins et en prennent de grossiers.
Si quelqu’un songe quelque chose de mauvais ou de funeste, par exemple de voir brûler le livre de la Loi, de voir le jour du pardon à l’heure de la prière du soir, de voir tomber les poutres de sa maison, ou ses dents, et que ce songe lui cause de l’inquiétude, il jeûne ce jour-là dans toute la rigueur du jeûne, sans boire ni manger d’un soir à l’autre. Cette sorte de Jeûne leur parait si importante, qu’ils peuvent même jeûner le jour du sabbat ou d’autre fête ; ce qui n’est point permis dans toute autre occasion.
Le soir que ce jeûne finit, celui qui a songé fait venir trois de ses amis avant qu’il prenne son repas, et leur dit par sept fois : qu’heureux soit le songe que j’ai fait ! À quoi, ils répondent chaque fois : qu’il soit heureux et que Dieu le rende tel ! Puis ils ajoutent quelques passages des prophètes, et afin qu’il tire un heureux présage de la rémission de ses péchés, ils lui disent ces paroles de l’Ecclésiaste (Ecclésiaste 9.7) : Allez, mangez en joie votre pain et buvez votre vin avec allégresse, parce que vos œuvres sont agréables à Dieu. Après quoi le jeûneur, peut manger.
Ils ont confiance que le jeûne, ou leur obtiendra une heureuse interprétation de leur songe, ou en éloignera les mauvais effets ; ils tiennent que le jeûne est à l’égard du songe ce que le feu est à l’égard de l’étoupe qu’il allume et brûle. S’il arrive quelque maladie à quelqu’un, si on entreprend un voyage dangereux, si on est arrêté prisonnier, on jeûne pour obtenir la santé ou sa délivrance. L’enfant qui a aimé tendrement son père jeûne tous les ans le jour de sa mort. Les magiciens mêmes jeûnent afin d’évoquer les âmes des morts et les démons de l’enfer ; à plus forte raison, disent les sages, les gens de bien doivent jeûner pour attirer sur eux l’esprit de Dieu.
Les rabbins soutiennent qu’il n’est pas permis de jeûner au mois de mars, parce que c’est en ce mois que les Israélites sortirent de, l’Égypte, et qu’il doit être tout entier consacré à la joie et à la reconnaissance. Cependant quelques-uns ne laissent pas de jeûner le jour que Marie, sœur de Moïse, mourut, parce qu’alors l’eau ayant manqué au peuple au campement de Cades-Barné, Israël tomba dans le murmure contre Dieu (Nombres 20.1-2).
La manière Ordinaire de jeûner parmi les Juifs est de ne prendre aucune nourriture ni aucune boisson, depuis le soir précédent jusqu’après le coucher du soleil du jour suivant. Toutefois il y a des Juifs qui croient qu’il est permis de manger jusqu’au matin du jour qu’on doit jeûner, et qu’il suffit de demeurer tout le jour, depuis le point du jour jusqu’au lever des étoiles, sans prendre aucune nourriture. La viande est interdite dans le jeûne, on se contente de certain légumes : car ils ne sont pas tous permis ; le beurre est aussi défendu, mais non pas les œufs. On ne célèbre point de mariage les jours de jeûne, et il est défendu de se faire raser, de se poudrer et de se baigner ; ils se jettent quelquefois des cendres sur la tête, et ils vont nu-pieds. Mais ces dernières cérémonies ne sont pas d’une obligation indispensable. Ils regardent les jeûnes et les abstinences comme un supplément aux anciens sacrifices, et y attachent un grand mérite.
Les musulmans, à l’imitation des chrétiens, observent le jeûne pendant le mois entier de ramadan qui est le neuvième mois de l’année arabique. Ce mois est lunaire et change perpétuellement de place, roulant successivement dans toutes les saisons de l’année parce que ces peuples ne reçoivent point d’intercalation. On dit que ce jeûne a été institué en mémoire de l’Alcoran, que Mahomet dit lui avoir été envoyé en ce mois-là. Leur jeûne consiste à ne boire, ni manger, ni fumer pendant tout le jour, depuis le matin jusqu’au lever des étoiles. Après quoi ils boivent et mangent tant qu’ils veulent, toute la nuit, si ce n’est que le vin leur est encore plus étroitement défendu en cette rencontre qu’aux autres temps ; on en a vu à qui l’on a fait avaler du plomb fondu pour avoir violé cette règle.
Nul n’est exempt du jeûne, ni femme, ni soldat, ni voyageur, ni ouvrier, ni artisan, ni pauvre, ni riche ; le sultan jeûne comme les autres. Les malades qui sont dans l’impuissance de jeûner le ramadan sont obligés de jeûner un autre mois après leur convalescence. La soif surtout est très-pénible aux voyageurs et aux ouvriers ; mais il faut la souffrir, ou, si l’on rompt son jeûne, se résoudre de jeûner autant de jours dans un autre temps. La plupart demeurent tout le jour dans une grande inaction, évitant surtout les exercices qui peuvent causer de l’altération.
Quant aux jeûnes des chrétiens, sans parler du jeûne de quarante jours que Jésus-Christ a passé dans le désert sans manger, et qui est au-dessus des forces ordinaires de l’homme, on ne peut pas douter qu’étant aussi attaché qu’il l’était aux observances légales, il n’observât et ne fît observer par ses disciples tous les jeûnes qui étaient d’obligation dans sa nation. Mais il ne parait pas qu’il ait pratiqué ni qu’il ait ordonné ses disciples aucuns jeûnes particuliers et de pure dévotion. La vie pauvre, laborieuse, et presque toujours errante que lui et ses disciples ont menée pendant les trois dernières années de sa vie, ne leur permettait pas d’entreprendre de telles pratiques. Mais lorsque les pharisiens lui tirent quelques reproches sur ce que ses disciples ne jeûnaient pas aussi souvent que ceux de Jean-Baptiste et les leurs (Luc 5.33-34), il leur répondit : Pouvez-vous faire jeûner les amis de l’époux, tandis que l’époux est avec eux ? Il viendra un temps que l’époux leur sera ôté, et alors ils jeûneront. En effet la vie des apôtres et des premiers fidèles était une vie de privations, de travaux, d’austérités et de jeûne. On en peut juger par la vie de saint Paul, qui nous est mieux connue que celle des autres apôtres ; il dit (2 Corinthiens 6.5 ; 11.27) qu’il a été et qu’il est tous les jours exposé à mille besoins et à de fréquents jeûnes. Il exhorte les fidèles à l’imiter dans sa patience, dans ses afflictions, dans ses, travaux, dans ses veilles, dans ses jeûnes. Les ordinations et les actions importantes de l’Église étaient accompagnées de jeûnes et d’oraisons (Actes 13.2-3). Les jeûnes des stations, c’est-à-dire du mercredi et du vendredi, et celui du carême, surtout de la semaine sainte, passent pour être de l’institution des apôtres.
On ne saurait assez s’étonner de l’extrême relâchement qui est arrivé dans le jeûne parmi les chrétiens, surtout dans l’Église latine ; et ce qui surprend plus que tout le reste, c’est que des casuistes et des prélats, qui devraient être mieux instruits de l’esprit de l’Église et plus zélés à soutenir les intérêts de la vérité et les règles de l’ancienne discipline, écrivent et enseignent que boire même du vin, des liqueurs, du thé, du café et du chocolat, ne rompt pas le jeûne, parce que, disent-ils, la liqueur ne fait qu’humecter et ne nourrit pas ; comme le vin, par exemple, qui est l’extrait d’un fruit très-succulent, et dont Galien a dit que certain vin nourrissait autant que la chair de porc, qui, comme l’on sait, est une nourriture des plus succulentes que l’on connaisse. Le chocolat, selon eux, le thé, le café, qui sont des liqueurs composées, et les autres liqueurs où il entre de l’eau-de-vie, ne nourrissent point. Cependant l’eau même pure nourrit, rafraîchit, délecte : l’idée de tous les peuples, Grecs et Barbares, a toujours été dans le jeûne de mortifier les sens non-seulement par la faim, mais aussi par la soif ; les juifs, les musulmans, les anciens chrétiens, les païens mêmes, comme on le voit par l’exemple de ceux de Ninive, n’en ont pas jugé autrement.
C’est une erreur manifeste de dire que l’eau et les choses liquides ne nourrissent point : ne se convertissent-elles pas en chyle dans l’estomac ? n’entrent-elles pas dans le cœur et dans le sang ? et les nourritures les plus solides ne se réduisent-elles pas elles-mêmes en liqueurs pour pouvoir nourrir et sustenter l’homme ? Car enfin tout ce que nous mangeons doit être changé en chyle, en lymphe, et ensuite en sang pour contribuer à notre entretien. Il est vrai qu’un homme qui ne boirait que de l’eau sans manger, ne pourrait vivre longtemps ; mais ceux qui boivent de l’eau, du vin, ou autre chose dans le jeûne, ne laissent pas de manger avant et après avoir bu, et souvent avec abondance ; en sorte que le boire est à leur égard non-seulement une nouvelle nourriture, mais encore un dissolvant pour aider à la digestion de ce qu’ils ont pris auparavant. Enfin quand les choses liquides ne feraient que rafraîchir et délecter, on devrait se les interdire dans le jeûne comme contraires à l’esprit de ce saint exercice, et condamnées par l’exemple des juifs, des musulmans, des païens, et à plus forte raison des anciens chrétiens.