Les sources directes sur l’histoire des pharisiens sont peu nombreuses. L’Ancien Testament (surtout Esdras et Néhémie) et les deux derniers livres des Macchabées nous renseignent seulement sur l’origine lointaine de la secte. Quant aux caractères généraux du parti déjà constitué, nous avons à notre disposition les indications du Nouveau Testament. Les Évangiles sont une excellente source lorsqu’il s’agit de connaître les points faibles dont souffre réellement tout le système. En effet, Jésus a dû s’opposer précisément aux vices fondamentaux qui empêchaient les pharisiens d’être l’élite qu’ils s’efforçaient d’être. Cependant, il ne faut pas juger le pharisaïsme uniquement sur le témoignage de ses adversaires. Il faut avoir recours, en outre, aux écrivains juifs, avant tout à l’historien Josèphe. Sa Guerre Juive et ses Antiquités contiennent plusieurs passages relatifs aux pharisiens. Enfin, la littérature talmudique, qui est elle-même un produit du pharisaïsme, peut nous renseigner sur l’esprit général régnant dans le parti.
Le pharisaïsme, en tant que tendance, remonte jusqu’aux premiers temps d’après l’exil, où une forte opposition se formait parmi les Juifs contre tout ce qui était étranger. En ce temps, les prophètes et les scribes se rencontraient dans la protestation contre l’infiltration d’éléments étrangers dans la religion d’Israël. Pour sauver le caractère spécifiquement juif du peuple de Dieu, il fallait lutter, non seulement contre les païens, mais contre un certain nombre de Juifs qui s’ouvraient trop facilement à l’influence païenne. Au parti qui tendait à favoriser les contacts avec le paganisme, des hommes comme Esdras et Néhémie devaient opposer un légalisme rigoriste. Dès ce moment nous rencontrons, au sein du peuple juif, l’antagonisme entre scribes et aristocrates, serviteurs de Dieu et « impies », et c’étaient les premiers qui donnaient l’empreinte à la religion officielle. En ce sens, les pharisiens représenteront, seulement d’une manière radicale, ce qui caractérise essentiellement tout le judaïsme postexilique, et, sous ce rapport, le pharisaïsme est donc aussi vieux que le légalisme juif lui-même.
En tant que parti, il apparaît dans l’histoire seulement à l’époque grecque. Lorsque Antiochus Épiphane essaya d’helléniser la Palestine par la force, un mouvement de révolte s’organisa pour protéger la foi des pères : sous le commandement des Macchabées, ce fut la guerre ouverte contre l’oppresseur. Désormais, il ne suffisait plus de défendre le judaïsme par l’observation individuelle des préceptes du légalisme, mais les stricts observateurs de la loi devaient se grouper : c’était la création d’un parti destiné à être l’âme de la résistance des Macchabées. Les membres de ce parti ne s’appelaient pas encore pharisiens, mais pieux, hasidim (voir ce mot) ; pourtant, on peut les considérer comme les ancêtres directs du parti des pharisiens. En effet, les hasidim étaient « entièrement dévoués à la loi » (1 Macchabées 2.42). C’était une ce association de scribes » qui « constituait l’élite d’Israël » (1 Macchabées 7.12 et suivant). Ils furent les alliés des Macchabées aussi longtemps que ceux-ci luttaient uniquement pour la défense de la foi ; mais ils ne les suivirent plus lorsque les successeurs de Judas commencèrent à avoir des ambitions politiques. Ainsi les pharisiens — nous rencontrons leur nom pour la première fois vers 145 — s’éloignèrent de leurs anciens alliés lorsque Simon continua la lutte pour le prestige de la famille qui allait devenir une véritable dynastie. Sous le règne de Jean Hyrcan, ancien ami des pharisiens, qui poursuivait avant tout des buts politiques, la rupture entre les pharisiens et les Macchabées fut complète (Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XIII, 10.5 et suivant). Sous Aristobule Ier et Alexandre Jannée, le conflit s’aggrava de plus en plus, en sorte qu’Alexandre Jannée se vit obligé de faire la guerre, pendant 6 ans, au peuple conduit par les pharisiens. Mais il n’arriva pas à briser leur puissance. Aussi sa veuve Alexandra, qui lui succéda après sa mort, dut-elle leur offrir la participation au pouvoir, qu’ils acceptèrent d’ailleurs sans abandonner leurs principes religieux. À partir de ce moment, les pharisiens exercèrent une certaine hégémonie spirituelle parmi les Juifs. Ils surent la maintenir même sous le gouvernement des Hérodes auxquels ils se montraient hostiles (Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XV, 10.4, XVII, 2.4 ; Marc 12.14 et suivants et parallèle). C’est que, tout en étant du temps d’Hérode le Grand au nombre de 6 000 seulement, d’après une indication de Josèphe (Antiquités judaïques, XVII, 2.4), ils avaient de leur côté la grande masse du peuple (Antiquités judaïques, XIII, 10.6). « Ils ont le plus de crédit auprès du peuple, dit Josèphe (Antiquités judaïques, XVIII, 1.3), et toutes les prières à Dieu et tous les sacrifices sont pratiqués d’après leurs
Leur puissance sur la foule est telle qu’ils se font écouter même lorsqu’ils parlent contre le roi ou le grand-prêtre » (Antiquités judaïques, XIII, 10.5), et leurs adversaires, les Sadducéens (voir ce mot), sont également obligés de se conformer, dans l’exercice de leur pouvoir, aux pratiques des pharisiens, sans quoi la= foule ne les supporterait pas » (Antiquités judaïques, XVIII, 14).
Pour la première fois, le nom de pharisaïoï est mentionné par Josèphe dans la partie des Antiquités (XIII, 5.9) qui traite de la dernière période de la domination de Jonathan (160-143), frère de Judas Macchabée. Ce nom (en hébreu perou-chim, en araméen periçhin) signifie « les séparés ». Les pharisiens doivent cette appellation non seulement au fait de s’être tenus à l’écart de toute impureté rituelle, mais avant tout à leur éloignement pour le « peuple habitant le pays », l’am haarets. Ils entendent par là, non pas ceux qui sont exclus de la communauté d’Israël, mais tous les Israélites qui ne sont pas aussi zélés pour la loi qu’eux-mêmes. Un traité de la Mischna (Khaghiga, 11,7) enseigne que même « les habits de l’am haarets sont impurs pour les perouchim ». On peut se demander si l’appellation remonte aux pharisiens eux-mêmes qui auraient dû, semble-t-il, avoir une préférence pour l’ancien nom de hasidim, signifiant : pieux. Il se peut que les adversaires aient été les premiers à les qualifier de « pharisiens » dans le sens de « séparatistes ». Effectivement, le Talmud, qui est sorti des milieux des pharisiens, emploie ce nom en trois endroits seulement. L’appellation courante qu’on y trouve est celle de haberim, signifiant : prochains.
Le nom de pharisiens, qu’en tout cas ils ne refusaient pas, prouve que, tout en étant les représentants les plus fidèles de l’orthodoxie, ils formaient bien une « secte » (Actes 15.5 ; Actes 26.5) à cause de leur rigorisme même.
Cette secte se composait avant tout de scribes ; pourtant, il faut se garder d’identifier simplement pharisiens et scribes (voir ce mot). La manière dont ces deux groupes sont cités ensemble dans certains passages du Nouveau Testament (Actes 23.9 ; Marc 2.16; Luc 5.21) montre bien que les scribes sont une classe, tandis que les pharisiens sont un parti. Les scribes devaient se sentir naturellement attirés vers ce parti par la préoccupation qui est comme l’essence même du pharisaïsme : la soumission absolue à la loi.
Dans leur zèle, les pharisiens ne se contentent pas d’« interpréter les lois avec exactitude » (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, II, 8.14), mais l’interprétation que leurs ancêtres ont donnée de l’Ancien Testament devient elle-même loi pour eux. Cette « tradition des anciens » (Marc 7.5), transmise dans les premiers temps par la voie orale et aboutissant finalement à la vaste littérature talmudique, a la prétention de n’être qu’une explication de l’Ancien Testament ; en réalité, elle introduit par ses innombrables distinguo une casuistique nouvelle. « Les pharisiens, dit Josèphe, ont imposé au peuple beaucoup de lois provenant de la tradition des pères et qui ne sont pas écrites dans la loi de Moïse » (Antiquités judaïques, XIII, 10.6). Le Talmud attribue même une plus grande importance à ces additions qu’à la loi elle-même (Sanh., XI, 3), ce qui présuppose évidemment qu’il n’y a pas de contradiction entre la loi divine et la tradition des anciens. Dans Marc 7.1 et parallèle, Jésus atteste également que, pour les pharisiens, la tradition passe avant la loi, mais il voit une opposition fondamentale entre l’esprit de la loi primitive et l’interprétation casuistique de la « tradition » (voir ce mot). « Vous anéantissez fort bien le commandement de Dieu, pour garder votre tradition » (Marc 7.9).
À côté de la loi, l’espérance messianique est la grande préoccupation du judaïsme contemporain de Jésus. Aussi n’est-il pas étonnant que les pharisiens insistent d’une manière particulière sur le messianisme. Surtout la croyance en la résurrection est un point essentiel de leur doctrine : c’est le principal sujet de controverse avec les Sadducéens. « Les ; pharisiens enseignent, dit Josèphe (G. J., II, 8.14), que toute âme est impérissable mais que seulement celle des bons passe dans un autre corps, tandis que celle des méchants est punie d’un tourment éternel ». Sous ce rapport, Jésus est du côté des pharisiens (Marc 12.18 ; Marc 12.27 et parallèle). Lorsque, après la mort de Jésus, la croyance en la résurrection prit une importance particulière pour les premiers chrétiens, ce point devait rapprocher les pharisiens de la communauté primitive (Actes 23.6), et nous trouvons effectivement d’anciens pharisiens dans l’Église de Jérusalem (Actes 15.5). Mais le principe de la piété pharisaïque n’était pas compatible avec l’Évangile.
L’intention des pharisiens était bonne. Il faut rendre justice au rôle historique qu’ils ont rempli : ils ont préservé la religion d’Israël du danger d’être noyée dans le grand courant de l’hellénisme. S’ils ont enfermé la religion de Yahvé dans les cadres du légalisme, il ne faut pas oublier qu’ils ont sauvé en même temps l’héritage des prophètes. Leur réaction contre l’indifférence religieuse des Sadducéens était nécessaire. La foule comprenait instinctivement la mission qui revenait aux pharisiens, et c’est cela qui explique leur popularité. Ils avaient le courage de confesser leurs convictions, même en s’opposant aux rois (Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XV, 10.4 ; XVII, 2.4). « Ils méprisent, dit Josèphe (Antiquités judaïques, XVIII, 1.3), les commodités de la vie et n’accordent rien à la mollesse ». Ils paraissent avoir été les principaux organisateurs de la mission juive (Matthieu 23.15). On peut donc vraiment les considérer comme l’élite religieuse du judaïsme officiel. Peut-être la polémique virulente de Jésus contre les pharisiens s’explique-t-elle précisément ainsi. Par certains côtés, Jésus se sent très près des pharisiens, et pour cette raison il déplore d’autant plus le vice radical qui fait dévier leurs bonnes intentions. Les pharisiens se proposent, eux aussi, de faire entrer les hommes dans le Royaume des cieux, mais en réalité ils leur en ferment l’accès (Matthieu 23.13).
Jésus partage avec eux la soumission absolue à la volonté divine. Mais il voit que leur attachement casuistique à la lettre de la loi les empêche précisément de réaliser cette obéissance d’une manière radicale. Ils se rendent la tâche trop facile en obéissant à la lettre au lieu d’obéir à l’esprit (Luc 14.1 ; Luc 14.6). Les grandes antithèses du sermon sur la montagne introduites par : « Moi, je vous dis » (Matthieu 5.20-48) sont dirigées contre la conception pharisaïque de l’observation de la loi. Les pharisiens prétendent eux aussi « accomplir » la loi, mais ils entendent cet accomplissement dans le sens quantitatif. Ils multiplient les commandements particuliers (Matthieu 23.23), mais ils négligent « ce qui est important dans la loi », à savoir la volonté divine qui a dicté chaque commandement de la loi mosaïque.
Cette fausse conception de l’observation de la loi entraîne le vice spécifiquement pharisaïque : l’hypocrisie (voir ce mot). En changeant la loi en casuistique, ils font, en dernière analyse, des concessions à leurs propres penchants ; en remplaçant « ce qui est important » par une foule de commandements particuliers, ils se trompent eux-mêmes et ils trompent les autres. Contrairement à l’apparence, ils agissent contre la volonté divine : « ils nettoient seulement le dehors et non pas l’intérieur de la coupe » (Matthieu 23.25). En présence des questions les plus graves, ils ressemblent à des gens qui « font du théâtre ». Voilà ce que signifie l’expression grecque d’« hypocrite ».
Leurs prétentions n’en deviennent que plus insupportables. Toutes les pratiques extérieures de la piété, les larges phylactères (voir ce mot), les longues franges de prière qu’ils portent (Matthieu 23.5), au lieu d’être les signes d’une piété particulièrement intense, révèlent leur orgueil spirituel. Cet orgueil ne se manifeste pas seulement à l’égard des hommes, parmi lesquels ils recherchent les places d’honneur dans les festins et les synagogues (Matthieu 23.6), mais, ce qui est plus grave, il détermine leurs rapports avec Dieu lui-même. La conviction de s’être conformés aux innombrables prescriptions rituelles leur donne l’assurance d’être parfaitement en règle avec Dieu : ils n’ont qu’à se réclamer de leurs mérites. L’attitude proprement religieuse du pharisien est bien celle du pharisien de la parabole (Luc 18.9-14), et cela explique que le conflit entre l’Évangile de Jésus et le pharisaïsme, malgré les points de contact ou plutôt à cause d’eux, était inévitable. Nul ne l’a mieux compris que l’apôtre Paul qui, lui-même, avait été pharisien (Philippiens 3.5 ; Actes 23.6 ; Actes 26.5). En songeant à la piété pharisaïque, il dit qu’« à cause de Christ il a regardé comme une perte ce qui autrefois avait été pour lui un gain » (Philippiens 3.7).
O. C.
Numérisation : Yves Petrakian