Ouvrage fréquemment désigné aussi sous l’appellation, un peu moins précise, de quatrième Évangile : dans le Nouveau Testament tel que nous l’a légué l’antiquité chrétienne, il fait suite aux Évangiles synoptiques (voir article), les complète et en forme le couronnement.
La division en chapitres, sans être plus défectueuse que dans le reste de la Bible, cache les véritables divisions de ce livre plutôt qu’elle n’aide à les discerner. Le quatrième Évangile s’ouvre par une introduction ou prologue (Jean 1.1 ; Jean 1.18), destiné a donner au lecteur l’intelligence de ce qui va suivre en montrant en Jésus l’incarnation d’un être si étroitement apparenté à Dieu qu’il est digne d’être appelé le Fils unique et qui, en sa qualité de Parole ou de Verbe divin, a été l’agent de la création et demeure l’organe par excellence de la révélation (voir surtout verset 18). À cette page d’une inspiration religieuse incomparable, et où vibre l’écho des saintes expériences de l’auteur du livre, fait suite un morceau de caractère historique (Jean 1.19-2.12) rapportant le témoignage rendu à Jésus par Jean-Baptiste (Jean 1.19-34), la rencontre de Jésus avec ses premiers disciples (Jean 1.35-51) et son retour en Galilée, marqué par l’accomplissement de son premier miracle (Jean 2.1 ; Jean 2.12). Le corps de l’ouvrage (Jean 2.13-12.50) se compose de cinq groupes de faits et de discours, généralement rattachés à la célébration de fêtes juives qui ont conduit Jésus à Jérusalem et dont voici l’énumération :
1er groupe (Jean 2.13-4.54), premier séjour à Jérusalem, à l’occasion de la Pâque, marqué de trois incidents : la purification du temple (Jean 2.13 ; Jean 2.25), l’entretien avec Nicodème (Jean 3.1 ; Jean 3.21) et un nouveau témoignage de Jean-Baptiste (Jean 3.22-36). Au retour Jésus, traversant la Samarie, s’entretient auprès du puits de Jacob avec une Samaritaine et consacre deux jours à l’évangélisation des habitants de Sichar (Jean 4.1 ; Jean 4.42). Rentré en Galilée, il guérit, sans l’avoir vu, le fils d’un officier royal de Capernaüm (Jean 4.43-54).
2e groupe (Jean 5), nouveau séjour à Jérusalem à l’occasion d’une fête des Juifs (vraisemblablement la fête de Purim), guérison du paralytique de Béthesda et discours de Jésus en réponse aux accusations portées contre lui pour avoir opéré cette guérison le jour du sabbat.
3e groupe (Jean 6), où le lecteur est ramené sans avertissement en Galilée, à l’approche d’une deuxième Pâque (verset 4). Ici se placent : la multiplication des pains, la marche de Jésus sur les eaux, le discours sur le pain de vie, prononcé le lendemain dans la synagogue de Capernaüm, et la crise qui s’ensuivit, détachant de Jésus une partie de ses disciples, mais resserrant et scellant définitivement les liens qui l’unissaient aux Douze.
4e groupe (Jean 7.1-10.21), troisième séjour à Jérusalem, où Jésus, après avoir résisté aux injonctions de ses frères, se rend néanmoins « en secret » (Jean 7.10) pour assister à la fête des Tabernacles. Reconnu, il a avec les Juifs de longues discussions relativement à son origine et à sa mission, discussions dont le récit est coupé, dans nos textes, par l’épisode interpolé de la femme adultère (Jean 7.53-8.11). Jésus, qui a failli être lapidé par ses interlocuteurs pour avoir dit qu’il était avant Abraham (Jean 8.58 et suivant), quitte précipitamment le temple, mais s’arrête à la sortie du parvis pour guérir l’aveugle-né (Jean 9). Cette guérison, opérée elle aussi un jour de sabbat, provoque parmi les Juifs de vives contestations et de nouvelles mesures d’opposition, qui dictent à Jésus les réflexions sur le vrai et les faux bergers, sur la vraie porte des brebis et sur le bon berger (Jean 10.1-21).
5e groupe : (Jean 10.22-12.50) À la fête de la Dédicace, qui avait lieu en hiver (Jean 10.22), Jésus se trouve encore ou se trouve de nouveau en Judée ; la discussion avec les Juifs se rallume et prend une tournure qui l’oblige à aller chercher la sécurité au delà du Jourdain (Jean 10.22-42). La mort de Lazare le ramène tôt après à Béthanie et la résurrection de son ami, en lui gagnant de nouveaux disciples, détermine chez ses adversaires la résolution de le faire disparaître au plus tôt et à tout prix (Jean 11). Le ministère de Jésus se termine (Jean 12.1-11) par l’onction de Béthanie, « six jours avant la Pâque », suivie, le lendemain, de l’entrée glorieuse à Jérusalem (Jean 12.12 ; Jean 12.19). L’incident qui couronne cette suprême journée et met un terme prophétique, sinon à la carrière de Jésus, du moins à son activité messianique, est la démarche de quelques Grecs désireux de le voir et d’entrer en relation avec lui (Jean 12.20 ; Jean 12.36). Cette démarche, qui l’émeut profondément en lui rappelant qu’il doit mourir pour que son œuvre porte le fruit attendu, lui inspire ses dernières déclarations publiques, que l’évangéliste fait suivre de ses propres réflexions attristées (Jean 12.37-50).
Le récit de la Passion, qui s’ouvre au chapitre 13, remplit la fin du livre (jusqu’au chapitre 20). Jésus prend avec ses disciples un dernier repas, au cours duquel il leur donne un suprême exemple de condescendance et d’amour en leur lavant les pieds (Jean 13.1 ; Jean 13.30) ; puis viennent, à partir de Jean 13.31, les derniers entretiens, qui s’achèvent (Jean 17) par la prière sacerdotale. C’est alors l’arrestation de Jésus (Jean 18.1 ; Jean 18.11), la comparution devant Anne et Caïphe et le reniement de Pierre (Jean 18.12-27) ; puis ce sont les longs efforts pour arracher à Pilate la ratification de la sentence de mort (Jean 18.28-19.16) ; c’est enfin la mise en croix (Jean 19.17-30) et la sépulture (Jean 19.31-42). Le chapitre 20 (Jean 20) consacré au récit de la résurrection, relate trois apparitions de Jésus à Jérusalem, deux le jour même où le tombeau fut trouvé vide (apparitions à Marie de Magdala et aux disciples, Thomas non compris) et une, huit jours plus tard, aux disciples, y compris Thomas.
L’Évangile se clôt (Jean 20.30 et suivant) par un bref épilogue répondant au prologue et indiquant de façon précise l’intention qui a poussé l’auteur à prendre la plume : convaincre ses lecteurs que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu et, en les amenant à la foi, leur ouvrir l’accès de la vraie vie. Le chapitre 21 forme un appendice dont la coloration est très semblable à celle de l’Évangile, mais où se fait entendre, semble-t-il, une autre voix (voir verset 24). Cet appendice raconte une apparition du Ressuscité à sept disciples sur les bords de la mer de Tibériade et la restauration de Pierre dans sa charge d’apôtre. Il se termine par l’attestation que les faits relatés dans l’ouvrage ont été non seulement racontés, mais mis par écrit par « le disciple que Jésus aimait » (verset 24).
Les critiques qui ont étudié ce sujet ont insisté principalement sur les différences. Celles-ci sont assurément considérables ; toutefois, il nous paraît utile, avant de nous y arrêter à notre tour, de noter ici et d’affirmer de la façon la plus catégorique qu’Évangiles synoptiques et 4e Évangile dérivent incontestablement de la même tradition ; que leur but, aux uns et aux autres, est de fournir la preuve que Jésus de Nazareth est bien le Messie promis et attendu ; qu’ils dépeignent sous les mêmes couleurs sa carrière à la fois tragique et glorieuse, le montrent accomplissant les mêmes œuvres, éveillant les mêmes espoirs et provoquant les mêmes haines, entouré des mêmes disciples et se heurtant aux mêmes adversaires, trahi par Judas, renié par Pierre, condamné par le sanhédrin, livré par Pilate, mis en croix entre deux malfaiteurs, ressuscité à l’aube du troisième jour et élevé à la droite du Père. Pas un mot n’autorise à penser que les auteurs des Évangiles synoptiques et les milieux qu’ils représentaient aient pris à l’égard de Jésus une autre attitude et attendu de lui d’autres bienfaits que le croyant ou le groupe de croyants auxquels nous devons le 4e Évangile. Mais, une fois ceci noté et noté comme la chose essentielle, force nous est de convenir qu’il existe entre les Synoptiques et le 4e Évangile des divergences nombreuses et importantes sur lesquelles il serait vain de chercher à faire le silence. Il ressort déjà très nettement de l’exposé que nous avons donné du contenu du 4e Évangile que le plan de celui-ci est tout autre que celui des Synoptiques ; tandis que ceux-ci visent à donner une vue d’ensemble du ministère de Jésus, le 4e Évangile s’est borné à recueillir un certain nombre de traits caractéristiques, de préférence étrangers à la narration synoptique, et particulièrement propres à illustrer le thème énoncé dans le prologue et dont la démonstration est le but même de l’Évangile. Mais cette différence de méthode, si frappante qu’elle soit, ne suffirait pas, à elle seule, à créer une grosse difficulté et ce sont d’autres constatations, plus embarrassantes, qui ont donné naissance à ce que l’on appelle le problème johannique. Les différences que nous allons passer en revue peuvent se répartir en deux groupes. Elles portent, les unes sur le tableau que trace le 4e Évangile du ministère de Jésus, sur la durée qu’il lui assigne, sur le théâtre géographique qu’il lui attribue, sur le caractère de certains faits et sur la date à laquelle ces faits sont placés ; les autres sur le portrait qu’il trace de Jésus et sur la description qu’il fait de ses méthodes d’enseignement et d’action.
(a) Théâtre géographique et durée. À s’en tenir à l’impression générale créée par les Synoptiques, l’activité de Jésus aurait été une activité exclusivement galiléenne et son ministère, à l’occasion duquel ils ne font mention que d’une seule fête de Pâque, celle-là même qui fut marquée par sa mort, n’aurait duré que quelques mois, huit à dix tout au plus. D’après le 4e Évangile, au contraire, l’activité de Jésus se serait déroulée en Judée tout autant qu’en Galilée ; en tout cas, il aurait fait plusieurs séjours à Jérusalem ou dans les environs, et certains de ces séjours sembleraient avoir duré des semaines et même des mois. D’autre part, le 4e Évangile, qui mentionne expressément trois fêtes de Pâque, assigne par ce fait même au ministère de Jésus une durée de deux ans et quelques semaines. Il était même de mode autrefois de parler de trois ans et demi ; mais on s’accorde aujourd’hui à donner la préférence, dans le passage Jean 5.1, à la leçon : une fête des Juifs, plutôt qu’à celle du « texte reçu » : la fête des Juifs, qui faisait penser à la Pâque (pour ce point de vue, voir la carte № 5 des voyages de Jésus, pl. V) ; en outre, il est manifestement exagéré, au vu du langage très précis de Jean 2.12, de postuler un ministère de cinq à six mois pour rendre compte des faits qui précédèrent la Pâque de Jean 2.13 ; une période de quelques semaines, mettons deux mois, y suffit amplement. Nous n’avons pas à rechercher, en ce moment, si sur ces deux points il convient de donner la préférence à la tradition johannique ou à ce qui paraît être la tradition synoptique ; nous constatons simplement l’écart des deux traditions.
(b) Autres divergences. À cette différence de caractère général s’en ajoutent d’autres qui, bien qu’ayant trait à des faits particuliers, n’en ont pas moins une réelle gravité. Peut-être n’y a-t-il pas lieu de s’arrêter longuement à deux rectifications explicites des données synoptiques : « Car Jean n’avait pas encore été mis en prison… » (Jean 3.24), qui s’oppose à Marc 1.14 ; et : « Six jours avant la Pâque… » (Jean 12.1), qui corrige Marc 14.1. Mais voici qui est déjà plus important. Jean, nous l’avons vu, place au début du ministère de Jésus la purification du temple (Jean 2.13-22) ; dont les Synoptiques font l’un des incidents décisifs de la semaine de la passion (Marc 11.5 ; Marc 11.17). Fait plus extraordinaire encore, les deux traditions diffèrent relativement à la date de la mort de Jésus : d’après les Synoptiques, ce fut « le premier jour des pains sans levain, où l’on immolait la Pâque » (Marc 14.1 et suivant), soit le 14 nisan (voir Exode 12.6 ; Lévitique 23.5), que Jésus célébra la Cène, et le lendemain 15 nisan qu’il fut crucifié ; tandis que, d’après Jean 13.1, la Pâque n’avait pas encore commencé lorsque Jésus prit avec les Douze son dernier repas, qui, à première vue, n’eut rien d’un repas pascal ; on voit aussi qu’à l’aube suivante, lorsque les chefs, qui venaient de le condamner, se rendirent auprès de Pilate pour obtenir ratification de la sentence, ils évitèrent d’entrer dans le prétoire « afin de ne pas se souiller et de pouvoir manger la Pâque » (Jean 18.28) ; de plus, le passage Jean 19.14 dit expressément que « c’était la préparation de la Pâque », ce qui fixe indiscutablement au 14 nisan la mort de Jésus (voir Chronologie du Nouveau Testament, I, 4). Notons encore ces trois points, dont le dernier surtout est d’une gravité qui n’échappera à personne : d’après Marc 15.25, la mise en croix eut lieu dès la troisième heure, tandis que, selon Jean 19.14, il était la sixième heure lorsque Pilate, mettant un terme à ses hésitations, céda aux instances des Juifs et leur livra Jésus pour être crucifié. Marc 15.40 mentionne, parmi les femmes qui assistaient de loin au crucifiement, Marie de Magdala et Salomé, et ignore la présence de Marie, mère de Jésus, alors que, d’après Jean 19.25, Marie se tenait près de la croix « avec sa sœur, Marie, femme de Clopas, Marie de Magdala et le disciple que Jésus aimait ». Au matin de la résurrection enfin, d’après Marc 16.1 ; Marc 16.8, les femmes, s’étant rendues au sépulcre, en trouvèrent la pierre roulée et, y ayant pénétré, y virent un jeune homme vêtu de blanc, qui leur annonça la résurrection de Jésus et les chargea d’avertir ses disciples que Jésus les précédait en Galilée, « où ils le verraient ». D’après Jean 20.1, Marie semble s’être rendue seule au tombeau, où Pierre pénétra le premier (verset 6), et ce fut le jour même, à Jérusalem, qu’eurent lieu les deux premières apparitions du Ressuscité.
On a certainement tort d’opposer, comme on le fait parfois, le Jésus des Synoptiques au Jésus du 4e Évangile comme si l’humanité était le trait dominant du premier, et la divinité, une divinité à peine voilée, le trait caractéristique du second. À bien des égards, le Christ des Synoptiques, qui dispose d’une puissance sans limites, qui se donne pour le juge suprême de l’humanité, qui revendique la dignité de Fils au sens absolu du terme (Matthieu 11.27 ; Marc 13.32) et promet aux siens sa présence perpétuelle (Matthieu 28.20), n’est pas moins divin que le Christ de Jean ; et celui-ci, qui ressent la fatigue et la soif (Jean 4.6 et suivant), qui pleure (Jean 11.35), qui se trouble (Jean 12.27), qui prie (Jean 17), n’est, en fait, guère moins humain que le Christ des Synoptiques. Il n’en est pas moins certain qu’entre les deux portraits il y a des nuances assez marquées. Et d’abord, la façon de s’exprimer que lui prêtent les deux traditions est si différente qu’il n’est nul besoin d’être un théologien de profession pour reconnaître à première vue et, pour ainsi dire, sans possibilité aucune de se tromper, la provenance des paroles de Jésus qui nous ont été conservées. Le langage de Jésus, dans les Synoptiques, est le langage simple, varié et abondamment imagé de l’homme du peuple ; les exemples concrets et les métaphores y foisonnent ; les comparaisons dont il se sert à chaque instant se transforment aisément en de vivants tableaux ou en de palpitants récits ; la pensée suit un ordre logique et progressif ; elle éveille chez l’auditeur des représentations toujours exactes et précises. Aussi personne ne cherchera-t-il ailleurs que dans les Synoptiques le mot sur la lampe qu’on ne met pas sous le boisseau après l’avoir allumée, les textes sur la prière et le pardon des offenses, la parabole du bon Samaritain, la description de la justice qui ouvre l’accès du royaume des cieux, etc. Chez Jean, la parole de Jésus a beaucoup moins de couleur ; elle s’exprime en termes plus abstraits, qui vont généralement par paires et tantôt s’opposent et tantôt se complètent : la vie et la mort, l’esprit et la chair, la lumière et les ténèbres, la vérité et le mensonge, Dieu et le monde, le Père et le Fils ; les mots croire, connaître, aimer, glorifier sont parmi les plus caractéristiques de son vocabulaire ; les paraboles sont remplacées par des allégories : la porte, le berger, le cep et les sarments, dans lesquelles le sens spirituel ou mystique se lie à l’image de façon continue. De plus, les particules logiques n’ont pas toujours leur valeur habituelle ; les mots s’ajoutent ou, mieux encore, se superposent bien plus qu’ils ne s’enchaînent, et la pensée se déroule en spirale montante plutôt qu’elle ne s’avance en droite ligne. Enfin et surtout, l’observateur attentif ne peut manquer de constater qu’il y a analogie frappante et presque identité entre la façon de parler et le tour d’esprit de Jésus dans l’Évangile, et le langage et les conceptions de Jean tels que nous les trouvons dans l’épître.
Si de la forme nous passons au fond, nous constatons de nouveau que, dans les Synoptiques, l’enseignement de Jésus se distingue par sa richesse et sa variété et qu’autour de la notion du royaume de Dieu, qui en est l’objet principal, viennent se grouper toute sorte de considérations, d’exhortations, d’instructions où se reflètent toutes les situations et tous les aspects de la vie ; un simple coup d’œil jeté sur Matthieu 5 à Matthieu 7 ou Matthieu 13 fera comprendre notre pensée mieux que de longues explications. Il saute aux yeux, d’autre part, que les discours du Christ, dans le 4e Évangile, roulent presque exclusivement sur sa mission divine et sur les motifs qui devraient engager les hommes à la discerner. Autre différence également significative : Jésus, dans les Synoptiques, tout en parlant avec autorité et en accomplissant des œuvres qui ont à un haut degré le caractère messianique, évite de se donner ouvertement et explicitement pour le Christ ; il réprime les manifestations prématurées ou intempestives de la foule et des malades qu’il guérit ; il s’abstient soigneusement de catéchiser ses disciples sur le sujet de sa messianité ; et quand ceux-ci, après avoir été de sa part les objets d’une longue et patiente éducation, proclament, par la bouche de Pierre, la conviction à laquelle ils sont arrivés, il leur interdit d’en faire part à autrui (Marc 8.27 ; Marc 8.30) ; ce n’est qu’au tout dernier moment et alors qu’il n’y a plus rien à ménager qu’il organise la grande manifestation messianique qui sera le suprême appel adressé à la population de Jérusalem (Marc 11.1-10).
Le Christ de Jean, désigné comme tel par Jean-Baptiste (Jean 1.30 ; Jean 3.28 ; Jean 3.30), reconnu d’emblée et annoncé par ses disciples (Jean 1.42 ; Jean 1.48), se donne expressément pour le Messie en s’entretenant avec la Samaritaine (Jean 4.25) et avec l’aveugle-né (Jean 9.37) ; et si, dans ses discussions avec les Juifs, il s’attire le reproche de ne pas se prononcer assez explicitement et de tenir ses auditeurs en suspens (Jean 10.24), toutes les paroles mises dans sa bouche par l’évangéliste, tous les titres qu’il assume et toutes les exigences qu’il élève, proclament sa conviction d’être l’envoyé du Père, le Fils de Dieu, le Christ. Relevons enfin les deux façons extrêmement différentes dont le rôle et la mission du Christ sont présentés dans les deux traditions. Les Synoptiques sont tout pénétrés d’eschatologie : l’avènement du Fils de l’homme (autre nom du Messie) marquera la fin de l’économie présente ; il est imminent, mais sera précédé de bouleversements et de catastrophes sans nom qui s’abattront sur Israël et sur le monde au cours de la génération à laquelle Jésus appartient (Matthieu 24.34). Sans ignorer complètement l’eschatologie (voir Jean 5.28 et suivant), le 4e Évangile la transforme radicalement et substitue au retour du Christ sur les nuées du ciel son retour par le Saint-Esprit et sa présence permanente dans le cœur et dans la vie des croyants (voir chapitres 14-16). En voilà plus qu’il n’en faut pour montrer qu’il existe réellement un problème johannique qui réclame toute notre attention ; ce problème a, du reste, d’autres aspects encore, qui se révéleront à nous à mesure que nous avancerons dans notre étude.
Quel est le but de ce livre qui, tout en s’apparentant aux Synoptiques, en diffère sur des points importants et, par le choix de ses matériaux tout autant que par la coloration qu’il leur donne, témoigne de son intention de créer chez le lecteur une impression plus profonde et plus définie que celle qu’ils sont capables de produire ? Il peut y avoir eu chez l’auteur l’intention de corriger, sur quelques points que nous avons indiqués, les données de la tradition synoptique ; mais cette intention, à elle seule, n’aurait suffi ni à lui faire prendre la plume, ni à lui faire écrire un ouvrage de cette envergure. On est déjà plus près de la vérité en disant qu’il a voulu compléter cette tradition et sauver de l’oubli un certain nombre de traits importants et significatifs ; en effet, si l’on fait abstraction du récit de la purification du temple, que l’auteur paraît avoir voulu replacer à sa véritable date, de l’histoire de la multiplication des pains, dont il avait besoin pour introduire le discours sur le pain de vie et, naturellement, des scènes de la passion et de la résurrection, qui ne pouvaient manquer dans aucun tableau du ministère de Jésus et sur lesquelles il avait, du reste, des renseignements originaux à fournir, on constate que presque tout le surplus, sans manquer absolument de parallèles dans la tradition synoptique, lui est cependant étranger.
Quiconque prendra la peine de relire ces pages spécialement johanniques : la rencontre de Jésus avec ses premiers disciples, les entretiens avec Nicodème et avec la Samaritaine, la guérison du paralytique de Béthesda, le discours sur le pain de vie, la guérison de l’aveugle-né, la parabole du bon berger, la résurrection de Lazare, le lavement des pieds et les dernières instructions, se rendra compte de ce qui manquerait au Nouveau Testament si ces trésors sans prix ne nous avaient pas été conservés. Mais, manifestement, le 4e Évangile est et veut être autre chose qu’un recueil de pages oubliées ; il forme une unité non seulement parce qu’il a un prologue et un épilogue, ou parce qu’une même coloration s’étend sur les faits et les discours et leur donne un air de famille, mais parce que tout y procède de la même inspiration et tend au même but.
Dira-t-on peut-être que l’auteur de ce livre s’est donné pour tâche de décrire le ministère de Jésus non plus du dehors et dans son incessante variété, mais du dedans et dans son unité permanente ? Ou bien encore qu’il a rédigé son récit moins au point de vue de l’historien qui a recueilli des informations, comme Luc, qu’au point de vue du témoin qui a été mêlé au drame et qui s’efforce de marquer, d’une part, les étapes de la foi chez les disciples, des intuitions de la première rencontre à la confession délibérée de Pierre (Jean 6.68 et suivant) et à l’acte d’adoration de Thomas (Jean 20.28), et, d’autre part, le développement de l’incrédulité, de l’enquête soupçonneuse faite auprès de Jean-Baptiste par les autorités religieuses du peuple (Jean 1.19-28), aux tentatives de lapidation (Jean 8.59 ; Jean 10.31) et à la décision d’en finir avec un rival dangereux (Jean 11.47-53) ? Toutes ces opinions ont été émises et, s’il en valait la peine, nous pourrions les faire suivre des noms des théologiens éminents qui les ont soutenues. Toutes renferment un élément de vérité, que nous sommes heureux de recueillir, mais aucune ne va véritablement au fond des choses. Pour atteindre celui-ci, il faut les subordonner à une intention plus haute qu’heureusement pour nous nous n’avons pas besoin de rechercher péniblement, puisque l’auteur lui-même, parvenu au terme de son ouvrage, l’a formulée avec toute la netteté désirable : « Ces choses ont été écrites afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie en son nom » (Jean 20.31).
Mettre le lecteur en présence d’un choix de traits et de paroles suffisamment caractéristiques pour que le vrai sens de l’apparition de Jésus éclate avec une pleine clarté ; le montrer sous un jour tel qu’il ne subsiste aucun doute ni sur son origine, ni sur sa mission ; établir entre le lecteur et lui ce lien personnel qui s’appelle la foi et qui engendre la vie, voilà le but premier de l’auteur ; il a voulu faire connaître et communiquer à d’autres ce qu’il a trouvé lui-même au contact de Jésus et dans sa communion.
On le voit, c’est par l’histoire, soulignée et éclairée par son expérience personnelle, que l’auteur du 4e Évangile se propose de conduire ses lecteurs à la foi ; il veut leur faire voir ce qu’il a vu, entendre ce qu’il a entendu, éprouver ce qu’il a lui-même ressenti au cours des années mémorables qu’il a passées à l’école de Jésus. Mais pouvons-nous accepter son témoignage, admettre que les choses qu’il raconte ont été réellement vues et entendues, en un mot qu’elles constituent de l’histoire authentique ? Tout le problème johannique, en dépit de ses multiples aspects, se ramène à cette question fondamentale. Si nous parvenions à l’élucider, toutes les autres questions qui se posent à propos de notre livre ou bien trouveraient assez facilement une solution, ou bien pourraient, sans grand inconvénient, demeurer sans réponse. Nous avons par conséquent à passer en revue les arguments que l’on avance pour combattre et pour défendre le caractère historique du 4e Évangile.
Depuis un peu plus de cent ans que la question de la valeur historique du 4e Évangile est posée et âprement débattue, un grand nombre de savants ont émis l’opinion qu’en dépit de sa forme et de la prétention qu’il affiche de se placer sur le terrain des faits, le 4e Évangile est un ouvrage de philosophie religieuse dans lequel il serait vain de chercher des informations authentiques sur la carrière de Jésus ; c’est plutôt une sorte d’allégorie, dont tout l’intérêt réside dans sa conception de la vie chrétienne, considérée à la fois dans sa source profonde, la communion spirituelle avec Jésus, dans sa manifestation essentielle, l’amour, et dans son fruit, la vie éternelle. Approprions-nous ce message ; efforçons-nous de nous en pénétrer ; reconnaissons que c’est Jésus qui nous fait vivre de la vraie vie ; peu nous importera, dans la suite, de savoir si les personnages auxquels il est censé avoir communiqué sa doctrine, la Samaritaine, Nicodème, et ceux qu’il aurait guéris ou même rappelés à la vie, le paralytique, l’aveugle-né et Lazare, sont des personnages réels ou fictifs ; peu importera de même qu’il ait changé l’eau en vin et multiplié les pains ou que son corps soit sorti du tombeau ; l’essentiel c’est que, par son Esprit, il soit devenu notre vie, qu’il nous ait nous-mêmes guéris, ramenés de la mort à la vie, spirituellement abreuvés et nourris.
Il faut assurément de graves motifs pour substituer cette interprétation à l’opinion traditionnelle, qui a de tout temps considéré ce livre comme le tableau le plus fidèle qui ait jamais été tracé de la vie personnelle et de l’activité de Jésus. En quoi consistent-ils ?
Les différences constatées entre les données des Synoptiques et celles du 4e Évangile sont évidemment d’un grand poids aux yeux de ceux dont nous cherchons à exposer la manière de voir.
Les miracles qu’il rapporte donnent lieu à une double observation : d’une part, ils tiennent davantage du prodige que ceux qui ont trouvé place dans la narration synoptique : c’est l’eau changée en vin à Cana ; c’est le fils de l’officier royal de Capernaüm guéri à une distance de plusieurs lieues ; c’est la multiplication des pains et la marche nocturne de Jésus sur les eaux ; c’est la guérison d’un paralytique malade depuis trente-huit ans et c’est celle d’un aveugle-né ; c’est enfin la résurrection de Lazare, quatre jours après sa mise au tombeau, fait inouï, que la tradition synoptique aurait certainement recueilli s’il était authentique ; d’autre part, on ne peut se défendre de l’impression que ces miracles, tout en étant donnés pour des signes attestant la mission divine de Jésus, sont racontés moins pour eux-mêmes que pour introduire les discours qui les commentent et qui sont pour l’évangéliste l’élément essentiel (voir chapitres 5, 6, 10 et 11).
Les discours, en comprenant sous ce terme les assez nombreux entretiens relatés dans l’Évangile, présentent aussi une double particularité : celle, déjà relevée, d’être coulés dans le même moule et de se revêtir des mêmes expressions que la pensée de l’évangéliste, à telles enseignes que l’on est parfois amené à se demander si les déclarations attribuées à Jésus (ou à Jean-Baptiste) ne se muent pas, sans que le lecteur en soit prévenu, en réflexions de l’écrivain (voir spécialement Jean 3.3 ; Jean 3.21 ; Jean 3.27-36) ; puis, celle, plus frappante encore, de ramener le témoignage rendu à Jésus et le témoignage que Jésus se rend à lui-même à une série de types empruntés, les uns à l’Ancien Testament, les autres à l’idéologie chrétienne : l’agneau de Dieu (Jean 1.29), le serpent du désert (Jean 3.14), l’eau vive (Jean 4.10 ; Jean 7.37), le pain de vie (Jean 6.35), la lumière du monde (Jean 8.12 ; Jean 9.5), la vraie porte (Jean 10.7), le vrai berger (Jean 10.11), la résurrection et la vie (Jean 11.25), le vrai cep (Jean 15.1).
Au reste, l’ouvrage tout entier, comparé aux Synoptiques, fait l’impression d’appartenir à un stade plus avancé de la réflexion chrétienne, surtout dans le domaine de la christologie. Sans doute, il est aisé de constater que, pour les Synoptiques aussi, le Christ, même durant sa vie terrestre, occupait une situation exaltée ; néanmoins leur christologie rentre encore dans les cadres de ce que l’on peut appeler la christologie prophétique ou pneumatique (du grec pneuma, esprit) : Jésus reste pour eux « un prophète puissant en œuvres et en paroles » (Luc 24.19) ; l’appellation Fils de Dieu est chez eux une désignation messianique (Matthieu 16.16, cf. Marc 14.61).
C’est le don de l’Esprit, accordé à Jésus au moment de son baptême, qui l’a revêtu de la dotation inséparable de sa haute vocation. Cette conception, que l’on retrouve, à peu de chose près, dans les premières épîtres de Paul (1 et 2 Thessaloniciens) et qui est en voie de transformation dans les épîtres de la période des grandes luttes (1 Corinthiens 8.6 ; 2 Corinthiens 8.9), cède la place, dans les épîtres de la captivité, principalement Colossiens et Philippiens, à une doctrine qui fait du Christ un être divin, par qui et pour qui tout a été créé et qui, par un miracle de condescendance et d’amour, consentit à venir ici-bas et à donner sa vie pour notre rédemption. Cette christologie, qui ne s’affirme clairement chez Paul qu’en deux endroits de ses lettres, est, si l’on peut dire, l’alpha et l’oméga de la théologie johannique. On trouverait sans doute encore dans le 4e Évangile des passages où les termes Christ et Fils de Dieu sont juxtaposés comme des équivalents (Jean 11.27 ; Jean 20.31) ; mais il saute aux yeux que le livre dans son ensemble donne à l’expression Fils de Dieu une signification beaucoup plus riche et plus haute. Le prologue voit dans l’apparition du Christ le résultat de l’incarnation de la Parole qui « était au commencement avec Dieu », qui « était Dieu » et « par qui toutes choses ont été créées » (Jean 1.1 et suivant). Ce prologue donne la note à l’Évangile entier et en fournit la clé ; c’est à sa lumière que toutes ses pages doivent être interprétées ; du commencement à la fin, le Christ se présente comme celui qui, descendu du ciel, continue cependant à y vivre (Jean 3.13), qui, venu du Père, retourne au Père (Jean 13.3), qui, ne possédant ici-bas qu’une gloire voilée, discernable seulement par les yeux de la foi, aspire à rentrer en possession de la gloire qu’il avait auprès de Dieu avant que le monde fût (Jean 17.5).
Ainsi parlent les théologiens qui nient le caractère historique du 4e Évangile Passons à l’argumentation de ceux qui s’en sont constitués les défenseurs.
Si la valeur historique du 4e Évangile a été fréquemment contestée, elle a trouvé également des défenseurs nombreux et convaincus. La tâche de ceux-ci était tout d’abord de répondre aux objections des assaillants, soit en montrant l’inexactitude de leurs allégations et en rétablissant les faits, soit en s’élevant contre les interprétations erronées que l’on donne de ceux-ci. Il est bien vrai, observent-ils, qu’il y a sur plusieurs points, et tout d’abord dans la narration des faits, d’assez nombreuses différences entre les Synoptiques et le 4e Évangile Mais, à supposer, ce qui n’est pas prouvé dans tous les cas, que ces différences soient aussi accentuées qu’on le prétend, de quel droit met-on systématiquement l’erreur du côté du 4e Évangile ? N’est-ce pas lui qui a raison lorsqu’il assigne au ministère de Jésus une durée d’au moins deux ans ? Les huit ou dix mois auxquels on prétend le réduire, d’après les Synoptiques, sont insuffisants pour contenir tout ce qui doit y trouver place, pour rendre compte des phases successives du ministère de Jésus, du développement graduel de la foi chez les uns, de l’opposition chez les autres, et de l’éducation prolongée qui prépara les Douze à l’accomplissement de la tâche qui les attendait. De même, on ne conçoit guère que Jésus, s’il s’est regardé comme le Christ, ait systématiquement confiné son action à la Galilée et n’ait fait qu’une unique et vaine tentative pour gagner la Judée ; et l’on a décidément de la peine à admettre qu’il ne se soit rendu à Jérusalem que pour y mourir. Au reste, à y regarder de près, on s’aperçoit qu’il subsiste chez les Synoptiques eux-mêmes quelques traces de son activité judéenne. Jésus connaissait la famille de Béthanie et s’était arrêté chez elle (Luc 10.38 ; Luc 10.42) ; Joseph |d’Arimathée était certainement de ses amis et même de ses disciples (Marc 15.43). À rapprocher de ces indices l’exclamation attristée de Jésus : « Jérusalem, Jérusalem… combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants ! » (Luc 13.34). Les corrections discrètes que le 4e Évangile apporte aux Synoptiques n’ont rien de tendancieux et sont faciles à légitimer. Si Jésus était mort le 15 nisan, jour solennel de la Pâque, comment eût-on rencontré ce jour-là quelqu’un qui revenait des champs (ou du travail des champs), comme ce fut le cas de Simon de Cyrène (Marc 15.21), et où Joseph d’Arimathée aurait-il fait l’achat d’un linceul (Marc 15.46) ? Si les Synoptiques ont placé la purification du temple dans la toute dernière semaine, c’est qu’ayant gardé le souvenir de cet événement, mais ne connaissant qu’un seul voyage de Jésus à Jérusalem, ils ne pouvaient le situer à un autre moment ; mais il est parfaitement possible qu’il soit plus ancien ; la chose est même probable ; la difficulté que l’on eut à rétablir la teneur des paroles que Jésus avait prononcées à cette occasion (Marc 14.58 et suivant) tendrait à l’établir. Le silence des Synoptiques relativement à la résurrection de Lazare est embarrassant ; ne pourrait-on pas l’expliquer toutefois en disant, d’une part, que les souvenirs recueillis par les Synoptiques sont essentiellement galiléens, et, d’autre part, que pendant de longues années la plus élémentaire prudence commanda aux amis de Jésus de faire oublier Lazare pour ne pas le signaler à la vindicte des chefs ?
Passons à des questions plus générales. Il est manifeste que le langage de Jésus chez Jean, différent de ce qu’il est chez les Synoptiques, se rapproche, au point de se confondre avec lui, du langage de l’apôtre dans l’épître. Remarquons néanmoins que certaines locutions très caractéristiques du langage synoptique : le royaume de Dieu, le Fils de l’homme, ne sont point étrangères à Jean et que les termes que ce dernier affectionne : lumière, ténèbres, vie, mort, etc., sont des expressions courantes de la piété hébraïque et chrétienne. Admettons que Jean, au terme de cinquante ou soixante années de témoignage chrétien, ait fini par transposer, inconsciemment sans doute, les paroles de Jésus dont il avait gardé le souvenir, il a parfaitement pu le faire sans en altérer la substance. Les miracles racontés par Jean, même le changement de l’eau en vin, qui n’a rien de plus stupéfiant que la multiplication des pains, ne sont pas plus voisins du prodige que ceux que rapportent les Synoptiques. Les Synoptiques aussi racontent des guérisons à distance (Matthieu 8.5 ; Matthieu 8.13 ; Marc 7.24 ; Marc 7.30), des guérisons d’infirmes qui l’étaient de naissance (Marc 7.32-37) ou depuis de longues années (Luc 13.31), des résurrections de morts (Marc 5.21 ; Marc 5.43; Luc 7.31 ; Luc 7.17), et même des miracles opérés sur la nature inanimée (Marc 4.35-41). Au reste, il est piquant d’observer que c’est précisément chez Jean que les exigences des Juifs et leur soif de merveilleux sont le plus rigoureusement condamnées (Jean 4.42 ; Jean 4.48 ; Jean 6.30-33 ; Jean 20.29) et que les conditions morales de la foi sont le plus nettement affirmées (Jean 3.19 ; Jean 3.21 ; Jean 7.17 ; Jean 8.47). Et quant à la façon dont Jésus se présente, il faut constater que, lorsqu’il s’exprime en public et surtout lorsqu’il a devant lui des adversaires, il est chez Jean aussi fermé et réticent que chez Marc ou Luc lorsqu’il refuse de faire un miracle pour lever les doutes des pharisiens ou d’Hérode (Marc 8 : et suivant, Luc 23.8). Il ne faut rien systématiser relativement au rapport des faits et des discours ; certains faits (miracle de Cana, guérison du fils de l’officier royal, résurrection de Lazare) ne sont suivis d’aucun discours ; et tels discours, ceux des chapitres 7 et 8, par exemple, ne sont amenés par aucun fait particulier.
Les types auxquels on s’achoppe et sur lesquels on se fonde pour prétendre que les discours qui les contiennent sont fabriqués de toutes pièces sont bien loin d’être amenés avec une telle insistance, et quantité de gens ont lu l’Évangile toute leur vie sans s’apercevoir qu’il y aurait là quelque chose de systématique et de cherché. Quant à l’allégation que la théologie johannique et notamment la christologie du 4e Évangile dénoteraient un stade très avancé de la réflexion chrétienne, il suffit, pour en faire justice, de rappeler que cette christologie est aussi celle des épîtres de Paul, dont la rédaction est antérieure de bien des années à celle des Synoptiques, et qu’à bien considérer les choses, elle est celle du Nouveau Testament tout entier ; elle constitue l’atmosphère qu’on y respire de la première à la dernière page ; elle est le fondement inébranlable du message chrétien.
Les objections et les négations des adversaires étant ainsi écartées ou réduites, il est possible à ceux qui affirment le caractère historique du 4e Évangile de passer aux raisons qui les engagent à voir dans ce livre un portrait authentique de Jésus et une description fidèle de son activité.
Deux de ces raisons sont d’un caractère général.
L’une se tire de l’unanimité de la tradition chrétienne, qui, dès ses origines et à la seule exception de l’infime secte des Aloges (négateurs de la doctrine du Verbe ou Logos), a mis sans hésiter le 4e Évangile au même rang que les Synoptiques, les opposant ensemble à la masse grandissante des Évangiles apocryphes qui envahissaient l’Église et mettaient en péril l’unité de sa foi.
L’autre consiste à alléguer l’impossibilité dans laquelle on se trouve de se représenter la mentalité spéciale d’un écrivain qui aurait enrichi le patrimoine spirituel de l’humanité de son plus précieux joyau et se serait rendu en même temps coupable d’un faux parfaitement caractérisé ; on a beau nous rappeler qu’en matière d’honnêteté littéraire, l’antiquité avait de tout autres idées que les nôtres, et que les historiens anciens placent sans sourciller dans la bouche des généraux et des hommes d’État des discours de leur propre fabrication, notre sens chrétien ne peut que s’élever contre un tel rapprochement.
Mais les défenseurs de la valeur historique du 4e Évangile ont autre chose à avancer que ces considérations générales. Ils allèguent le témoignage de l’Évangile lui-même, qui se donne (Jean 1.14 ; Jean 19.35) et est donné (Jean 21.24) pour l’œuvre d’un disciple du Christ et qui, en maint endroit, justifie pleinement cette assertion.
Bien que l’auteur ait cherché à s’effacer le plus possible, comme il convenait dans un ouvrage qui ne devait attirer l’attention que sur une seule figure, il n’a pu éviter de se révéler par toute une série de traits. Il s’est révélé, par exemple, comme un homme parfaitement au courant de la géographie et des usages palestiniens, capable de conduire sans hésitation ses lecteurs de Galilée en Judée et de Jérusalem dans les régions situées à l’orient du Jourdain, bien au fait des rapports des autorités juives et des autorités romaines, au courant des fêtes juives (Pâque, fête des Tabernacles, fête de la Dédicace) et du moment de leur célébration (Jean 10.22), sachant combien il s’était écoulé d’années depuis le commencement de la restauration du temple par Hérode (Jean 2.20) et connaissant le nom de la localité obscure où Jean baptisait (Jean 3.23), familiarisé avec les préventions des Juifs contre les Samaritains (Jean 4.9), ainsi qu’avec leurs conceptions particulières sur l’origine de la souffrance (Jean 9.2), en état d’indiquer avec précision la situation de Béthesda (Jean 5.2), du Trésor (Jean 8.20), du portique de Salomon (Jean 10.23) et jusqu’au nombre, à la contenance et à la destination des vases que Jésus fit remplir d’eau en vue du miracle de Cana (Jean 2.6). Ce même homme se révèle, en second lieu, par l’insertion d’un certain nombre de traits d’une précision autobiographique qui sont à l’Évangile ce que la signature du peintre est au tableau. On a toujours considéré comme tels le récit de la rencontre de Jésus avec ses premiers disciples (Jean 1.35-51), celui de la guérison de l’aveugle-né (Jean 9), du lavement des pieds, de la passion, de la course au tombeau le matin de Pâques, des remarques comme celles de Jean 2.11 ; Jean 2.17 ; Jean 2.22 ; Jean 4.35 ; Jean 12.16 ; Jean 19.35 ; Jean 20.8, et surtout les suprêmes entretiens, où la figure de Jésus se dresse, sublime, au milieu des disciples, qui ne se doutent de rien et que pourtant étreint et accable le sentiment de la solennité de l’heure. Seul, en somme, un témoignage comme celui qui est rendu ici au Christ terrestre explique les liens qui se nouèrent entre les disciples et le Christ ressuscité et glorifié. Maintenez ce témoignage et vous donnez à l’existence de l’Église une base solide. Ôtez-le et vous rendez inintelligible tout le développement postérieur du christianisme. Telles sont les raisons sur lesquelles on s’appuie pour affirmer, en dépit de toutes les difficultés, la valeur historique du 4e Évangile.
La force de cette argumentation a été reconnue par un groupe imposant, et peut-être faudrait-il dire croissant, de théologiens qui, tout en continuant à regarder le 4e Évangile comme un ouvrage composé avec une certaine liberté par un chrétien de la deuxième ou de la troisième génération, reconnaissent que l’auteur a introduit dans son récit bien des traits authentiques, dont il devait la connaissance soit à la tradition orale, soit à des sources écrites qu’il avait réussi à recueillir. Cette conception intermédiaire se rapproche beaucoup de l’opinion traditionnelle quand elle va jusqu’à admettre que le 4e Évangile a vu le jour dans un milieu qui, ayant connu l’apôtre Jean, avait bénéficié de ses souvenirs et subi l’influence de sa remarquable personnalité.
Il serait sans intérêt pour nous d’essayer de dresser la liste des critiques et des théologiens qui se sont prononcés pour l’une ou pour l’autre des manières de voir que nous venons de caractériser.
Mais qui décidera entre ces opinions contradictoires et appuyées par tant de savants éminents, et peut-on espérer qu’une fois ou l’autre la force des arguments, dans un sens ou dans l’autre, réussira à établir l’unanimité parmi les hommes de science ? Cela ne nous paraît guère probable ; car, au fond, les savants eux-mêmes, sans qu’ils s’en rendent compte, sont influencés, jusque dans des questions de pure érudition, par leur conception générale de la religion et par leur attitude personnelle à l’égard du Christ.
Le regardent-ils comme un homme semblable aux autres, bien que les dépassant par la pureté de sa vie, par l’ardeur de sa piété et par la profondeur et la richesse de sa connaissance de Dieu ? Dans ce cas, les miracles qui lui sont attribués et bien des paroles mises dans sa bouche par les évangélistes leur paraîtront incroyables et aucun ensemble de considérations historiques ne parviendra à leur faire admettre que ceux qui rapportent ces choses puissent en avoir été les témoins.
Regardent-ils, au contraire, le Christ comme un être parfaitement saint, en pleine communion, durant toute sa vie, avec Celui qu’il appelait son Père, et dont l’apparition parmi les hommes est, elle-même, le plus grand miracle de l’histoire ? Ils ne seront alors nullement choqués d’entendre que cet être qui les surpasse à tous égards a guéri les malades, dominé sur la nature et même ramené les morts à la vie, non point sans doute dans l’exercice arbitraire d’un pouvoir magique, mais dans la pleine obéissance aux directions de Celui qui lui avait confié son autorité et sa puissance ; dès lors il ne leur répugnera point d’admettre que le tableau tracé par les évangélistes (car c’est d’eux tous qu’il s’agit) est véritablement de l’histoire. C’est de ce côté qu’en dépit de difficultés que nous ne songeons pas à nier et que nous ne sommes pas en mesure d’écarter, nous nous sentons contraints de nous ranger.
Les ouvrages qui nous viennent de l’antiquité sont dépourvus des indications que nous trouvons en tête des livres imprimés ; de plus, circulant en manuscrits et n’étant pas toujours reproduits avec beaucoup de soin, ils étaient exposés à bien des détériorations par suite d’erreurs de copistes, aussi bien que par le fait d’altérations volontaires, d’adjonctions et de retranchements. Aussi se pose-t-il régulièrement à leur sujet des questions auxquelles on ne parvient pas toujours à répondre avec une entière certitude. Il en est quatre que nous devons examiner brièvement ici, laissant celle de l’auteur pour notre dernier chapitre.
En l’absence de tout renseignement précis, nous devons nous contenter sur ce point d’une détermination approximative. Nous n’en sommes, du reste, plus au temps où l’école de Tubingue, égarée par la conception qu’elle se faisait des origines chrétiennes, croyait devoir descendre jusque dans la seconde moitié du IIe siècle (160-170). L’étude extrêmement minutieuse qui se poursuit depuis cent ans et qui porte à la fois sur l’Évangile lui-même et sur les plus anciennes attestations ecclésiastiques, a amené les savants qui ne peuvent admettre que ce livre soit l’œuvre d’un apôtre à en placer la composition dans le premier quart du siècle, soit de l’an 100 à l’an 125. Ceux qui lui assignent l’apôtre Jean pour auteur estiment — et il est impossible d’établir qu’ils ont tort — que sa rédaction est antérieure à l’an 100. Mais jusqu’où peut-on remonter ? Le fait qu’il faut tenir pour certain que l’auteur a connu les Synoptiques et les a rectifiés sur certains points suppose que ces écrits jouissaient déjà d’une certaine notoriété et entraîne que, pour le 4e Évangile, il n’est pas indiqué de remonter au delà de l’an 90.
La tradition unanime de l’ancienne Église place la composition de l’Évangile en Asie Mineure et indique Éphèse comme l’endroit où Jean a achevé sa carrière et où, cédant aux sollicitations de ses disciples, il mit par écrit ses souvenirs. Cette donnée est confirmée par l’Évangile lui-même, qui, visiblement, fut écrit pour des lecteurs ignorants du langage et des usages palestiniens ; preuve en soit le soin que l’auteur prend de traduire les termes hébreux, même assez répandus, comme rabbi (Jean 1.39), Messie (Jean 1.42), de donner la signification des mots Céphas (Jean 1.43), Siloé (Jean 9.7), Gabbatha (Jean 19.13), de noter que Béthesda est un nom hébreu et de signaler les usages juifs (Jean 2.6 ; Jean 2.13 ; Jean 4.9 ; Jean 7.2 ; Jean 18.31). L’Évangile parle des Juifs comme d’un peuple étranger, et l’expression : les Juifs y remplace la locution si courante des Synoptiques : les chefs du peuple et les pharisiens. À noter l’intérêt que l’auteur trouve à relever qu’une fois, au moins, Jésus fut en rapport avec des Grecs (Jean 12.20 ; Jean 12.27). Ce n’était guère que dans un milieu hellénique que de telles précautions étaient nécessaires et que de tels souvenirs avaient leur à-propos ; or, des divers milieux helléniques auxquels on pourrait penser, le plus influent, vers la fin du Ier siècle, celui vers lequel un apôtre obligé de quitter la Palestine devait le plus naturellement tourner ses pas, c’était incontestablement l’Asie Mineure, et, en Asie Mineure, Éphèse était la métropole qui devait tout particulièrement l’attirer.
Ce n’est que tout récemment que l’on s’est rendu compte qu’il pouvait être intéressant de rechercher les procédés de composition adoptés par l’auteur. Il était naguère admis de tous que le 4e Évangile, qu’il fût ou non l’œuvre d’un apôtre, était d’une seule venue et que si même l’écrivain avait eu à sa disposition des sources écrites, il se les était complètement assimilées et les avait fondues dans sa narration. Tout au plus envisageait-on la possibilité de quelques retouches ou gloses postérieures pour se débarrasser de quelques remarques qui donnaient du tourment aux exégètes ; ainsi la réflexion de Jean 2.21 (Il disait cela du temple de son corps), l’injonction de Jean 14.31 (Levez-vous, partons d’ici), et l’intercalation décidément surprenante du nom de Jésus-Christ dans la prière sacerdotale (Jean 17.3). La situation a changé depuis que divers savants allemands, Schwartz et Wellhausen en particulier, frappés d’assez nombreuses incohérences soit entre les diverses parties de l’Évangile, soit dans le cours de certaines narrations, spécialement dans le récit de la passion, ont émis l’idée que l’auteur avait utilisé plus ou moins librement et raccordé plus ou moins habilement des documents antérieurs, parmi lesquels les Synoptiques et, sans doute, un écrit assez étendu, qui lui aurait servi de base. L’idée n’a rien de révolutionnaire ; même Jean pourrait très bien, tout en rectifiant les Synoptiques, s’en être servi pour se rafraîchir la mémoire ; et s’il a eu les Synoptiques sous les yeux, il peut aussi avoir consulté d’autres écrits dont le Nouveau Testament nous atteste l’existence (Luc 1.1). La discussion de cette hypothèse occupera probablement désormais une assez grande place dans les travaux consacrés au 4e Évangile ; mais elle n’a pas encore été suffisamment examinée et contrôlée pour que nous puissions faire ici autre chose que de la signaler. Il y aura lieu d’examiner aussi l’intéressante suggestion de M. Alexandre Westphal (voir Jésus de Nazareth d’après les témoins de sa vie, I, pages 62-117), d’après laquelle l’Évangile de Jean serait composé de notes écrites par l’apôtre Jean sur celui de Luc et réunies plus tard par un de ses disciples (par exemple Jean le presbytre) auquel serait dû le chapitre 21.
Jusqu’à quel point l’ouvrage nous est-il parvenu sous sa forme originale ? La comparaison attentive des meilleurs manuscrits et des versions anciennes a engagé les éditeurs modernes à retrancher comme des interpolations : le passage Jean 5.3 ; Jean 5.4, expliquant par l’intervention d’un ange le bouillonnement temporaire et les vertus curatives de l’eau du réservoir de Béthesda ; la négation pas encore (grec oupô) de Jean 7.8, introduite pour lever la contradiction apparente avec le verset 10 ; enfin et surtout, l’épisode de la femme adultère (Jean 7.53-8.11), que l’on a de bonnes raisons de considérer comme appartenant à la tradition chrétienne authentique, mais qui rompt le fil du récit et fait positivement l’effet d’un bloc erratique en terre johannique. Ces omissions, qui s’imposaient, ne sont, ni les unes ni les autres, de très grande importance. Il est, par contre, indispensable de s’arrêter quelque peu aux questions que soulève l’appendice du chapitre 21. Ce chapitre fait-il corps avec l’Évangile ou ne lui fut-il ajouté que postérieurement ? Quel en est le but ? À qui faut-il en attribuer la composition ? Comme il n’existe aucun manuscrit, même parmi les plus anciens, ni aucune version qui ne le contienne, il faut tenir pour assuré que, même s’il est d’une autre main que l’Évangile, il provient du même milieu et appartient à la même époque. Mais pourquoi l’a-t-on jugé nécessaire ? La question est délicate. L’Évangile, cela ne fait pas de doute, se termine avec le chapitre 20 et, comme l’intention de l’auteur — il le dit expressément (Jean 20.30) — n’était pas de consigner tout ce qu’il savait, mais de prouver, par un ensemble de faits judicieusement choisis, que Jésus est le Christ, on ne discerne pas à première vue le motif d’une adjonction qui n’apporte rien à sa démonstration. Peut-être pourrait-on dire qu’elle a pour but de détruire, tout en l’expliquant, une légende qui s’était répandue au sujet du « disciple que Jésus aimait », auquel, comme on sait, ces lignes attribuent la composition de l’Évangile (Jean 21.24) ; il était d’autant plus indiqué de le faire que cet épisode, dont l’élément essentiel est la restauration de Pierre dans sa charge d’apôtre, complète sur un point très important la tradition synoptique ; il fallait que l’on sût ce qui s’était passé entre l’apôtre et le maître après le reniement. Si cette hypothèse est fondée, il faut en conclure que le chapitre 21 est d’une autre main que l’Évangile, mais émane d’un cercle très voisin de l’auteur, comme le prouvent la ressemblance incontestable du style et la mention du disciple que Jésus aimait (verset 7 et surtout verset 24). Si même on jugeait cette conclusion excessive, on serait tenu de reconnaître qu’en tout cas l’attestation du verset 24 : nous savons, et l’assertion hyperbolique du verset 25 ne peuvent guère être attribuées à l’écrivain principal.
Ce dernier problème, actuellement encore très controversé et qui le sera vraisemblablement toujours, est pour nous en bonne partie résolu par les constatations et considérations qui précèdent. Nous avons déjà vu que l’auteur, malgré sa réserve voulue, se révèle comme un Palestinien bien au courant de la topographie et des usages de son pays et qui, même après de longues années d’absence, en a conservé le souvenir précis ; s’il écrit en grec, son style, dont on a tantôt loué la simplicité et la correction et tantôt critiqué la monotonie, décèle un homme dont l’araméen, la langue que parlait Jésus, était la langue maternelle. Nous estimons aussi que l’auteur se donne pour témoin oculaire des faits qu’il raconte et que la mention du « disciple que Jésus aimait », mention dont les adversaires de la composition par l’apôtre ne savent que faire, est une véritable signature, derrière laquelle il est aisé de reconnaître l’un des fils de Zébédée (voir article Jean). C’est en tout cas l’opinion qui, dès le milieu du IIe siècle, paraît avoir eu cours dans l’ensemble de l’Église. Que peut-on lui opposer ?
Bien qu’on se garde en général de le déclarer nettement, la raison dernière qui engage bon nombre de savants à écarter cette tradition réside dans la répugnance qu’ils éprouvent à voir dans les récits de l’Évangile l’œuvre d’un témoin des événements. L’appréciation personnelle et subjective joue ici un rôle dont nous avons d’autant moins le droit de nous scandaliser que nous avons dû reconnaître la complexité et la difficulté du problème. Cette appréciation personnelle, du reste, se fait également reconnaître chez ceux qui arrivent à la conclusion opposée. La seule chose qui soit en place ici sera donc de discuter les motifs d’ordre historique sur lesquels on se fonde pour donner à l’antiquité chrétienne, et en somme à l’Évangile lui-même, un si flagrant démenti.
Il y en a deux principaux : le premier, c’est qu’un silence de près d’un siècle sépare les dernières données certaines du Nouveau Testament sur les fils de Zébédée et les allusions, chez les écrivains chrétiens du IIe siècle, à un séjour prolongé de Jean à Éphèse, où il aurait composé l’Évangile ; si l’on s’en tient au Nouveau Testament et particulièrement à la déclaration prophétique de Marc 10.39, il apparaît que Jean, comme son frère Jacques, est arrivé prématurément par le martyre au terme de sa carrière. C’est l’existence de l’Évangile, auquel il fallait attribuer un auteur, jointe à la présence en Asie, vers la fin du Ier siècle, d’un personnage que l’on appelait le presbytre Jean ou Jean l’ancien (au sens ecclésiastique du mot), qui a créé la tradition que l’on invoque aujourd’hui. Nous avons exposé un peu plus au long cette manière de voir dans un article précédent et montré qu’il est beaucoup moins certain qu’on ne prétend que Papias, Polycarpe et Irénée, tous trois originaires d’Asie Mineure, aient commis la confusion qu’on leur prête.
Le second argument invoqué contre la composition de l’Évangile par Jean est tiré du prologue et de sa doctrine de l’incarnation en Jésus du Verbe ou, pour nous servir du terme grec, du Logos divin. Cette conception, empruntée, pense-t-on, aux spéculations du Juif alexandrin Philon (20 avant Jésus-Christ, à 60 après Jésus-Christ), a une couleur beaucoup trop philosophique pour qu’un simple pêcheur galiléen l’ait connue, comprise et adoptée. Nous concédons que si l’auteur du 4e Évangile est réellement un homme imbu de philosophie alexandrine et gagné, pardessus le marché, aux méthodes d’interprétation allégorique chères à Philon, il est inutile de le chercher dans les rangs des Douze. Mais les partisans de l’authenticité de l’Évangile se font fort de prouver :
Il faut bien reconnaître, au surplus, ce qu’a de déconcertant l’opinion que le 4e Évangile, l’une des colonnes maîtresses du Nouveau Testament, serait l’œuvre d’un chrétien inconnu, dont on ne saurait dire avec précision ni où, ni quand il a vécu. Nous possédons quelques écrits chrétiens de la période sub-apostolique (90-140) ; tous ceux qui ont feuilleté cette littérature savent qu’aucune comparaison n’est possible même entre ce qu’elle renferme de meilleur et le 4e Évangile Et qu’on n’essaye pas de faire un rapprochement entre le grand « Inconnu » qui nous a légué ce livre et le grand « Anonyme » auquel nous devons les prophéties de Ésaïe 40 à Ésaïe 66 ; la situation des Juifs en exil à Babylone au VIe siècle avant Jésus-Christ, était tout autre que celle de l’Église chrétienne au Ier siècle ; et s’il est possible de comprendre sans trop de peine que l’on n’ait su à qui attribuer une poignée de feuillets rapportés d’un pays lointain, on ne voit guère comment un ouvrage tel que le 4e Évangile aurait pu être mis en circulation parmi les églises d’Asie et se répandre de là dans le reste du monde chrétien sans qu’on en sût exactement la provenance.
Nous en restons ainsi à l’affirmation traditionnelle selon laquelle le 4e Évangile est l’œuvre de Jean, fils de Zébédée, frère de Jacques et l’un des Douze. Les circonstances spéciales de sa composition nous sont, par contre, complètement inconnues. Il nous resterait à caractériser cet ouvrage au point de vue religieux et théologique ; mais cette étude nous obligerait à empiéter sur l’article consacré à la théologie johannique (voir Johannisme).
AuG. Th.
Numérisation : Yves Petrakian