Exercice d’abstinence qui a été dans tous les temps et dans tous les pays une marque de deuil et d’affliction, parce qu’il en est la manifestation naturelle. En Orient surtout, et les mahométans ont encore leur ramadan, ou jeûne d’un mois, le jeune a joué un grand rôle dans les cérémonies religieuses, et l’on peut dire qu’il est plus qu’une cérémonie ; c’est un acte, mais individuel, recommandé même par l’exemple et par les préceptes de Jésus et de ses apôtres. On peut le considérer comme acte de pénitence, eu comme préparation de fait à une vie moins charnelle, moins terrestre, plus pure. Les anciens le considéraient davantage sous le premier point de vue, les chrétiens doivent s’attacher davantage au second. Chez les Juifs comme chez tous les Orientaux, le jeûne était l’expiation des fautes passées, le moyen de prévenir les châtiments divins (cf. Jonas 3.5), une espèce de sacrifice, surtout le sacrifice des pauvres. Pour le chrétien ce doit être un préservatif contre les passions, un moyen presque naturel de les amortir et de les mater, une sorte de crucifixion de la chair, un protecteur, trop négligé des chrétiens, contre l’influence d’un corps de péché qui devrait être dompté et soumis à l’esprit.
La loi de Moïse était du reste bien sobre préceptes relatifs au jeûne ; une seule fois dans tout le cours de l’année, dans le jour solennel des expiations, le jeûne le plus sévère était ordonné aux Hébreux (Lévitique 16.29 ; 23.27 ; cf. Actes 27.9) ; ils devaient alors s’abstenir non seulement du manger et du boire, mais encore de toutes les autres jouissances matérielles qui les auraient éloignés des préoccupations sérieuses auxquelles ils devaient se livrer. D’autres jeûnes, mais spéciaux, individuels ou facultatifs, sont mentionnés dans l’histoire sacrée, celui de Josué 7.6, celui des onze tribus (Juges 20.26), celui des Juifs en Mitspa (1 Samuel 7.6), celui de David (2 Samuel 12.16 ; voir encore Jonas 3.5 ; Joël 2.12 ; Jérémie 36.9 ; 1 Rois 21.12 ; 2 Chroniques 20.3 ; 1 Samuel 31.13). Après l’exil, des jeûnes furent établis régulièrement en mémoire de la ruine de Jérusalem et du temple au cinquième mois (Zacharie 7.5 ; cf. 2 Rois 23.8 ; Jérémie 52.12) ; de la mort de Guédalia et des Juifs qui étaient avec lui (2 Rois 25.25 ; Jérémie 41.1) ; de la première invasion des Chaldéens à Jérusalem, au quatrième mois (Jérémie 52.6) ; du commencement du siège au dixième mois (2 Rois 25.1 ; Zacharie 8.19), et d’autres événements plus ou moins affligeants de l’histoire nationale juive ; et la passion des jeûnes vint au point qu’ils en établirent un au huitième jour du quatrième mois contre la traduction des Septante. Le sanhédrin en prescrivait aussi quelquefois d’extraordinaires, lorsque la terre était menacée de sécheresse, ou dans l’attente de toute autre calamité publique ; alors les animaux eux-mêmes pouvaient être obligés de jeûner (Jonas 3.5-7).
On voit des jeûnes de famille (dans les mêmes circonstances où nous les trouverions chez nous, si cette coutume avait su s’établir dans nos mœurs faibles et sensuelles, 1 Samuel 1.7 ; 20.34 ; 31.13 ; 2 Samuel 1.12 ; 1 Rois 22.27 ; Esdras 10.6 ; Néhémie 1.4), et quelquefois dans l’attente d’un malheur prochain, et pour le détourner (2 Samuel 12.16 ; Esther 4.16).
Au temps de Christ, le jeûne avait atteint en importance des proportions un peu trop colossales ; à défaut de piété on avait cherché la religion dans les pratiques et dans le jeûne ; les personnes pieuses savaient jeûner et se réjouir dans l’attente d’un Sauveur (Luc 2.37) ; les autres ne savaient que jeûner ; pour eux jeûner c’était tout ; les disciples de Jean-Baptiste, qui n’étaient pas encore entrés dans la vive lumière de l’Évangile, partageaient les préjugés des mérites du jeûne (Matthieu 9.14) ; les pharisiens étaient dévoués à cette idée, et ils se montraient jeûnant deux fois par semaine (Matthieu 9.14 ; Luc 18.12), le cinquième jour de la semaine auquel Moïse monta sur le Sinaï, et le second auquel il en descendit. Les esséniens et les thérapeutes jeûnaient aussi beaucoup, et si plusieurs d’entre eux étaient animés de sentiments pieux et vraiment israélites, plusieurs aussi ne voyaient non plus dans leur jeûne qu’un mérite dont ils s’enorgueillissaient.
On voit que Daniel se préparait par le jeûne aux révélations divines (10.3 ; 9.3). C’est aussi par le jeûne que se préparait l’exorcisme de ceux qui étaient possédés de mauvais esprits (Matthieu 17.21), et les apôtres n’imposaient les mains aux anciens qu’après avoir jeûné avec prières (Actes 13.3 ; 14.23), toujours afin de diminuer les forces de la chair et de dégager l’esprit de son enveloppe.
Les Israélites jeûnaient ordinairement d’un soir à l’autre, mais jamais aux jours de sabbat ou de fête, et cette longue abstinence leur était plus facile qu’à nous à cause de l’ardeur de leur climat. Quelquefois le jeûne se prolongeait de plusieurs jours, et alors l’abstinence ne portait que sur les aliments les plus substantiels (Daniel 10.3). On voit cependant (Esther 4.16), l’exemple d’un jeûne entier de trois jours. Quant aux deux jeûnes de quarante jours, celui de Moïse et celui de Jésus, ils sortent de la règle et des moyens ordinaires, et on ne peut pas mieux les expliquer que les nier (Exode 24.18 ; Deutéronome 9.9-18 ; Matthieu 4.2).
Jésus ne prescrivit aucun jeûne à ses apôtres (Matthieu 9.14), cependant ils continuèrent longtemps d’observer les jeûnes judaïques (Actes 13.2 ; 14.23 ; 2 Corinthiens 11.27), et les premiers chrétiens jeûnaient, soit seuls, soit ensemble, mais volontairement.
Voici quelques paroles de l’abbé Fleury sur le jeûne ; il regrette les anciens temps, et après avoir cité pour modèles les Juifs, les apôtres et les premiers chrétiens, il ajoute : « Je sais que l’on est aujourd’hui peu touché de ces exemples. On croit que ces anciennes austérités ne sont plus praticables. La nature, dit-on, est affaiblie depuis tant de siècles. On ne vit plus si longtemps. Les corps ne sont plus si robustes. Mais je demanderais volontiers des preuves de ce changement ; car il n’est point ici question des temps héroïques de la Grèce, ni de la vie des patriarches ou des hommes avant le déluge ; il s’agit du temps des premiers empereurs romains, et des auteurs grecs et latins les plus connus. Que l’on y cherche tant que l’on voudra, on ne trouvera point que la vie des hommes soit raccourcie depuis seize cents ans. Dès lors, et longtemps devant, elle était bornée à soixante-dix ou quatre-vingts ans. Dans les premiers siècles du christianisme, quoiqu’il y eût encore quelques Grecs et quelques Romains qui pratiquassent les exercices de la gymnastique pour se faire de bons corps, il y en avait encore plus qui s’affaiblissaient par les débauches, particulièrement par celles qui minent le plus la santé, et qui font qu’aujourd’hui plusieurs d’entre les Levantins (Orientaux) vieillissent de bonne heure. Cependant de ces débauchés d’Égypte et de Syrie sont venus les plus grands jeûneurs, et ces grands jeûneurs ont vécu plus longtemps que les autres hommes ».