Par la venue du Sauveur sur la terre et par sa mort rédemptrice, les prophéties de l’Ancien Testament étaient accomplies du moins dans leur donnée principale. La vie avait été manifestée, d’abord dans la personne de Jésus, puis dans l’Église, par l’action régénératrice de l’Esprit du Christ. Les écrits des apôtres attestaient ce fait capital et en développaient les conséquences ; les Évangiles et le livre des Actes en décrivaient les phases successives. C’est sur ce fait que le croyant de la nouvelle Alliance fonde son espérance. Il ne vit pas, comme l’Israélite, dans l’attente du salut à venir ; il contemple la croix du Rédempteur qui a tout accompli pour lui. S’il ne trouvait dans le Nouveau Testament que le récit de la vie du Christ et le commentaire que ses apôtres ont laissé de son œuvre, aucune lumière ne lui manquerait pour achever sa course dans la ferme assurance de son salut éternel. Et cependant cette assurance ne lui suffit pas. Il est membre d’une famille, de l’Église dispersée au milieu d’un monde qui la hait et la persécute, comme il a haï et persécuté son Chef. Des questions troublantes se posent à lui au sujet du but où Dieu la conduit. Il ne saurait s’interdire de penser à son avenir et de s’écrier, quand il la voit engagée dans des luttes cruelles et exposée à de terribles dangers : Jusques à quand, Seigneur ? (Apocalypse 6.10).
Sans doute les discours de Jésus et les épîtres des apôtres n’avaient pas laissé ces questions sans réponse ; telle parabole avait jeté une vive lumière sur les destinées futures du règne de Dieu (Matthieu 13.24-33, 47-50). En plus d’un de ses enseignements, et spécialement dans ceux qu’il fit entendre à ses disciples les derniers jours de son ministère, le Maître avait levé un coin du voile de l’avenir et esquissé les scènes de son glorieux retour, de la résurrection des morts et du jugement universel (Marc 13 ; Matthieu 24-25 ; Luc 21). Les apôtres à leur tour, Paul en particulier, font, dans leurs lettres, une place considérable à ces préoccupations de l’avenir et exposent à leurs lecteurs les futures destinées de l’Église (1 Thessaloniciens 4.13 à 5.3 ; 2 Thessaloniciens 2 ; 1 Corinthiens 15 ; Romains 9-11 ; 1 Pierre 4.7 et suivants ; 2 Pierre 3 ; 1 Jean 2.18).
Mais il était réservé à l’Apocalypse de Jean d’offrir aux chrétiens de l’âge apostolique une vision complète et détaillée des derniers temps. Dès les premiers mots, la Révélation s’annonce comme donnée pour montrer aux serviteurs de Jésus-Christ les choses qui doivent arriver bientôt (1.1 ; comparez 4.1 ; 22.6). Le sujet du livre, c’est le retour du Seigneur, qui vient élever son règne à la perfection (1.7 ; 22.17, 20).
En traitant ce sujet, l’Apocalypse apportait à l’Église une consolation efficace et un puissant soutien dans les grandes épreuves auxquelles elle avait été déjà soumise et qui lui étaient réservées encore. Elle lui annonçait, en effet, sous des formes diverses, les jugements que Dieu allait exercer sur ce monde hostile qui la persécutait et menaçait de l’écraser (chapitres 6, 8, 9 ; 14.6-20 ; 16, 17, 18, 19). Elle lui dépeignait le triomphe des élus de toute nation, qui reviennent de la grande tribulation, et la victoire finale du règne du Christ, célébrée par les cantiques célestes des rachetés (chapitre ) ; 14.1-5 ; 19.1-10). Dans tout le livre, l’Église est présentée comme appelée aux plus cruelles souffrances ; mais elle célèbre les louanges de son Chef, car elle sait qu’il est plus fort que le monde. Elle salue le jour où les ravages du péché seront réparés, où la communion de l’homme avec Dieu, parfaitement rétablie, fera oublier à l’exilé d’Eden les amères douleurs qui ont été les conséquences de sa chute (2.7 ; 22.1-5). La fin de l’Apocalypse correspond ainsi au commencement de la Genèse ; le cycle des destinées de l’humanité est achevé ; le mal est vaincu ; la justice et la miséricorde éternelles ont triomphé ; les mystères de la vie sont expliqués ; tout est accompli ; les révélations de Dieu sont closes.
L’Apocalypse se présente moins comme une collection de visions successives que comme une vision unique, qui se déroule en une série de tableaux. À plusieurs reprises, il est vrai, le voyant déclare qu’il fut ravi en esprit (1.10 ; 4.2, etc.). Mais, comme il ne dit pas qu’il soit sorti de son extase précédente, cette formule exprime plutôt un redoublement de celle-ci.
Quelques lignes d’introduction (1.1-8) nous instruisent de l’origine, de la destination et du sujet du livre. Il est une révélation que Jésus-Christ a reçue de Dieu et transmise à Jean, pour faire voir à ses serviteurs les événements qui vont s’accomplir. Il est adressé à sept Églises d’Asie Mineure et annonce la venue du Sauveur dans la gloire.
Jean raconte qu’il se trouvait dans l’île de Patmos quand cette vision lui fut accordée. Jésus lui apparut sous un aspect si terrifiant, qu’il tomba à ses pieds comme mort. Mais Jésus le rassure, se présente à lui comme le Vivant et lui commande d’écrire à sept Églises d’Asie sept lettres qui renferment des censures, des éloges et des exhortations (1.9 à 3.22).
Après cela commence la révélation de l’avenir. Le ciel s’ouvre. Le trône de Dieu apparaît entouré des vingt-quatre anciens et des quatre êtres vivants qui chantent les louanges du Tout-Puissant (Chapitre 4). Dans la droite de Dieu, Jean voit un livre scellé de sept sceaux. Nul n’est jugé digne de l’ouvrir, excepté un agneau, qui apparaît au milieu du trône, comme immolé. Il prend le livre. Aussitôt des chants éclatent dans les cieux à la louange du Sauveur, (chapitre 5). L’agneau ouvre successivement les six premiers sceaux. À l’ouverture des quatre premiers, apparaissent quatre cavaliers, dont le premier figure la marche conquérante de l’Évangile à travers le monde, les trois suivants divers fléaux qui atteignent les hommes. Le cinquième sceau fait voir, sous l’autel des holocaustes, les âmes des martyrs qui demandent à Dieu de les venger. Au sixième sceau, des phénomènes terrifiants se produisent dans les cieux. Les hommes, voyant approcher le jugement, se demandent : Qui pourra subsister ? (Chapitre 6) À cette question répond la double scène du chapitre 7, qui forme une sorte d’intermède avant l’ouverture du septième sceau. Les anges des quatre vents reçoivent l’ordre d’épargner les hommes jusqu’à ce que les élus, au nombre de cent quarante-quatre mille, douze mille de chacune des tribus d’Israël, aient été marqués du sceau de Dieu. Puis Jean contemple l’innombrable multitude des rachetés qui se tiennent devant le trône et devant l’Agneau, et qui, revenus de la grande tribulation, servent Dieu continuellement.
L’ouverture du septième sceau, précédée d’une demi-heure de silence dans le ciel, n’amène pas la fin, comme on l’aurait attendu, mais les signes précurseurs de la fin ; ils apparaissent sur le signal donné par sept anges qui sonnent tour à tour de la trompette. Les fléaux qu’ils déchaînent font périr le tiers des objets frappés. Un aigle désigne spécialement les trois derniers fléaux comme trois malheurs. L’un consiste en une invasion de sauterelles démoniaques qui tourmentent les hommes ; l’autre en l’irruption de deux cents millions de cavaliers qui franchissent l’Euphrate (Chapitres 8 et 9). Avant que se produise le troisième malheur, signalé par la septième trompette, un ange vient annoncer que celle-ci amènera la consommation du mystère de Dieu. L’ange donne à manger au voyant un petit livre qu’il apporte sur sa main. Il lui déclare qu’il aura encore à prophétiser sur beaucoup de peuples (chapitre10). Les destinées de Jérusalem et de l’Église judéo-chrétienne seront révélées à Jean (11.1-14).
Alors la septième trompette donne le signal de la lutte suprême. Un chant de victoire retentit dans le ciel (11.15-19). Une femme paraît, enveloppée du soleil, la lune sous ses pieds, et couronnée de douze étoiles. Elle est enceinte du Messie. Le drag). Trois anges proclament les jugements de Dieu, qui sont représentés par deux actions symboliques, la moisson et la vendange (14.6-20).
L’apparition des sept coupes de la colère de Dieu, portées par sept anges, est précédée d’un chant des vainqueurs de la bête (chapitre 15). Les fléaux déchaînés, dont les premiers rappellent les plaies d’Égypte, atteignent tous les hommes. À la sixième coupe, trois esprits de démons, qui sortent de la bouche de la bête et du faux prophète, et qui sont semblables à des grenouilles, convoquent les rois de la terre à Harmaguédon pour la bataille du jour du Seigneur. La septième coupe amène la fin (chapitre 16). La chute de Babylone est spécialement décrite, au chapitre 17, avec les lamentations qu’elle provoque sur la terre et les chants de triomphe qui la saluent dans le ciel (18.1 à 19.10).
Christ paraît pour remporter sur la bête et les rois de la terre une victoire, à la suite de laquelle Satan est lié pour mille ans. Pendant ce millénium, les fidèles qui ont part à la première résurrection règnent avec Christ. Puis Satan, délié, va séduire les nations des extrémités de la terre ; mais, au moment où il les mène contre les saints, elles sont détruites par le feu du ciel et lui-même est précipité dans l’étang de feu et de soufre. Alors a lieu le jugement universel (19.11 à 20.15).
Un dernier tableau prophétique nous montre un nouveau ciel et une nouvelle terre et nous offre la description détaillée de la nouvelle Jérusalem. Il est suivi d’une solennelle déclaration de l’ange au voyant (21.1 à 22.9).
Le livre se termine par un épilogue, où il est recommandé au voyant de ne point sceller sa prophétie, car le Seigneur va venir, répondant au cri de l’Église (22.10-21).
Le plan de l’Apocalypse est assez compliqué, mais fermement suivi. On doit en conclure, semble-t-il, qu’elle a été conçue et rédigée par un seul et même auteur. Tel fut, jusqu’à ces derniers temps, l’avis unanime des critiques. Mais aujourd’hui des savants de plus en plus nombreux cherchent à prouver qu’elle est un assemblage d’écrits composés à des époques diverses, les uns juifs, les autres chrétiens, et dont il serait aisé de reconstituer la teneur primitive. Leurs hypothèses, fort peu concordantes entre elles, trouvent un point d’appui dans certains tableaux comme ceux des chapitres 10 et 11, qui semblent interrompre le développement de la prophétie, et dont la signification est difficile à établir. Elles prétendent expliquer aussi le fait que le drame recommence plusieurs fois, quand il semblait arrivé à son terme, avec le septième sceau, la septième trompette, etc.
Grotius déjà, tout en attribuant l’ouvrage entier au même auteur, admettait qu’il était composé de plusieurs visions datant d’époques différentes. Mais c’est seulement dans ces vingt dernières années que la critique des sources de l’Apocalypse a pris du développement. À l’instigation de Weizsäcker, qui nie l’unité de l’Apocalypse et sa composition par l’apôtre Jean, Vœlter a découpé dans l’ouvrage actuel une œuvre écrite par Jean en 65 ou 66, qui se composait de 1.1-4 ; 4-6 ; 7.1-8 ; 8 ; 9 ; 11.14-19 ; 14.1-7,14-20 ; 18 ; 19.1-10. Elle se serait accrue en 68 déjà par l’adjonction des fragments 10.1 à 11.13 ; 14.8 ; 17.1-18, d’autres additions auraient été faites sous les règnes de Trajan et d’Adrien. Presque simultanément, E. Vischer publia, avec une préface de son maître, Harnack, une hypothèse plus simple, qui eut plus de succès. Vischer se fonde sur l’examen des chapitres 11 et 12, qui, dans leur teneur primitive, ne lui paraissent pas pouvoir être attribués à un chrétien. Ils faisaient partie, selon lui, d’une apocalypse juive qu’un auteur chrétien a remaniée. Les retouches qu’il y fit sont aisément reconnaissables. Cette hypothèse fut vivement discutée. En Allemagne, Pfleiderer, Spitta, P. Schmidt, Erbes, marchant sur les traces de Vischer, présentèrent des systèmes de composition plus ou moins compliqués. M. Ménégoz exposa la théorie de Vischer au public de langue française. Jules Bovon la réfuta et défendit l’unité du livre. Aug. Sabatier apporta certaines modifications à l’hypothèse de Vischer8. Son argumentation fut corroborée par H. Schœn, d’après Sabatier, les chapitres 1 à 10 et la vision des coupes (chapitre 15) sont l’œuvre d’un chrétien qui écrivait sous Domitien. Il avait entre les mains un écrit juif, rédigé en hébreu et datant des temps de la ruine de Jérusalem (70). Il l’introduisit dans son ouvrage en le traduisant et en y ajoutant quelques termes chrétiens. Cette adjonction de l’ouvrage plus ancien est figurée dans la scène où l’ange ordonne au voyant d’avaler le petit livre qu’il lui apporte, chapitre 10. Le contenu du petit livre sont les visions des chapitres 11 à 13 et 17 à 19.
Comparez ces grandes visions indépendantes et hors cadre avec les éléments qui remplissent la série des sceaux, des trompettes et des coupes. Les premières s’appliquent à des faits historiques déterminés, qu’elles illustrent d’une façon terrible et grandiose. Voyez, par exemple, la peinture de la prostituée et de son châtiment. Quelle couleur, quelle poésie, quelle simple et grande éloquence dans la complainte des matelots et des marchands sur la ruine de Rome !… La foi dans la perpétuité du temple, l’espoir du retour à Dieu de la nation juive et de son salut final, la haine inexpiable de Rome et du genre humain, le Messie simplement homme naissant de la théocratie d’Israël et enlevé au ciel pour échapper à la colère du dragon, c’est-à-dire un Messie sans la croix et sans la mort ;… la joie triomphante et sauvage ressentie à la vue de Rome dévastée ; en opposition, la gloire matérielle de la Jérusalem nouvelle redevenue suzeraine du monde, etc. ; tous ces traits juifs se retrouvent et ne se retrouvent à ce degré tranché et avec cette intransigeance, que dans les grandes visions qui restent en dehors du cadre de l’Apocalypse. Ne seraient-elles donc pas venues d’ailleurs ?
Cette explication, qui paraît très plausible au premier abord, a été combattue avec force par M. Bruston. Il montre, en particulier, que, dans les chapitres attribués à l’apocalypse juive, il y a des mentions de l’Agneau (12.11 ; 13.8) et nommément de Jésus (17.6), qu’on ne saurait retrancher sans rompre le contexte. M. Bruston admet, lui aussi, deux ouvrages distincts à l’origine ; mais tous deux ont des chrétiens pour auteurs. Le plus ancien, comprenant 10.8-11 ; 11.1-13 ; 12 ; 13 ; 14 ; 15 ; 16 (en partie) ; 17 ; 18 ; 19.1-3, 11-21 ; 20, a été écrit en hébreu, entre 64 et 68, à la suite de la persécution de Néron ; il peut avoir été composé par l’apôtre Jean. Le plus récent, qui embrasse presque tout le reste du livre, a été écrit en grec sous Domitien et peut être attribué à Jean le Presbytre. Un rédacteur final réunit les deux apocalypses, au début du second siècle, en y ajoutant la vision des sept coupes (chapitres 15 et 16) et la description de la nouvelle Jérusalem (21.8 à 22.7).
Nous ne saurions discuter en détail ces diverses hypothèses. La nature de cet ouvrage ne le comporte pas. Il peut sembler que, dans l’état actuel du débat, la question doive rester ouverte. Les indices que l’on a cru trouver de sources multiples ou de remaniements successifs, ne sont pas sans valeur, d’autre part, les critiques se contredisent mutuellement quand il s’agit de dire quelles ont été ces sources et en quoi ont consisté ces remaniements. Dans un écrit fort sagace, A. Hirscht a montré comment ils se réfutent les uns les autres. L’architecture générale du livre est trop fortement établie pour ne pas être l’œuvre d’un seul écrivain. C’est ce qui a conduit des savants de toutes les écoles à soutenir son unité contre ceux qui la contestaient ; ainsi Reuss, Beyschlag, Hilgenfeld, Düsterdieck. Bousset, l’auteur de la 5e édition du commentaire de la collection de Meyer, écrit dans l’introduction à ce commentaire :
Nous ne saurions voir dans l’Apocalypse un écrit primitif, augmenté par des additions successives, ni des fragments combinés par un rédacteur qui aurait fait un travail tout mécanique. Elle est l’œuvre d’un écrivain qui l’a créée, non pas sans doute selon sa libre fantaisie, mais en élaborant des traditions apocalyptiques plus anciennes, dont l’origine demeure obscure
Bousset relève l’art avec lequel l’Apocalypse est construite, et il invoque, comme argument décisif contre l’hypothèse de sources multiples, l’uniformité du style et de la langue dans toutes les parties du livre.
L’origine apostolique de l’Apocalypse a été mise en doute dès les premiers siècles. Elle n’est point attestée par l’unanimité des écrivains de l’ancienne Église. Hermas, vivant à Rome vers 140, et dont Le Pasteur, s’ouvre par des visions, ne paraît pas avoir connu notre Apocalypse. Rien dans l’épître aux Philippiens de Polycarpe ne prouve qu’il ait connu ce livre. Mais chez son contemporain, Ignace, on croit trouver, dans deux passages (aux Éphésiens 15, 3 ; aux Philadelphiens 6, 1), des réminiscences de l’Apocalypse. La Didaché (Enseignement) des douze apôtres ne renferme pas de traces manifestes de l’influence de l’Apocalypse ; mais un écrit qui lui est apparenté, le Jugement de Pierre, porte une allusion directe à Apocalypse 4.4. Le premier témoignage incontestable de l’existence de l’Apocalypse et de sa composition par Jean, l’apôtre, est celui de Justin Martyr, qui séjourna à Éphèse vers 135. Dans son Dialogue avec Tryphon, écrit entre 150 et 160, Justin s’exprime ainsi (chapitre 81) :
Parmi nous aussi, un homme du nom de Jean, l’un des apôtres du Christ, dans la révélation qui lui fut accordée, a prédit que ceux qui ont cru à notre Christ séjourneront mille ans à Jérusalem, et qu’après cela la résurrection générale et éternelle de tous ensemble aura lieu.
(comparez Apocalypse 20.1-6). Irénée, presbytre de Lyon vers 177, qui avait passé sa jeunesse en Asie Mineure, fait de fréquentes allusions à l’Apocalypse dans son ouvrage Contre les hérésies (4.20 ; 5.35) etc.). Pour combattre la variante du chiffre de la bête, 616 au lieu de 666 (Apocalypse 13.18), Irénée invoque le témoignage de ceux qui ont vu Jean face à face (5, 30 ; comparez Eusèbe, Histoire Ecclésiastique 5, 8). Les Églises elles-mêmes cherchent dans l’Apocalypse les consolations dont elles) ; mais, avec une humilité profonde, ils repoussent le titre de martyrs (témoins), le réservant à Christ, le témoin fidèle et véritable, le premier-né d’entre les morts, le principe de la création de Dieu (Apocalypse 1.5 ; 3.14). Leur sang répandu excitait toujours plus la fureur du légat et du peuple, semblable à la colère d’une bête. Il en devait être ainsi afin que l’Écriture fût accomplie. Et l’Écriture à laquelle il est fait allusion, c’est ce passage de l’Apocalypse (22.11) : Que celui qui est injuste, soit encore injuste… ; que celui qui est juste, pratique encore la justice. (Voir les fragments de cette lettre qu’Eusèbe a conservés dans son Histoire Ecclésiastique 5, 1 et suivants).
Si nous revenons en Asie Mineure, où l’Apocalypse a été composée, nous la trouvons fort estimée des montanistes. Méliton, évêque de Sardes, consacra à son étude un écrit dont nous ne connaissons que le titre (Eusèbe, Histoire Ecclésiastique 4, 26). En Égypte, Clément d’Alexandrie suit la tradition générale. Origène considère l’apôtre Jean comme l’auteur de l’Évangile, de la première épître et de l’Apocalypse. Tertullien, en Afrique, cite fréquemment l’Apocalypse comme œuvre de l’apôtre. Cette opinion règne également dans l’Église de Rome, comme l’attestent le Canon de Muratori et Hippolyte (mort en 251) dans ses nombreux écrits.
L’opposition qui se manifeste contre l’Apocalypse, en divers lieux, est surtout fondée sur des motifs dogmatiques. C’est pour des raisons de cet ordre qu’elle est repoussée par l’hérétique Marcion et par les Aloges, qui attribuaient à Cérinthe tous les écrits de Jean. Caïus, écrivain romain (vers 211), dans sa polémique contre le montaniste Proclus, prétend aussi que l’Apocalypse a été publiée par Cérinthe sous le nom de Jean. Mais celui dont la critique, plus modérée et en même temps plus pénétrante, contribua le plus à ébranler l’autorité de l’Apocalypse, fut Denys d’Alexandrie, disciple d’Origène (vers 250). Il ne peut admettre que l’Apocalypse soit de Cérinthe, mais il suppose qu’elle a été composée par cet autre Jean, dont le tombeau se voyait à Éphèse à côté de celui de l’apôtre. Il établit sa thèse en montrant avec beaucoup de force les différences essentielles qu’il y a entre l’Apocalypse et l’Évangile et qui ne permettent pas, selon lui, d’attribuer les deux ouvrages au même auteur. Sous l’influence des objections de Denys, l’Église d’Orient hésita jusqu’au cinquième siècle à reconnaître l’autorité apostolique de l’Apocalypse. On peut se demander si l’opposition que l’Église de Syrie fit longtemps à ce livre est due à cette influence ou à d’autres causes. Le fait est qu’il ne se trouve pas dans les plus anciennes versions syriaques, et notamment dans la Peschito.
Les doutes au sujet de l’Apocalypse reparurent avec la Réformation. En publiant sa traduction du Nouveau Testament, Luther faisait précéder chaque livre d’une courte introduction. Dans l’édition de 1522, il s’exprime ainsi :
Bien des choses me manquent dans ce livre et ne me permettent pas de le tenir pour apostolique ni pour prophétique. D’abord, les apôtres ne se complaisent pas dans des visions, mais prophétisent en paroles claires et nettes. Puis, cela me paraît exagéré que l’auteur recommande son livre si fortement qu’il formule cette menace : Si quelqu’un retranche quelque chose des paroles de cette prophétie, Dieu retranchera sa part de l’arbre de vie… Que chacun fasse de ce livre ce qu’il pourra ; pour moi, mon esprit ne saurait s’en accommoder ; et j’ai une raison suffisante de ne pas l’estimer beaucoup, quand je constate que Christ n’y est ni enseigné ni reconnu, comme un apôtre doit pourtant le faire avant toutes choses.
Dans l’édition de 1534, Luther s’exprime avec plus de modération, sans retirer toutefois son jugement défavorable :
Nous avons laissé ce livre de côté à cause des obscurités de son origine et de sa composition, et, en particulier, parce que plusieurs anciens Pères aussi ont exprimé l’opinion qu’il n’était pas l’œuvre de l’apôtre Jean ; nous partageons leurs doutes à son sujet.
Les théologiens luthériens gardèrent cette attitude négative à l’égard de l’Apocalypse jusque vers le milieu du dix-septième siècle. Chez les réformés, Zwingli déclara, en 1528, à la dispute de Berne, que l’Apocalypse n’est pas un livre biblique. Elle est le seul écrit du Nouveau Testament que Calvin n’ait jamais commenté. Cependant il en cite des passages comme paroles de l’Écriture. Bèze exprime des doutes sur son apostolicité. Il émet la supposition qu’elle a pour auteur Jean-Marc. Les confessions de foi réformées sont unanimes pourtant à la ranger parmi les livres canoniques.
Les critiques du siècle dernier ont pris à l’égard de l’Apocalypse des positions diverses. Les plus anciens (Lücke, Bleek, Ewald, Neander, Düsterdieck) admettaient que l’apôtre Jean avait écrit l’Évangile, mais non l’Apocalypse. Ils attribuaient celle-ci à Jean le Presbytre ou à quelque autre écrivain de ce nom. L’Ecole de Tubingue, au contraire, revendiqua énergiquement l’apostolicité de l’Apocalypse. Dans tout le Nouveau Testament, il n’y a que l’Apocalypse et les quatre grandes épîtres de Paul qui remontent aux apôtres. œuvre de l’un des douze, elle combat l’enseignement de Paul sous le nom de doctrine de Balaam (Apocalypse 2.14) et nous fait connaître les sentiments du judéo-christianisme primitif. Un grand nombre de critiques se sont fondés de même sur l’authenticité de l’Apocalypse pour contester celle de l’Évangile. Parmi les savants qui actuellement se refusent à voir dans l’Apocalypse une œuvre de l’apôtre Jean, les uns estiment que le fils de Zébédée n’est jamais venu en Asie Mineure et que les ouvrages qui lui sont attribués ont été écrits par Jean le presbytre ; les autres admettent bien le séjour et le ministère de l’apôtre en Asie Mineure, mais ils ne pensent pas qu’il ait exercé d’activité littéraire. Les écrits parus sous son nom ont été composés par ses disciples. La première opinion est celle de Keim, Holtzmann, Harnack, Bousset ; la seconde, celle de Weizsäcker, Renan, Reuss, Sabatier, Jülicher. Enfin, un certain nombre de savants maintiennent l’opinion traditionnelle qui attribue et l’Apocalypse et l’Évangile à l’apôtre Jean. Les uns pensent que les deux écrits ont vu le jour vers le même temps (Frédéric Godet, Zahn). Les autres estiment que l’Apocalypse parut vingt ans avant l’Évangile, cet intervalle expliquant les grandes différences qu’on remarque entre les deux écrits (Kübel, Weiss, Jules Bovon).
Ces différences constituent la principale objection à laquelle aient à répondre ceux qui voient dans l’Apocalypse une œuvre de l’apôtre Jean. Le ministère de cet apôtre dans les contrées d’Asie Mineure où l’Apocalypse a été composée nous paraît un fait bien établi. Mais si Jean est l’auteur de l’Évangile, peut-il l’être également de l’Apocalypse ? (Voir Frédéric Godet, Commentaire sur l’Évangile de saint Jean, 4e édition, I, page 269-280). Les deux ouvrages diffèrent profondément, pour la forme comme pour le fond. L’Évangile est écrit en un grec relativement pur. Le style de l’Apocalypse fourmille d’hébraïsmes, qui ne proviennent pas seulement des nombreux emprunts faits à l’Ancien Testament. Il abonde en fautes. Quelques-unes de ces incorrections sont voulues ; mais la plupart résultent d’une connaissance insuffisante du grec. Il n’y a qu’une manière de les expliquer : l’auteur n’était pas encore maître de cette langue, parce qu’il était arrivé depuis peu dans les contrées où elle dominait. Au contraire, il y avait séjourné un quart de siècle quand il écrivit son Évangile ; il savait alors la manier avec plus d’aisance. Cette explication, en rendant admissible que les deux ouvrages soient sortis de la même plume, permet de rendre compte du fait qu’il y a entre eux, à côté du contraste indiqué, des conformités frappantes, non seulement dans les mots et dans certaines tournures qui reviennent fréquemment, mais surtout dans cette simplicité de construction qui rend la phrase limpide, au point que jamais on n’hésite sur la pensée qu’elle exprime. Dans les endroits de l’Apocalypse qui sont le plus obscurs quand il s’agit d’en interpréter les images, le sens grammatical n’est jamais douteux. Et ce double caractère se retrouve dans les autres écrits de Jean : langage à la portée d’un enfant, et pensées que leur profondeur rend difficiles à saisir. Si notre ouvrage comportait des observations philologiques, il nous serait aisé de justifier ce jugement. En lisant, même dans une traduction, des passages comme Apocalypse 1.1-2, 4-8 ; 2.1-5 ; 3.19-22 ; 5.9-14 ; 7.9-17 ; 21.1-6 ; 22, il faut, selon l’expression d’un savant critique, avoir l’oreille pesante pour ne pas reconnaître le son cristallin de la voix de Jean. Que l’on considère aussi la candeur et l’énergie avec lesquelles l’auteur, dans l’Apocalypse comme dans l’Évangile et l’épître, atteste qu’il a vu et entendu les choses dont il parle (Apocalypse 1.1-2 ; 22.8 ; comparez Jean 1.14 ; Jean 19.35 ; Jean 21.24 ; 1 Jean 1.1).
Quant aux enseignements de l’Apocalypse, la question se pose aussi en ces termes : retrouve-t-on dans ce livre l’individualité de l’auteur de l’Évangile, sa conception intime, son intuition de la vérité et de la vie manifestées en ce Sauveur qu’il aimait d’un amour sans bornes ? Oui, ce disciple d’une nature avant tout réceptive, qui r) Il était apte, plus qu’aucun autre, à pénétrer l’avenir du règne de Dieu, à décrire dans de grands symboles la lutte terrible du monde et de l’Église et à peindre le triomphe suprême de Celui qu’il appelait, en lui adressant ce soupir de l’Esprit et de l’Épouse : Viens ! Amen, viens, Seigneur Jésus ! (22.17-20).
On objecte que la douceur, la tendre charité de Jean ne se retrouvent pas dans l’Apocalypse, dont les grandes et sévères scènes retracent les plus terribles jugements de Dieu, les effrayantes manifestations de sa colère. Mais l’apôtre qui a écrit l’Évangile et les épîtres n’est pas ce Jean que l’on se figure doux jusqu’à la faiblesse et quelque peu efféminé. Il est animé d’un ardent amour ; mais il possède aussi, et pour cette raison même, la haine implacable du péché et de la souillure. Il exclut absolument du salut tout ce qui n’est pas né de Dieu (Jean 1.13 ; Jean 3.1 et suivants) ; il dénonce la colère de Dieu et la condamnation à tous ceux qui ne croient pas au Fils de Dieu (3.18, 36) ; il traite de menteurs ceux qui prétendent avoir communion avec Dieu et marchent dans les ténèbres (1 Jean 1.6), et d’enfant du diable tout homme qui n’aime pas son frère (1 Jean 3.10).
Ce ne sont pas seulement ces analogies générales que), le commencement de la création de Dieu (3.14). Il tient en sa main les sept esprits de Dieu, signes de la toute-présence et de la toute-puissance divines (3.1 ; 5.6) ; et quand il lui apparaît, Jean tombe à ses pieds comme mort (1.14-17 ; comparez Ézéchiel 1.28 ; 2.1, 2). Jésus reçoit aussi le titre de Parole de Dieu (Apocalypse 19.13), par lequel il est désigné dans le prologue de l’Évangile (1.1)et suivants) et dans l’épître (1.1-3) (comparez Jules Bovon, Théologie du Nouveau Testament, 2e édition, II, page 501 et suivantes). Le Rédempteur est décrit comme un agneau immolé que les rachetés célèbrent dans leurs cantiques (Apocalypse 5.6, 9) ; ce trait rappelle l’expression caractéristique : l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde, Jean 1.29 (Le mot agneau n’est pas le même, en grec, dans les deux écrits ; mais cela n’empêche pas qu’ils appliquent au Sauveur la même image). La parole de Zacharie (12.10) : Ils verront Celui qu’ils ont percé, n’est appliquée au Sauveur crucifié que dans l’Évangile (19.37) et dans l’Apocalypse (1.7). Dans les deux livres, la communion vivante avec ce Sauveur est présentée comme une demeure qu’il vient faire en ceux qui le reçoivent par la foi (Jean 14.23 ; Jean 15.4 ; comparez Apocalypse 3.20) ; la nourriture céleste des enfants de Dieu est rapprochée de la manne, dont les Israélites furent nourris dans le désert (Jean 6.49-50 ; Apocalypse 2.17) ; les grâces du Saint-Esprit sont figurées par l’eau vive que le Seigneur nous offre (Jean 4.10 et suivants ; 7.37-39 ; comparez Apocalypse 7.17 ; 21.6 ; 22.1,17) ; Satan est le grand adversaire du règne de Dieu, et il est désigné dans des termes qui rappellent la séduction exercée sur l’homme en Eden (Jean 8.44 ; 1 Jean 3.8 ; Apocalypse 12.9-12 ; 20.2). Enfin certaines expressions sont familières aux deux écrits : témoignage, qui se trouve quatorze fois dans l’Évangile et neuf fois dans l’Apocalypse ; rendre témoignage, garder la parole de Dieu, de Jésus, et garder ses commandements.
Avec tous ces points de ressemblance, il y a entre les enseignements des deux écrits des divergences qu’on ne saurait méconnaître, d’une manière générale, l’Apocalypse a une teinte judaïque dont l’Évangile est exempt, et qui ne résulte pas seulement des innombrables emprunts faits à l’Ancien Testament. Mais il ne faut pas se méprendre sur la valeur de cette impression première. L’auteur de l’Apocalypse est nettement universaliste ; le salut est destiné à tous les hommes (5.9 ; 7.9 et suivants ; 21.24-26). Dans la vision du chapitre 7, il semble faire une position à part à Israël. Mais l’étude de ce morceau nous paraît établir que c’est l’Église, le peuple de Dieu sous la nouvelle Alliance, qui y est représenté par l’image des douze tribus. Si même on devait distinguer entre les cent quarante-quatre mille et la multitude innombrable (verset 9 et suivants) pour voir dans les premiers des Juifs, et si l’on trouvait au chapitre 11 l’annonce de la conversion d’Israël comme peuple, il ne faut pas oublier que l’apôtre des gentils lui-même attribue à Israël un rôle spécial dans les destinées futures du règne de Dieu (Romains chapitres 9 à 11). Dans la description de la Jérusalem nouvelle, si la cité sainte a les noms des douze tribus des fils d’Israël inscrits sur ses portes (21.12), et si l’auteur ajoute qu’on y apportera la gloire et les richesses des nations (21.26), ces traits sont textuellement empruntés aux prophètes hébreux. Ils ne signifient pas que le ciel ne sera peuplé que de Juifs ni que les gentils y occuperont une position subordonnée. La sainte cité, c’est l’Église glorifiée qui sera composée de Juifs et de gentils sans distinction d’origine.
Dans plusieurs passages (2.2-5 ; 3.1 ; 13.10 ; 14.4, 12-13 ; 19.8 ; 20.12- 13), l’auteur semble admettre que le salut dépend avant tout des œuvres. Mais il ne faut pas oublier le rôle capital attribué au Sauveur présenté, dès les premiers mots du livre (1.6), comme l’agneau dont le sang nous a lavés de nos péchés. ). Si cette foi est assimilée à la patience, à la persévérance (13.10 ; 14.12), c’est qu’elle devait s’affirmer dans l’affliction. Les œuvres sont souvent mentionnées, et le jugement par les œuvres est annoncé (20.12), parce que la foi doit porter des fruits qui montrent sa réalité. L’auteur de l’Apocalypse n’enseigne pas autre chose que l’apôtre Paul (2 Corinthiens 5.10 ; Comparez Jules Bovon, Théologie du Nouveau Testament, 2e édition, I, 494-499).
;p>C’est dans l’eschatologie que l’Apocalypse diffère le plus du quatrième Évangile. Les deux écrits nous donnent deux idées de la consommation du salut absolument opposées, en apparence. Dans l’Évangile, le salut est présenté comme la vie éternelle que le croyant possède dès ici-bas par sa communion avec Jésus-Christ. « Celui qui croit en moi a la vie éternelle » (Jean 6.47) ; il est passé de la mort à la vie (Jean 5.24). Ce salut semble destiné à s’étendre graduellement à l’humanité entière : Quand j’aurai été élevé, j’attirerai tous les hommes à moi (Jean 12.32). Dans l’Apocalypse, le règne du Christ s’établira à la suite d’une crise soudaine qui sera suscitée par le prochain retour du Seigneur. Ce retour sera précédé et accompagné de catastrophes de toutes sortes. Le Seigneur frappera et réduira à l’impuissance ceux qui s’opposeront à son règne. Ici encore, il faut se garder d’exagérer la différence. L’idée du jugement n’est pas absente de l’Évangile (5.20-30). L’avenir du règne de Dieu n’y est pas présenté comme un paisible développement. Vous aurez des tribulations dans le monde, dit Jésus à ses disciples ; mais prenez courage, j’ai vaincu le monde (16.33 ; comparez 15.18 et suivants). La lutte entre les ténèbres et la lumière est toute morale et spirituelle dans l’Évangile ; dans l’Apocalypse, elle paraît plus extérieure et matérielle, même si l’on n’interprète pas à la lettre ses visions symboliques. La bête (chapitres 13 et 17) figure bien un pouvoir politique. Ce pouvoir, hostile à l’Église, se personnifie en un empereur, qui sera le dernier et principal adversaire du Christ. Dans la première épître, qui se rapproche de l’Évangile, est annoncé l’avènement d’un Antéchrist, qui sera un faux docteur, niant le Père et le Fils. Il sortira du sein de l’Église : les antéchrists, ses précurseurs, ont du moins appartenu à l’Église (1 Jean 2.18-23). Mais il ne nous semble nullement démontré que la bête de l’Apocalypse et l’Antéchrist de l’épître soient le même personnage. L’auteur de l’Apocalypse n’applique pas au mystérieux adversaire dont il prédit la manifestation le nom d’Antéchrist ; ce terme n’est jamais employé dans son livre. Et si même certains traits du portrait qu’il en trace sont empruntés à une tradition apocalyptique générale et prouvent que c’est bien l’Antéchrist qu’il a en vue, ne peut-on pas admettre qu’il était arrivé, quand il écrivit l’épître, à une notion plus spirituelle de cet antagoniste du Christ ? N’est-on pas conduit à émettre la même supposition pour toute son eschatologie ? Baur a caractérisé le quatrième Évangile d’un mot qui marque exactement ses rapports avec notre livre. Il l’a appelé : une Apocalypse spiritualisée. Cela est vrai surtout de l’eschatologie de l’Évangile.Si nous comparons cet enseignement si sobre avec celui de l’Apocalypse, dit Jules Bovon, l’impression qui s’impose, c’est que Jean laisse tomber l’écorce pour garder le noyau, c’est qu’il donne la substance contenue dans la doctrine chrétienne primitive. L’eschatologie qu’il avait professée autrefois et qui était celle de ses contemporains, il la dépouille de ce qu’elle avait d’extérieur et de matériel, afin de dégager dans toute sa pureté l’idée religieuse et morale.
Nous concluons que, malgré leurs différences, si frappantes au premier abord, mais qui sont plus apparentes que réelles, l’Apocalypse et l’Évangile peuvent être du même auteur (C’est, dit Harnack, le même esprit et la même main. Chronologie, I, page 675). Cet auteur est, à nos yeux, l’apôtre Jean, fils de Zébédée.
Les idées contenues dans l’Apocalypse apparaissent dans l’Évangile développées, spiritualisées et plus complètement dégagées de leur enveloppe judaïque. Si les deux ouvrages sont du même auteur, l’Apocalypse est donc antérieure à l’Évangile. Aussi des deux dates qu’on assigne à sa composition, les années qui suivirent la mort de Néron et la fin du règne de Domitien, la première nous paraît la plus vraisemblable. Elle est confirmée par des indications précises qui se trouvent dans l’écrit même :
À l’idée que l’Apocalypse a paru entre 68 et 70, on oppose diverses considérations qui en feraient placer la composition à la fin du règne de Domitien, vers l’an 95. C’est d’abord le témoignage d’Irénée, qui écrit (Adversus Hæreses livre V, 30, 3) à propos du nom de la bête, figuré par le nombre 666 (13.18) :
Si ce nom avait dû être clairement annoncé dans notre temps, il aurait été prononcé par celui-là même qui a vu l’Apocalypse, car il n’y a pas longtemps qu’elle a été vue (ou qu’il a été vu), mais presque en notre génération, vers la fin du règne de Domitien.
Beaucoup d’interprètes considèrent l’Apocalypse comme sujet du verbe : a été vu. Cette explication ne s’impose pas. On pourrait aussi bien supposer que ce sujet est Jean, seul capable de fournir la clef de l’énigme, et qui vivait encore à la fin du règne de Domitien. L’antique traducteur latin d’Irénée sous-entend comme sujet : la bête. Le sens du passage d’Irénée est donc trop peu certain pour servir à fixer la date de l’Apocalypse. On se fonde encore sur la tradition d’après laquelle Jean aurait été exilé à Patmos, quand il eut la vision de l’Apocalypse. Or, on sait que Domitien avait l’habitude de reléguer dans des îles désertes ceux qui avaient encouru son déplaisir. Mais il n’est pas certain que l’apôtre ait été relégué à Patmos. Son exil est mentionné pour la première fois par Clément d’Alexandrie, puis par Origène. L’opinion de ces Pères est fondée probablement sur une interprétation de Apocalypse 1.9, qui est contestée par plusieurs. Et si même, dans ce passage, Jean voulait dire qu’il était relégué à Patmos, qu’est-ce qui empêche d’admettre qu’il le fut plus tôt ? Clément et Origène ne nomment pas le tyran qui exila l’apôtre, et Tertullien semble placer le fait à l’époque de Néron (De praescriptione haereticorum 36 ; comparez Le scorpiâque 15).
D’autres arguments sont tirés du livre même. Au moment où il fut écrit, des martyrs en grand nombre avaient déjà scellé de leur sang le témoignage qu’ils avaient rendu au Christ. Ils s’impatientent de ce que Dieu tarde à leur faire justice (6.10 ; 16.6). Cette situation correspond, dit-on, à la fin du règne de Domitien, pendant lequel la persécution exercée contre les chrétiens avait été générale, systématique ; elle les avait atteints pour la première fois comme chrétiens, et à cause de leur refus de rendre des honneurs divins à la statue de l’empereur. Le massacre des chrétiens de Rome par Néron, en 64, ne fut pas une persécution pour cause de religion, mais un expédient par lequel ce grand criminel tenta d’apaiser la rumeur publique, qui l’accusait d’avoir incendié sa capitale, en détournant la colère du peuple sur une secte mal vue. On peut répondre que les cruautés de Néron envers les chrétiens de Rome ne s’exercèrent pas seulement en automne 64, mais encore dans les années suivantes, et qu’elles firent de nombreuses victimes, parmi lesquelles les deux grands apôtres Pierre et Paul. Elles eurent par là un immense et douloureux retentissement dans toutes les Églises. La grande Babylone, la ville aux sept collines, leur apparaît comme une femme enivrée du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus (17.6). Il est probable d’ailleurs que le sang des disciples du Christ ne coula pas à Rome seulement. L’exemple donné dans la capitale fut imité dans d’autres contrées, en Asie Mineure en particulier, où le culte des empereurs florissait et où régnait le fanatisme le plus ardent (2.13). Du reste, si les chrétiens ont eu à souffrir déjà, ils ont encore en perspective une persécution plus terrible que toutes les précédentes et dans laquelle Jean voit le suprême assaut de Satan contre l’Église (12.12-17 ; 13.7). Tout le but de sa prophétie est de préparer les fidèles à la lutte en leur donnant l’assurance de la victoire, et en dirigeant leurs regards vers le Seigneur, qui reviendra bientôt pour frapper leurs adversaires d’un juste châtiment (19.11-16). Or de telles préoccupations pour l’avenir n’étaient-elles pas plus naturelles pendant le répit dont l’Église jouit sous le règne de Vespasien qu’après les longues et cruelles persécutions de Domitien ? En tout cas, il eût été difficile, à la fin du premier siècle, de fortifier l’Église par l’espérance du retour imminent de son Chef, car cette espérance s’était alors bien affaiblie et les écrivains de ce temps, au lieu de pouvoir se fonder sur l’attente universelle de ce retour, devaient combattre ceux qui disaient : Où est la promesse de son avènement ? Depuis que nos pères sont morts, toutes choses demeurent dans le même état (2 Pierre 3.4 et suivants). L’Apocalypse, qui est remplie, du commencement à la fin, de l’ardente conviction que Christ va revenir et faire triompher son règne (1.1-3 ; 3.11 ; 22.6, 7, 10, 20), peut-elle être née à cette époque tardive ? Ce qu’elle nous laisse entrevoir de la conduite des Juifs envers l’Église convient aussi mieux aux temps de Néron qu’à ceux de Domitien. Ils apparaissent comme les instigateurs des violences exercées contre les chrétiens (2.9-10 ; 3.9) ; or Domitien les persécuta aussi bien que les chrétiens, tandis que sous Néron ils jouissaient d’une certaine influence, grâce à la protection de Poppée, la favorite de l’empereur, que Josèphe désigne comme une prosélyte. De plus, dès 68, la guerre que les Romains leur firent en Judée surexcita leur fanatisme et les poussa, en divers lieux, à manifester leur hostilité contre les chrétiens.
On se fonde enfin et surtout sur l’état spirituel des Églises d’Asie, attesté par les lettres qui leur sont adressées, chapitres 2 et 3 (Frédéric Godet, Essai sur l’Apocalypse, Études bibliques, Nouveau Testament, 5e édition, page 338). Leur vie et leur foi se sont relâchées. Éphèse a perdu son premier amour (2.4-5) ; Sardes a la réputation d’être vivante, mais elle est morte (3.1) ; Laodicée est tiède et menacée d’être définitivement rejetée (3.16). Dans toutes, l’hérésie, accompagnée d’immoralité, exerce ses ravages. Une telle décadence suppose des Églises vieillies qui ont un long passé derrière elles. Or, si l’Apocalypse avait été écrite en 70, elles n’auraient compté qu’une quinzaine d’années d’existence. Leur fondateur, Paul, les avait quittées en 58, après un ministère prolongé à Éphèse, et en 62 ses épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens ne font pas pressentir un si rapide déclin. Pour apprécier la valeur de cette objection, il faut considérer d’abord que les sept Églises d’Asie ne sont pas toutes également atteintes : Smyrne et Philadelphie ne reçoivent que des louanges, et pour les autres des paroles d’approbation se mêlent aux blâmes. Il faut se rappeler aussi que les premiers symptômes du mal apparaissaient déjà quand Paul exerçait son ministère en Asie, et qu’en faisant ses adieux aux anciens d’Éphèse, l’apôtre leur disait : Je sais qu’après mon départ il s’introduira parmi vous des loups cruels qui n’épargneront pas le troupeau (Actes 20.29-30). Il ressort des avertissements et des recommandations de Paul à Timothée, qui résidait alors en Asie Mineure, que, dans les années 64 à 67, le mal a pris du développement (1 Timothée 1.6-11, 19, 20 ; 4.1-3 ; 6.3, 20, 21 ; 2 Timothée 2.14-21 ; 3.1-9). On comprend que cette déchéance de la vie des Églises se soit produite pendant la période d’une dizaine d’années qui s’écoula entre le départ de Paul et l’arrivée de Jean. Elle s’expliquerait plus difficilement au terme du long ministère de Jean. Les résultats de celui-ci ont été exactement caractérisés par Frédéric Godet :
Clément d’Alexandrie décrit ainsi le ministère d’édification et d’organisation qu’exerçait l’apôtre en Asie : Il visitait les Églises, établissait des évêques et réglait les affaires. Rothe, Thiersch, Neander lui-même, attribuent à l’influence exercée par lui la constitution si ferme des Églises d’Asie mineure au deuxième siècle… L’histoire constate ainsi le passage, dans ces Églises, d’un apôtre éminent tel que saint Jean, qui couronna l’édifice élevé par Paul. Mais le plus beau monument du passage de Jean dans ces contrées est la maturité de foi et de vie chrétienne à laquelle furent élevées par son ministère les Églises d’Asie
Il n’est pas admissible qu’après trente ans d’un tel ministère, elles aient présenté les caractères qui apparaissent dans les épîtres de l’Apocalypse. Celles-ci nous les montrent telles qu’elles étaient encore dans les premières années qui suivirent l’arrivée de Jean en Asie mineure. Les dangers qu’elles couraient avaient été sans doute parmi les motifs qui décidèrent l’apôtre à se fixer au milieu d’elles.
Quelques indices de détail, qu’on allègue encore pour fixer l’apparition de l’Apocalypse à la fin du siècle ne nous paraissent pas probants (Comparez Frédéric Godet, Études bibliques) :
Les interprétations que ce livre énigmatique a reçues au cours des siècles sont innombrables. Il faudrait un volume pour en retracer l’histoire. Nous essayerons de la résumer à grands traits, avant d’indiquer le système auquel nous nous rangeons.
Les explications qui ont été données de l’Apocalypse, si diverses qu’elles soient dans le détail, peuvent être classées en trois groupes, suivant l’idée que leurs auteurs se font du sujet traité dans la Révélation et du champ qu’elle embrasse, et en deux groupes, selon le plan et la marche générale qu’ils attribuent à l’ouvrage.
Au premier point de vue, on distingue :
On peut répartir encore en deux classes les explications de l’Apocalypse, selon que leurs auteurs estiment que les événements dépeints dans les visions se succèdent dans un ordre chronologique, ou qu’ils pensent que les séries des sept sceaux, des sept trompettes, des sept coupes embrassent chacune la totalité de l’avenir, en traçant un tableau toujours plus complet des destinées de l’humanité depuis l’apparition du christianisme jusqu’à la fin des temps. On a donné à ce dernier système, d’après saint Augustin, qui l’a mis en vogue, le nom de système des récapitulations. Le récent ouvrage de M. Antoine Reymond, L’Apocalypse (Lausanne, Georges Bridel, 1904), présente une intéressante application de cette méthode. La structure de ce livre, dit l’auteur ; ressemble à une spirale… Dans chaque cercle des cinq premières visions (chapitres 1 à 19), les événements sont conduits jusqu’au retour de Jésus ; en sorte qu’en passant d’un cercle dans l’autre, on n’avance pas dans l’ordre des temps, mais on contemple successivement les cinq faces du royaume, dont l’histoire se présente à autant de points de vue différents.
Les premiers écrivains ecclésiastiques paraissent avoir traité occasionnellement certaines parties de l’Apocalypse plutôt qu’ils n’ont composé des explications suivies du livre entier. Eusèbe mentionne (Histoire Ecclésiastique 4,26) un écrit de Méliton de Sardes (vers 180) sous ce titre étrange : Du diable et de l’Apocalypse de Jean. On ne saurait dire si Clément d’Alexandrie a commenté l’Apocalypse. Origène en explique plusieurs passages dans ses autres ouvrages exégétiques. Son disciple, Denys d’Alexandrie (vers 250), dont on connaît l’opposition à l’Apocalypse, en a esquissé une interprétation spiritualisante dans son traité antichiliaste : Des promesses, dont quelques fragments seuls sont parvenus jusqu’à nous. Son influence fut telle, et jeta tant de défaveur sur l’Apocalypse, qu’il faut descendre jusqu’en 580 pour trouver dans l’Église d’Orient un commentaire complet de ce livre. Il eut pour auteur André de Césarée, qui réagit contre la tendance idéaliste des Alexandrins et se rapproche des vues d’Irénée et d’Hippolyte. Les sept têtes (17.9, 10) sont sept royaumes : le sixième, c’est Rome ; le septième, Constantinople.
L’Église d’Occident a produit les travaux les plus anciens et les plus considérables sur l’Apocalypse. Irénée, dans son grand ouvrage : Contre les hérésies, explique les chapitres 13 et 17 en les combinant avec Daniel 2 et 7. Il admet le règne terrestre de mille ans qui suivra,la défaite de l’Antéchrist. Hippolyte, disciple d’Irénée, a écrit un commentaire sur l’Apocalypse, dont il ne nous est parvenu que quelques citations. Le plus ancien commentaire complet sur l’Apocalypse que nous possédions est celui de Victorin, évêque de Pettau, martyr en 303. Il suit comme système d’interprétation bien arrêté celui des récapitulations. Ses vues sont réalistes. La bête (chapitre 17), c’est Néron qui reviendra des enfers, sous un faux nom et en qualité de roi des Juifs. Il imposera la loi de Moïse et forcera les chrétiens à se faire circoncire. Vers 380, parut un autre commentaire qui exerça une grande influence sur les interprètes subséquents, celui du donatiste Tichonius. À l’inverse de Victorin, il s’inspire de vues spiritualistes et antichiliastes. Le règne de mille ans (chapitre 20) est la période entre le moment où Christ, par sa première venue, a lié l’homme fort (Marc 3.27 ; comparez Apocalypse 20.2), et celui de son retour à la fin des temps. Tichonius trouve prédites dans l’Apocalypse les souffrances des donatistes qui constituent la vraie Église du Christ, tandis que l’Église catholique, en faisant appel contre eux au bras séculier et en s’alliant ainsi à la bête, est déchue. La vraie Église se sépare d’elle en tous lieux ; qui refusera de sortir de son sein n’aura plus le temps de se repentir avant qu’éclate la grande persécution finale exercée par l’Antéchrist. Tichonius explique la suite des visions selon un système de récapitulations assez compliqué. Augustin lui emprunte cette méthode, qu’il consacre de son autorité. Comme lui, il spiritualise l’Apocalypse et estime que le règne de mille ans a commencé avec la naissance de Christ (Cité de Dieu, XX, 7-17) ; mais il repousse naturellement les vues de Tichonius sur l’Église catholique. Fait digne de remarque, ces deux premiers commentaires de notre livre, celui de Victorin et celui de Tichonius, renferment déjà en germe toutes les explications qui en ont été données dans la suite. Grâce à Tichonius, l’interprétation idéaliste fut longtemps dominante.
Nous passons sous silence plusieurs représentants de cette interprétation dans les premiers siècles du moyen âge. Les vues de Tichonius sur le règne de mille ans contribuèrent à répandre dans la chrétienté l’attente générale de la fin du monde pour l’an 1 000.
L’abbé Joachim de Flore (mort en 1202) imprima une direction nouvelle à l’explication de l’Apocalypse. L’histoire du monde se divise d’après lui en trois périodes :
Les prophéties de l’abbé Joachim parurent réalisées et ses calculs relatifs à l’an 1260 confirmés par la fondation des grands ordres des franciscains et des dominicains, qui contribuèrent à la réforme de l’Église. Comme Joachim s’élevait contre la corruption du clergé séculier et de la papauté, et qu’il montrait cette déchéance de l’Église prédite dans l’Apocalypse, son commentaire jouit longtemps d’un crédit étendu dans certaines branches des ordres mendiants, puis surtout dans les sectes hérétiques et chez les précurseurs de la Réforme.
Au siècle suivant, Nicolas de Lire donne pour la première fois dans son commentaire, qui parut en 1329, une application des visions de l’Apocalypse à l’histoire du monde et de l’Église. Les sept sceaux nous conduisent jusqu’à la fin du règne de Domitien ; les sept trompettes représentent les grandes luttes contre les hérétiques ; les sept coupes les croisades. Satan lié pour mille ans (chapitre 20) figure la fondation de l’ordre des frères prêcheurs (dominicains). Tous les interprètes subséquents s’engagèrent dans cette voie erronée de la recherche des faits historiques prédits par l’Apocalypse. Les exégètes protestants, après la Réformation, pratiquèrent cette méthode avec prédilection.
On a vu le peu de cas que Luther faisait de l’Apocalypse. Ce ne fut que dans la préface de 1534 qu’il esquissa une interprétation de ce livre. Dans les sept sceaux, il voit des calamités générales. Les sept trompettes signalent les luttes contre des hérétiques et des ennemis de l’Église, la sixième l’invasion des Sarrasins. Le petit livre du chapitre 10, doux à la bouche et amer aux entrailles, est l’institution de la papauté ; les deux bêtes du chapitre 13 figurent la papauté et l’empire alliés. La papauté a guéri la blessure mortelle de l’empire en suscitant, à la place de l’empire païen détruit, le saint empire romain de nation germanique. Gog et Magog sont les Turcs, qui ont paru mille ans après que Jean eut contemplé la vision de Patmos. Telles sont quelques-unes des vues originales que Luther a semées dans une interprétation d’ailleurs arbitraire comme celles qui l’avaient précédée. À la suite de Luther, la plupart des théologiens protestants se firent de l’Apocalypse une arme contre Rome.
Parmi les réformés, il faut signaler François Lambert, d’Avignon, dont le commentaire parut à Marbourg, en 1528. Le pape et les Turcs ne sont que les précurseurs de l’Antéchrist, dont la terrible manifestation est encore à venir. Sa défaite sera suivie du règne de mille ans que Lambert conçoit au sens chiliaste. Théodore Bibliander, professeur à Zurich (mort en 1564), publia en 1547 une explication qui sortait des voies battues et se rapproche, dans sa seconde partie, des interprétations modernes. Les sept sceaux résument l’histoire du monde, d’Adam aux derniers temps. Au chapitre 11 est annoncé le concile de Constance, qui dura 42 mois. Avec le chapitre 12 commence un nouveau tableau de l’histoire de l’Église en application du système des récapitulations. L’Église juive enfante le Christ, qui est persécuté par Hérode dès sa naissance et enlevé au ciel après sa mort. La femme qui fuit, c’est l’Église qui est persécutée par les Juifs. Le dragon qui poursuit le reste des enfants de la femme, figure les violences exercées par Néron contre les chrétiens. La bête (chapitre 13) est l’empire romain ; sa blessure mortelle, la mort de Néron, avec qui s’éteint la race des Césars. Cette blessure est guérie par l’avènement de Vespasien, qui rétablit l’empire ébranlé. Bullinger adopta les vues de son collègue pour l’explication des chapitres 12,13 et 17.
Les théologiens catholiques sentirent le besoin de modifier l’explication traditionnelle de l’Apocalypse, qui en faisait un arsenal où les protestants puisaient des armes contre eux (Le dix-septième synode national des Églises réformées de France (1603) ajouta aux trente articles de la confession de La Rochelle un trente et unième sur l’Antéchrist : Puisque l’évêque de Rome, s’étant dressé une monarchie dans la chrétienté,… s’est élevé jusqu’à se nommer Dieu,… nous croyons et maintenons que c’est proprement l’Antéchrist et le Fils de perdition prédit dans la Parole de Dieu, sous l’emblème de la paillarde vêtue d’écarlate, assise sur les sept collines de la grande cité qui avait son règne sur les rois de la terre ; et nous attendons que le Seigneur, le déconfisant par l’Esprit de sa bouche, le détruira finalement par la clarté de son avènement, comme il l’a promis et déjà commencé de le faire. Le dernier synode national (Loudun, 1659), invité par le commissaire du roi à ne plus employer de pareilles expressions en parlant du pape, répondit : C’est la doctrine que nos pères ont maintenue dans nos plus cruels temps et que nous avons résolu, à leur exemple, de ne jamais abandonner, avec la grâce de Dieu.. Comparez L. Caussen, Le souverain Pontife, Genève 1843). Ils firent ainsi faire à l’interprétation du livre un réel progrès, en montrant combien il était vain de vouloir y retrouver toute l’histoire de l’Église et quel arbitraire régnait dans ces tentatives. Les jésuites surtout s’appliquèrent à cette tâche et produisirent des travaux d’une vraie valeur exégétique, d’une part, François Ribeira, vers 1578, transporte aux derniers temps tout ce qui suit le sixième sceau. De l’autre, Louis d’Alcazar, en 1614, dans un ouvrage d’une immense érudition, qui inaugure l’explication scientifique de l’Apocalypse, (Bousset, Die Offenbarung Johannis) montre que ce livre ne décrit pas les derniers temps, mais les premiers temps de l’Église, ses luttes contre la synagogue d’abord, jusqu’au chapitre 11, où figure la ruine de Jérusalem, puis contre la Rome païenne, (chapitres 13 à 19). L’ange qui lie Satan (chapitre 20), c’est l’empereur Constantin. Le règne de mille ans commence avec son avènement et se prolongera (le chiffre est symbolique) jusqu’à la fin du monde. Alcazar rompt avec le système des récapitulations qui, depuis si longtemps, dominait l’exégèse. Il fut suivi, en une certaine mesure, par Bossuet qui, dans son explication (1688), destinée à réfuter le protestant Jurieu, montre que le thème de l’Apocalypse, c’est la lutte de l’Église contre l’empire romain, de Trajan à la prise de Rome par Attila. La majorité des interprètes catholiques adoptent ce point de vue, qui leur permet d’établir que Babylone est la Rome païenne, et nullement celle des papes. Une minorité suit l’interprétation futuriste de Ribeira.
Chez les protestants, Hugo Grotius (1664) emprunta toute son exposition sauf quelques remarques philologiques, à Alcazar. Il fut le précurseur de la critique de nos jours par son hypothèse de plusieurs visions que Jean aurait eues à des époques diverses, les premières relatives à Jérusalem, sous Claude, les dernières sous Vespasien. L’anglais Hammond reproduisit les vues de Grotius, tandis que nombre d’interprètes de la même nation, à la suite de Joseph Mede, (1627), s’évertuaient encore à retrouver les événements de l’histoire dans l’Apocalypse et, en lui appliquant un système de synchronisme fort compliqué, à calculer d’après ses données la fin du monde. La méthode de Mede fut introduite en Hollande par Vitringa (1705), qui voit dans les sept épîtres déjà un tableau de l’histoire de l’Église. Il évite cependant de calculer la date du retour de Christ. Le règne de mille ans est à venir et sera terrestre. Vitringa défend les vues chiliastes des anciens Pères de l’Église. Il exerça par là de l’influence sur les cercles piétistes en Allemagne. Le système qu’il représente fut surtout appliqué par l’illustre exégète wurtembergeois J.-A. Bengel, dont le commentaire parut pour la première fois en 1740. Pour Bengel aussi, les sept épîtres décrivent les phases successives que l’Église a traversées. Si les chapitres 2 à 9 nous offrent une peinture du passé, les chapitres 10 à 14 se rapportent aux événements en cours. Dès le chapitre 15, tout est à venir. L’ordonnance de l’Apocalypse est donc essentiellement chronologique. Bengel avait annoncé que le retour de Christ et le commencement du règne de mille ans auraient lieu en 1836. À Vitringa prétend se rattacher encore Joachim Lange, disciple de Spener (Halle 1730). Il présente, comme lui, une conception chiliaste du millénium ; mais il démontre avec force que, dès le chapitre 4, tout est relatif aux derniers temps.
L’éveil de l’esprit critique et du sens historique, au dix-huitième siècle, fit prévaloir, chez un nombre croissant d’interprètes, le sentiment qu’il fallait expliquer l’Apocalypse en tenant compte, avant tout, des circonstances du temps où elle fut composée. Pour Abauzit (1733), l’Apocalypse, écrite sous Néron, est proprement une extension de la prophétie du Sauveur sur la ruine de l’état judaïque. Il fut suivi par Herder (1779) qui, dans sa langue colorée, relève la poésie de l’Apocalypse et la défend contre la critique dénigrante de Semler. Elle est un livre pour tous les cœurs et tous les temps, qui contient l’essence du christianisme et de l’histoire du monde.
Parmi les théologiens du dix-neuvième siècle, quelques-uns cherchent encore l’explication de l’Apocalypse dans les événements de l’histoire. Ainsi Hengstenberg (1849), pour qui le règne de mille ans a été le saint empire romain de nation germanique. Il a pris fin en 1848 et a été remplacé par le règne de la démagogie, figurée par Gog et Magog. De même Ebrard (1853), qui reprend l’ancienne interprétation protestante, d’après laquelle Babylone est la Rome des papes ; l’Anglais Elliot dans ses Horae apocalypticae (1851) ; Louis Gaussen, dans Daniel le Prophète, (exposé dans une suite de leçons pour une école du dimanche ; 3 volumes, 1848-1850. Les principaux passages de l’Apocalypse y sont expliqués) ; Frederic Constant de Rougemont, dans La Révélation de saint Jean expliquée par les Écritures et expliquant l’histoire (1866).
D’autres interprètes se distinguent des précédents en ce qu’ils trouvent dans l’Apocalypse moins l’indication des faits particuliers de l’histoire de l’Église que celle des lois générales d’après lesquelles le règne de Dieu devait se développer et des phases principales de ce développement. Cette méthode a été inaugurée par Auberlen, en 1854. Le trait le plus original de son explication est de statuer que la femme du chapitre 12, symbole de l’Église, reparaît au chapitre 17 comme prostituée, parce que l’Église est devenue infidèle à son Époux en s’alliant au pouvoir civil. Les sept têtes de la bête représentent sept empires. Les cinq déjà tombées sont l’Égypte, l’Assyrie, Babylone, l’empire médo-perse, l’empire grec. La sixième est Rome et la septième l’empire germano-slave (Ce livre fut traduit en français par H. de Rougemont, Le prophète Daniel et l’Apocalypse de saint Jean, 1880).
Dans son Essai sur l’Apocalypse Frédéric Godet, tout en approuvant la voie ouverte par Auberlen, reproche à cet auteur d’avoir incliné beaucoup trop du côté de ceux qui découvrent dans le tableau apocalyptique plus d’indications historiques qu’il n’en renferme réellement. Il est persuadé que les intuitions du prophète se rapportent uniquement aux grandes luttes qui constituent la marche religieuse de l’humanité. À ce point de vue, il esquisse une interprétation d’après laquelle le principal rôle dans le drame apocalyptique est rempli par le peuple juif. C’est lui qui apparaît, au chapitre 7, représenté par les 144 000 qui sont mis à part, quoiqu’ils ne soient pas encore disciples de Christ ; lorsqu’ils reparaissent au chapitre 14, ils ont reconnu en Jésus le Messie et sont prêts à combattre sous les ordres de l’Agneau. Le chapitre 11 nous raconte la conversion d’Israël. La ville et le parvis livrés aux gentils représentent la défection de la plus grande partie du peuple, qui devient une nation moralement paganisée. Mais l’élite des 144 000 demeure fidèle et, après le ministère des deux témoins et les signes qui suivent leur mort, la masse du peuple se convertit. La femme qui enfante le Messie (chapitre 12), c’est le royaume de Dieu qui se réalise sur la terre par l’apparition du Christ glorifié. Satan précipité du ciel, c’est-à-dire privé par la conversion des païens du culte idolâtre que ceux-ci lui rendaient, suscite, du sein d’Israël, l’Antéchrist. Pour Jean comme pour Paul, dans 2 Thessaloniciens 2, l’Antéchrist est un Messie juif, non un personnage politique, mais plutôt un génie religieux antichrétien. Cette origine juive de l’Antéchrist est confirmée par Apocalypse 17.10-11, où la cinquième tête figure la nation juive. La blessure mortelle qui lui a été infligée, c’est la destruction de Jérusalem en 70. Sa guérison (13.3) est la restauration politique d’Israël. Redevenu une nation, Israël se glorifiera sous le règne de son faux Messie ; il formera le huitième royaume de la série, après avoir été autrefois le cinquième.
De nombreux interprètes, dont il n’est pas possible d’analyser ni même d’énumérer les explications, relèguent plus ou moins dans les derniers temps l’accomplissement de la plupart des visions de l’Apocalypse. Mentionnons les travaux de Hofmann, de Burger, de J.-T. Beck ; le savant commentaire de Kliefoth, celui de Lange ; les interprétations plus populaires de Grau, de Endemann, etc.
Ces interprètes sont amenés à reporter dans l’avenir et dans les derniers temps l’accomplissement de tout le tableau apocalyptique, parce que les tentatives de leurs devanciers leur ont montré à quel arbitraire l’exégèse est livrée, quand elle se croit appelée à retrouver dans les yisions de Jean les événements de l’histoire. De plus, l’étude toujours plus objective de ces visions les a convaincus qu’elles se rapportent à des faits qui doivent préparer, et précéder de peu, le retour glorieux du Seigneur : vérité évidente que l’ancienne interprétation n’aurait pas dû méconnaître.
Cependant l’idée d’après laquelle la réalisation de toute la prophétie de Patmos serait encore future se heurte à diverses objections. Nous n’en relèverons ici qu’une seule ; elle ressort de l’examen même du livre et de sa structure. Comment expliquer l’immense hiatus qu’on suppose entre les chapitres 3 et 4 ? À la peinture de l’Église contemporaine de l’auteur, telle qu’elle est présentée dans les chapitres 2 et 3, succéderaient, sans aucune transition, des descriptions concernant un état de choses qui en sera séparé par vingt siècles au moins. En lisant l’Apocalypse sans idée préconçue, ne recevons-nous pas plutôt l’impression que les premiers mots du chapitre 4 : Après cela, je regardai, et voici,… relient étroitement les scènes que le voyant va contempler aux faits qui précèdent ? Darby et ses disciples disent que la raison pour laquelle toute l’histoire de l’Église est passée sous silence, c’est que l’Église a apostasié dès les temps des apôtres et que, par sa chute, elle a retardé et elle entrave l’exécution des desseins de Dieu. Elle ne sera relevée et rétablie dans sa position que par le retour du Seigneur. Ces temps de déchéance sont omis dans la vision, qui rattache le tableau des derniers temps à celui des origines. Mais l’apostasie de l’Église n’est point enseignée dans le Nouveau Testament, et les auteurs dont nous citons les ouvrages ne l’admettent pas. Aussi ne peuvent-ils en aucune manière expliquer la lacune qu’ils sont obligés de supposer dans la prophétie de Jean. Ils ne disent pas davantage ce qu’ils font de sa déclaration expresse que la révélation est destinée à montrer aux serviteurs de Dieu les choses qui doivent arriver bientôt (1.1). (Bonnet mentionne ici le trait essentiel de ladoctrine darbyste, tel qu’il ressortait à son époque : à savoirl’affirmation que l’Église, ayant apostasié, avait été rejetée de Dieu. Plus tard, les dispensationalistes héritiers de Darby,occultèrent cette supposition essentielle à son système,l’apostasie de l’Église, pour la remplacer par la notion deparenthèse : d’après-eux, la période de l’Église ne seraitqu’une sorte d’interruption momentanée de l’histoire des rapports de Dieu avec Israël et les nations ; celle-ci reprendrait son cours audébut du chapitre 4 du livre de l’Apocalypse, après l’enlèvement de l’Église. En rendant inutile pour l’Église la majeure partie du livre de l’Apocalypse, ainsi que l’intention de Jean de montrer aux serviteurs de Dieu les choses qui doivent arriver bientôt, il est évident qu’une telle interprétation se désavoue elle-même.
Pour les interprètes dont nous avons caractérisé la tendance sous le nom de méthode critique et exégétique, cette déclaration prouve que l’auteur de l’Apocalypse pensait voir s’accomplir sous peu les événements figurés dans ses visions. Cette opinion est confirmée, à leurs yeux, par les allusions manifestes que la prophétie fait aux circonstances du temps, par son caractère parénétique et son but avoué de consoler et de fortifier les fidèles auxquels elle a été d’abord adressée, par la constatation que l’Église apostolique tout entière attendait le retour de Christ et la fin du monde dans un avenir prochain, espérance que l’auteur de notre livre partage évidemment. Pour ces raisons, des exégètes et des historiens éminents, dont le nombre grandit sans cesse et qui représentent toutes les écoles théologiques, estiment devoir chercher l’explication de l’Apocalypse dans le cadre de l’histoire contemporaine ; ils reconnaissent que le regard du voyant ne s’étendait pas au delà de l’horizon politique de son temps. Tel est le point de vue de Bleek, Lücke, de Wette, Ewald, Neander, Reuss, Düsterdieck, Edmond de Pressensé, Jules Bovon, Beyschlag, B. Weiss, Schlatter.
Cette méthode a été souvent compromise par les exagérations et les partis pris de critiques rationalistes qui, déniant à l’auteur toute inspiration divine et toute vue de l’avenir, expliquent les données de son livre par des rapprochements puérils ou supposent qu’il a accueilli avec une naïve crédulité les superstitions populaires de son temps. Nous pensons qu’on fait tort à l’auteur de l’Apocalypse et qu’on méconnaît la hauteur de ses vues et la portée de son esprit, quand on admet qu’il a cru l’absurde fable d’après laquelle Néron n’était pas mort, mais s’était réfugié chez les Parthes pour revenir à leur tête détruire Rome (13.3, note). Même si l’auteur a pensé à Néron et si le chiffre de la bête (13.18) est celui de son nom, il n’a pas voulu prédire un retour de cet empereur en personne ; il a vu seulement en lui un type de l’Antéchrist, qui sera l’auteur de la dernière grande persécution. Mais, en lui-même, le système d’interprétation qui limite ainsi le champ de la vision apocalyptique est parfaitement compatible avec l’idée d’une véritable inspiration divine. Celle-ci a fortifié la foi et l’espérance du voyant au point de lui faire saisir avec une pleine certitude la victoire finale de l’Église sur la formidable puissance du paganisme, incarnée dans l’empire romain. Elle lui a, de plus, permis d’annoncer certains faits à venir qui étaient en dehors des prévisions naturelles, tels que l’avènement de Domitien et la persécution que ce despote devait exercer contre l’Église.
Tout en reconnaissant la légitimité et la nécessité de ce mode d’interprétation qui cherche dans les faits contemporains les principaux éléments du tableau apocalyptique, Kübel a essayé de concilier ce point de vue avec celui de l’école futuriste. À ses yeux, l’Apocalypse, comme toute prophétie, part de l’histoire contemporaine, mais n’y demeure pas enfermée. Elle voit l’avenir dans le présent. Elle conçoit le drame des derniers temps, la lutte et la victoire définitive du règne de Christ sur le royaume des ténèbres, comme le résultat de la lutte engagée entre Rome et le christianisme. C’est que la puissance antichrétienne qui se déploie dans l’empire et qui se personnifie en Néron (13.18), se montrera, dans tous les temps et spécialement dans la crise suprême, semblable à ce type parfait. Si le voyant peint, avec des couleurs empruntées à son époque, les événements de la fin, c’est qu’ils seront effectivement tels. Les faits des origines de l’histoire de l’Église se reproduiront dans la période finale. Ils se reproduisent même, en une certaine mesure, dans tout le cours de l’histoire. Le système qui retrouve dans l’Apocalypse les événements de cette histoire n’est donc pas sans quelque fondement ; car ces événements s’accomplissent selon des lois qui demeurent les mêmes et sont produits par les mêmes puissances en lutte.
Cette théorie est séduisante. Elle permettrait de conserver sa valeur permanente à la totalité du tableau prophétique. Mais quand on essaie d’appliquer cette méthode aux détails de l’interprétation, on doit reconnaître que ses résultats sont extrêmement vagues et incertains. La prophétie elle-même ne prétend pas être susceptible de plusieurs accomplissements successifs. Dans sa partie centrale, elle ne renferme aucune indication qui dépasse le cadre de l’histoire contemporaine, sauf peut-être quelques détails obscurs, comme 17.12, sur lesquels Kübel insiste, mais qui ne suffisent pas pour établir que le voyant admettait tout un long développement historique entre l’apparition du huitième César et la catastrophe finale.
Il est temps de conclure ce long exposé des systèmes d’interprétation de l’Apocalypse, en indiquant brièvement le point de vue auquel nous nous plaçons.
Malgré toute l’admiration que nous ressentons pour les visions grandioses de ce livre, et la haute valeur religieuse que nous lui reconnaissons, nous ne saurions y voir une prophétie dont la plus grande partie doit s’accomplir encore dans l’avenir. Outre les objections auxquelles se heurte cette idée et que nous avons déjà mentionnées, il en est deux qui nous paraissent décisives :
Le sujet de l’Apocalypse est le triomphe du christianisme sur la Rome des Césars. La vision embrasse, il est vrai, la fin des temps (chapitres 20 à 22) ; mais cette fin, le voyant la jugeait toute proche, il croyait qu’elle coïnciderait avec la ruine imminente de l’empire. Il ne se doutait pas du long intervalle qui, en réalité, séparerait les deux événements. Cette illusion d’optique est commune à tous les voyants. Jésus lui-même, prédisant la ruine de Jérusalem, fait suivre, aussitôt après, les signes précurseurs de la-destruction de l’univers. C’est du moins ainsi que ses apôtres nous ont rapporté sa prophétie (Matthieu 24.29. Comparez Barth, Die Hauptprobleme des Lebens Jesu, 2e édition, 1903, page 167 et suivants. Cet auteur pense que Jésus a vraiment annoncé son retour comme prochain. Mais cette prophétie, de même que toutes les prophéties de la Bible, était conditionnelle ; son accomplissement, subordonné à l’attitude des hommes, aurait été retardé soit par l’accueil qui fut fait à l’Évangile dans le monde païen, soit par les intercessions des fidèles qui suppliaient Dieu d’user de patience envers l’humanité. 2 Pierre 3.8-9). Toute prophétie, en tant qu’elle est l’œuvre de l’homme, est sujette à errer. Présentement, nous ne connaissons qu’imparfaitement et nous ne prophétisons qu’imparfaitement (1 Corinthiens 13.9).
Les arguments de Bonnet contre une interprétation futuriste de l’Apocalyspe ont été conservés dans cette édition numérique par honnêteté vis-à-vis de l’ouvrage et de l’auteur, mais nous ne saurions nous y ranger :
Reconnaître que, dans l’Apocalypse aussi, il y a des données qui ne se sont point accomplies, ce n’est pas ôter toute autorité à ce livre, ni diminuer sa valeur. Il n’en a pas moins, à l’époque où il parut, exercé sur l’Église une influence puissante, qui lui a aidé à sortir victorieuse de la crise terrible qu’elle traversait. Son rôle est justement caractérisé dans cette page d’un représentant de l’interprétation critique, A. Schlatter : qu’est-ce qui s’est accompli de cette prophétie ? Assez pour montrer que l’apôtre était inspiré de Dieu. L’Église de Jésus a remporté la victoire. Jérusalem a été foulée aux pieds par les nations. L’Église eut à soutenir contre Rome une lutte sanglante, mais ni le dragon, ni la bête ne purent la détruire. Les jours amers sont venus pour Rome, où son empire s’effondra. Ces événements nous paraissent naturels, à nous qui les connaissons dès longtemps ; ils se présentaient tout autrement à ceux dont le regard prophétique les discernait dans l’avenir. Nous n’avons pas de peine à admettre que le nom de Jésus ne disparaîtra pas de ce monde. Il n’en était pas ainsi à une époque où le paganisme, appuyé sur la puissance de Rome qui dominait partout, remplissait la scène entière du monde, et où les petits groupes de chrétiens demeuraient dans une obscurité profonde, sauf quand ils devenaient les victimes de fonctionnaires brutaux ou de la populace fanatisée. Entonner alors le chant du triomphe et rappeler aux Romains, maîtres du monde, la chute de Babylone, c’était faire œuvre de prophète. Une telle œuvre était un don inappréciable pour ceux qui, silencieux, vigilants, prêts à souffrir et résolus de tout sacrifier pour ne pas renier leur Dieu, soutenaient cette lutte formidable. Par cette prophétie, ils savaient à qui demeurerait la victoire.
Et l’Apocalypse reste, pour l’Église de tous les temps, la source où elle peut puiser les consolations et les encouragements dont elle a besoin aux jours de l’épreuve.
L’idée divine qui subsiste, dit Jules Bovon, la note forte et vibrante qui traverse tout le livre, est celle d’une immortelle espérance… Le monde a beau se déchaîner avec rage contre l’Église, Christ règne et détruira la puissance insolente des adversaires et des persécuteurs… L’Église de notre époque n’a-t-elle pas besoin, non moins que celle des origines, de se retremper au contact de ces pages fortes et viriles ? Aussi peut-on dire que, comme écrit parénétique dirigeant les regards vers l’avenir en même temps qu’affirmant les exigences de la justice divine, l’Apocalypse de Jean conservera dans tous les temps sa haute valeur religieuse : malgré ce qu’ont enseigné Luther et beaucoup d’autres, ce livre, ainsi compris, figure dignement dans le recueil du canon.
Nous avons déjà exposé le contenu de l’Apocalypse. Mais il ne sera pas inutile d’en indiquer les principales divisions dans le tableau suivant :
Prologue (1.1-8).
Épilogue (22.10-21).
Le texte reçu est plus défectueux pour l’Apocalypse que pour aucun autre livre du Nouveau Testament. Dans la précipitation que, de son propre aveu, Erasme apporta à préparer la première édition imprimée du Nouveau Testament grec (1516), il se servit d’un manuscrit de date récente et qui, de plus, présentait des lacunes, vers la fin de l’Apocalypse. Erasme retraduisit du latin en grec les passages qui manquaient à son manuscrit. Ainsi est née, entr’autres, la leçon reçue : la bête qui était, et qui n’est plus, bien qu’elle soit (17.8).
Les manuscrits en lettres onciales sont moins nombreux pour l’Apocalypse que pour les autres livres. Le plus important de tous, le manuscrit du Vatican (B), s’arrête à Hébreux 9.14 ; la partie qui s’est perdue portait la fin de cette épître, les deux épîtres à Timothée, l’épître à Tite, l’épître à Philémon et l’Apocalypse.
Le Sinaïticus (Sin.) et l’Alexandrinus (A) ont l’Apocalypse au complet (Leurs auteurs montrent une tendance à corriger le style de l’Apocalypse, qui diminue l’autorité de ces antiques documents. Voir des exemples dans Nestlé, Einfiihrung, page 262). Le manuscrit palimpseste d’Ephrem présente des lacunes.
Pour établir le texte authentique de notre livre, les critiques font grand usage d’un manuscrit du huitième siècle qui contient l’Apocalypse seulement, et qui se trouve à la bibliothèque du Vatican. Tischendorf le désignait par la lettre B ; des critiques plus récents (Bousset, Nestlé) lui assignent la lettre Q, pour le distinguer du célèbre manuscrit du Vatican qui remonte au quatrième siècle.
Les anciennes versions, les citations des Pères et des plus anciens commentateurs de l’Apocalypse jouent un rôle important dans la fixation du texte.