Commentaire biblique de Ecclesiaste 12.14 L’auteur estime que la pensée fondamentale de son livre, le compte, final à rendre par chacun, bien imprimée dans le cœur, suffit à l’homme. Ce peu, c’est tout.
Conclusion
De tous les livres de l’Ancien Testament, c’est celui-ci peut-être qui a été l’objet des plus nombreuses et des plus graves accusations. Sous le rapport de la forme, on lui reproche de manquer d’ordre, de revenir assez souvent sur des points déjà traités ou du moins déjà touchés et de n’être pas fidèle à la fiction par laquelle, à son début, il emprunte le personnage de Salomon. Pour le fond, on prétend qu’il est sans convictions arrêtées (scepticisme), qu’il vante à tout propos le plaisir (épicurisme) et qu’il voit toutes choses sous des couleurs désespérément sombres (pessimisme). Reprenons les uns après les autres ces divers points.
Nous reconnaissons de grand cœur que l’Ecclésiaste est fort éloigné de présenter un ordre extérieur et un plan qui s’imposent. Jamais ouvrage ne fut plus diversement divisé par ses commentateurs et il n’est peut-être pas deux de ces derniers qui aient adopté de tous points les mêmes coupures. Nous n’avons nous-mêmes proposé une division quelconque que pour faciliter l’étude du texte ; mais nous avons souvent senti que tel verset, par lequel nous terminions un morceau, aurait pu, avec un égal bon droit, être considéré comme ouvrant ou du moins préparant le morceau suivant. Fréquemment il y a de l’imprévu dans la succession des idées. On dirait par places d’une causerie, non pas à bâtons rompus, mais libre et absolument étrangère à la rigueur d’une division logique et préméditée. Cependant, au sein de cette liberté d’allures, il serait parfaitement injuste de ne pas distinguer une marche positive, un progrès réel.
Sans doute, la vanité de toutes les choses d’ici-bas demeure l’idée fondamentale et maîtresse de tout l’ouvrage. Tout est vanité, tel est le refrain des derniers comme des premiers chapitres. Mais tout lecteur impartial sentira qu’à mesure qu’on avance l’horizon s’éclaircit, l’épais brouillard du début se dissipe peu à peu ; le soleil se laisse pressentir, la pensée de Dieu, après avoir été absolument absente ou du moins ignorée, apparaît et s’impose toujours davantage. Sous ce rapport, le livre marche et, pris en bloc, offre un indiscutable progrès, un ordre réel.
Mais, dans le détail, pourquoi ces fréquents retours en arrière vers des idées déjà exprimées ? L’exhortation à la jouissance ne revient pas moins de six ou sept fois sous la plume de l’Ecclésiaste. À deux reprises (Ecclésiaste 5.8 et Ecclésiaste 8.2 ), le lecteur est mis en garde contre l’esprit de révolte. Deux fois également (Ecclésiaste 8.14 ), l’auteur constate que la prospérité est loin de marcher toujours de concert avec la vertu et la justice.
Nous avons déjà examiné la plus fréquente de ces répétitions et nous sommes arrivés à ce résultat, que toujours ce refrain : Il n’y a de bien pour l’homme que de se réjouir, de manger et de boire , est présenté sous un profil particulier et ramené avec une intention spéciale. Voir Ecclésiaste 8.15 , note.
De même, dans Ecclésiaste 5.8 , c’est au nom du caractère sacré du serment que l’Ecclésiaste blâme les rébellions contre l’ordre établi, tandis que, dans Ecclésiaste 8.2 , il présente toute révolte comme un attentat à l’autorité du Maître suprême, de qui seul relèvent les rois.
Quant à la recommandation de craindre Dieu (Ecclésiaste 3.14 ; Ecclésiaste 5.7 ; Ecclésiaste 7.18 ; Ecclésiaste 8.12 ; Ecclésiaste 12.15 ), elle est comme le regard toujours de nouveau jeté, au milieu des difficultés et des injustices du temps présent, sur la boussole qui peut seule maintenir le croyant dans la route du devoir et lui faire éviter tous les écueils.
Pour ce qui est de la fiction par laquelle l’auteur, au début, emprunte le personnage de Salomon, il est très vrai qu’il ne tarde pas à s’en affranchir et que, à mesure qu’il avance dans sa composition, il parle toujours plus en son propre nom.
Ce parti pris de mettre, comme on a dit, ses pensées pessimistes et sceptiques sous le couvert de Salomon, il y tient fort peu. Il y renonce à chaque instant. Le personnage qu’il fait parler s’explique d’abord, sans doute, d’une manière qui convient bien au fils de David. Mais bien vite l’auteur laisse là un artifice littéraire qui l’eût entraîné à des redites fatigantes. À partir du chapitre 4, il oublie qu’il a mis en scène Salomon ; il cesse de prendre sa fable au sérieux. C’est bien lui qui nous parle pour son propre compte, quand il nous raconte les tristesses de sa vie solitaire, les peines qu’il s’est données pour faire fortune, les préoccupations qui l’obsèdent en ce qui touche ses héritiers. Quelques développements seraient absolument déplacés ou même dénués de sens dans la bouche d’un souverain (Ecclésiaste 4.13 et suivants ; Ecclésiaste 5.8 et suivants). De telles libertés de composition se retrouvent aussi dans le livre de Job. Ces grandes et belles œuvres antiques se mettent bien au-dessus de nos chétifs soucis de vraisemblance littéraire. Les personnages y sont médiocrement constants avec eux-mêmes. La préoccupation de la destinée humaine est si grande chez les fortes âmes, que les mesquines attentions d’unité et de composition littéraire sortent vite de leur esprit. Leur fiction n’est pour eux qu’un jeu, qu’un prétexte.
Cette citation de Renan (L’Ecclésiaste , pages 7 à 9) est à la fois l’exposé complet et la forte réfutation de la chicane qu’on a faite à notre livre sous ce rapport particulier.
Arrivons maintenant aux critiques de fond.
Est-il vrai, tout d’abord, que notre auteur soit un homme dénué de toute conviction arrêtée et qu’il mérite le nom de sceptique ? On l’a prétendu ; nous venons de l’entendre de la bouche d’un sceptique moderne qui, précisément pour cela, trouve cet ouvrage l’un des plus charmants que nous ait légués l’antiquité . Toute la sagesse elle-même est vanité et poursuite du vent (Ecclésiaste 1.18 ). Nul est l’avantage de l’homme sur la bête (Ecclésiaste 3.19 ), tout comme celui du sage sur l’insensé (Ecclésiaste 6.8 ). Être mort vaut mieux que d’être vivant ; et n’avoir pas vécu, mieux que l’un et que l’autre (Ecclésiaste 4.2-3 ). L’homme ne sait pas même ce qui est bon pour lui pendant sa vie (Ecclésiaste 6.12 ). Que de justes on pourrait prendre pour des méchants, à en juger d’après ce qui leur arrive (Ecclésiaste 8.14 ) ! N’y a-t-il pas parti pris à ne vouloir absolument pas entendre parler de scepticisme à propos d’un livre où se rencontrent de pareilles déclarations ?
Nous ne le pensons pas. Renan lui-même reconnaît que dans ses plus grandes folies l’Ecclésiaste n’oublie jamais le jugement de Dieu . Parallèlement à cette série de passages, où s’exprime le découragement de l’auteur, il en est une autre qui proclame hautement l’existence d’un Dieu tout-puissant, souverain arbitre de toutes choses, d’un Dieu qui est éternel, en sorte que l’homme, créé à son image, a, inébranlablement implantés dans le cœur, l’instinct et le besoin des choses éternelles et invisibles (Ecclésiaste 3.11 ), d’un Dieu vivant qui réclame, non pas de vides cérémonies (Ecclésiaste 5.1 ) mais un culte en esprit, continuellement vivifié par les sentiments du cœur, d’un Dieu juste enfin qui, une fois ou l’autre, fera définitivement triompher la justice (Ecclésiaste 3.17 ; Ecclésiaste 12.16 ), en sorte qu’il faut le craindre et qu’on ne saurait assez tôt se souvenir de Lui.
Ces deux courants sont-ils dans notre livre le fait d’un esprit partagé, qui ne serait pas au clair avec lui-même et qui, suivant l’humeur du moment, parlerait tantôt en croyant, tantôt en philosophe ? Faudrait-il même aller plus loin encore et voir dans ces points de vue divers une discussion entre deux interlocuteurs qui se contredisent ? Non ! L’auteur est unique : d’un bout à l’autre c’est l’Ecclésiaste et l’Ecclésiaste seul qui parle. Seulement il parle tantôt selon les apparences des faits extérieurs considérés a première vue, tantôt d’après sa foi bien arrêtée. Ainsi Ecclésiaste 3.19 : Le sort des fils des hommes et le sort de la bête est un même sort . À vue humaine et d’après le témoignage des sens, qu’un homme ou un animal meure, c’est, dans l’un comme dans l’autre cas, un souffle qui n’est pas suivi d’un autre souffle. Voilà le fait sensible ; mais par la foi l’on sait que l’un de ces esprits monte et que l’autre descend.
Il ne serait pas équitable non plus de parler de l’épicurisme d’un homme qui présente continuellement les joies de cette vie comme un présent du ciel (Ecclésiaste 2.24 ; Ecclésiaste 3.13 ; Ecclésiaste 5.18 ; Ecclésiaste 7.13 ), qui sait que le travail est le plus sûr moyen de se procurer ces joies et ces avantages (Ecclésiaste 3.22 ; Ecclésiaste 11.6 ) et qui met ses lecteurs soigneusement en garde contre les passions et contre ce penchant à mal faire qui est dans le cœur de l’homme (Ecclésiaste 8.11 ). Il recommande la joie comme l’antidote du découragement que produiraient les expériences pénibles de la vie, considérées à elles seules.
Reste le pessimisme de notre auteur. On prétend qu’il voit toutes choses sous les plus sombres couleurs, qu’il est un vrai désespéré et qu’à ses yeux le dernier mot de l’histoire est vanité . Ici deux remarques.
Il convenait qu’un livre au moins, parmi les documents de la révélation préparatoire, fût consacré à exposer de front les maux et les obscurités de la vie et à les dépeindre dans toute leur réalité. Il fallait qu’à côté de Job, qui étudie le problème de la souffrance du juste, un sage vint en toute vérité montrer ce que le péché a fait de l’existence humaine. Ce long cri : Vanité des vanités, tout est vanité ! Devait être poussé, étant donné que les temps approchaient où l’immortalité et les réalités éternelles allaient être mises en évidence. Le voilà, le vide immense que comblera l’Évangile ! L’Évangile ne serait pas une bonne nouvelle , s’il ne répondait à un besoin si profond, à une ignorance !
L’Ecclésiaste , écrit Oehler, à la dernière page de sa Théologie de l’Ancien Testament , appelle une révélation nouvelle et forme ainsi une transition toute naturelle entre l’ancienne et la nouvelle alliance. L’âme qui a poussé tous les soupirs de notre livre est prête à recevoir les grâces du Nouveau Testament, ces biens éternels que les prophètes n’ont fait qu’annoncer et qui seuls répondent aux aspirations les plus intimes des sages de tous les pays et de tous les temps .
D’ailleurs, dans cette obscurité, il y a des points lumineux. Nombreux, sans doute, seront les jours de ténèbres dans le sépulcre et la mort n’introduit pas encore auprès de Dieu (Ecclésiaste 11.8 ), le pécheur a, par la patience divine, le temps de faire cent fois le mal et ses jours sont prolongés. Mais l’Ecclésiaste n’en sait pas moins de science certaine que les fidèles se trouveront bien d’avoir craint devant la face de Dieu (Ecclésiaste 8.12 ). Et le jugement final ne serait pas rappelé comme il l’est (Ecclésiaste 12.1 ; Ecclésiaste 12.16 ), s’il ne devait y avoir pour tous qu’une seule et même issue, le néant.
Commentaire biblique de Ecclésiaste 12.14