Toute la partie est de l’Afrique septentrionale n’est qu’un immense désert de sable, de rochers, voire de montagnes, et dans son ensemble une des régions les plus inhospitalières du monde, où seuls de très petits groupes de nomades peuvent trouver une maigre subsistance. Si ce pays a joué dans l’histoire un rôle aussi considérable, c’est qu’il est traversé sur toute sa largeur par le déversoir des eaux du centre africain, qui entraîne sur son parcours des matières fertilisantes en quantité telle que la vallée creusée par lui est devenue, grâce au climat, un pays d’une richesse peu commune, et par suite un des plus anciens centres de civilisation.
Parallèlement à cette trouée, vers l’Ouest, une autre dépression marque le lit creusé par le fleuve sortant des grands lacs, à l’époque tertiaire, avant d’avoir trouvé sa voie définitive. Aujourd’hui désertique, cette vallée est jalonnée par une série d’oasis, trop peu importantes pour devenir jamais autre chose que des centres de tribus nomades.
Le climat de l’Égypte, exceptionnellement doux et favorable à l’agriculture, contraste avec celui des pays voisins qui est pour les uns torride, pour les autres beaucoup plus âpre et surtout plus irrégulier. C’est une des raisons principales de l’attrait exercé de tout temps par la vallée du Nil sur les peuples des alentours, de l’afflux constant de colons étrangers, isolés ou par groupes, et aussi des invasions plus importantes, causes d’un renouvellement perpétuel de la race, d’un rajeunissement continu.
La faune et la flore, essentiellement africaines, se développèrent progressivement en Égypte à peu près de la même façon que dans la région tropicale, jusqu’au moment où l’homme mit en culture tous les terrains fertilisés par le Nil, restreignant ainsi de plus en plus la liberté de la nature et de ses produits, et laissant disparaître ce qui ne pouvait être domestiqué.
Grâce à l’agriculture et à l’élevage, l’Égypte a toujours largement suffi à ses besoins ; elle a même pu, en temps de disette, ravitailler ses voisins moins favorisés, et à l’époque de la domination romaine, elle devint le grenier de l’empire. Par contre, elle ne possède pas de forêts, et le manque de bois de charpente a été, dès les époques les plus anciennes, une des causes déterminantes des expéditions commerciales ou militaires vers les pays boisés, tels que la Syrie.
La présence, tout le long de la vallée, d’excellente pierre de construction a fourni à l’architecture des facilités incomparables et permis l’essor colossal de cet art et de ceux qui le complètent, la sculpture et la peinture ; d’où la création de ces monuments qui ont fait, de tout temps, l’admiration générale. Les autres produits du sol, tels que les métaux, ne se trouvent pas en Égypte même, mais à proximité, soit dans la montagne arabique, soit en Nubie, au Soudan ou au Sinaï, ou même plus loin encore ; autre cause d’expansion commerciale ou politique.
Dès les temps préhistoriques les plus reculés, la vallée du Nil était occupée par des peuplades dont le véritable berceau est encore inconnu, et que les sépultures néolithiques nous montrent apparentées aux autres races de l’Afrique du Nord, Libyens et Berbères. Ce noyau s’accrut au cours des âges par les constants apports de populations très diverses que valait à l’Égypte sa situation privilégiée, mais sans perdre pour cela son caractère africain. Tous ces Syriens, ces Arabes, ces gens des îles, ces Nubiens, amenés par les invasions, l’infiltration continue, les arrivages de captifs, se fondirent dans la masse de la population sans la modifier sensiblement, tant est grand le pouvoir d’assimilation de l’Égypte ; ces infusions de sang nouveau ont au contraire certainement empêché la race égyptienne de s’abâtardir et contribué à lui assurer une durée plusieurs fois millénaire, la plus longue que jamais peuple ait atteinte au cours de l’histoire.
Paisible et tranquille, très conservateur et soumis au régime, peu exigeant au point de vue matériel, religieux mais sans mysticisme, artiste sans envolée personnelle, tel se présente à nous l’Égyptien d’autrefois, avec son tempérament de bureaucrate et de paysan, et il faut reconnaître que ces qualités en grande partie négatives lui ont permis de survivre à toutes les crises et de s’adapter aux circonstances les plus difficiles.
On considère, à juste raison, la langue d’un peuple comme son indice le plus caractéristique. L’ancien égyptien se présente à nous avec un vocabulaire entièrement différent de celui des autres langues, composé de racines monosyllabiques, tandis qu’au point de vue grammatical on remarque certaines affinités avec les langues sémitiques, en particulier dans l’emploi des suffixes, dans quelques formes de la conjugaison et même dans les noms de nombre. Ces particularités dénotent des apports orientaux à une époque très ancienne, alors que la langue était encore en voie de formation, et non pas une origine commune ; l’égyptien, malgré ces apparences, n’est nullement une langue sémitique, et peut tout au plus se rapprocher du rameau hamitique, c’est-à -dire d’un groupe de langues, relativement récentes, du Nord-Africain.
Cette langue s’exprime au moyen d’une écriture pour le moins aussi originale que la langue elle-même : le système hiéroglyphique, qui n’a de commun avec celui de Babylonie que le principe pictographique, s’est développé conformément au sens artistique de la race égyptienne pour donner dès le début de l’ère historique une écriture monumentale d’une grande pureté de style qui contribue pour beaucoup à la décoration des édifices.
Ce système assez compliqué, où se combinent les signes phonétiques et les idéogrammes, a donné naissance à une écriture cursive, plus appropriée à toutes les nécessités de la vie que les hiéroglyphes et qui n’en est qu’un dérivé direct ; cette écriture, dite hiératique, est celle qui a été employée pour la plupart des documents littéraires, scientifiques, juridiques ou administratifs qui nous sont parvenus. L’écriture démotique, en usage aux basses époques, n’est autre qu’une nouvelle simplification de l’hiératique.
C’est très probablement des hiéroglyphes ou de l’hiératique que dérive l’écriture phénicienne, et par suite tous les alphabets grecs et sémitiques, mais la filiation n’est pas encore clairement établie.
L’originalité de l’Égypte est particulièrement frappante dans les manifestations de l’art, où elle se révèle indépendante de toute influence étrangère. Dès ses débuts, le peuple de la vallée du Nil montre une tendance à donner aux moindres objets de belles lignes, des formes pures et, dès qu’il est en possession de matières de choix, il fait preuve d’aptitudes particulières à y adapter les techniques voulues. L’art paraît une qualité innée de la race égyptienne et non le privilège de quelques-uns : un goût très sûr, très viril se manifeste aussi bien dans les grands monuments que dans les objets les plus humbles, ne sacrifie jamais la beauté de l’ensemble à l’exagération du décor, mais ne sort pas des cadres stéréotypés. Chaque artisan a en lui l’étoffe d’un artiste, mais aucun n’a le génie nécessaire pour trouver une formule nouvelle ; il y a eu parmi eux des ouvriers incomparables qui ont laissé des chefs-d’œuvre de noblesse, de puissance et de sentiment aussi bien que de technique, dignes d’occuper une des premières places parmi les produits de l’art de l’humanité, mais qui restent toujours dans l’esprit de la tradition. Les véritables créateurs de l’art égyptien sont perdus dans la nuit des temps ; ils ont créé sans subir aucune influence étrangère et leurs successeurs se sont toujours gardés de faire le moindre emprunt aux arts des peuples voisins.
Les idées religieuses et les croyances funéraires ont activé le prodigieux développement de la sculpture et de la peinture, dont le but principal était la reproduction de la figure humaine dans son essence plutôt que dans ses infinies variations. Le choix de quelques attitudes simples donnant l’impression du calme et de la sérénité, la recherche de la pureté des lignes, la stylisation harmonieuse des formes sont les caractéristiques de la statuaire qui, en plus de cela, cherche à marquer la personnalité du sujet par un travail très poussé de la tête : nulle part ailleurs on ne retrouve une impression aussi parfaite et aussi intense de la vie que sur certaines figures égyptiennes. Les reliefs et les peintures, destinés à couvrir de grandes surfaces, obéissent aux mêmes lois, et en plus à celle de l’équilibre des masses, qui donne à ces tableaux une allure si décorative et si familière, malgré certaines conventions du dessin, contraires au sentiment classique de la perspective, conventions qui n’ont pas varié pendant toute la durée de l’empire pharaonique.
L’architecture est plus dépendante que la peinture et la sculpture de l’évolution industrielle et des circonstances politiques et sociales ; elle subit au cours des siècles une série de transformations suivant les besoins et les possibilités, mais ces variations successives se produisent dans la même ligne directrice et sans aucun emprunt étranger. Nous suivons l’enchaînement des grandes phases de cet art, l’apparition soudaine d’une architecture de pierre parfaite en sa technique et en ses formes, pour remplacer l’architecture en briques crues, puis ses fluctuations, l’adoption des mégalithes, le retour à des matériaux plus maniables, le développement toujours croissant du décor mural. Techniquement, aussi bien que dans la disposition intérieure et extérieure des édifices, tout est original dans l’architecture égyptienne, dont la création la plus intéressante est celle des supports, des colonnes florales surtout, qui donnent aux monuments antiques de la vallée du Nil leur aspect si caractéristique.
Les arts mineurs vont de pair avec leurs aînés, dont ils suivent les traditions de sobriété, d’élégance et de belle tenue.
Les liens de famille, plus marqués peut-être en Égypte qu’ailleurs, ont assuré à la femme une situation privilégiée, une influence qu’elle ne possède nulle part en Orient. Ce sont eux qui sans doute ont déterminé l’organisation sociale dès les temps les plus reculés, les groupements locaux qui, après avoir formé des tribus, se sont réunis pour constituer de véritables monarchies dans les deux parties du pays. Le début de l’histoire est marqué par l’union sous un seul sceptre de ces deux royaumes qui gardent, au moins en principe, leur administration particulière, constituant les deux éléments caractéristiques de la double monarchie pharaonique.
Le pivot de l’organisation politique du pays est une royauté absolue, issue directement des dieux et continuatrice de leur œuvre. La pureté du sang royal est donc indispensable et, lorsqu’une lignée s’éteint ou est renversée, les successeurs s’empressent de légitimer leur accession au trône par des alliances. Dynasties :
Le principe de cette monarchie théocratique survécut à toutes les crises, assurant ainsi pendant quarante siècles la continuité de la civilisation égyptienne.
Le pharaon a autour de lui, pour l’aider à gouverner, une série de fonctionnaires, plus ou moins nombreux suivant les époques, et qui ne sont pas nécessairement choisis parmi les gens haut placés : tout homme peut arriver par son mérite à occuper un poste important dans l’État. Il y a là une sorte de mandarinat qui amène continuellement au pouvoir des éléments nouveaux, et c’est ainsi que l’Égypte a évité la constitution de castes fermées, la lutte des classes et les révolutions sociales.
L’élément militaire ne pouvait avoir qu’une importance secondaire dans un pays pacifique comme l’Égypte, sauf dans les périodes d’affaiblissement du pouvoir royal, où il se constitua temporairement une sorte de féodalité. La majeure partie des troupes égyptiennes fut constituée de tout temps par des étrangers, Nubiens ou Libyens, la race égyptienne étant trop peu militaire pour fournir en temps ordinaire autre chose qu’une médiocre milice.
Les religions étaient des puissances importantes. Chaque localité avait son clergé auquel étaient affiliées toutes les autorités, et les principaux centres religieux, bénéficiant de la protection royale, arrivèrent souvent, par leur richesse, à exercer une véritable suprématie sur le pouvoir royal ; il en résulta même des crises terribles qui firent tomber plusieurs dynasties. D’habitude, cependant, la multiplicité des cultes plus ou moins rivaux suffisait à écarter ces dangers et l’on peut dire qu’en somme les religions furent une des forces conservatrices qui maintinrent la civilisation égyptienne.
Égypte Antique : Voir Atlas 14
Dans l’ouvrage qu’il composa sur l’ordre de Ptolémée III, Manéthon, prêtre de Sebennytos, divisait l’histoire d’Égypte en trente dynasties, répartition conforme à celle qu’établirent au cours des âges les Égyptiens eux-mêmes et qui correspond assez bien à la réalité. Les lambeaux de son ouvrage nous ont conservé les grandes lignes de cette histoire qui se complète progressivement grâce aux listes royales plus anciennes et surtout aux monuments contemporains, mais la chronologie reste très incertaine, les Égyptiens n’ayant pas eu d’ère et se bornant à compter les années de chaque règne.
Deux dates astronomiques, retrouvées sur les monuments, ont permis aux historiens allemands d’établir des chiffres précis pour toute la durée de l’empire égyptien. Ce cadre rigide, qui est très en faveur aujourd’hui, a pour inconvénient de comprimer à l’excès certaines périodes obscures, et demanderait d’ailleurs à être confirmé par d’autres données incontestables. Il me paraît plus prudent, pour le moment, d’employer une chronologie moins précise, avec des dates approximatives, qui doivent, par leur souplesse, mieux cadrer avec la réalité. Le tableau suivant donne les grandes divisions de l’histoire d’Égypte, avec un écart possible de cinq cents ans peut-être, en plus ou en moins, pour les premiers chiffres, et une exactitude approximative dès le début du Nouvel Empire ; à partir de l’époque saïte les dates peuvent être considérées comme certaines.
L’histoire d’Égypte nous intéresse ici surtout dans la mesure où ce pays se trouve en relations avec l’Asie Antérieure, et particulièrement avec le peuple d’Israël. À ce point de vue, les données précises sont rares et défectueuses, et nous devons nous contenter, le plus souvent, de parallèles et même d’hypothèses.
Après les chasseurs paléolithiques, errant sur les plateaux en bordure du désert, les indigènes des époques suivantes, néolithique et énéolithique, apparaissent fixés dans la vallée, s’occupant d’élevage et d’agriculture. Les nombreux monuments de cette civilisation qui nous sont parvenus, conservés dans les tombes, montrent que ces peuplades devaient être déjà en rapports avec leurs voisins orientaux, sans doute par voie de commerce, et non par suite d’une communauté d’origine. Il s’agit de certains procédés de fabrication, par exemple ceux des vases de pierre, et l’emploi de petits objets assez particuliers tels que les cylindres-cachets.
De cette époque, dont nous ignorons la durée et que nous appelons préhistorique ou prédynastique, datent les premiers grands mouvements d’organisation sociale et politique du pays, le groupement en tribus, la constitution de centres de vie commune, et enfin la formation de deux monarchies exerçant une autorité absolue, l’une sur la vallée même du Nil, la Haute-Égypte, l’autre sur l’immense étendue du Delta.
À un moment donné, un des rois du sud prit possession de la couronne du Nord, réunissant toute l’Égypte sous un seul sceptre ; cet acte marque pour nous le commencement de l’âge historique, bien qu’il ne soit en réalité qu’un épisode dans l’évolution progressive du pays. Au point de vue de la civilisation, il n’y a d’autre transformation dans l’état des choses que l’apparition de l’écriture.
Le début de l’Ancien Empire, appelé époque thinite d’après le lieu d’origine des premiers pharaons, est bien connu archéologiquement par ses tombeaux, sa céramique, ses vases de pierre, ses armes de silex, ses outils de bronze, mais historiquement nous n’avons guère pour cette période qu’une liste de noms de souverains avec la mention vague de quelques événements. Nous apprenons ainsi que ces rois envoyaient déjà des expéditions pour exploiter les richesses minières du Sinaï, hors des limites naturelles du pays ; nous ne savons s’ils poussèrent plus loin vers l’Est, mais nous constatons que beaucoup des matières employées de leur temps en Égypte provenaient d’Asie.
Les rois thinites avaient accompli l’unification du pays ; leurs successeurs, originaires du Delta et sans doute descendants des anciens rois du Nord, apportèrent un élément nouveau, une civilisation plus évoluée que celle des peuples de la Haute-Égypte. Une ère de paix et de grande prospérité, qui devait durer près de mille ans, s’ouvrait pour l’Égypte sous la sage domination de ces rois puissants qui nous ont laissé de leur passage sur le trône des témoins stupéfiants de hardiesse et de perfection, tels que les pyramides et les temples, des sculptures et des peintures dignes de prendre place parmi les chefs-d’œuvre de l’art universel. À mesure que nous apprenons à le mieux connaître, l’Ancien Empire se révèle à nous comme une des plus grandes périodes de l’histoire d’Égypte, à tous les points de vue, et forme un frappant contraste avec l’état de barbarie ou était plongée à cette époque la presque totalité du monde
Fondée sur le principe que le roi est héritier des dieux et dieu lui-même, l’autocratie pharaonique correspondait si bien aux idées et aux besoins de la population du pays qu’elle subsista pendant près de quatre mille ans, malgré toutes les vicissitudes et les crises politiques. Ce système à base théocratique a l’inconvénient de donner une trop grande importance au clergé et au fonctionnarisme, mais tant que le sceptre resta dans des mains énergiques, ces puissants rouages de l’État contribuèrent au développement du pays dans tous les domaines et à sa prospérité.
Essentiellement pacifiques, les grands rois memphites se consacrèrent à une œuvre intérieure qui leur donna les résultats les plus satisfaisants, mais ils n’eurent jamais de visées politiques vers l’extérieur. La vallée du Nil constitue par elle-même un tout parfaitement bien délimité et isolé ; la seule extension normale de l’Égypte est vers le sud où nous voyons les rois envoyer à diverses reprises des expéditions ayant surtout un but commercial, mais destinées aussi à inspirer à des peuplades remuantes et mal organisées le respect du pharaon et de la puissance égyptienne. Le Sinaï également a toujours été une dépendance, une marche de l’Égypte, la couvrant du côté de l’Asie et lui fournissant en outre divers produits minéraux dont l’exploitation fut constante sous l’Ancien Empire. Certains indices nous montrent que les rois memphites entretenaient à cette époque avec leurs voisins de Syrie des relations ayant d’ailleurs un caractère exclusivement commercial.
À côté du clergé, l’administration avait pris peu à peu, sous les grands pharaons memphites, un développement considérable. Les hauts fonctionnaires avaient réussi à se faire attribuer, par faveur royale, des apanages héréditaires qui finirent par devenir de véritables provinces, d’où la constitution de puissances féodales qui devaient mettre plus tard en échec la maison régnante, puis lutter entre elles pour s’emparer du pouvoir suprême. La crise fatale se produisit à la fin de la VIe dynastie et, pendant plusieurs siècles, la civilisation égyptienne passa par une de ces périodes de dépression et de désordre d’où elle se releva toujours avec une nouvelle vigueur.
L’entrée en scène de princes énergiques natifs de Thèbes, ou peut-être d’une contrée plus méridionale, mit fin à cet état d’anarchie et ramena rapidement l’Égypte à un état de puissance au moins équivalent de celui qu’elle avait sous les Memphites. Montés sur le trône par la force des armes, les Amenemhat et les Senousrit conservèrent à leur gouvernement un certain caractère militaire inconnu sous l’Ancien Empire, nécessaire sans doute pour contenir et utiliser une noblesse encore puissante, et aussi pour assurer la défense de l’Égypte du côté de l’étranger. Des événements graves se passaient alors en Mésopotamie, et leur répercussion se faisait sentir au loin : la pénétration d’éléments étrangers comprimait les anciennes populations du pays et provoquait des poussées vers l’ouest qui pouvaient menacer de s’étendre jusqu’à la vallée du Nil. L’attitude des rois thébains fut purement défensive : pas plus que leurs prédécesseurs, ils ne cherchèrent à étendre leurs frontières vers l’Orient ; leur barrière de déserts, jointe à la bonne renommée des armes égyptiennes, qui imposaient aux tribus voisines, suffit à écarter pour quelques siècles tout danger d’invasion. La situation politique ne fut d’ailleurs jamais assez tendue pour empêcher les Égyptiens d’exploiter leurs mines du Sinaï, de commercer avec l’Asie Antérieure et sans doute aussi de protéger les établissements de Syrie, postes avancés de leur civilisation.
Cependant l’infiltration sémitique commençait à se faire sentir en Égypte ; des tribus nomades, poussées par la famine ou par les circonstances politiques, venaient demander l’hospitalité dans un pays bien approvisionné où elles étaient d’ailleurs accueillies favorablement par l’administration locale. Nous en avons de bons exemples dans l’histoire d’Abraham et dans un tableau bien connu de Beni-Hassan, qui est une vivante illustration de cet épisode.
La dynastie de ces grands monarques était à peine éteinte que le désordre recommença, par la scission de l’empire entre deux familles rivales, l’une à Thèbes, l’autre en Basse-Égypte. C’est à cette époque que se place l’invasion des Hyksos, peuplade asiatique qui vint s’implanter dans le Delta, réussit sans doute à réduire en vasselage une des dynasties régnantes et à dominer ainsi le pays par son entremise, jusqu’au moment où ils se sentirent suffisamment égyptianisés pour prendre eux-mêmes le titre de pharaon.
C’est certainement au cours de cette période qu’il faut placer l’arrivée en Égypte de Joseph et de la tribu de son père et la concession d’un vaste domaine où ces nomades purent faire leur apprentissage de vie sédentaire ; on a peine à s’imaginer un roi indigène faisant à des étrangers un accueil aussi empressé.
Certains historiens réduisent à deux siècles cette période, sur laquelle nous n’avons que des renseignements sans cohésion ni précision, mais qui paraît avoir été sensiblement plus longue.
Les Hyksos avaient pu pour un temps réduire toute opposition, mais le régime brutal qu’ils inaugurèrent et leur tyrannie eurent tôt fait de ranimer l’esprit national. La révolte s’organisa dans le sud, dirigée par les princes thébains et, secondée sans doute par toute la population lasse de la domination étrangère, elle balaya les Sémites qui, après une résistance désespérée dans leur citadelle d’Avaris, furent repoussés jusqu’en Palestine, où une dernière bataille les anéantit définitivement.
L’Égypte redevenait donc maîtresse d’elle-même, et l’organisation du pays reprit son antique tradition, avec cette différence qu’elle avait cette fois, pour un temps, un caractère militaire bien marqué : non que l’effort national et le succès obtenu aient pu modifier radicalement le caractère du peuple le plus paisible de l’antiquité en lui donnant l’esprit d’aventure, mais la raison politique commandait. Le danger de la domination était bien écarté pour le moment, mais il importait de se prémunir contre toute nouvelle invasion et de constituer une marche solide du côté de l’Orient.
Les rois de la XVIIIe dynastie, successeurs des héros de l’indépendance, les Aménophis et les Thoutmès, surent donner à leur pays un prestige et une richesse qu’il n’avait encore jamais atteints, tant par la sage administration du royaume que par une politique extérieure ferme et brillante. À ce point de vue il s’agissait de maîtriser les tribus turbulentes de la Nubie et du Soudan, de pénétrer l’Asie Antérieure, de faire sentir la poigne énergique du pharaon aux peuplades de toute race habitant cette contrée, et d’éviter ainsi la formation de nouveaux groupements hostiles et dangereux. Il n’y eut pas prise de possession du pays, ni colonisation égyptienne, mais on imposa aux chefs des villes et des tribus des liens de vasselage envers le pharaon, sans pour cela les soumettre à un régime nouveau. Des campagnes successives destinées à châtier les rebelles ou les mécontents étaient dirigées suivant les besoins d’un côté ou d’un autre, souvent jusqu’en Mésopotamie, et entre temps des expéditions de chasse, ayant à leur tête le roi lui-même, maintenaient en respect les populations. Nous sommes bien renseignés sur ce système de protectorat par la découverte, à Tell el-Amarna, de la correspondance avec le roi d’Égypte des représentants en Orient de l’autorité pharaonique à un moment où le pouvoir central fléchissait par suite d’une crise intérieure.
Cette crise, d’une gravité exceptionnelle, éclata à la fin de la XVIIIe dynastie. Le clergé d’Amon, favorisé par les rois thébains à la suite de la guerre d’indépendance, avait pris dans les affaires du pays une influence qui menaçait l’intégrité du pouvoir royal, jusqu’au moment où celui-ci prit le parti radical de le supprimer et d’instituer un culte nouveau qu’il imposa à l’Égypte comme religion unique. Les attaches sémitiques de la famille royale, où étaient entrées successivement plusieurs princesses asiatiques, ne sont sans doute pas étrangères à la création de cette religion artificielle qui ne correspondait en rien à l’esprit religieux des Égyptiens et qui occupa pendant quelques années toute l’attention du pouvoir central jusqu’à la détourner des questions politiques et militaires, à un moment où le contrôle de l’Asie Antérieure était plus nécessaire que jamais, la situation étant très tendue avec les populations nomades.
Quand ce système politico-religieux fut abandonné peu après la mort de son fondateur, le mal était fait ; l’Égypte avait perdu son domaine asiatique. Les rois de la XIXe dynastie, les Séti et les Ramsès, reprirent, il est vrai, la tradition militaire et firent sonner bien haut le succès de leurs campagnes, mais ils avaient devant eux un adversaire redoutable, le royaume hittite, qui contre-balançait leur influence et leur interdisait le contrôle sur l’ancien protectorat. Puis des hordes nouvelles, poussées par des invasions venant du Nord, balayèrent toute l’Asie Antérieure, s’y incrustèrent et, avec l’aide des Libyens du nord de l’Afrique, tentèrent d’envahir l’Égypte. Par deux fois les « peuples de la mer » furent refoulés, mais l’Égypte ne se releva pas de ces secousses ; son rôle politique international était pour ainsi dire terminé.
L’exode des tribus israélites restées en Égypte après l’expulsion des Hyksos date de cette période, désignée généralement par le terme de Nouvel Empire, mais sa date reste encore à fixer. La tradition courante veut que les Hébreux aient été tolérés dans le canton de Gossen, à l’est du Delta, pendant près de quatre cents ans, c’est-à -dire pendant tout le cours de l’effervescence nationaliste, et qu’ils n’en soient sortis qu’au moment où l’expansion de l’Égypte était définitivement entravée et où s’annonçait la grande poussée des peuples de la mer. On conçoit mieux une oppression systématique se produisant contre une peuplade qui se révélait non assimilable, peu de temps après l’expulsion des Hyksos, quand l’Égypte était encore pleine de rancune contre ses anciens tyrans, plutôt que sous les Ramessides qui manifestent certaines tendances à se rapprocher des Sémites. Le stage au désert correspondrait alors au protectorat égyptien sur la Syrie et la Palestine, et la conquête de Canaan aux incursions des Hapirti mentionnées dans la correspondance de Tell el-Amarna. De plus, la première mention du nom d’Israël à côté de celui des autres peuples syro-palestiniens dans la stèle de l’an 5 de Menephtah ne peut guère s’appliquer à une tribu errant dans le désert, comme ce serait le cas si l’exode avait eu lieu très peu d’années auparavant, mais bien à une nation sédentaire.
L’Égypte, épuisée après la lutte contre les barbares du Nord, doit donc une fois de plus se replier sur elle-même et abandonner toutes ses ambitions ; les derniers Ramessides dégénérés cèdent la place aux prêtres d’Amon, puis à des dynastes locaux originaires du Delta, qui le plus souvent ne sont que des Libyens chefs de mercenaires. Le pouvoir est morcelé et l’antique civilisation ne se maintient que grâce à l’impulsion acquise au cours des siècles.
Une fois, cependant, un effort fut tenté pour retrouver l’ancienne gloire, celui des princes bubastites dont l’un, Sheshonq Ier, le Sisak de la Bible, entreprit une grande expédition en Palestine au temps de Roboam, campagne victorieuse mais sans lendemain, après laquelle les pharaons durent se contenter de menées diplomatiques destinées à entretenir l’effervescence des Juifs contre leurs grands voisins orientaux. Cette politique n’eut jamais d’autre résultat que de mener à la ruine ceux que l’Égypte se flattait de soutenir.
Cette période se termine par l’arrivée des rois éthiopiens qui, se posant en représentants de la légitimité, réalisèrent à nouveau l’unité de l’Égypte et tentèrent de restaurer son ancienne splendeur ; mais l’heure des expansions territoriales était passée, devant eux se dressait la puissance formidable des rois d’Assyrie qui tenaient toute l’Asie Antérieure et qui, envahissant et dévastant l’Égypte par deux fois, repoussèrent les Éthiopiens dans leur pays d’origine.
Les princes saïtes qui prirent la succession furent plus heureux et leurs règnes méritent l’appellation de « renaissance égyptienne ». Ces rois encouragèrent, dans tous les domaines, le retour aux coutumes antiques et vraiment nationales, et d’autre part ils autorisèrent pour la première fois des étrangers à constituer en Égypte même des colonies autonomes ; cette mesure leur assurait le concours des Grecs qui leur fournirent les moyens d’avoir une puissante armée et de faire ainsi bonne figure parmi les puissances orientales. Le périple de l’Afrique, le percement d’un canal du Nil au golfe de Suez, sont des exemples de l’esprit d’initiative de ces souverains remarquables, les derniers vrais pharaons.
L’Égypte saïte n’était pas de taille à résister à l’effort colossal fourni par l’empire perse, et Cam-byse réduisit le pays au rang de simple satrapie, traité comme les autres pays conquis avec la tyrannie des despotes orientaux. Ce régime suscita de nombreuses révoltes, dont certaines réussirent à affranchir la vallée du Nil du joug étranger pour quelques années, mais finirent toujours par être réprimées ; enfin l’Égypte salua Alexandre comme un libérateur, sans se rendre compte qu’avec les Grecs la transformation serait plus radicale encore, sinon plus dure.
Sous les Perses déjà , l’Égypte s’était assez largement ouverte aux étrangers, c’est-à -dire que ceux-ci, au lieu de devoir se mélanger à la population indigène, formaient un peu partout des groupes qui gardaient leurs coutumes et leurs langues, petites colonies encouragées par le gouvernement, ainsi celle des Juifs d’Éléphantine, colonie autonome parfaitement organisée, dont les archives nous ont été conservées. À partir des Ptolémées, des groupes importants de colons grecs s’installent dans tous les centres et prennent la haute main dans le pays en lui imposant une administration calquée sur le modèle hellénique. Les indigènes, malgré leur nombre, vivent en dehors des affaires de leur patrie, considérés comme une race inférieure, et il ne leur reste, pour masquer leur déchéance politique, que le domaine religieux auquel les dominateurs du pays font au moins le simulacre de se rattacher.
Politiquement, les Égyptiens pouvaient avoir la consolation de sentir que leur patrie était un État indépendant qui jouait un rôle important dans le monde et dont le souverain se parait des titres des anciens pharaons. Avec la conquête romaine, cela même disparut et la vallée du Nil ne fut plus qu’une province administrée en vue du rendement de son sol, une vaste exploitation agricole. Qui sait si dans l’empressement avec lequel les Égyptiens acceptèrent le christianisme, il n’entre pas pour une bonne part un sentiment de rancune contre les maîtres qui, depuis de longs siècles, les avaient ravalés au rang de peuples inférieurs et serviles, et le besoin de donner la preuve que l’énergie de l’antique race n’était pas éteinte ?
Les textes religieux les plus anciens, comme ceux des pyramides royales de l’Ancien Empire, donnent l’impression d’une mythologie confuse, d’un panthéon très compliqué composé de divinités nombreuses dont le caractère est souvent imprécis et variable. Plus tard, aux parois des temples et des tombeaux, comme sur les cercueils et les papyrus, les Égyptiens affichent leur dévotion envers une quantité d’images divines dont le plus grand nombre paraissent des êtres factices gravitant autour de quelques divinités de premier ordre qui seules font figure de créations originales. Ce système, ou plutôt ces systèmes combinés, sont l’œuvre de théologiens travaillant depuis la plus haute antiquité à coordonner les idées religieuses disparates de toutes les parties du pays, à condenser les formes multiples de la divinité, et à les combiner de manière à donner une explication de la vie idée qui est à la base de toutes les religions de l’Égypte ancienne.
En effet il n’y a pas, à l’origine, une religion égyptienne, mais une multitude de religions distinctes créées par les groupes de population, alors qu’ils n’avaient entre eux qu’un lien très lâche, celui de la race : c’est à cette communauté d’origine que ces groupes doivent la même base religieuse, l’idée de la perpétuation de la vie qui imprime à toute la civilisation égyptienne son caractère original et qui la distingue notamment des religions sémitiques. La source de la vie, les uns la voient dans la terre, d’autres dans le ciel, dans le soleil, dans le Nil ; ils lui donnent un corps, ils l’habillent à leur façon pour avoir une image tangible de leur dieu, image qui varie suivant les tendances de chacune des populations locales. Il n’y a là rien qui ressemble à un totémisme, à une union intime entre la divinité et sa tribu ; nulle part on ne trouve la trace d’un dieu s’incorporant dans la masse de ses adorateurs.
Cette notion religieuse où domine l’idée de vie ne s’est pas formée d’un coup, elle a dû évoluer depuis le stade inférieur de l’humanité pensante jusqu’à son développement complet, et nous pouvons, grâce à l’esprit conservateur des Égyptiens, constater dans cette évolution au moins trois grandes phases dont la première n’est qu’un simple fétichisme, avec adoration d’un objet quelconque : pierre pointue ou informe, arbre ébranché, arme usuelle. Dans la phase suivante, c’est un animal qui incarne la divinité en personnifiant la puissance engendrant la vie : ainsi le taureau, le bélier, le bouc, à côté d’autres bêtes dont le rôle symbolique est moins apparent, comme le singe, le crocodile, l’ibis, le chat, le chien. Enfin, dans la phase anthropomorphique, l’homme donne à ses dieux sa propre forme en la modifiant au moyen d’éléments caractéristiques empruntés au système zoolâtrique.
Qu’elles appartiennent primitivement à trois races diverses qui se seraient succédé dans le pays, ou qu’elles proviennent simplement d’une évolution de la pensée populaire, ces trois façons de se représenter la divinité apparaissent simultanément au début des temps historiques, avec les premières représentations figurées. C’est un des traits de la mentalité égyptienne de ne pas sacrifier les vieilles idées, mais de les juxtaposer aux nouvelles ; ainsi les vieux fétiches s’allient intimement aux animaux sacrés et aux dieux de forme humaine, et cela dans toutes les localités importantes, de façon à mieux exprimer la nature composite qu’on attribuait à la divinité ; cette union est même si étroite qu’on ne pouvait se figurer l’un sans l’autre, Osiris séparé du dad, Amon distinct de son bélier.
Dans chaque localité, on adorait donc le « dieu de la ville » comme la divinité unique et toute-puissante, mais vue sous un certain angle, ce qui n’excluait pas l’existence d’entités différentes, telles qu’on les concevait dans les villes voisines. C’est un monothéisme assez conscient de son insuffisance pour chercher à compléter la notion qu’il représente par d’autres idées du même ordre ; cette tolérance a donné lieu à une infinité de combinaisons théologiques qui ne nuisent à l’unité divine que par le mode d’expression et ne la diminuaient en rien dans l’esprit des fidèles (Voir Hénothéisme).
Ces religions locales peuvent cependant et doivent devenir un véritable polythéisme quand il s’agit de l’État ou de celui qui le représente, le roi. Le pharaon peut avoir une prédilection pour la religion de son lieu natal ou de sa capitale et lui accorder des faveurs particulières, il n’en est pas moins le chef de toutes les religions de l’Égypte, et il doit officiellement les mettre toutes sur le même plan ; il est dès lors très naturel de le voir, sur les monuments royaux, adresser son hommage indifféremment à tous les dieux du pays. C’est là une conséquence normale du système religieux égyptien, non son essence même.
Les combinaisons élaborées dans les divers centres religieux, et qui prennent souvent une tournure mythologique, sont très variées suivant la nature du dieu principal, et exercent les unes sur les autres des influences qu’il est difficile de déterminer. Les principes suivant lesquels elles ont été formées diffèrent également ; deux de ces systèmes méritent une attention spéciale, celui de l’ennéade, qui a pour but de donner un tableau cosmogonique de l’origine et des destinées du monde, et celui de la triade, synthèse du renouvellement des choses et des hommes aussi bien que des éléments ; dans l’une et l’autre de ces conceptions théologiques perce l’idée maîtresse de la perpétuation de la vie.
L’ennéade est une création du clergé d’Héliopolis, dont la grande habileté a été de personnifier ses théories abstraites par des divinités révérées dans les localités environnantes et dont le caractère convenait au rôle qu’on voulait leur faire jouer auprès du dieu local, Atoum. La grande métropole religieuse de la Basse-Égypte s’assurait ainsi l’appui de toute la clientèle pieuse de la région ; et le succès de cet assemblage de divinités connues, chacune à sa place et jouant son rôle dans un mythe bien composé, fut tel qu’il se répandit dans tout le pays et fut adopté presque tel quel dans les autres centres religieux, où l’on se contenta de faire figurer le dieu local en tête du groupe, devant Atoum ou à sa place.
Le schéma de ce système cosmogonique peut se résumer ainsi : le rôle de créateur est assumé par le dieu solaire Atoum, qui sort du néant ou de l’abîme primordial et crée de lui-même un couple qui personnifie l’étendue, l’atmosphère, la chaleur, Shou et Tefnout ; ceux-ci mettent au monde le ciel et la terre, Qeb et Nouït. Les éléments ainsi constitués par ce groupe de cinq divinités, il reste à représenter l’organisation du monde matériel et humain, l’apparition de la mort, la formation des liens de la famille et de l’État : c’est l’œuvre des quatre enfants du couple ciel-terre, Osiris et Isis, Set et Nephtys. Pour compléter l’œuvre de la grande ennéade, on en créa d’autres plus obscures qui, sous la conduite d’Horus, le dieu royal, avaient pour mission d’établir la liaison entre ce monde divin et celui où nous vivons.
Les triades, dont la plus typique est celle d’Amon à Thèbes, sont conçues sur un tout autre principe, celui de représenter l’essence et le renouvellement de la vie. Le dieu, quelle que soit sa nature, a à côté de lui une compagne qui donne le jour à un enfant, lequel n’est autre que le père réincarné ; celui-ci retrouve sa fonction d’engendreur suivant la formule : « le dieu mari de sa mère », qui symbolise cet éternel recommencement de la force divine, de la vie, principe de toutes choses.
Cette hantise de la vie, si accentuée chez les Égyptiens, a aussi été la directive de leurs théories concernant l’autre monde. Puisque tout survit et renaît après une déchéance ou un anéantissement apparent, il n’y a aucune raison pour qu’il n’en soit pas de même pour l’homme. Celui-ci peut et doit obtenir une vie future équivalant à celle de ce monde, à la seule condition de se concilier les puissances qui président au mystère de la régénération après la mort. Ces entités, souvent peu précises, sont différentes suivant les localités et finissent par se multiplier à l’excès, mais quelques figures se détachent de ce chaos et deviennent, déjà très anciennement, des divinités particulièrement révérées : ainsi d’un côté Hathor, de l’autre Anubis et surtout Osiris ; par là s’établit dans tout le pays une conception qui ne varia guère que dans le temps, et non plus suivant les localités.
Longtemps les hommes se contentèrent de s’assurer, par des formules spéciales et par l’installation de leurs tombeaux, une survie ressemblant le plus possible à la vie de ce monde, une vie large et sûre mais dans laquelle n’entre aucun élément spirituel. Pendant ce temps les rois, se prévalant de leur ascendance divine, pouvaient prétendre à jouir au delà de la tombe d’une vie semblable à celle des dieux, voire à s’identifier complètement avec les grands dieux ; les textes qui couvrent les parois de leurs caveaux funéraires n’ont pas d’autre but que de leur assurer ce privilège. Peu à peu, les simples mortels cherchèrent à acquérir les mêmes avantages ; par le moyen de formules magiques, ils s’assimilèrent aux rois et crurent ainsi pouvoir pénétrer comme eux dans le monde des dieux. Comme le roi, ils devinrent des Osiris et purent ainsi résider dans le domaine du grand dieu des morts, dont les Grecs ont copié jusqu’au nom dans leurs Champs-Elysées ; comme le roi, ils montèrent journellement dans la barque solaire et en arrivèrent à se confondre avec le Soleil.
L’Égypte a joué un rôle de premier plan dans les destinées d’Israël. Aussi en retrouvons-nous la mention dans la plus grande partie des livres de la Bible. Les Hébreux l’appelaient Mitsraïm (voir ce mot) ; « le nom d’Égypte dérive de la transcription grecque À ïguptos, du nom de Haîkouphtah, signifiant : château des doubles de Phtah, qui était donné à la ville de Memphis dans un grand nombre de textes hiéroglyphiques » (Maspero). L’origine de l’Égypte est indiquée dans la Table des Peuples de la Genèse et ses peuples y sont dénombrés (Genèse 10.6 ; Genèse 10.13). Abraham séjourne en Égypte à cause d’une famine (Genèse 12). C’est encore une famine qui amène la famille de Jacob en Égypte. Les annales patriarcales racontent que Joseph l’Hébreu fut le réorganisateur de l’Égypte et qu’il installa sa famille dans la riche contrée de Gossen (Genèse 47.11 ; Genèse 47.27). C’était au temps de la dynastie sémite des Hyksos.
Quand les pharaons Hyksos eurent été renversés, « s’éleva sur l’Égypte un nouveau roi qui n’avait point connu Joseph » (Exode 1.8), proprement « qui ne voulait rien savoir de Joseph », ni des services qu’il avait rendus, ni des promesses faites à sa famille. Et les pharaons de la XVIIIe dynastie entreprirent la destruction systématique des Hébreux.
Moïse (Exode 1.10-22), élevé à la cour des pharaons et possédant de ce chef une culture très supérieure à celle de ses compatriotes, organise l’exode. La sortie d’Égypte, accomplie dans des circonstances miraculeuses (Exode 14, cf. Josué 2.10, Psaume 114, etc.) rappelées dans le Nouveau Testament (cf. 1 Corinthiens 10.1 ; Hébreux 8.9 ; Jude 1.6), sert de fondement moral à la constitution qui organise au Sinaï la nation israélite : « Je suis Jéhovah, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte » (Exode 20.2). Les tribus se mettent en route vers Canaan, regrettant, à l’étape, la saveur des oignons d’Égypte (Nombres 11.6).
Nous ne savons rien des rapports de l’Égypte et d’Israël pendant les temps troublés des Juges, temps troublés aussi pour les pharaons. Les relations reparaissent avec Salomon qui épouse la fille d’un pharaon (1 Rois 3.1), laquelle reçoit en dot Guézer (1 Rois 9.16). À la suite de ce mariage, le commerce avec l’Égypte devient actif (1 Rois 10.28). Mais le bon accord ne régna pas toujours, et l’Égypte accorda tour à tour sa protection à Hadad l’Edomite qui fit la guerre à Salomon (1 Rois 11) et à Jéroboam l’Ephraïmite qui suscita le schisme des dix tribus à l’instigation du prophète Ahija (1 Rois 11 ; 1 Rois 12). Selon toute vraisemblance, ce fut Jéroboam qui incita le pharaon Sisak (le premier pharaon désigné par son nom dans la Bible (1 Rois 14.25) = Sheshonq Ier, fondateur de la XVIIe dynastie, d’origine libyenne) à envahir le royaume de Juda, pour empêcher Roboam de se jeter sur le jeune royaume d’Israël. Sisak pilla Jérusalem, mais ne put rien garder de sa conquête. Sous le règne d’Asa, un des successeurs de Sisak : Osorkon Ier, appelé Zérach par la Bible, et que 2 Chroniques 14.9, dans un récit fort amplifié, qualifie bien à tort d’Éthiopien puisque les rois éthiopiens de l’Égypte ne vinrent qu’avec la XXIIIe dynastie, s’efforça de reprendre le territoire de Juda, mais il n’y réussit pas. Ces raids occasionnels ne semblent pas avoir troublé longtemps les rapports entre l’Égypte et la Palestine. Le propos des soldats syriens dans 2 Rois 7.6, au temps d’Élisée, donne à penser que le hasard des batailles faisait faire parfois cause commune aux Israélites et aux Égyptiens. La science, la civilisation, le séculaire prestige de l’Égypte exerçaient sur les Israélites une sorte de fascination que toute la politique égyptienne contribuait à renforcer. Trop affaiblie pour pouvoir reconquérir par la force des armes ses protectorats dans le Proche Orient, et de plus en plus inquiétée par le mouvement des peuples asiatiques qui poussait les populations de l’Asie Mineure et de la Mésopotamie vers la vallée du Nil, l’Égypte entretenait avec soin, dans le couloir palestinien, l’esprit d’hostilité qui animait les deux royaumes contre leurs voisins du nord et de l’est. Quand les grands conquérants de Ninive et de Babylone eurent étendu leur domination jusqu’à la Méditerranée, l’espoir d’être soutenus par l’Égypte poussa Israël et Juda à violer leur serment de fidélité et à entrer dans de précaires coalitions. C’est ainsi que le mirage de l’Égypte fut fatal à Samarie et a Jérusalem. Osée, roi d’Israël, eut la malencontreuse idée d’appeler à son aide le pharaon So pour l’aider à secouer le joug de Salmanasar. L’Assyrien accourut et détruisit le royaume d’Israël (2 Rois 17.6). Malgré cet avertissement, le royaume de Juda, demeuré seul, poursuivit la même politique. Malgré l’opposition des prophètes qui voyaient clair dans le jeu égyptien, le parti en faveur de l’alliance avec l’Égypte fut toujours puissant à Jérusalem (cf. Osée 7.11-16 ; Ésaïe 18 ; Ésaïe 19 ; Ésaïe 20 ; Ésaïe 30 ; Ésaïe 36, Nahum 3.8-10 ; Jérémie 2 ; Jérémie 9 ; Jérémie 15 ; Jérémie 37 ; Jérémie 43 ; Jérémie 44 ; Jérémie 46 ; Ézéchiel 17, comparez Ézéchiel 29 à Ézéchiel 32). « L’Égypte, disait le Rabsaké de Sennachérib, n’est qu’un roseau cassé, qui blesse la main qui s’y appuie » (2 Rois 18.21 ; Ésaïe 36.6). Dans l’espèce il avait raison. Ce ne fut pas l’intervention de l’Égypte, mais bien une intervention divine qui sauva Jérusalem des griffes de Sennachérib (2 Rois 19 ; Ésaïe 37). Seul parmi les rois de Juda, Josias rompit avec la tradition pro-égyptienne ; mais il fut tué à Méguiddo, dans un combat malheureux, imprudemment offert au pharaon Néco (2 Rois 23.29). Ses descendants revinrent aux anciens errements et se révoltèrent contre Nébucadnetsar. L’Égypte, étroitement enfermée sur sa terre par le conquérant caldéen, ne put intervenir en leur faveur, et ce fut la fin de Jérusalem (2 Rois 24). La foi dans les pharaons était telle, qu’à l’heure de la suprême détresse les enfants de Juda s’enfuirent en Égypte. Le vieux prophète Jérémie fut entraîné, bien malgré lui (Jérémie 24.8 ; Jérémie 41.17 ; Jérémie 43.7 ; Jérémie 44.1 ; 2 Rois 25.26), sur la route que devaient reprendre un jour, d’après l’Évangile de l’enfance, Joseph et Marie (cf. Matthieu 2.13 et suivant et l’application symbolique du verset 15). La responsabilité des pharaons dans les malheurs survenus au peuple élu reparaît une dernière fois au chapitre 44 de Jérémie (Jérémie 44.30) où le prophète, mettant le pharaon Hophra sur le même pied que Sédécias le parjure, dit : « Ainsi parle l’Éternel : Je vais livrer le pharaon Hophra, roi d’Égypte, entre les mains de ses ennemis, comme j’ai livré Sédécias, roi de Juda »
C’est alors qu’intervint la Perse, qui ouvrit un chapitre nouveau de l’histoire en s’emparant de la Mésopotamie, de la Palestine et de l’Égypte qui fut réduite en satrapie (525 avant Jésus-Christ). Les Judéens ou Juifs prospérèrent en Égypte sous la domination perse. Ils y étaient même si nombreux qu’un temple à Jéhovah appelé « temple de Jahou » avait été élevé pour eux à Éléphantine. Il existait déjà lorsque Cambyse envahit l’Égypte. Le papyrus araméen qui nous en parle raconte qu’on détruisit alors tous les temples des idoles, mais que les Perses respectèrent le temple de Jahou (papyrus de la dix-septième année de Darius II, 408 ou 407 avant Jésus-Christ).
De la domination perse, les Juifs d’Égypte passèrent sous la domination grecque. La succession d’Alexandre donna l’Égypte aux Lagides. En Égypte plus encore qu’en Palestine le judaïsme s’hellénisa, et Ptolémée Philopator (221-203) essaya de rallier les Juifs à son dieu patron Dionysos, en leur faisant accroire que Jéhovah Tsebaoth n’était autre que Sabazios (surnom du Dionysos phrygien). Mais cette tentative, qui dénotait plus d’esprit que de discernement, échoua. Ptolémée Philadelphe (284-247), mieux inspiré, avait déjà fait traduire en grec pour la bibliothèque d’Alexandrie les saints livres des Juifs. Les Juifs hellénisés s’attachèrent passionnément à cette traduction des « livres par excellence »: Biblia. Alexandrie, patrie d’Apollos, devint le centre de la science juive des Écritures (cf. Actes 18.24 et suivant). Son plus grand docteur fut Philon, contemporain de Jésus-Christ. On se souvient que les Juifs d’Alexandrie s’étaient dressés comme les adversaires d’Étienne à Jérusalem (Actes 6.9). Ce fut pourtant la doctrine d’Étienne qui l’emporta, et Alexandrie donna au christianisme sa première grande école chrétienne, dont Clément et son disciple Origène furent les plus illustres représentants.
La tradition ecclésiastique attribue à l’évangéliste Marc la fondation de l’Église d’Alexandrie. Eusèbe précise même qu’en la huitième année de Néron (an 62) Annien succéda à Marc sur le siège d’Alexandrie.
L’Apocalypse (Apocalypse 11.8) donne à la grande cité où gisent les cadavres des deux témoins de Dieu, le nom symbolique : Égypte ; témoignant par là que, dans les milieux fervents de l’apocalyptique, l’empire des pharaons a gardé jusqu’à la fin son caractère d’irréductible adversaire du Royaume de Dieu.
Alexandre Westphal
Voir carte № IV et figures 64 à 80. G. Jéquier.
Numérisation : Yves Petrakian