1 Et l’homme ayant connu Ève sa femme, elle conçut et enfanta Caïn ; et elle dit : J’ai donné l’être à un homme avec l’Éternel. 2 Elle enfanta encore Abel son frère ; et Abel fut berger, et Caïn était cultivateur. 3 Et après un certain temps, Caïn offrit des produits de la terre en oblation à l’Éternel ; 4 et Abel ayant offert, lui aussi, des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse, l’Éternel regarda Abel et son oblation ; 5 et il n’avait pas regardé Caïn et son oblation. Et Caïn fut fort irrité et son visage fut abattu. 6 Et l’Éternel dit à Caïn : Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? 7 Si tu fais bien, ne seras-tu pas agréé ? Et si tu ne fais pas bien, le péché se tient à la porte ; son désir tend vers toi, et toi tu dois dominer sur lui. 8 Et Caïn parla à Abel, son frère, et il arriva, comme ils étaient dans la campagne, que Caïn s’éleva contre Abel son frère et le tua. 9 Et l’Éternel dit à Caïn ; Où est Abel, ton frère ? Et il dit : Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? 10 Et il dit : Qu’as-tu fait ? J’entends le sang de ton frère qui crie à moi de la terre. 11 Et maintenant tu es maudit par la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. 12 Lorsque tu cultiveras la terre, elle ne te donnera plus son fruit ; tu seras errant et fugitif sur la terre. 13 Et Caïn dit à l’Éternel : Ma peine est plus grande que je ne la puis supporter. 14 Voici tu m’as chassé aujourd’hui de dessus la face du pays, et je serai caché de devant ta face, je serai errant et fugitif sur la terre, et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera. 15 Et l’Éternel lui dit : C’est pourquoi, si quelqu’un tue Caïn, Caïn sera vengé sept fois. Et l’Éternel mit un signe sur Caïn pour que quiconque le trouverait ne le frappât point. 16 Et Caïn sortit de devant l’Éternel, et il habita dans le pays de Nod, à l’orient d’Éden. 17 Et Caïn connut sa femme, et elle conçut et enfanta Hénoc ; et il se mit à bâtir une ville, et il appela cette ville Hénoc, du nom de son fils. 18 Et Irad naquit à Hénoc ; et Irad engendra Méhujaël, et Méhujaël engendra Méthusaël, et Méthusaël engendra Lémec. 19 Et Lémec prit deux femmes ; le nom de l’une était Ada et le nom de la seconde, Tsilla. 20 Et Ada enfanta Jabal ; il a été le père de ceux qui habitent sous la tente et au milieu des troupeaux. 21 Et le nom de son frère était Jubal ; il a été le père de tous ceux qui jouent de la harpe et du chalumeau. 22 Et Tsilla eut aussi des enfants : Tubal-Caïn, qui forgeait toute espèce d’instruments tranchants d’airain et de fer, et la sœur de Tubal-Caïn, Naama. 23 Et Lémec dit à ses femmes : Ada et Tsilla, entendez ma voix ! Femmes de Lémec, écoutez ma parole ! J’ai tué un homme pour m’avoir blessé,
Et un enfant pour m’avoir meurtri. 24 Car Caïn sera vengé sept fois,
Et Lémec soixante-dix-sept fois. 25 Et Adam connut encore sa femme, et elle enfanta un fils et l’appela Seth, car, dit-elle, Dieu m’a donné une autre postérité à la place d’Abel, parce que Caïn l’a tué. 26 Et à Seth aussi naquit un fils, et il l’appela Énosch. Ce fut alors que l’on commença à invoquer le nom de l’Éternel.
Cette partie de la Genèse nous raconte l’accroissement du genre humain et en même temps celui du péché qui, une fois entré dans l’humanité, s’y développe sans tarder avec tous ses effets malfaisants ; la race tout entière finit par se corrompre et attire sur elle par ses crimes le châtiment divin.
Dès la première génération, comme à travers toute l’histoire subséquente, nous voyons l’humanité divisée en deux camps : d’un côté les justes, de l’autre les méchants. On voit que, si le péché se transmet de génération en génération, il comporte cependant des degrés et que, dès l’abord, il y a une différence marquée entre ceux qui se livrent à sa puissance et ceux qui réagissent contre elle en s’appuyant sur Dieu.
L’homme. Nous traduisons ainsi pour être littéral ; Adam est encore envisagé moins comme individu que comme le représentant de la race.
Ayant connu. Ces mots qui, d’après la forme du verbe, expriment une action passée, nous reportent au séjour dans le paradis, probablement au moment qui suivit immédiatement le premier péché (Genèse 3.7). Le mot connaître désigne l’union la plus étroite, aussi bien au sens physique qu’au sens moral. Cette expression, qui n’est jamais employée en parlant des animaux, montre le caractère moral de l’union des sexes dans le mariage.
Caïn. Ce nom, comme le montre l’explication qu’Ève en donne elle-même, désignait ce premier enfant comme un être produit avec le secours de l’Éternel, car il est mis en relation avec le mot hébreu kana, qui signifie produire, créer, acquérir ; cependant, d’après les règles de l’étymologie hébraïque, il dérive plutôt de la racine kin ou koun, qui exprime dans des langues sémitiques la notion de forger, fabriquer. Employé comme nom commun, ce mot signifie lance (2 Samuel 21.6).
J’ai donné l’être. On se représente aisément l’étonnement que dut éprouver la première mère à la vue de son premier enfant, elle qui savait que son mari et elle-même avaient été formés de la main de Dieu. De là son exclamation qu’on pourrait paraphraser ainsi : J’ai participé à l’œuvre créatrice accomplie par l’Éternel.
Avec l’Éternel. Il serait possible de traduire : J’ai donné l’être à un homme, l’Éternel.
Plusieurs interprètes adoptant ce sens ont pensé qu’Ève voyait dans cet enfant le Sauveur promis et proclamait par ces paroles sa nature divine. Mais la promesse du chapitre 3 ne renfermait aucune notion de ce genre.
L’emploi du nom de Jéhova dans la bouche d’Ève paraît contredire le passage Exode 6.3. Nous renvoyons les lecteurs à l’explication de ce passage important, nous bornant à dire ici que le nom de Jéhova ne peut avoir été complètement inconnu avant la révélation de l’Éternel à Moïse dans le désert.
Quelques noms composés en effet, tels que Morija et le nom de la mère de moïse lui-même, Jokébed (dont l’Éternel est la gloire), attestent son existence dans la période antérieure et si ce nom n’eût pas été en quelque mesure connu du peuple, lorsque Moïse demande à Dieu : Qui leur dirai-je que tu es ? Dieu n’eût pas pu lui répondre : Tu leur diras que je suis Jéhova, car cette réponse n’eût présenté aucun sens à leur esprit.
Du reste il est bien probable qu’ici le nom de Jéhova doit être attribué à l’auteur, qui traduit de cette manière en hébreu le nom de la langue primitive employé par Ève pour désigner Dieu.
Abel plus exactement Hébel, signifie souffle, vanité. Plusieurs ont pensé que ce nom lui avait été donné après coup, à la suite de sa fin précoce et tragique. Mais il est possible qu’il lui ait été donné à sa naissance par sa mère, frappée, non plus comme à la naissance de son fils aîné, du fait de l’apparition d’un nouvel homme, mais de la faiblesse de ce petit être ; ou bien l’expérience qu’elle avait déjà faite des luttes et des souffrances de la vie lui avait fait sentir la vanité de l’existence terrestre.
D’autres interprètes font dériver ce nom du mot assyrien habelou (fils), qu’on retrouve dans les noms de plusieurs rois, par exemple dans celui de Nabu-habal-ussur (Nabopolassar), Assur protège le fils. Rien dans le texte ne s’oppose à cette opinion ; mais on se demande pourquoi Ève aurait donné ce nom à son second enfant plutôt qu’au premier.
Berger, littéralement : berger de petit bétail.
Était cultivateur. Cette traduction rend littéralement la forme du verbe hébreu : Caïn avait déjà cette occupation quand Abel devint berger. Le premier homme avait probablement été à la fois cultivateur et berger ; ses deux premiers fils se partagent cette double activité, l’aîné gardant pour lui la première qui avait été instituée de Dieu (Genèse 2.15 ; Genèse 3.19). Il est donc faux de vouloir discerner déjà les dispositions différentes des deux frères dans le choix de leur vocation.
Remarquons que, à l’opposé de certaines conceptions philosophiques qui prétendent que l’humanité a dû passer par trois stages différents : chasse, élevage des bestiaux et agriculture, le récit biblique place ces deux dernières occupations à l’origine même de la race, écartant ainsi de l’histoire des premiers âges l’idée d’un état sauvage.
On a voulu voir aussi dans notre récit un mythe, représentant la lutte des pâtres, préférés de Jéhova et des agriculteurs qui menacent de les détruire. Mais quel intérêt aurait eu un auteur israélite, appartenant à une nation essentiellement agricole et plus du tout nomade, à flétrir l’agriculture au profit de l’élevage du bétail ? Puis pour l’auteur lui-même l’agriculture est d’institution divine et existait même avant la chute (Genèse 2.15).
Il ne paraît pas que ces sacrifices aient été réclamés par Dieu lui-même. Ils furent la manifestation spontanée d’un sentiment humain, la reconnaissance pour les bienfaits reçus et le désir d’obtenir de Dieu de nouvelles faveurs en s’efforçant de combler la séparation établie par le péché entre Dieu et l’homme.
Après un certain temps, littéralement à la fin de jours. Cette expression peut signifier en hébreu soit un temps indéterminé, soit une année. Plusieurs interprètes adoptent ce dernier sens et traduisent : À la fin de l’année, c’est-à -dire au moment de la récolte. Mais le premier sens nous parait le plus naturel : Un certain temps après qu’ils eurent commencé à exercer leur vocation.
Oblation. Le mot employé mincha, est celui qui sert à désigner dans la loi l’offrande non sanglante. Mais ce mot n’a pas encore ici ce sens technique et sert à désigner aussi le sacrifice sanglant d’Abel. Ce dernier dut être un holocauste, un sacrifice dont la victime était entièrement brûlée, car, selon toute probabilité, les hommes ne se nourrissaient pas encore de viande.
L’Éternel regarda. Cette expression figurée exprime sous une forme tirée des relations humaines l’idée que l’offrande d’Abel fut agréable à Dieu et acceptée de lui : on regarde volontiers ce qui plaît, tandis qu’on détourne les yeux de ce qui vous repousse.
L’Éternel doit avoir manifesté, par un acte extérieur perceptible aux deux frères son contentement et son mécontentement. Le texte ne dit pas quel fut ce signe. Les uns ont supposé que l’Éternel apparut pour leur manifester lui-même son sentiment. D’autres ont pensé que l’Éternel fit descendre le feu du ciel sur l’holocauste d’Abel, comme il le fit descendre plus tard sur celui d’Élie au Carmel, en signe d’acceptation de l’offrande. Les deux opinions sont admissibles.
En vertu de quoi l’offrande d’Abel était-elle plus acceptable que celle de Caïn ? On a supposé qu’elle avait été préférée à cause de l’effusion du sang, qui était une marque de repentance et la preuve du besoin de réconciliation. Mais nous ne sommes pas autorisés à transporter ici les notions de la loi mosaïque. Si Caïn n’offre pas de victime animale, c’est tout naturellement parce qu’il veut présenter à l’Éternel des produits de son travail.
Il faut plutôt chercher la raison de la préférence divine dans les dispositions intérieures de Caïn et d’Abel. Comparez ce qui est dit dans l’épître aux Hébreux (Hébreux 11.4) : C’est par la foi qu’Abel offrit à Dieu un plus excellent sacrifice que Caïn.
Nous trouvons déjà ici la différence qui se reproduit perpétuellement entre les actes de culte dictés par la reconnaissance et qui sont l’expression du don de soi-même et ceux qui, au contraire, doivent servir à dispenser l’adorateur du don de son cœur.
Dès la première page de la Bible, le spiritualisme est donc établi et le formalisme condamné. Le seul indice extérieur du sentiment d’Abel en opposition à celui de Caïn se trouve peut-être dans les mots : Des premiers-nés et de leur graisse, tandis que pour Caïn il était dit seulement : Des produits de la terre.
Notre traduction rend exactement les temps du texte hébreu : regarda, verset 4 ; n’avait pas regardé, verset 5. C’est lorsque Caïn vit l’offrande d’Abel acceptée qu’il remarqua l’indifférence de Dieu à l’égard de la sienne et qu’il s’irrita ; son dépit naquit donc de la jalousie ; cette douleur-là est ce que saint Paul appelle la tristesse selon le monde, qui produit la mort (2 Corinthiens 7.10).
Les mauvaises dispositions de son cœur ne se manifestent au premier moment que par l’abattement sinistre qui se peint sur son visage, mais cet abattement est le présage de mauvais desseins.
Ici encore, comme après la chute du premier homme (Genèse 3.9), Dieu ne laisse pas le pécheur à lui-même ; il consent à lui parler pour le rendre conscient de sa faute et l’empêcher de se plonger plus avant dans le mal.
Plusieurs ont pensé que ces paroles étaient simplement la voix intérieure de la conscience chez Caïn. Mais après son crime la même voix se fait entendre et cette fois il y a un entretien qui ne peut être celui du cœur de l’homme avec lui-même.
Dieu veut donner à Caïn l’assurance que rien n’est encore perdu, quand même son sacrifice n’a pas été accepté et que son relèvement ne dépend que de lui.
Si tu fais bien. On pourrait entendre ces mots dans ce sens : Si tu renonces à tes mauvaises dispositions contre ton frère, encore maintenant tu seras reçu.
Mais il vaut mieux leur donner un sens plus général : Si tu es animé de bons sentiments comme Abel, tu seras reçu aussi bien que lui. À la jalousie de Caïn, Dieu oppose son impartialité.
Ne seras-tu pas agréé ? L’expression hébraïque ainsi rendue signifie, proprement enlèvement, d’où élévation. On pourrait donc traduire : N’y aura-t-il pas enlèvement (de ton péché) ? Ou : N’y aura-t-il pas élévation (de ton visage qui est maintenant abattu) ?
Mais on peut trouver aussi dans ce terme la notion souvent employée en hébreu de prendre, accepter la figure de quelqu’un, pour dire : lui faire bon accueil, le recevoir favorablement. C’est là le sens rendu dans la traduction et qui nous paraît le plus naturel.
Si tu ne fais pas bien : Si tu es animé de mauvais sentiments. Le mot que nous traduisons par faire bien n’implique pas nécessairement l’idée d’une action extérieure.
Le péché. Nos anciennes versions françaises traduisaient : la peine du péché. Ce sens est grammaticalement possible, puisque l’hébreu n’a qu’un mot pour désigner le péché et la peine du péché. Mais les derniers mots du verset : Et toi, tu dois dominer sur lui, sont incompatibles avec ce sens.
Se tient. L’image employée par le texte original est celle d’une bête féroce accroupie pour guetter une proie. Ainsi le péché n’attend qu’une circonstance favorable pour s’emparer de celui qui entretient un mauvais sentiment dans son cœur et lui faire commettre l’acte qui achèvera de le perdre. Comparez 1 Pierre 5.8.
À la porte : de la demeure du méchant ; aussitôt que la porte s’ouvrira, l’ennemi s’y précipitera. En assyrien le mot rabits signifie, comme le mot hébreu robets employé ici, celui qui se tient en embuscade et sert à désigner une des principales classes de démons.
Une inscription cunéiforme contient sur les démons le passage suivant : Eux, la porte ne les retient pas, la barre de la porte ne les repousse pas ; dans la porte ils s’introduisent comme des serpents.
Son désir tend vers toi. Même expression que dans la sentence prononcée sur la femme (Genèse 3.16) : le péché vise à s’unir intimement à l’homme pour ne plus faire qu’un avec lui. C’est cette union du péché avec l’homme que caractérise saint Jacques (Jacques 1.15).
Chez Caïn, l’union n’est pas encore consommée ; de là la parole suivante : Tu dois dominer sur lui. Caïn doit veiller à sa porte afin de ne pas laisser entrer l’ennemi. Le moyen pour cela, ce sera de renoncer à sa jalousie et à son irritation. Dans la lutte contre l’adversaire annoncée Genèse 3.15, la victoire est toujours possible à l’homme, grâce au secours divin qui est à sa porte.
Caïn ne tient pas compte de l’avertissement de Dieu et au lieu de dominer sur le péché il laisse le péché dominer sur lui.
Caïn parla, littéralement dit. Comme ce mot dit fait attendre l’indication de ce qui fut dit, les anciennes versions ont suppléé ici les mots : Allons dans la campagne.
Mais cela n’est pas nécessaire ; l’objet de dit peut aisément se tirer du fait raconté ensuite : Et il arriva…
S’éleva contre Abel son frère. Le mot frère est répété avec intention quatre fois dans les versets 8 et 9, pour faire ressortir l’horreur du crime.
Il résulte de la parole précédente que l’agression était préméditée. Cependant Caïn ne supposait peut-être pas que des coups portés a son frère occasionneraient sa mort. Il n’en est pas moins un meurtrier, selon la parole 1 Jean 3.12-15, qui déclare que quiconque hait son frère est meurtrier. Saint Jean indique en même temps le mobile du crime de Caïn : Parce que ses œuvres étaient mauvaises et que celles de son frère étaient justes. Abel nous apparaît donc comme le premier martyr de la justice, et, quoique mort, il parle encore (Hébreux 11.4).
On est confondu en voyant avec quelle rapidité le péché arrive dans la première famille humaine aux derniers excès. Caïn s’est laissé dominer par ses mauvais sentiments et il est ainsi devenu le premier membre de la postérité du serpent qui entre en lutte avec la postérité de la femme.
La même voix, qui a averti avant le crime, juge après qu’il est consommé. Dieu ne peut laisser le péché impuni et, de même qu’après la chute d’Adam, il interroge le coupable pour l’amener à confesser sa faute.
Je ne sais pas. Adam interrogé après son péché avait avoué en tremblant, tout en cherchant à s’excuser ; Caïn, lui, ment effrontément et brave Dieu en ajoutant la parole ironique : Suis-je le gardien de mon frère ? Si Dieu avait voulu répondre à la question de Caïn, il l’aurait certainement fait par l’affirmative, car tout homme est le gardien de son prochain.
Caïn ayant refusé d’atténuer son crime en l’avouant, l’interrogatoire fait place à la sentence.
Qu’as-tu fait ? Question indignée qui n’attend aucune réponse ; elle a pour but de faire rentrer en lui-même le coupable endurci.
J’entends le sang… Littéralement : Voix du sang de ton frère criant à moi de la terre !
Aucun témoin n’ayant vu le meurtre, Caïn avait cru pouvoir le cacher en le niant ; il doit se convaincre avec effroi de la toute-science et de la toute-présence de Dieu. Le sang innocent répandu à la surface de la terre crie vers le ciel, siège du juge suprême, jusqu’à ce qu’il soit vengé. Comparez Job 16.18 ; Ésaïe 26.21.
Tu es maudit. À l’aggravation de la faute correspond celle de la peine : ce n’est plus, comme pour Adam, la terre qui est maudite à cause de l’homme, mais Caïn lui-même est maudit.
Par la terre. On a entendu ces mots dans ce sens : loin de la terre, ou : plus que la terre (maudite Genèse 3.17). Mais le sens naturel est : par la terre, non comme si elle pouvait maudire, mais parce qu’elle devient l’instrument de la malédiction divine en ce qu’elle ne peut plus supporter le meurtrier. Comparez Lévitique 18.25-28.
Aggravation de la malédiction adressée à Adam (Genèse 3.17) : Tu en tireras ta nourriture avec travail.
Son fruit, littéralement sa force.
Errant et fugitif. Il ne jouira du repos nulle part, la terre ne lui rendant plus le fruit de son travail et le trouble étant partout dans son cœur.
Quelle différence entre les paroles du verset 9 et celles des versets 13 et 14 ! L’audace a fait place à un lâche abattement.
Ma peine… supporter. Littéralement : Mon péché est plus grand qu’on ne le peut porter. Sur la relation entre les deux idées de péché et de peine du péché en hébreu, voir verset 7, note. Plusieurs interprètes traduisent ici le mot nasa (porter) par pardonner. Ce sens est grammaticalement possible, mais ne s’accorde pas avec les sentiments exprimés par Caïn dans le verset 14 ; c’est la crainte, non le repentir, qui lui inspire ces paroles.
Caïn exprime les craintes que lui fait éprouver la sentence divine, sans doute avec l’espoir d’obtenir un adoucissement de sa peine.
De dessus la face du pays. Il doit quitter la contrée où il a vécu jusqu’alors et s’avancer dans l’inconnu qu’il redoute. On comprend cette crainte chez un homme qui ne sait pas ce qu’il y a au-delà de l’horizon qui borne sa vue.
Caché de devant ta face. Caïn a encore le sentiment que c’est de Dieu que proviennent tout bonheur et toute sécurité ; aussi redoute-t-il de s’éloigner du pays d’Éden, le lieu où Dieu se manifeste aux hommes. C’était une croyance générale dans l’antiquité, même au sein de la race élue, que Dieu n’habitait pas en dehors du lieu de ses révélations. Jacob quittant la maison de son père est étonné que Dieu soit avec lui à Béthel (Genèse 28.16). Même pensée Jonas 1.3.
Quiconque me trouvera me tuera. On s’est étonné de cette réflexion de Caïn, qui suppose l’existence d’autres hommes et plusieurs interprètes ont cru pouvoir en tirer la conclusion que primitivement ce morceau devait se trouver à une place plus avancée du récit. Mais Caïn ne connaissait que la contrée où il avait vécu jusqu’alors et il pouvait fort bien se représenter la terre ou il allait être errant et fugitif comme habitée par d’autres hommes. Dans tous les cas il devait trembler de rencontrer Adam, le vengeur naturel d’Abel.
L’Éternel voit quelque chose de légitime dans la crainte de Caïn et le rassure. L’humanité ne devait être constituée en société et la peine capitale instituée qu’après le déluge (Genèse 9.6). Jusqu’alors la justice divine se réserve à elle seule le droit de punir le meurtrier. Dieu a voulu dès le premier meurtre couper court à la vengeance individuelle.
C’est pourquoi : Tu as raison, il devrait en être ainsi ; aussi vais-je faire ce qui est nécessaire pour l’empêcher. Lors même que la crainte de Caïn ne serait pas fondée, cette parole de l’Éternel et le signe qu’il place sur lui auraient leur raison d’être, leur but serait de le rassurer. L’Éternel témoigne ici à Caïn une compassion semblable à celle qu’il avait montrée à Adam et à Ève en s’occupant encore d’eux après leur chute.
Sera vengé sept fois. On a parfois entendu ces mots dans ce sens que le meurtrier de Caïn serait puni de mort avec sept de ses proches, ou que la vengeance s’exercerait sur ses descendants jusqu’à la septième génération. Le sens tout simple est que l’Éternel se chargera d’infliger à cet homme-là des tourments sept fois plus douloureux que ceux dont souffre Caïn.
Mit un signe sur Caïn, littéralement à Caïn. Quelques-uns ont entendu ce passage dans ce sens, que Dieu donna à Caïn un signe pour confirmer la promesse qu’il venait de lui faire. Mais ce signe n’aurait servi qu’à rassurer Caïn et non à empêcher qu’il ne devînt l’objet de la vengeance qu’il redoutait. Ce signe était sans doute une expression particulièrement sinistre sur les traits du meurtrier et du maudit. On se sent désarmé devant une figure contractée par le remords ou par la folie. Comparez 1 Samuel 21.13, où David contrefait l’insensé pour échapper à la mort. Cette supposition nous paraît plus naturelle que celle de lettres écrites sur son front, d’un vêtement particulier, etc.
De devant l’Éternel : du pays d’Éden, où l’Éternel se révélait.
Nod. Ce nom, inconnu en géographie, signifie bannissement ; il appartient à la même racine que le mot nad, fugitif (versets 12 et 14) ; il désigne donc la terre d’exil.
L’histoire de ces deux familles nous est donnée sous la forme de généalogies dans lesquelles sont insérées quelques notices biographiques.
Les généalogies, sont pour ainsi dire la charpente de la Genèse. Dans l’histoire des temps primitifs (Genèse chapitres 1 à 11), elles sont le lien vivant qui rattache les grandes périodes les unes aux autres : le déluge est rattaché à la création et à la chute par les généalogies des chapitres 4 et 5, l’histoire d’Abraham au déluge par celles des chapitres 10 et 11.
Un trait caractéristique, c’est qu’à chaque fois l’auteur commence par la généalogie de la race qui est éliminée de l’histoire du royaume de Dieu, pour s’arrêter à la race élue ; la généalogie des Caïnites précède celle des Séthites (chapitres 4 et 5) ; celles des Japhéthites et des Chamites précèdent celles des Sémites (chapitres 10 à 11). De même plus tard celle d’Ismaël précède l’histoire d’Isaac (Genèse 25.12-18) et celle d’Ésaü l’histoire de Jacob (chapitre 36).
Les deux généalogies des chapitres 4 et 5 présentent des différences de style qui font supposer qu’elles appartiennent à deux auteurs différents ; la première est la continuation du récit jéhoviste, qui a commencé en Genèse 2.5 et se prolonge jusqu’au chapitre 4 ; la seconde (chapitre 5) provient de la même source que le chapitre (élohiste).
Tandis que l’auteur jéhoviste énumère les noms des patriarches en rattachant ici et là à l’un d’entre eux un fait historique, l’auteur élohiste rapporte sous une forme monotone et stéréotypée l’âge où chaque patriarche eut son premier fils, le temps qu’il vécut après la naissance de ce fils et la somme totale des années de sa vie. Le genre du jéhoviste est plus anecdotique, celui de l’élohiste plus officiel. Mais ce qui étonne dans ces deux généalogies, c’est la ressemblance de plusieurs noms qui paraissent dans toutes les deux. Voici les deux séries en face l’une de l’autre :
Adam | |
seth | |
Adam (homme) | Enosh (homme) |
Caïn | Kénan |
Hénoc | Mahaléel |
Irad | Jéred |
Méhujaël | Hénoc |
Méthusaël | Méthusélah |
Lémec | Lémec |
Noé | |
Jabal, Jubal, Tubal-Caïn | Sem, Cham, Japheth |
On voit que d’un côté il y a sept générations, de l’autre dix et que le dernier membre de chacune des deux séries se ramifie en trois. Il est fort possible que ces chiffres si usités, dix, sept, trois, ne soient pas accidentels et aient pour but de faciliter la mémorisation. Comparez les trois séries de quatorze générations dans la généalogie de Matthieu 1.
Dans ce cas, les généalogies n’auraient pas la prétention d’être complètes. Quant à la ressemblance des noms, bon nombre de critiques en ont conclu que, dans la tradition primitive, il n’existait qu’une seule généalogie des descendants d’Adam. Cette généalogie primitive, transmise de génération en génération, se serait modifiée en passant de bouche en bouche et aurait fini par exister sous deux formes, dont l’une aurait été rédigée par l’auteur jéhoviste, l’autre par l’auteur élohiste. Le rédacteur de la Genèse les aurait reproduites toutes les deux sans se douter de leur communauté d’origine. L’exégèse de détail nous montrera si cette supposition est admissible.
Et Caïn connut sa femme. Il est évident que la femme de Caïn était une fille d’Adam ; la Genèse n’a pas la prétention d’énumérer tous les enfants du premier couple humain ; elle dit même expressément (Genèse 5.4) qu’Adam engendra des fils et des filles qui ne sont pas nommés.
Le mariage entre frères et sœurs s’imposait aux origines de l’humanité et n’avait pas encore les inconvénients qu’il ne pouvait manquer d’avoir à une époque plus avancée, car la force vitale départie à l’humanité existait chez le premier homme et jusqu’à un certain point encore chez ses enfants, dans toute sa plénitude. Mais une fois qu’elle se fut répartie dans un grand nombre de branches, elle dut tendre dans chaque union à se reconstituer par le rapprochement des éléments opposés.
Hénoc : celui qui est initié ou qui initie. Ce nom, que Caïn donne à la fois à son fils et à la ville qu’il bâtit, signifie-t-il peut-être que ce fils sera initié aux progrès de la civilisation, dont la construction de la ville marque le point de départ ?
Ce nom revient dans la généalogie de Seth (Genèse 5.18-24) dans celle de Jacob en la personne du premier-né de Ruben (Genèse 46.9) et chez les Madianites (Genèse 25.4).
Il bâtit une ville, littéralement il fut bâtissant… Il commença sans doute la construction, que ses fils continuèrent après lui. La notion de ville dans l’antiquité désignait simplement un endroit habité, protégé, par une muraille.
On a vu dans ce passage une contradiction avec le verset 12, où l’Éternel condamne Caïn à être errant et fugitif sur la terre et on en a conclu que la fin du chapitre est tirée d’un autre document que le commencement. Mais Caïn était-il si scrupuleux que la parole de l’Éternel l’empêchât de chercher à se donner une demeure fixe ? On peut voir précisément dans cet acte de Caïn une tentative d’échapper à la malédiction divine et même ainsi il n’en est pas moins resté fugitif et étranger par rapport au lieu qu’habitait son père.
On a cru avoir retrouvé le nom de cette première ville dans celui de plusieurs localités orientales. C’est du nom d’Anuchta, dans la terre d’Elam, à l’est de la Mésopotamie, qu’on pourrait le rapprocher avec le plus de vraisemblance, non seulement à cause de l’analogie de la forme, mais aussi à cause de ce qui est dit, verset 16, que Caïn s’en alla à l’orient d’Éden.
Les trois générations suivantes sont énumérées sans aucune indication historique.
Irad, nom de signification peu sûre ; les uns le traduisent, par fugitif, les autres par citadin. Si cette dernière étymologie était la vraie, ce nom serait le vestige d’un progrès dans la vie sédentaire.
Méhujaël : frappé de Dieu. Si c’est bien là le sens de ce nom, il ne peut lui avoir été donné que comme surnom à la suite d’une mort tragique. Méthusaël. Ce nom fait contraste avec le précédent et signifie probablement l’homme qui est à Dieu ; on l’a traduit aussi, mais avec moins de vraisemblance, par l’homme du désir.
Il est possible que plusieurs de ces noms ne soient que le résultat de l’adaptation d’une forme hébraïque à la forme qu’ils avaient dans la langue primitive.
Le nom de Lémec ne peut s’expliquer d’après l’hébreu ; mais en arabe ce mot désigne un jeune homme robuste. Il est évident que si ces récits étaient des mythes inventés par les Hébreux, tous les noms trouveraient dans cette langue une signification satisfaisante.
Lémec prit deux femmes. La polygamie contraire à l’institution divine primitive, s’introduit dans l’humanité. Aux yeux de l’auteur ce n’est certainement pas un bien, puisqu’il caractérise Lémec comme un homme brutal et sanguinaire.
Ce fait même prouve cependant que l’institution du mariage subsistait, même à cette époque la plus sombre de l’histoire de l’humanité primitive.
Ada, ornement, Tsilla, ombre. Les noms de ces deux femmes sont exceptionnellement indiqués parce qu’elles seront nommées dans le chant de Lémec.
Les trois noms Jabal, Jubal et Tubal semblent provenir tous les trois du même verbe : jabal, couler, produire. Néanmoins leurs sens sont assez différents. Jabal signifie peut-être celui qui va et vient, qui se déplace (comme l’eau qui coule), le nomade.
Jubal rappelle le met jôbêl, corne de bélier et de là instrument de musique, musique retentissante. Peut-être dérive-t-il du même verbe dans le sens de produire, faire couler des sons.
Si l’on voulait rattacher le mot Tubal au même verbe jabal, on pourrait y voir l’idée de faire couler ou fondre des métaux et dans ce cas on pourrait voir dans kaïn, de koun, en arabe forger, la notion du forgeron. Le nom composé Tubal-Caïn indiquerait donc les deux manières d’assujettir les métaux à l’usage de l’homme. Mais Caïn signifiant proprement lance, le sens du nom composé peut bien être : celui qui fabrique des lances.
Cependant, en présentant ces diverses significations nous devons ajouter que nous sommes complètement dans le domaine de l’hypothèse.
Dans la famille d’Ada apparaissent la vie nomade et la musique. Dans tous les temps il y a eu de grands rapports entre l’art musical et la vie pastorale ; chez les Grecs, c’est Pan, le dieu des bergers, qui passe pour avoir été l’inventeur du chalumeau ; de même David était à la fois berger et musicien. Jusqu’alors il y avait sans doute eu des bergers, Abel par exemple ; mais c’est seulement avec Jabal que commence la vie nomade telle qu’elle fut pratiquée dans la suite par les patriarches et telle qu’elle existe encore aujourd’hui chez les Arabes. Puis il n’est plus seulement, comme Abel, berger de petit bétail (tson), mais de bétail en général (mikné).
Harpe et chalumeau, en hébreu kinnor et ougav. Le premier de ces noms est donné dans la Bible à un instrument à cordes : harpe, luth ou cithare, le second est un instrument à vent : chalumeau ou cornemuse. Jubal commença à fabriquer les instruments à cordes et à vent, sans doute sous leur forme la plus rudimentaire.
Tubal-Caïn est le fondateur de l’industrie métallurgique, qui fournit à l’homme l’outil agricole, l’arme de chasse et aussi l’arme de guerre.
Naama, la gracieuse. On ne sait trop pourquoi cette fille de Lémec est spécialement indiquée. La tradition primitive d’où notre récit est tiré en savait sans doute davantage sur son compte. Les rabbins ont vu en elle, les uns la patronne de la toilette et de la coquetterie, les autres la femme de Noé.
Ce chant présente déjà le caractère de la poésie hébraïque, qu’on appelle le parallélisme, c’est-à -dire la répétition de la pensée dans deux membres de phrase consécutifs.
Ce fragment poétique s’était sans doute transmis de génération en génération avec le récit des actions de Lémec et de ses fils. Si le plus ancien hymne connu est un chant de meurtre, rappelons-nous cependant que le premier élan poétique fut un chant d’amour sous les ombrages du paradis (Genèse 2.23).
Ada et Tsilla, entendez ma voix. Il y a de la vantardise chez ce premier poète ; il lui faut un public pour faire valoir sa première inspiration. Nous pouvons nous représenter Lémec brandissant en parlant ainsi la première lance ou la première épée dont son fils Tubal-Caïn vient de lui faire hommage.
J’ai tué. Cette expression ne signifie pas nécessairement que le meurtre a déjà été commis ; le parfait peut servir en hébreu à exprimer ce que nous appelons le présent de l’idée ; Lémec indique par là sa ligne de conduite.
Remarquons le sens légèrement différent des deux membres du verset : tuer un homme pour se venger d’une blessure est déjà cruel, mais tuer un enfant pour une simple meurtrissure, c’est ajouter la lâcheté à la cruauté ; il n’y a qu’un homme complètement dénaturé qui puisse se vanter de pareils exploits.
La garantie de vengeance que Dieu avait donnée à Caïn paraît misérable à son descendant ; il en possède une bien meilleure dans ce glaive qu’il tient en main ; son arme est son dieu, à lui.
Avec Lémec, l’insolence de la race caïnite est arrivée à son apogée ; la soif de sang et de vengeance à laquelle Dieu avait voulu mettre une digue (verset 15), a franchi les dernières limites ; non seulement l’homme n’hésite pas à répandre le sang, mais encore il s’en fait une gloire. Quand cette contagion aura envahi aussi la race de Seth, le monde sera mûr pour le jugement.
Cette histoire de la race caïnite nous présente le développement des arts et de la civilisation comme marchant de pair avec l’extension du vice sur la terre. Est-ce à dire qu’aux yeux de l’auteur le progrès matériel soit un mal ? Évidemment non : la musique sera un puissant auxiliaire du culte, dont nous allons voir l’origine dans la race séthite et l’habileté dans le travail des métaux est considérée par l’Écriture comme provenant de l’action de l’Esprit de Dieu dans l’homme (Exode 31.3).
Notre récit montre seulement que la plus grande prospérité matérielle n’est d’aucune valeur si elle n’est pas accompagnée de la crainte de Dieu et qu’elle n’empêche pas l’humanité de courir à sa perte. Dès ses premières pages, l’Écriture nie l’identité que le monde sans Dieu établit encore aujourd’hui entre la prospérité terrestre et le bien réel.
On s’étonnera peut-être que ce soit au sein de la race rebelle que naissent toutes les grandes inventions. Mais il n’y a rien là que de naturel ; les hommes, en s’éloignant de Dieu, se sentent remis à eux-mêmes et ne peuvent plus compter que sur leur propre habileté ; ce sentiment, unit à l’amour de la jouissance, les pousse à mettre en œuvre toute l’intelligence dont ils sont capables pour se protéger et se créer une existence commode ici-bas. De là naissent les arts et la civilisation, qui sont cependant voulus de Dieu, la tâche de l’homme étant dès l’abord de dominer sur la nature et de se l’assujettir ; comparez Luc 16.8.
Cette généalogie n’est assurément pas composée d’un seul jet ; en passant du chapitre 4 au chapitre 5, on est frappé de la différence de style ; et surtout les huit premiers versets du chapitre 5 ne sont que la répétition sous une autre forme des versets 25 et 26 du chapitre 4.
Ces deux versets appartiennent sans doute au récit jéhoviste, qui a commencé à Genèse 2.5 et ils ont été conservés par le rédacteur à cause de la précieuse mention qu’ils contiennent : Alors on commença à invoquer le nom de l’Éternel.
Le chapitre 5 par contre, appartient à l’auteur élohiste, le même qui a écrit le récit de la création (Genèse 1.1 à Genèse 2.4). S’il en est ainsi, la généalogie des Séthites était aussi contenue dans le document jéhoviste, quoique le rédacteur de la Genèse ne nous l’ait pas transmise telle qu’elle se trouvait dans ce document. C’est ce qui ressort avec plus d’évidence encore si l’on rapproche de Genèse 4.25-26 le passage Genèse 5.29, qui appartient aussi à l’auteur jéhoviste et raconte la naissance de Noé.
Si le jéhoviste mentionnait les trois premiers et le dixième membre de la généalogie, il devait évidemment indiquer aussi les six membres intermédiaires.
Seth. Ce nom signifie remplacement ; il vient d’un verbe qui signifie placer, établir.
À la place d’Abel : Caïn, maudit de Dieu, n’existe plus pour sa mère.
Enosch. Ce nom, provenant du verbe anasch, être faible, malade, signifie l’homme, mais avec la notion de faiblesse.
Ce fut alors qu’on commença à invoquer le nom de l’Éternel. Tandis que dans la lignée des Caïnites commence le travail d’une civilisation purement terrestre, la race séthite jette les premières bases du royaume de Dieu.
L’homme connaissait Dieu dès l’origine et s’entretenait avec lui, mais ces entretiens ne constituaient pas proprement un culte ; il semble que le culte n’ait été institué qu’au moment où l’homme a senti toute sa faiblesse et par conséquent la distance immense qui le sépare de Dieu. En effet, cette notice est placée immédiatement après la naissance d’Enosch, dont le nom rappelle l’impuissance humaine. L’auteur veut montrer ici jusqu’où remontent les origines de ce culte de l’Éternel qui s’est transmis des premières origines de l’humanité par Sem (Genèse 9.26), Abraham (Genèse 12.8 ; Genèse 13.4 ; Genèse 21.33) et les patriarches au peuple d’Israël.
Sur l’emploi de Jéhova comme nom donné à Dieu avant Exode 6.3, comparez ce que nous avons dit à Genèse 4.1 Il nous semble du reste que, dans ce passage-ci, l’accent n’est pas sur le nom de Jéhova, mais sur l’acte d’invoquer. Ce que l’auteur veut rapporter, c’est qu’on commença alors à invoquer le nom de la divinité.
S’il appelle cette divinité Jéhova, c’est qu’il lui donne ce nom dans tout le cours de son récit, sans tenir compte du progrès de la révélation divine mentionné Exode 6.3. L’auteur élohiste au contraire, dont le but est de présenter les alliances successives de Dieu avec son peuple, évite de donner à Dieu ce nom de Jéhova avant l’établissement de l’alliance à laquelle ce nom correspond.
Du reste il est bien probable, comme nous l’avons dit, que, dans la langue que parlaient Seth et Enosch, Dieu ne s’appelait ni Jéhova, ni Elohim.
Quoi qu’il en soit de cette question, l’auteur, en plaçant cette notice en cet endroit, a voulu établir un contraste entre la race de Caïn aboutissant à l’audacieux Lémec, pour qui Dieu n’existe plus et celle de Seth, où le nom de l’Éternel est invoqué.
Ainsi continue à se manifester à travers l’histoire de l’humanité l’opposition entre la postérité de la femme et celle du serpent, dont nous avons déjà vu une première réalisation dans la personne de Caïn et d’Abel. Cette parole est pour ainsi dire le texte de toute la généalogie suivante.
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