Verset à verset Double colonne
Comme tous les autres, ce récit succède sans transition au précédent. La scène qu’il décrit, de l’aveu de tous, offre une saisissante grandeur, que la poésie et la peinture ont essayé maintes fois de reproduire. Jusqu’à ces dernières années, il soulevait une question difficile et très controversée : quel est celui des rois babyloniens auquel se rapportent les faits racontés dans ce chapitre ? Aucun des quatre successeurs de Nébucadnetsar que mentionnent Bérose et le Canon de Ptolémée (Evilmérodac, Nériglissor, Lahoresoarcod, Naboned) ne porte ce nom de Belsatsar ; il paraissait donc y avoir contradiction entre Daniel et l’histoire profane. Aussi les commentateurs désireux de sauvegarder l’historicité des récits de Daniel avaient-ils cherché à résoudre cette contradiction en identifiant Belsatsar, tantôt avec Evilmérodac, tantôt avec Naboned, ou même avec Laborosoarcod, mais ces tentatives étaient sujettes à de sérieuses objections.
De récentes découvertes sont venues jeter une lumière nouvelle sur cette question, en apparence insoluble. L’existence réelle de Belsatsar a été constatée par une inscription déchiffrée en 1854, de laquelle il résulte que le fils aîné de Naboned portait ce nom. Voici cette inscription d’après Lenormant et Schrader. C’est une prière de Naboned, au dieu de la lune, Sin : Quant à moi, Nabou-Nahid (Naboned), dans mon état de péché envers la grande divinité, sauve-moi, accorde-moi généreusement la prolongation de ma vie jusqu’à des jours reculés ! Et pour ce qui est de Bel-sar-oussour (Belsatsar), mon fils aîné, le rejeton de mon cœur, mets dans son cœur la vénération de ta grande divinité ; que jamais il ne se laisse aller au péché et ne se plaise à l’infidélité !
Une inscription retrouvée depuis lors et faisant partie des annales du roi Naboned, nous apprend que la septième année du roi (649), le fils du roi (le prince royal, Belsatsar, d’après l’inscription précédente) se trouvait avec les grands du royaume et l’armée à Accad, revêtu sans doute d’un commandement, peut-être du commandement en chef. En revanche, d’après ces mêmes annales, la dix-septième année de Naboned, l’année de la catastrophe, au lieu du prince royal, c’est le roi lui-même qui commande l’armée à Sépharvaïm, au nord du royaume, où il est vaincu par Cyrus. Il est donc vraisemblable qu’à ce moment-là Belsatsar commandait dans la capitale et rien n’empêche d’admettre que depuis quelques années son père lui avait confié la vice-royauté de Babylone. Nous aurions là un fait analogue à la vice-royauté de Nébucadnetsar sous son père Nabopolassar (voyez note du verset 1).
Si l’on admet ce résultat, les données d’Hérodote, Bérose et Abydénus, qui ne parlent que de Naboned (que l’auteur de notre chapitre n’avait aucune raison de mentionner), se concilient parfaitement avec le récit biblique. Bien plus, le témoignage de Xénophon vient confirmer d’une manière remarquable ce que la Bible nous apprend de Belsatsar. D’après cet auteur, le roi de Babylone, qu’il ne nomme pas, jeune homme débauché, cruel et impie, arrivé depuis peu au gouvernement, périt dans la nuit de fête où Cyrus s’empara de la ville. Comment ne pas être frappé de la conformité de tous ces détails avec ceux de notre texte ?
Belsatsar, en grec Balthasar, en assyro-babylonien, Bel-sar-oussour (Bel protège le roi !). Ce nom ressemble pour la consonance au nom babylonien de Daniel, Beltsatsar, mais s’en distingue par l’orthographe et par le sens (voyez Daniel 1.7).
Au nombre de mille. Ces festins vraiment monstrueux n’étaient pas rares dans l’antiquité. Le livre d’Esther, chapitre 1, nous parle d’un festin plus considérable encore. Quinte-Curce raconte que dix mille convives furent invités au banquet de noces d’Alexandre-le-Grand à Babylone. Ces principaux seigneurs étaient probablement, puisque la ville était en état de siège et renfermait une nombreuse armée, des généraux et de hauts fonctionnaires de Babylone et de la province occupée par les troupes de Cyrus. Les assiégés se croyaient en parfaite sûreté. Cette sécurité, qui peut paraître extraordinaire, s’explique par les formidables moyens de résistance dont Babylone était pourvue ; elle est confirmée par Hérodote et Xénophon. Les flèches des archers perses ne pouvaient pas même atteindre à la hauteur des murailles de la ville de près de 100 mètres (Strabon n’indique que 25 mètres de hauteur. Mais il est probable que cette indication se rapporte à la muraille intérieure. Comparez Jérémie 51.58, note). Un assaut était impossible. La ville était munie de vivres pour vingt années. De plus, Cyrus, pour exécuter son plan, s’était retiré avec une grande partie de son armée vers le nord et les Babyloniens pouvaient croire qu’il allait abandonner le siège.
En présence des mille, il but. Il faut se représenter, selon la coutume orientale, le roi assis à une table spéciale, sur un siège élevé, en face de ses convives et donnant le signal de boire. On ne commençait à boire le vin qu’à la fin du repas.
Nébucadnetsar son père. Belsatsar n’était pas fils de Nébucadnetsar, mais bien de Naboned, qui lui-même n’était pas fils de Nébucadnetsar, mais un Babylonien que les grands du royaume avaient élevé sur le trône. Si Nébucadnetsar, fondateur de la puissance de Babylone, est appelé ici père de Belsatsar, c’est dans le même sens que, dans les inscriptions assyriennes, Jéhu, roi d’Israël, est appelé fils de Omri, fondateur de Samarie, tandis qu’en réalité il était fils de Josaphat (2 Rois 9.2). Ce titre de père, donné à Nébucadnetsar, revient tour à tour dans la bouche de l’auteur du récit (verset 2), de la mère du roi (verset 11), de Belsatsar (verset 13) et de Daniel (verset 18) et sert à faire ressortir le lien étroit de solidarité qui unit le premier grand monarque de Babylone et le dernier. Il se peut fort bien du reste que Naboned eût pris la précaution, fréquente chez les usurpateurs, d’épouser une personne du sang royal, par exemple une fille de Nébucadnetsar afin d’affermir sa dynastie. Ce qui confirme cette supposition, c’est que, d’après les inscriptions, un fils puîné de Naboned s’appelait Nébucadnetsar. Belsatsar aurait été ainsi le petit-fils du grand monarque. Les exemples du mot père, employé pour désigner un ancêtre, sont fréquents dans la Bible ; ainsi Genèse 28.13.
Avait enlevés. Voyez Daniel 1.2.
Ses femmes et ses concubines. Les Babyloniens, contrairement à l’usage des Perses et d’autres nations orientales, admettaient les femmes à leurs banquets, qui devinrent proverbiaux par leur licence.
La profanation est double : elle consiste d’abord à se servir des vases sacrés dans une orgie, puis à boire à la louange des faux dieux, dans ces vases consacrés à Jéhova. À l’excitation du vin dut se mêler dans le cœur des présomptueux assiégés la joie insolente de la bravade. Cette conduite était d’autant plus outrageante à Dieu que Belsatsar avait appris à le connaître (verset 22).
À ce moment même. La réponse ne se fait pas attendre.
Des doigts de main d’homme. L’apparition était d’autant plus effrayante que ce bout de main semblait animé d’une vie propre et n’appartenait à personne.
Vis-à-vis du candélabre, qui se trouvait sur la table du roi, ou était suspendu au milieu de la salle et dont la lumière tombait sur cet endroit de la muraille.
Sur la chaux. Les murs de la salle n’étaient pas lambrissés, mais seulement enduits de chaux et peut-être ornés çà et là de peintures comme l’étaient les appartements des palais de Ninive dont les restes ont été découverts.
Quel tableau que celui de cet homme, qui tout à l’heure bravait et profanait et qui, par l’apparition de cette main, est réduit à un état de détresse que tous peuvent constater !
Non seulement il tremble de tous ses membres, mais il pousse des cris d’effroi et appelle à son secours ses sages. Ils sont sans doute tous compris dans les trois classes mentionnées ici : magiciens, Chaldéens, astrologues ; comparez Daniel 1.20 et Daniel 2.2, notes. Daniel ne paraît pas avec les sages : il semble ressortir de Daniel 8.1, qu’il était à ce moment occupé des affaires de l’État.
Le vêtement de pourpre était une distinction princière chez les Perses et les Mèdes (Esther 8.15). Dans l’antiquité, Babylone était célèbre, à l’égal de Tyr, par ses étoffes de pourpre (Ézéchiel 27.24 ; Josué 7.21).
Une chaîne d’or : signe de faveur royale (Genèse 41.42).
En troisième. Pourquoi le troisième et non le second, comme dans les cas semblables Genèse 41.40 ; Esther 10.3 ? Ce trait curieux ne s’explique que par le fait qu’il y avait alors deux souverains dans le royaume, Naboned et Belsatsar.
Alors tous les sages du roi entrèrent. Comme d’après le verset 7, Belsatsar leur avait déjà parlé, cette tournure particulière aux langues orientales doit être comprise dans ce sens : tous les sages étant donc entrés, ils ne purent, etc.
Ce qui est écrit. On a supposé que les mots araméens (verset 25) étaient écrits en caractères phéniciens ou hébraïques. Mais ces caractères ne devaient pas être inconnus aux lettrés de Babylone. Il faut donc penser plutôt à une écriture idéo-graphique, peignant les pensées à la manière des hiéroglyphes, étrangère à tout alphabet humain et indéchiffrable sans une illumination divine (voyez verset 25).
L’insuccès des sages rend le mystère d’autant plus effrayant.
La reine. Ce ne peut être une des femmes du roi, qui assistaient au banquet (verset 2). Elle parle avec une autorité que n’avaient et que n’ont pas en Orient les épouses des souverains et qui n’appartient qu’aux reines, veuves d’un souverain défunt et mères du souverain régnant. C’était donc soit la mère de Belsatsar, femme de Naboned et d’après notre supposition (verset 2), fille de Nébucadnetsar, soit même la veuve de celui-ci. Un espace de vingt-trois ans seulement sépare notre époque de la mort de Nébucadnetsar et l’on sait combien les femmes se marient jeunes en Orient.
Que tes dons te demeurent. Daniel sent bien que le message qu’il a à transmettre au roi n’est pas de nature à mériter une récompense, aussi la refuse-t-il d’avance. Cet exorde devait préparer le roi à ce qu’il allait entendre.
Comparez Daniel 2.37-38.
Comparez Daniel 3.4-7 ; Daniel 3.13-15 ; Daniel 3.19-23.
Comparez Daniel 4.28-33.
Comparez Daniel 4.34-37.
Bien que tu saches ; littéralement : parce que tu savais. Il y avait en Belsatsar la volonté bien arrêtée de ne pas glorifier le vrai Dieu. Si Belsatsar était le petit-fils de Nébucadnetsar, il n’est pas étonnant qu’il fût au courant de l’histoire de son ancêtre.
Les dieux d’argent, etc. Comparez Deutéronome 4.28 ; Psaumes 115.5 et suivants.
Tes voies : ta destinée.
Le premier de ces trois termes est développé par les deux suivants : Ton compte est fait : tu as été pesé et livré aux briseurs.
Mené. Forme du participe passif du verbe mena : compter. Ce terme est répété pour indiquer que le compte est bien réglé ; et de manière à former par sa répétition le premier hémistiche du vers dont les deux autres mots forment le second.
Tekèl. Forme irrégulière du participe passif de tekal : peser, avec allusion à kalal, être léger.
Le mot, oupharsin, est composé de la copule ou (et) et de pharsin, participe actif du verbe peras, au pluriel, les briseurs, avec allusion au nom paras, le Perse.
Ton règne ; c’est-à-dire les jours de ton règne.
Comparez Job 31.4-6.
Dans l’explication, au lieu de pharsin il y a perès, forme du verbe peras semblable à tekèl. Cette substitution de perés à pharsin nous paraît venir à l’appui de notre hypothèse (verset 8, note). Si en effet cette écriture était idéographique, Daniel a déchiffré d’abord un caractère représentant l’idée de compter, puis un second représentant l’idée de peser, enfin un troisième celle de briser, qu’il rend d’abord par le participe actif les briseurs, verset 25 et ensuite par le passif, verset 28, afin d’obtenir l’assonance de perès (brisé) avec paras (le Perse).
Ta royauté a été brisée et non ton royaume a été divisé et donné aux Mèdes et aux Perses, comme si les deux nations devaient se partager entre elles l’empire chaldéen.
Belsatsar espère sans doute qu’en tenant sa promesse au serviteur de Dieu, il pourra obtenir de cette divinité puissante le retrait de la sentence. Et comme Belsatsar ne trouve pas dans le contenu sinistre du message une raison de retirer ses dons, Daniel peut les accepter sans scrupules ; comparez verset 17. Il le fait sans doute en vue de l’influence qu’il est appelé à exercer encore sur les vainqueurs de la Chaldée.
On publia. Cette proclamation peut n’avoir eu lieu que dans le palais même et devant les grands rassemblés.
Nous empruntons le récit de la prise de Babylone par Cyrus et de ses préparatifs, à un auteur moderne, racontant d’après Hérodote et Xénophon : Laissant un corps d’observation sous les murs de Babylone, Cyrus s’alla porter à quelques lieues plus haut et exécuta sur les bords de l’Euphrate les travaux de dérivation qui lui avaient si bien réussi sur les bords du Gyndès. Il établit des barrages, remit en état et agrandit la réseau des canaux qui faisaient communiquer la rivière avec les réservoirs à moitié vides, dont la légende populaire plaçait la construction au compte de la reine Nitocris et se ménagea la faculté de mettre à sec, en quelques heures, la partie du fleuve qui traverse la ville. Les travaux terminés, il attendit pour faire écouler l’eau le moment où les Babyloniens célébraient une de leurs grandes fêtes, engagea son armée dans le lit à moitié vide et se glissa le long des quais à la tombée de la nuit. Si les assiégés avaient veillé tant soit peu, ils pouvaient prendre l’armée perse d’un coup de filet et la détruire sans qu’il en échappât un seul homme : Cyrus avait compté sur leur négligence et l’événement donna raison à sa témérité. Il trouva les murs déserts, les portes ouvertes et sans gardes : les sentinelles avaient abandonné leur poste pour se joindre à la fête. Le cri de guerre des Perses éclata soudain au milieu des chants de fête ; la foule affolée se laissa massacrer sans se défendre, Bel-sar-oussour périt dans la bagarre, le palais royal prit feu. Au point, du jour, Cyrus était maître de la ville (Maspéro, Histoire ancienne de l’Orient, page 549).
Ce verset, d’après le texte araméen, appartient au chapitre suivant, dont il forme l’introduction.